« Laurette ou le cachet rouge » : différence entre les versions

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{{journal|'''Laurette ou le cachet rouge'''|[[Auteur:Alfred de Vigny|Alfred de Vigny]]|[[Revue des Deux Mondes]]T.1, 1833}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/455]]==
 
Histoire de régiment.
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La grande route d’Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s’étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d’une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je passais sur cette route, et je fis une rencontre que je n’ai point oubliée depuis.
 
J’étais seul, j’étais à cheval, j’avais un bon manteau, un casque noir, des pistolets et un grand sabre ; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais ''Joconde'' à pleine voix. J’étais si jeune ! - La maison du roi en 1814,
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avait été remplie d’enfans et de vieillards ; l’empire semblait avoir pris et tué les hommes.
 
Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII ; je voyais leurs : manteaux blancs et leurs habits rouges tout à l’horizon au nord ; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l’autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval ; il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron, il partit au grand trot ; je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d’or, j’entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l’étrier, et je me sentis très fier et parfaitement heureux.
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Mon cheval baissait la tête ; je fis comme lui, je me mis à penser, et je me demandai pour la première fois où j’allais. Je n’en savais absolument rien ; mais cela ne m’occupa pas long-temps, j’étais certain que mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un calme profond et inaltérable, j’en rendis grâce à ce sentiment ineffable du ''devoir'', et je cherchai à me l’expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d’hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu’il ne peut se soustraire à nulle des dettes de l’honneur, je compris que c’était une chose plus facile et plus commune qu’on ne pense que l’abnégation.
 
Je me demandais si l'''abnégation'' de soi-même n’était pas un sentiment né avec nous ; ce que c’était que ce besoin d’obéir et de remettre
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sa volonté en d’autres mains, comme une chose lourde et importune ; d’où venait le bonheur secret d’être débarrassé de ce fardeau, et comment l’orgueil humain n’en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier de toutes parts les familles et les peuples en de puissans faisceaux ; mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les armées, la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. - Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant en tous lieux une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s’arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense ; mais l’obéissance militaire aveugle et muette, parce qu’elle est passive et active en même temps, recevant l’ordre et l’exécutant, frappant les yeux fermés comme le destin antique. Je suivais dans ses conséquences possibles cette ''abnégation'' du soldat, sans retour, sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.
 
Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l’heure à ma montre, et voyant le chemin s’allonger toujours en ligne droite sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu’à l’horizon comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l’entourait, et quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d’une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.
 
En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j’y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir : c’était quelqu’un. Je n’en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi, dans la direction de Lille, et qu’il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrein sur cet objet, qui s’allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme, et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J’avais faim, j’espérais que c’était la voiture d’une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il s’enfonçait jusqu’au ventre quelquefois.
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A une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d’une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s’embourbaient jusqu’à l’essieu, un petit mulet qui les tirait, était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m’approchai de lui et le considérai attentivement.
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En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n’avions pas de temps à perdre, et comme j’étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardai toujours sans questionner, n’ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion, assez fréquente parmi nous.
 
Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s’arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet qui me faisait peine à voir, je m’arrêtai aussi et je tâchai d’exprimer
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l’eau qui remplissait mes bottes à l’écuyère comme deux réservoirs où j’aurais eu les jambes trempées.
 
— Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds ? me dit-il.
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— Vous n’êtes pas curieux, par exemple ! cela devrait vous étonner, ce que je dis là ?
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— Je m’étonne bien peu, dis-je.
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=== Histoire de l’ordre cacheté===
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=== Histoire de l’ordre cacheté===
 
 
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Le 28 fructidor 1797, je reçus ordre d’appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un ''déporté'', qui restait des ''cent quatre-vingt-treize'' que la frégate ''la Décade'' avait pris à son bord quelques jours auparavant. J’avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges au milieu desquels il y en avait un démesuré. J’avais défense d’ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord du 27 au 28e de longitude, c’est-à-dire prêt à passer la ligne.
 
Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue enfermée de si près, que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l’enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur cette lettre. Je la mis dans ma chambre, sous le verre
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d’une mauvaise petite pendule anglaise, clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin, comme vous savez qu’ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis, vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.
 
La chambre d’une reine ne peut pas être si proprement rangée que celle d’un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu’il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu’on a. Mon lit était un coffre. Quand on l’ouvrait, j’y couchais ; quand on le fermait, c’était mon sopha, et j’y fumais ma pipe. Quelquefois c’était ma table, alors on s’asseyait sur les petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l’acajou et brillant comme un bijou. Un vrai miroir ! Oh ! c’était une jolie petite chambre, et mon brick avait bien son prix aussi. On s’y amusait souvent d’une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n’était… Mais n’anticipons pas.
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— Eh ! bien, mes enfans, vous venez faire visite au vieux capitaine, c’est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin, mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit, mais c’est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m’aider un peu ?
 
