« Jocelyn par Alphonse de Lamartine » : différence entre les versions

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::Coulait en gommes d’or aux fentes de l’écorce.
 
Mais pour un livre déjà lu, dans lequel (comme je le suppose) on reprend, on relit sans cesse ; dans lequel le frère, déjà étudiant, ou
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ou la sœur aînée choisit les morceaux à lire à haute voix, le soir, autour de la table à ouvrage, cette abondance, cette richesse extrême, qui laisse au choix tant de liberté heureuse, et qui rassemble en chaque endroit tant de genres de beautés, a bien aussi ses avantages. Des critiques ont remarqué qu’il n’est pas dans Homère une seule beauté mémorable que le divin vieillard ne répète, ne varie en trois ou quatre endroits, au risque souvent de l’affaiblir ; je ne sais s’ils ont conclu de là pour ou contre l’existence d’un Homère. Chez Lamartine, chez celui que je voudrais saluer aujourd’hui comme l’Homère d’un genre domestique, d’une épopée de classe moyenne et de famille, de cette épopée dont le bon Voss a donné l’idée aux Allemands par ''Louise'', que le grand Goëthe s’est appropriée avec perfection dans ''Hermann et Dorothée'', et dont Beattie, Grave, Collins, Goldsmith, Baggesen, parmi nous l’auteur de ''Marie'', sont des rapsodes soigneur et charmans, d’inégale haleine ; - chez Lamartine, le plus abondant de tous, on pourrait noter quelque chose de l’habitude homérique dans la reprise fréquente des mêmes beautés, des mêmes images, et quelquefois presque des mêmes vers <ref> Dans ''Jocelyn'' (3eme époque), ces vers : <br/>
::L’heure ainsi s’en allait l’une à l’autre semblable,
::L’ombre tournait autour des troncs noueux d’érable,
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Jocelyn, remarquons-le bien, chante, tant qu’il n’est pas tout-à-fait guéri encore ; il chante, tant que l’image de Laurence le trouble et continue de partager son cœur. Ce qu’il nous raconte, ou plutôt ce qu’il raconte à sa sœur et ce qu’il se rappelle à lui-même, ce n’est pas vieux et apaisé qu’il y revient ; depuis cette dernière maladie à laquelle il manque de succomber, peu après la mort de Laurence, le manuscrit cesse. Jocelyn guéri a vécu de longues années encore, et il s’est tu, ou du moins il n’a plus repassé ses douleurs. L’amitié du Botaniste a pu les ignorer jusqu’au moment où Marthe l’a aidé à retrouver ces papiers anciens qui n’étaient point destinés à survivre. La vraisemblance catholique du poème est ainsi sauvée. Si dans le Jocelyn que nous possédons, on aperçoit jusqu’à la fin quelque trait d’amour trop tendre, ce reste de faiblesse a dû être corrigé durant les longues années suivantes, par cette vie toute pratique, de laquelle le Botaniste nous a dit :
 
<poem>
La douleur qu’elle roule était tombée au fond ;
 
Je ne soupçonnais pas même un lit si profond ;
 
Nul signe de fatigue ou d’une ame blessée
 
Ne trahissait en lui la mort de la pensée ;
 
Son front, quoiqu’un peu grave, était toujours serein,
 
On n’y pouvait rêver la trace d’un chagrin
 
Qu’au pli que la douleur laisse dans le sourire,
 
A la compassion plus tendre qu’il respire,
 
Au timbre de sa voix ferme dans sa langueur…
</poem>
 
 
A la fin des lettres de Jocelyn à sa sœur, après tous ces détails journaliers de prière, de travail, de charité, le curé de Valneige se représente, la nuit, veillant, agité encore, lisant tantôt ''l’Imitation'', tantôt les poètes :
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La mère de Jocelyn, affaiblie par la fatigue et la souffrance, a désiré revoir le village natal, dans lequel sa maison ancienne ne lui appartient plus ; elle a désiré y embrasser un moment, encore une fois, son fils, qui abandonne pour quelque temps Valneige. Jocelyn, lorsqu’il s’était informé de la santé de cette mère bien-aimée auprès de sa sœur lors de leur retour, avait dit avec cette beauté de cœur qui n’est qu’à lui :
 
<poem>
Mais, dis-moi, rien n’a-t-il changé dans ses beaux traits ?
 
