« Ainsi parlait Zarathoustra (édition 1898) » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Marc (discussion | contributions)
ThomasBot (discussion | contributions)
m Marc: match
Ligne 5 932 :
Zarathoustra, des Miséricordieux.
 
 
==__MATCH__:[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/333]]==
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/333]]==
L'OFFRANDE DU MIEL
 
Ligne 5 939 ⟶ 5 940 :
"O Zarathoustra, dirent-ils, cherches-tu des yeux ton bonheur? - Qu'importe le bonheur, répondit-il, il y a longtemps que je n'aspire plus au bonheur, j'aspire à mon oeuvre. - O Zarathoustra, reprirent derechef les animaux, tu dis cela comme quelqu'un qui est saturé de bien. N'es-tu pas couché dans un lac de bonheur teinté d'azur? - Petits espiègles, répondit Zarathoustra en souriant, comme vous avez bien choisi la parabole! Mais vous savez aussi que mon bonheur est lourd et qu'il n'est pas comme une vague mobile: il me pousse et il ne veut pas s'en aller de moi, adhérent comme de la poix fondue." -
 
Alors ses animaux pensifs tournèrent derechef autour de lui, et de nouveau ils se placèrent devant lui. "O Zarathoustra, dirent-ils, c'est donc à cause de cela que tu deviens toujours plus jaune et plus foncé, quoique tes cheveux se donnent des airs d'être blancs et faits de
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/334]]==
chanvre? Vois donc, tu es assis dans ta poix et dans ton malheur! - Que dites-vous là, mes animaux, s'écria Zarathoustra en riant, en vérité j'ai blasphémé en parlant de poix. Ce qui m'arrive, arrive à tous les fruits qui mûrissent. C'est le miel dans mes veines qui rend mon sang plus épais et aussi mon âme plus silencieuse. - Il doit en être ainsi, ô Zarathoustra, reprirent les animaux, en se pressant contre lui; mais ne veux-tu pas aujourd'hui monter sur une haute montagne? L'air est pur et aujourd'hui, mieux que jamais, on peut vivre dans le monde. - Oui, mes animaux, repartit Zarathoustra, vous conseillez à merveille et tout à fait selon mon coeur: je veux monter aujourd'hui sur une haute montagne! Mais veillez à ce que j'y trouve du miel à ma portée, du miel des ruches dorées, du miel jaune et blanc et bon et d'une fraîcheur glaciale. Car sachez que là-haut je veux présenter l'offrande du miel." -
 
Cependant, lorsque Zarathoustra fut arrivé au sommet, il renvoya les animaux qui l'avaient accompagné, et il s'aperçut qu'il était seul: - alors il rit de tout coeur, regarda autour de lui et parla ainsi:
Ligne 5 947 ⟶ 5 950 :
Que parlais-je de sacrifier? Je gaspille ce que l'on me donne, moi le gaspilleur aux mille bras: comment oserais-je encore appeler cela - sacrifier!
 
Et lorsque j'ai demandé du miel, c'était une amorce que je demandais, des ruches dorées et douces et farouches dont les ours grognons et les oiseaux singuliers sont friands: - je demandais
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/335]]==
la meilleure amorce, l'amorce dont les chasseurs et les pêcheurs ont besoin. Car si le monde est comme une sombre forêt peuplée de bêtes, jardin des délices pour tous les chasseurs sauvages, il me semble ressembler plutôt encore à une mer abondante et sans fond, - une mer pleine de poissons multicolores et de crabes dont les dieux mêmes seraient friands, en sorte qu'à cause de la mer ils deviendraient pêcheurs et jetteraient leurs filets: tant le monde est riche en prodiges grands et petits!
 