Ça faisait vraiment de bons petits enfans. Le petit mari prit le marteau et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais ; et elle me disait : ''à droite ! à gauche ! capitaine ! '' tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pendule.
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Je l’entends encore d’ici avec sa petite voix : ''à gauche ! à droite ! capitaine. '' Elle se moquait de moi. - Ah ! je dis, petite méchante, je vous ferai gronder par votre mari, allez. - Alors elle lui sauta au cou et l’embrassa, ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. - Nous fûmes tout de suite bons amis.
 
Ce fut aussi une jolie traversée. J’eus toujours un temps fait exprès. Comme je n’avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m’égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s’ils ne s’étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur, et je me moquais d’eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbécilles, ne sachant pas ce que nous avions. C’est que c’était vraiment plaisant de les voir s’aimer comme ça. Ils se trouvaient bien partout, ils trouvaient bon tout ce qu’on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j’y ajoutais seulement un peu d’eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j’ai là dans ce mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contens. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas, et qu’avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d’eau ? Je les portais de l’autre côté de la mer comme j’aurais porté deux ''oiseaux de Paradis''.
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J’avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfans. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s’asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table (c’est-à-dire sur mon lit), et quand je voulais, il m’aidait à faire ''mon point ; '' il le sut bientôt faire aussi bien que moi, j’en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s’asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.
 
Un jour qu’ils étaient posés comme cela, je leur dis : - Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille, comme nous voilà ! Je ne veux pas vous interroger ; mais probablement vous n’avez pas plus d’argent qu’il ne vous en faut, et vous êtes bien délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C’est un vilain pays, de tout mon cœur je vous
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le dis ; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j’y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d’amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n’est qu’un vieux sabot à présent, et je m’établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n’ai pas plus de famille qu’un chien, cela m’ennuie ; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses, et j’ai amassé une bonne pacotille de contrebande, assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner l’œil, comme on dit poliment.
 
Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l’air de croire que je ne disais pas vrai, et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l’autre, et s’asseoir sur ses genoux toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux. Il me tendit la main et devint plus pâle qu’à l’ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s’en allèrent sur son épaule ; son chignon s’était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu’elle était vive comme un poisson. Ces cheveux-là, si vous les aviez vus, c’était comme de l’or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps, et elle pleurant, cela m’impatienta.
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— Moi ; dis-je, je ne sais pas ce que vous avez fait pour être déportés ; vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m’avez pas l’air d’avoir la conscience bien lourde, et je suis sûr que j’en ai fait bien d’autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocens. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas ; il ne faut pas vous y attendre, je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l’épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral, ni rien du tout.
 
— C’est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoiqu’un peu poudrée, comme ça se faisait encore à l’époque, c’est que je crois qu’il serait dangereux pour vous, capitaine, d’avoir
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l’air de nous connaître. Nous rions, parce que nous sommes jeunes, nous avons l’air heureux, parce que nous nous aimons ; mais j’ai de vilains momens quand je pense à l’avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.
 
Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine.
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— Oh ! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.
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— Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble au billet, de ''faire-part'' d’un mariage. Venez vous reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle ?
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Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut, comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d’une Madeleine.
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Pendant qu’elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux, et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l’air d’aller au paradis. Je vis qu’il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s’il en avait honte. Au fait pour un homme, c’est singulier.
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— Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il, cela m’afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.
 
— Moi, du regret, dit-elle avec un air bien peiné, moi ! du regret de t’avoir suivi, mon ami ! crois-tu que pour t’avoir appartenu si peu, je t’aie moins aimé ? N’est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs, à dix-sept ans ? Ma mère et mes sœurs n’ont-elles pas dit que c’était mon devoir de vous suivre à la Guiane ? n’ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant ? Je m’étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami ; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette
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rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir si vous mourez.
 
Elle disait tout ça d’une voix si douce, qu’on aurait cru que c’était une musique. J’en étais tout ému, et je dis - Bonne petite femme, va !
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Et il se prit la main droite avec la gauche, en la serrant au poignet.
 