Son œil a-t-il toujours ce tendre et chaud rayon,
 
Dont nos fronts ressentaient la tiède impression ?
 
Sur sa lèvre attendrie et pâle, a-t-elle encore
 
Ce sourire toujours mourant ou près d’éclore ?
 
Son front a-t-il gardé ce petit pli rêveur
 
Que nous baisions tous deux pour l’effacer, ma sœur,
 
Quand son ame, le soir, au jardin recueillie,
 
Nous regardait jouer avec mélancolie ?
</poem>
 
Mais quand il la revoit si changée, quelle douleur est la sienne, mêlée de funèbre pressentiment ! La mère de Jocelyn veut parcourir une dernière fois la maison natale dans l’absence du nouveau possesseur. C’est une scène analogue à celle d’Amélie et de René
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appartient au registre de paroisse d’un Crabbe attendri et compatissant. Mais rien ne se peut comparer pour l’abondance rurale et le sacré de l’inspiration au morceau des ''Laboureurs''. Ces antiques et éternelles géorgiques (''ascrœum carmen''), reprises par une voix chrétienne, ont une douceur nouvelle et plus pénétrante ; ''la sainte sueur humaine'', mêlée à la sueur fumante de la terre, est bénie ; le respect, la religion du travail vous gagne, et à l’heure du midi, quand la famille épuisée s’arrête et va boire un moment à la source, on s’écrie humainement avec le poète :
 
<poem>
Oh ! qu’ils boivent dans cette goutte
 
L’oubli des pas qu’il faut marcher ;
 
Seigneur, que chacun sur sa route
 
Trouve son eau dans le rocher !
 
Que ta grace les désaltère ;
 
Tous ceux qui marchent sur la terre
 
Ont soif à quelque heure du jour.
 
Fais à leur lèvre desséchée,
 
Jaillir de ta source cachée
 
La goutte de paix et d’amour !
 
et tout l’hymne qui suit.
</poem>
 
''Jocelyn'' nous offre beaucoup plus de particularités dans le détail, de curiosité pittoresque, domestique, locale, que les précédens poèmes de Lamartine, et marque en ce sens chez lui une nouvelle manière. Pourtant, ce qui continue de distinguer expressément le poète, c’est encore la grandeur, l’élévation à laquelle il revient, vers laquelle il s’échappe toujours par quelque côté. Son paysage, si détaillé qu’il veuille le faire, ne représente jamais dans tous les sens de l’horizon ces autres paysages vraiment, locaux et déterminés de Goldsmith, du hollandais Pott, de Burns, de Hebel ; toujours quelque ouverture de ciel se fait sur un point, par où il monte à l’instant et plane ; et alors, à ces hauteurs, le vaste paysage ondoyant
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rentré de bonne heure au nid natal ; soit qu’un matin, visité par de chers amis, dans un ''cottage'' encore, et s’étant foulé, je crois, le pied, sans pouvoir sortir avec eux, du fond de son bosquet de tilleul où il est retenu prisonnier, il fasse en idée l’excursion champêtre, accompagne de ses rêves aimables Charles surtout, l’ami préféré, et se félicite devant Dieu d’être ainsi privé d’un bien promis, puisque l’ame y gagne à s’élever et qu’elle contemple ; soit enfin que, dans son verger toujours, une nuit d’avril, entre un ami et une femme qu’il appelle ''notre sœur'', il écoute le rossignol et le proclame le plus gai chanteur, et raconte comme quoi il sait près d’un château inhabité un bosquet sauvage tout peuplé de rossignols chantant à volée, en chœur, et entrevus dans le feuillage sous la lune, au milieu des vers luisans : Oh ! quand son enfant sera d’âge, nous dit-il en finissant, son cher petit bégayant encore, et qui sait déjà reconnaître l’étoile du soir, comme il le réjouira avec de tels sons ! comme il l’habituera à associer l’idée, de joie à l’image de la nuit ! comme il veut lui donner en toutes choses, pour compagne de jeux, la nature ! On voit, par ces traits imparfaits, quelles doivent être chez Coleridge la curiosité brillante, l’étincelle perpétuelle du détail, et en même temps l’élévation et la spiritualité des sentimens. Il y a en lui une irrésistible sympathie par tous les points avec la Vie universelle, et il cherche ensuite à réprimer cette expansion, à la ramener dans un ordre régulier de foi ; il y a en lui, si je l’ose dire, du boudhiste qui tâche d’être méthodiste. Cette lutte et ce contraste ont un grand charme ; et le petit nombre de ''Poèmes méditatifs'' dont je parle n’ont pas été assez distingués et loués comme des exemples excellens, selon moi, d’un genre si précieux de poésie. Dans le ''Jocelyn'' de Lamartine, l’admirable apostrophe :
 