Surtout le monde des hommes, la mer des hommes: - c'est vers elle que je jette ma ligne dorée en disant: ouvre-toi, abîme humain!
Ligne 5 960 ⟶ 5 965 :
 
Donc, que les hommes montent maintenant auprès de moi; car j'attends encore les signes qui me disent que le moment de ma descente est venu; je ne descends pas encore moi-même parmi les hommes, comme je le dois.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/336]]==
 
C'est pourquoi j'attends ici, rusé et moqueur, sur les hautes montagnes, sans être ni impatient ni patient, mais plutôt comme quelqu'un qui a désappris la patience, - puisqu'il ne "pâtit" plus.
Ligne 5 972 ⟶ 5 978 :
 
Mais moi et ma destinée - nous ne parlons pas à "l'aujourd'hui", nous ne parlons pas non plus à "jamais": nous avons de la patience pour parler, nous en avons le temps, largement le temps. Car il faudra pourtant qu'il vienne un jour et il n'aura pas le droit de passer.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/337]]==
 
Qui devra venir un jour et n'aura pas le droit de passer? Notre grand hasard, c'est-à-dire notre grand et lointain Règne de l'Homme, le règne de Zarathoustra qui dure mille ans. -
Ligne 5 986 ⟶ 5 993 :
 
LE CRI DE DÉTRESSE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/338]]==
DÉTRESSE
 
 
Ligne 5 993 ⟶ 6 002 :
Mais, tandis qu'il était assis là, un bâton dans la main, suivant le tracé que l'ombre de son corps faisait sur la terre, plongé dans une profonde méditation, et, en vérité! ni sur lui-même, ni sur son ombre - il tressaillit soudain et fut saisi de frayeur: car il avait vu une autre ombre à côté de la sienne. Et, virant sur lui-même en se levant rapidement, il vit le devin debout à côté de lui, le même qu'il avait une fois nourri et désaltéré à sa table, le proclamateur de la grande lassitude qui enseignait: "Tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n'a pas de sens, le savoir étrangle." Mais depuis lors son visage s'était transformé; et lorsque Zarathoustra le regarda en face, son coeur fut effrayé derechef: tant les prédictions funestes et les foudres consumées passaient sur ce visage.
 
Le devin qui avait compris ce qui se passait dans l'âme de Zarathoustra passa sa main sur son visage, comme s'il eût voulu en effacer des traces; Zarathoustra fit de même de
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/339]]==
son côté. Lorsqu'ils se furent ainsi ressaisis et fortifiés tous deux, ils se donnèrent les mains pour montrer qu'ils voulaient se reconnaître.
 
"Sois le bienvenu, dit Zarathoustra, devin de la grande lassitude, tu ne dois pas avoir été vainement, jadis, mon hôte et mon commensal. Aujourd'hui aussi mange et bois dans ma demeure et pardonne qu'un vieillard joyeux soit assis à table avec toi! - Un vieillard joyeux, répondit le devin en secouant la tête; qui que tu sois ou qui que tu veuilles être, ô Zarathoustra, tu ne le seras plus longtemps là-haut, dans peu de temps ta barque ne sera plus à l'abri! - Suis-je donc à l'abri?" demanda Zarathoustra en riant. - "Les vagues autour de ta montagne montent et montent sans cesse, répondit le devin, les vagues de l'immense misère et de l'affliction: elles finiront bientôt par soulever ta barque en par t'enlever avec elle." - Alors Zarathoustra se tut et s'étonna. - "N'entends-tu rien encore? continua le devin: n'est-ce pas un bruissement et un bourdonnement qui vient de l'abîme?" - Zarathoustra se tut encore et écouta: alors il entendit un cri prolongé que les abîmes se jetaient et se renvoyaient, car aucun d'eux ne voulait le garder: tant il avait un son funeste.
Ligne 6 000 ⟶ 6 011 :
 
"Pitié!" répondit le devin d'un coeur débordant et en levant les deux mains: - "O Zarathoustra, je viens pour te faire commettre ton dernier péché!" -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/340]]==
 
A peine ces paroles avaient-elles été prononcées que le cri retentit de nouveau, plus long et plus anxieux qu'auparavant et déjà beaucoup plus près. "Entends-tu, entends-tu, ô Zarathoustra? s'écria le devin, c'est à toi que s'adresse le cri, c'est à toi qu'il appelle: viens, viens, viens, il est temps, il est grand temps!" -
Ligne 6 016 ⟶ 6 028 :
 