— Ah ! écrire ! - pourquoi ai-je jamais su écrire ! écrire ! mais c’est le métier d’un fou ! - J’ai cru à leur liberté de la presse. - Où avais-je l’esprit ? Eh ! pourquoi faire ? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les
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aiment, Jetées au feu par ceux qui les haïssent ; ne servant à rien qu’à nous faire persécuter. Moi ! encore passe, mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine. Qu’avais-tu fait ! Explique-moi, je te prie, comment je t’ai permis d’être bonne à ce point, de me suivre ici ! sais-tu seulement où tu es, pauvre petite ? et où tu vas, le sais-tu ? -Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs. Et pour moi, tout cela, pour moi !
 
Elle cacha sa tête un moment dans le hamac, et moi, d’en haut, je vis qu’elle pleurait, mais lui d’en bas ne voyait pas son visage, et quand elle le sortit de la toile, c’était en souriant déjà, pour lui donner de la gaîté.
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Je leur criai.
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— Eh ! dites donc ! mes petits amis, on a l’ordre d’éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s’il vous plaît.
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Un beau matin, je m’éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. A vrai dire, je ne dors jamais que d’un œil, comme on dit, et le roulis me manquant, j’ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c’était sous le premier degré de latitude nord, au vingt-septième de longitude. Je mis le nez sur le pont, la mer était lisse comme une jatte d’huile ; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite, j’aurai le temps de te lire, va, en regardant de travers du côté de la lettre : j’attendis jusqu’au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là ; j’ouvris la pendule, et j’en tirai vivement l’ordre cacheté. Eh bien ! mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d’heure, que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin, je me dis : ''c’est trop fort'', et je brisai les trois cachets d’un coup de pouce, et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière. Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m’être trompé.
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Je relus la lettre tout entière ; je la relus encore. Je recommençai en la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n’y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m’assis. J’avais un certain tremblement sur la peau du visage, je me frottai un peu les joues avec du rhum ; je m’en mis dans le creux des mains. Je me faisais pitié à moi-même d’être si bête que cela, mais ce fut l’affaire d’un moment. Je montai prendre l’air.
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— Pas possible dis-je.
 
— O
— O mon Dieu si ! les couplets n’étaient même pas trop bons. J’ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16 et condamné à mort d’abord, et puis à la déportation par bienveillance.
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— O mon Dieu si ! les couplets n’étaient même pas trop bons. J’ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force, jugé le 16 et condamné à mort d’abord, et puis à la déportation par bienveillance.
 
— C’est drôle, dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles, car cette lettre que vous savez, me donne l’ordre de vous fusiller.
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— Il me prit les deux mains, les serra et me dit :
 
— Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à faire. Je le sens bien ; mais qu’y pouvons-nous ? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m’appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu’elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n’est-ce pas ? pour garantir sa vie, son honneur, n’est-ce pas ? et aussi pour qu’on ménage toujours sa santé. -Tenez, ajouta-t-il plus bas, j’ai à vous dire qu’elle est très délicate, elle a souvent la poitrine affectée jusqu’à s’évanouir plusieurs fois par jour. Il faut
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qu’elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n’est-il pas vrai ? -Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. - Ma pauvre Laurette, voyez comme elle est belle !
 
Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m’ennuya et je me mis à froncer le sourcil ; je lui avais parlé d’un air gai pour ne pas m’affaiblir, mais je n’y tenais plus. Enfin, suffit, lui dis-je, entre braves gens on s’entend de reste. Allez lui parler et dépêchons-nous.
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— Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J’appelai les officiers et je leur dis :
 
— Allons ! un canot à la mer, puisqu’à présent nous sommes
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des bourreaux. Vous y mettrez cette femme et vous l’emmènerez en ramant toujours jusqu’à ce que vous entendiez des coups de fusil. Alors vous reviendrez. -Obéir à un morceau de papier, car ce n’était que ça enfin ! il fallait qu’il y eût quelque chose dans l’air qui me poussât. J’entrevis de loin ce jeune homme ! -Oh ! c’était affreux à voir ! - s’agenouiller devant sa Laurette et lui baiser les genoux et les pieds. - N’est-ce pas que vous trouvez que j’étais bien malheureux ? - Je criai comme un fou :
 
— Séparez-les. - Nous sommes tous des scélérats. – Séparez-les…
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— Oh ! le métier, êtes-vous fou ! me dit-il brusquement, ce n’est pas le métier ! Jamais le capitaine d’un bâtiment ne sera obligé d’être un bourreau, sinon quand viendront des gouvernemens d’assassins et de voleurs, qui profiteront de l’habitude qu’a un pauvre homme d’obéir aveuglément, d’obéir toujours, d’obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.
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En même temps, il tira de sa poche un mouchoir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un enfant. Je m’arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et restant derrière sa charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu’il serait humilié, si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.
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Il ne répondit pas, et se mit à décrire les chaloupes d’un vaisseau. Et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d’insouciance, que de longs services donnent infailliblement, parce qu’il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même. Et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité profonde. La dureté, de l’homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un prisonnier royal.
 