<poem>
O mon chien ! Dieu sait seul la distance entre nous,
 
Seul il sait quel degré de l’échelle de l’être
 
Sépare ton instinct de l’instinct de ton maître, etc., etc.,
</poem>
 
rentre, à quelques égards, dans l’universalisme idéaliste de Coleridge. Mis là encore, comme partout, Lamartine n’a pas de détour, de retour compliqué, de subtilité métaphysique ou de restriction méthodiste.
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méthodiste. En parlant de son chien avec effusion, avec charité, il est toujours dans cette large voie humaine, au bout de laquelle du plus loin on aperçoit près de leurs maîtres les chiens d’Ulysse et de Tobie. M. Ampère, parlant d’après Cassien des solitaires de la Thébaïde et de leurs rapports souvent merveilleux avec les lions et les divers animaux, a suivi ingénieusement dans le christianisme jusqu’à saint François d’Assise cette tendresse particulière de quelques moines pour les bêtes de Dieu. Mais ce genre de sentimens exceptionnels dans le christianisme et dans l’humanité sent déjà la secte. Au contraire, les belles apostrophes de Lamartine à Fido, loin de paraître singulières à personne, ne feront que rendre la pensée de bien des cœurs.
 
Mais c’est avec Wordsworth que les rapports de Lamartine, en ressemblance et en différence, me paraissent plus nombreux et plus sensibles. Wordsworth pense avec Akenside, dont il prend le mot pour devise, « que le poète est sur terre pour revêtir par le langage et par le nombre tout ce que l’ame aime et admire ; » et Lamartine nous dit quelque part en son ''Voyage d’Orient'' : « Je ne veux voir que ce que Dieu et l’homme ont fait beau ; la beauté présente, réelle, palpable, parlant à l’œil et à l’ame, et non la beauté de lieu et d’époque. Aux savans la beauté historique ou critique ; à nous, poètes, la beauté évidente et sensible, etc. » Mais ces deux poètes, fidèles également à la beauté naturelle, d’une ame aussi largement ouverte à la réfléchir, se distinguent dans la manière dont ils s’élèvent et par laquelle ils arrivent à l’embrasser, à la dominer. Lamartine va toujours par le plus droit chemin, d’un seul essor, en vue de tous. S’il est curieux de détail en un endroit, c’est comme par accident ; il s’élance de là ensuite d’un plein vol, et ne cherche pas à lier le petit au grand par une subtilité symbolisante, heureuse peut-être, mais détournée. Ainsi, quand ses deux personnages, Jocelyn et Laurence, du sein de leur montagne, chantent le printemps, c’est tout ce qu’il y a de plus direct en naissance de sentimens, de plus trouvé d’abord, quoique bientôt aussi élevé que possible. Wordsworth, lui, ne procède pas de cette sorte. Pour arriver à des hauteurs égales, il se dérobe par des circuits nombreux, compliqués. Je prends presque au hasard, dans le dernier recueil qu’il a publié (''Yarrow revisited''), deux ou trois termes de
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AU SOMMET DE GLENCROE.
 