Si quelqu'un qui cherche ici cet homme montait à cette hauteur il monterait en vain: il trouverait des cavernes et des grottes, des cachettes pour les gens cachés, mais ni puits de bonheur, ni trésors, ni nouveaux filons de bonheur.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/341]]==
 
Du bonheur - comment ferait-on pour trouver le bonheur chez de pareils ensevelis, chez de tels ermites! Faut-il que je cherche encore le dernier bonheur sur les Iles Bienheureuses et au loin parmi les mers oubliées?
Ligne 6 032 ⟶ 6 045 :
 
A ces mots Zarathoustra s'apprêta à partir. Mais alors le devin se mit à dire: "O Zarathoustra, tu es un coquin!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/342]]==
 
Je le sais bien: tu veux te débarrasser de moi! Tu préfères te sauver dans les forêts pour poursuivre les bêtes sauvages!
Ligne 6 050 ⟶ 6 064 :
ENTRETIEN AVEC LES ROIS
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/343]]==
 
1.
Ligne 6 059 ⟶ 6 074 :
 
Le roi de gauche cependant haussa les épaules et répondit: "Cela doit être un gardeur de chèvres, ou bien un ermite, qui a trop longtemps vécu parmi les rochers et les arbres. Car n'avoir point de société du tout gâte aussi les bonnes moeurs."
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/344]]==
 
"Les bonnes moeurs, repartit l'autre roi, d'un ton fâché et amer: à qui donc voulons-nous échapper, si ce n'est aux "bonnes moeurs", à notre "bonne société"?
Ligne 6 075 ⟶ 6 091 :
 
Le dégoût qui m'étouffe, parce que nous autres rois nous sommes devenus faux nous-mêmes, drapés et déguisés par le faste vieilli de nos ancêtres, médailles d'apparat pour les plus bêtes et les plus rusés et pour tous ceux qui font aujourd'hui de l'usure avec la puissance!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/345]]==
 
Nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifiions les premiers: nous avons fini par être fatigués et rassasiés de cette tricherie.
Ligne 6 092 ⟶ 6 109 :
Lorsque les rois entendirent cela, ils se frappèrent la poitrine et dirent d'un commun accord: "Nous sommes reconnus!
 
Avec
Avec le glaive de cette parole tu tranches la plus profonde obscurité de nos coeurs. Tu as découvert notre détresse. Car voici! nous sommes en route pour trouver l'homme supérieur - l'homme qui nous est supérieur: bien que nous soyons des rois. C'est à lui que nous amenons cet âne. Car l'homme le plus haut doit être aussi sur la terre le maître le plus haut.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/346]]==
le glaive de cette parole tu tranches la plus profonde obscurité de nos coeurs. Tu as découvert notre détresse. Car voici! nous sommes en route pour trouver l'homme supérieur - l'homme qui nous est supérieur: bien que nous soyons des rois. C'est à lui que nous amenons cet âne. Car l'homme le plus haut doit être aussi sur la terre le maître le plus haut.
 
Il n'y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. C'est alors que tout devient faux et monstrueux, que tout va de travers.
Ligne 6 105 ⟶ 6 124 :
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin:
"Malheur, maintenant cela va mal!
"
"Déclin! Déclin! Jamais le monde n'est tombé si bas!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/347]]==
Déclin! Déclin! Jamais le monde n'est tombé si bas!
Rome s'est abaissée à la fille, à la maison publique,
Le César de Rome s'est abaissé à la bête,
Ligne 6 127 ⟶ 6 148 :
 
Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpents tachetés de sang, alors nos pères se sentaient portés vers la vie; le soleil de la paix leur semblait flou et tiède, mais la longue paix leur faisait honte.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/348]]==
 
Comme ils soupiraient, nos pères, lorsqu'ils voyaient au mur des glaives polis et inutiles! Semblables à ces glaives ils avaient soif de la guerre. Car un glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir." -
Ligne 6 141 ⟶ 6 163 :
LA SANGSUE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/349]]==
 
 
Ligne 6 151 ⟶ 6 174 :
Et pourtant! Et pourtant! - combien il s'en est fallu de peu qu'ils ne se caressent, ce chien et ce solitaire! Ne sont-ils pas tous deux - solitaires?"
 