— Ces embarcations tiennent plus de huit rameurs, reprit-il, ils s’y jetèrent et emportèrent Laure avec eux sans qu’elle eût le temps de crier et de parler. Oh ! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n’oublie pas une chose pareille ! - Ah ! quel temps il fait ! Quel diable m’a poussé à raconter ça ! Quand je raconte cela, je ne peux plus
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m’arrêter, c’est fini. C’est une histoire qui me grise comme le vin de Jurançon… Ah ! quel temps il fait ! mon manteau est traversé !
 
Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette ! - La pauvre femme ! - Qu’il y a des gens maladroits dans le monde ! Mes matelots furent assez sots pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu’on ne peut pas tout prévoir. Moi, je comptais sur la nuit pour cacher l’affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu ensemble. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.
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=== Comment je continuai ma route===
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=== Comment je continuai ma route===
 
 
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— Pauvre Laurette, dis-je, tu as perdu pour toujours, va.
 
J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement, et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamans. Je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les avait
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laissées là. Pour un monde entier, je n’en aurais pas fait l’observation au vieux commandant ; mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d’orgueil :
 
— Ce sont d’assez gros diamans, n’est-ce pas ? Ils pourraient avoir leur prix dans l’occasion. Mais je n’ai pas voulu qu’elle s’en séparât, la pauvre enfant ! Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J’ai tenu parole à son pauvre petit mari, et en vérité je ne m’en repens pas. Je ne l’ai jamais quittée, et j’ai dit partout que c’était ma fille qui était folle. On a respecté ça. A l’arrivée, tout s’arrange mieux qu’on ne le croit à Paris, allez ! - Elle a fait toutes les guerres de l’Empereur avec moi, et je l’ai toujours tirée d’affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite voiture, ce n’est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paie, ma pension de la légion d’honneur et le mois Napoléon, dont la solde était double dans le temps, j’étais tout-à-fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7e léger.
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Elle lui prit la main qu’il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée, elle la porta timidement à ses lèvres, et la baisa comme une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.
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— Voulons-nous continuer notre marche, commandant, lui dis-je, la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.
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Je regardais mon vieux commandant ; il marchait à grands pas avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n’en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu faire sur moi son récit ; il ne s’était fait ni meilleur, ni plus mauvais qu’il n’était ; il n’avait pas daigné se dessiner ; il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama sur le même ton une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.
 
La nuit vint, nous n’allions pas vite ; la boue devenait plus épaisse et plus profonde : Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin ; il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval ; ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds et tâche de dormir. - Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. - Ah diable ! elle a cassé ma
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montre que je lui avais laissée au cou ! - Oh ! ma pauvre montre d’argent ! - Allons ! c’est égal, mon enfant, tâche de dormir ; voilà le beau temps qui va venir bientôt. - C’est drôle ! elle a toujours la fièvre : les folles sont comme ça. - Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.
 
Il appuya la charrette à l’arbre, et nous nous assîmes sous les roues à l’abri de l’éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi : mauvais souper.
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Et il me parla encore de Masséna.
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Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, où l’on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l’une sur l’autre. Tout y était en confusion, c’était le moment d’une alerte. Les habitans commençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons ; les tambours battaient la générale, les trompettes sonnaient : ''à cheval ! '' par ordre de M. le duc de Berry ! Les longues charrettes picardes portant les Cent-Suisses et leurs bagages, les canons des Gardes du corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des compagnies rouges se formant, encombraient la ville. La vue des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habitans. A mon grand regret, c’était pour toujours que je les perdais.
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J’ignorai long-temps ce qu’était devenu ce pauvre chef de bataillon, d’autant plus qu’il ne m’avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d’infanterie de ligne à qui je le décrivais, en attendant la parade, me dit :
 
— Eh ! pardieu, mon cher, je l’ai connu le pauvre diable ! c’était un brave homme, il a été ''descendu'' par un boulet à Waterloo. Il avait en effet laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous
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menâmes à l’hôpital d’Amiens en allant à l’armée de la Loire, et qui y mourut furieuse au bout de trois jours.
 
— Je le crois bien, dis je, elle n’avait plus son père nourricier.