<poem>
Ayant monté long-temps d’un pas lourd et pesant
 
Les rampes, au sommet désiré du voyage,
 
Près du chemin gravi, bordé de fin herbage,
 
Oh ! qui n’aime à tomber d’un cœur reconnaissant ?
 
 
Qui ne s’y coucherait, délassé, se berçant
 
Aux propos entre amis, ou seul, au cri sauvage
 
Du faucon, près de là perdu dans le nuage,
 
— Nuage du matin, et qui bientôt descend ?
 
 
Mais, le corps étendu, n’oublions pas que l’ame,
 
De même que l’oiseau monte sans agiter
 
Son aile, ou qu’au torrent, sans fatiguer sa rame,
 
 
Le poisson sait tout droit en flèche remonter,
 
— L’ame (la foi l’aidant et les graces propices),
 
Peut monter son air pur, ses torrens, ses délices !
</poem>
 
 
Lamartine, très probablement, ayant fait le même pèlerinage, eût entonné son hymne d’actions de grace, au sommet, sans s’arrêter à cette comparaison, fort belle d’ailleurs, mais cherchée, de l’oiseau et du poisson, avec le corps étendu immobile, tandis que l’ame monte. S’il arrivait devant la hutte d’un ''Highlander'', avec une femme, une dame, pour compagne de voyage, qui marquerait quelque répugnance à entrer dans cette hutte enfumée, il la lui décrirait avec détail, avec grace, comme il fait pour Valneige, et se complairait bientôt magnifiquement à la bénédiction de Dieu sur les cœurs simples qui y sont cachés, mais sans trop s’arrêter et sans plus revenir à l’hésitation de sa compagne. Or, Wordsworth nous parle ainsi de ''la Cabane du Highlander'' :
 
<poem>
Elle est bâtie en terre, et la sauvage fleur
 
Orne un faîte croulant ; toiture mal fermée,
</poem>
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<poem>
 
Il en sort, le matin, une lente fumée,
 
(Voyez) belle au soleil, blanche et torse en vapeur !
 
 
Le clair ruisseau des monts coule auprès ; n’ayez peur
 
D’approcher comme lui ; quand l’ame est bien formée,
 
On est humble, on se sait, pauvre race, semée
 
Aux rocs, aux durs sentiers, partout ou vit un cœur !
 
 
Sous ce toit affaissé de terre et de verdure,
 
Par ce chemin rampant jusqu’à la porte obscure,
 
Venez ; plus naturel, le pauvre a ses trésors :
 
 
Un cœur doux, patient, bénissant sur sa route,
 
Qui, s’il supportait moins, bénirait moins sans doute…
 
Ne restez plus ainsi, ne restez pas dehors !
</poem>
 
 
Si Lamartine se souvient d’une scène, d’un paysage qu’il ne peut revoir, il le reproduit, il le décrit avec abondance et limpidité, avec tendresse : ainsi'' Milly'', ainsi son ''Lac'', ainsi les souvenirs de Jocelyn. Je prendrai encore dans le recueil de ''Yarrow revisited'' un endroit. C’est un souvenir qu’a le poète d’un site de la Clyde, qu’il a visité autrefois, et que quelque circonstance, dans son second voyage, l’empêche de revoir. Wordsworth analyse son regret ; il est près de s’affliger d’abord, puis il se dit, comme Coleridge retenu dans son bosquet de tilleul, qu’il y a moyen d’éluder le regret, de le racheter par la mémoire, par la pensée. C’est un véritable sonnet psychologique, fait pour plaire à Reid, à Stewart, à M. Jouffroy. Nous essaierons de le rendre :
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LE CHATEAU DE BOTHWELL.
 