-"
-"Qui que tu sois, répondit, toujours avec colère, celui que Zarathoustra venait de heurter, tu t'approches encore trop de moi, non seulement avec ton pied, mais encore avec ta parabole!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/350]]==
Qui que tu sois, répondit, toujours avec colère, celui que Zarathoustra venait de heurter, tu t'approches encore trop de moi, non seulement avec ton pied, mais encore avec ta parabole!
 
Regarde, suis-je donc un chien?" - et, tout en disant cela, celui qui était assis se leva en retirant son bras nu du marécage. Car il avait commencé par être couché par terre tout de son long, caché et méconnaissable, comme quelqu'un qui guette un gibier des marécages.
Ligne 6 166 ⟶ 6 191 :
 
Tu n'as pas eu de chance dans ce monde, malheureux: d'abord la bête t'a mordu, puis - l'homme a marché sur toi!"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/351]]==
 
Mais lorsque l'homme entendit le nom de Zarathoustra, il se transforma. "Que m'arrive-t-il donc? s'écria-t-il, quelle autre préoccupation ai-je encore dans la vie, si ce n'est la préoccupation de cet homme unique qui est Zarathoustra, et cette bête unique qui vit du sang, la sangsue?
Ligne 6 178 ⟶ 6 204 :
 
Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié! Plutôt être un fou pour son propre compte qu'un sage dans l'opinion des autres! Moi - je vais au fond: - qu'importe qu'il soit petit ou grand? Qu'il s'appelle marécage ou bien ciel? Un morceau de terre large comme la main me suffit: pourvu que ce soit vraiment de la terre solide!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/352]]==
 
- Un morceau de terre large comme la main: on peut s'y tenir debout. Dans la vraie science consciencieuse il n'y a rien de grand et rien de petit."
Ligne 6 196 ⟶ 6 223 :
 
Où cesse ma probité commence mon aveuglement, et je veux être aveugle. Où je veux savoir cependant, je veux aussi être probe, c'est-à-dire dur, sévère, étroit, cruel, implacable.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/353]]==
 
Que tu aies dit un jour, ô Zarathoustra: "L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie," c'est ce qui m'a conduit et éconduit à ta doctrine. Et, en vérité, avec mon propre sang, j'ai augmenté ma propre science."
Ligne 6 211 ⟶ 6 239 :
 
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/354]]==
L'ENCHANTEUR
 
Ligne 6 225 ⟶ 6 254 :
un moribond à qui l'on chauffe les pieds -
secoué, hélas! de fièvres inconnues,
tremblant
tremblant devant les glaçons aigus des frimas, chassé par toi, pensée!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/355]]==
devant les glaçons aigus des frimas, chassé par toi, pensée!
Innommable! Voilée! Effrayante!
chasseur derrière les nuages!
Ligne 6 258 ⟶ 6 289 :
Ah! tu es déjà trop près!
Tu m'entends respirer,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/356]]==
Tu épies mon coeur,
Jaloux que tu est!
Ligne 6 292 ⟶ 6 324 :
Comment?
Une rançon!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/357]]==
Que veux-tu comme rançon?
Demande beaucoup - ma fierté te le conseille!
Ligne 6 326 ⟶ 6 359 :
O reviens
au dernier de tous les solitaires!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/358]]==
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours!
Ligne 6 349 ⟶ 6 383 :
 
- "Ne me flatte point, répondit Zarathoustra, toujours irrité et le visage sombre, histrion dans l'âme! Tu es un faux-semblant: pourquoi parles-tu - de vérité?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/359]]==
 
Toi le paon des paons, mer de vanité, qu'est-ce que tu jouais devant moi, sinistre enchanteur? En qui devais-je croire lorsque tu te lamentais ainsi?"
Ligne 6 363 ⟶ 6 398 :
 