<poem>
Dans les tours de Bothwell, prisonnier autrefois,
 
Plus d’un brave oubliait (tant cette Clyde est belle)
 
De pleurer son malheur et sa cause fidèle.
 
Moi-même, en d’autres temps ; je vins là ; -je vous vois
 
 
Dans ma pensée encor, flots courans, sous vos bois !
 
Mais, quoique revenu près des bords que j’appelle,
 
Je ne puis rendre aux lieux de visite nouvelle.
 
— Regret ! - Passé léger, m’allez-vous être un poids ?…
 
 
Mieux vaut remercier une ancienne journée
 
Pour la joie au soleil librement couronnée,
 
Que d’aigrir son désir contre un présent jaloux.
</poem>
 
 
Le Sommeil t’a
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<poem>
donné son pouvoir sur les songes,
Le Sommeil t’a donné son pouvoir sur les songes,
 
Mémoire ; tu les fais vivans et les prolonges ;
 
Ce que tu sais aimer, est-il donc loin de nous ?
</poem>
 
Lamartine réfléchit volontiers les objets en sa poésie, comme une belle eau de lac, parfois ébranlée à la surface, réfléchit les hautes cimes du rivage ; Wordsworth est plus difficile à suivre à travers les divers miroirs par lesquels il nous donne à regarder sa pensée. Aussi l’un est populaire, relativement à l’autre qui a eu peine à se faire accepter, à se faire lire. Jocelyn, parlant aux enfans du village, ou à ses paysans, trouve de faciles et saisissables paraboles ; le poète de Rydal-Mount a plutôt le don des symboles : voilà en deux mots la différence </ref> Un de nos amis qui vit en Bretagne, et qui a voué au poète anglais un culte singulier, M. Morvonnais, a fait sur ses œuvres un travail d’analyses, de traductions en vers et de considérations philosophiques, dont la publication nous semble fort à désirer pour une plus ample divulgation parmi nous de cette rare et haute poésie. </ref>. Dans son dernier recueil, Wordsworth, comme Lamartine, se montre accessible aux progrès futurs de l’humanité ; et à son âge, et poète comme il est de la poésie des bois, des lacs, de la poésie volontiers solitaire, son mérite d’acceptation est grand. Il a fait un majestueux sonnet à propos des ''paquebots à vapeur, canaux et chemins de fer'', tous ces ''Mouvemens'' et ces ''Moyens'', comme il les appelle, qui, entachant passagèrement les graces aimables de la Nature, sont pourtant avoués d’elle, et reconnus sous leur fumée comme des enfans légitimes, gages de l’art et de la pensée de l’Homme ; et le Temps, le Temps saturnien, toujours jaloux, joyeux de leur triomphe croissant sur son frère l’Espace, accepte de leurs mains hardies le sceptre d’espérance qu’ils lui tendent, et leur sourit d’un grave et sublime sourire. On sent dans ce magnifique sonnet ce qu’il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner ; c’est presque une abdication auguste : je m’en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salue le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s’arrache à la Didon aimée, pour fonder la ville inconnue. Il obéit, il se hâte, mais il pleure, ''lacryrnoe volvuntur inanes''. Ces pleurs, amère et vaine rosée, à la face du héros
 
Lamartine réfléchit volontiers les objets en sa poésie, comme une belle eau de lac, parfois ébranlée à la surface, réfléchit les hautes cimes du rivage ; Wordsworth est plus difficile à suivre à travers les divers miroirs par lesquels il nous donne à regarder sa pensée. Aussi l’un est populaire, relativement à l’autre qui a eu peine à se faire accepter, à se faire lire. Jocelyn, parlant aux enfans du village, ou à ses paysans, trouve de faciles et saisissables paraboles ; le poète de Rydal-Mount a plutôt le don des symboles : voilà en deux mots la différence </ref> Un de nos amis qui vit en Bretagne, et qui a voué au poète anglais un culte singulier, M. Morvonnais, a fait sur ses œuvres un travail d’analyses, de traductions en vers et de considérations philosophiques, dont la publication nous semble fort à désirer pour une plus ample divulgation parmi nous de cette rare et haute poésie. </ref>. Dans son dernier recueil, Wordsworth, comme Lamartine, se montre accessible aux progrès futurs de l’humanité ; et à son âge, et poète comme il est de la poésie des bois, des lacs, de la poésie volontiers solitaire, son mérite d’acceptation est grand. Il a fait un majestueux sonnet à propos des ''paquebots à vapeur, canaux et chemins de fer'', tous ces ''Mouvemens'' et ces ''Moyens'', comme il les appelle, qui, entachant passagèrement les graces aimables de la Nature, sont pourtant avoués d’elle, et reconnus sous leur fumée comme des enfans légitimes, gages de l’art et de la pensée de l’Homme ; et le Temps, le Temps saturnien, toujours jaloux, joyeux de leur triomphe croissant sur son frère l’Espace, accepte de leurs mains hardies le sceptre d’espérance qu’ils lui tendent, et leur sourit d’un grave et sublime sourire. On sent dans ce magnifique sonnet ce qu’il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner ; c’est presque une abdication auguste : je m’en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salue le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s’arrache à la Didon aimée, pour fonder la ville inconnue. Il obéit, il se hâte, mais il pleure, ''lacryrnoe volvuntur inanes''. Ces pleurs, amère et vaine rosée, à la face du héros ou
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ou du poète, répondent à merveille à ce qui vient d’être dit de l’austère sourire du Temps,
 
… And smiles on you with cheer sublime.
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Lamartine en son nom, ou par la bouche de Jocelyn, a moins de peine à se résigner. Non seulement il accepte, mais il célèbre, mais il se réjouit, mais il marche l’un des premiers, et l’étoile au front. La parabole de ''la Caravane'', qui terminera heureusement cette comparaison avec Wordsworth, va nous offrir trente vers qui ne me semblent pouvoir être surpassés, pour l’expression et pour l’idée, en aucune poésie :
 
<poem>
La caravane humaine un jour était campée
 
Dans des forêts bordant une rive escarpée,
 
Et ne pouvant pousser sa route plus avant,
 
Les chênes l’abritaient du soleil et du vent ;
 
Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages,
 
Formaient autour des troncs des cités, des villages,
 
Et les hommes épars sur des gazons épais
 
Mangeaient leur pain à l’ombre et conversaient en paix,
 
Tout à coup, comme atteints d’une rage insensée,
 
Ces hommes se levant à la même pensée,
 
Portant la hache aux troncs, font crouler à leurs piés
 
Ces dômes où les nids s’étaient multipliés ;
 
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires,
 
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires,
 
Contemplaient la ruine avec un œil d’horreur,
 
Ne comprenaient pas l’œuvre et maudissaient du cœur
 
Cette race stupide acharnée à sa perte,
 
Qui détruit jusqu’au ciel l’ombre qui l’a couverte
 
 
Or, pendant qu’en leur nuit les brutes des forêts
 
Avaient pitié de l’homme et séchaient de regrets,
 
L’homme continuant son ravage sublime
 
Avait jeté les troncs en arche sur l’abîme ;
 
Sur l’arbre de ses bords gisant et renversé
 
Le fleuve était partout couvert et traversé,
 
Et poursuivant en paix son éternel voyage
 
La caravane avait conquis l’autre rivage.
 
 
C’est ainsi que le temps, par Dieu même conduit,
 
Passe pour avancer sur ce qu’il a détruit ;
 
Esprit saint ! conduis-les comme un autre Moïse,
 
Par des chemins de paix à la terre promise !!!…
</poem>
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