C'est ainsi que tu viens de farder devant moi ton mensonge, lorsque tu disais: "Je ne l'ai fait que par jeu!" Il y avait aussi du sérieux là-dedans, tu es quelque chose comme un expiateur de l'esprit!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/360]]==
 
Je te devine bien: tu es devenu l'enchanteur de tout le monde, mais à l'égard de toi-même il ne te reste plus ni mensonge ni ruse, - pour toi-même tu es désenchanté!
Ligne 6 381 ⟶ 6 417 :
 
C'est en cela que je t'honore comme un expiateur de l'esprit: si même cela n'a été que pour un clin d'oeil, dans ce moment tu as été - vrai.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/361]]==
 
Mais, dis-moi, que cherches-tu ici dans mes forêts et parmi mes rochers. Et si c'est pour moi que tu t'es couché dans mon chemin, quelle preuve voulais-tu de moi? - en quoi voulais-tu me tenter?"
Ligne 6 398 ⟶ 6 435 :
 
Il est vrai que moi-même - je n'ai pas encore vu de grand homme. Pour ce qui est grand, l'oeil du plus subtil est encore trop grossier aujourd'hui. C'est le règne de la populace.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/362]]==
 
J'en ai déjà tant trouvé qui s'étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait: "Voyez donc, voici un grand homme!" Mais à quoi servent tous les soufflets de forge! Le vent finit toujours par en sortir.
Ligne 6 412 ⟶ 6 450 :
HORS DE SERVICE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/363]]==
 
 
Ligne 6 423 ⟶ 6 462 :
 
"Qui que tu sois, voyageur errant, dit-il, aide à un égaré qui cherche, à un vieillard à qui il pourrait bien arriver malheur ici!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/364]]==
 
Ce monde est étranger et lointain pour moi, j'ai aussi entendu hurler les bêtes sauvages; et celui qui aurait pu me donner asile a lui-même disparu.
Ligne 6 440 ⟶ 6 480 :
 
Suis-je donc venu en vain dans ces forêts et dans ces montagnes? Mais mon coeur s'est décidé à en chercher un autre, le plus pieux de tous ceux qui ne croient pas en Dieu, - à chercher Zarathoustra!"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/365]]==
 
Ainsi parlait le vieillard et il regardait d'un oeil perçant celui qui était debout devant lui; Zarathoustra cependant saisit la main du vieux pape et la contempla longtemps avec admiration.
Ligne 6 456 ⟶ 6 497 :
 
Le vieux pape cependant ne répondit pas, mais il regarda de côté, avec un air farouche et une expression douloureuse et sombre sur le visage.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/366]]==
 
"Laisse-le aller, reprit Zarathoustra après une longue réflexion, en regardant toujours le vieillard dans le blanc des yeux.
Ligne 6 473 ⟶ 6 515 :
Mais il finit par devenir vieux et mou et tendre et compatissant, ressemblant plus à un grand-père qu'à un père, mais ressemblant davantage encore à une vieille grand'mère chancelante.
 
Le visage ridé, il é
Le visage ridé, il était assis au coin du feu, se faisant des soucis à cause de la faiblesse de ses jambes, fatigué du monde, fatigué de vouloir, et il finit par étouffer un jour de sa trop grande pitié." -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/367]]==
tait assis au coin du feu, se faisant des soucis à cause de la faiblesse de ses jambes, fatigué du monde, fatigué de vouloir, et il finit par étouffer un jour de sa trop grande pitié." -
 
"Vieux pape, interrompit alors Zarathoustra, as-tu vu cela de tes propres yeux? Il se peut bien que cela se soit passé ainsi: ainsi, et aussi autrement. Quand les dieux meurent, ils meurent toujours de plusieurs sortes de morts.
Ligne 6 487 ⟶ 6 531 :
Il y avait trop de chose qu'il ne réussissait pas, ce potier qui n'avait pas fini son apprentissage. Mais qu'il se soit vengé sur ses pots et sur ses créatures, parce qu'il les avait mal réussie; - cela fut un péché contre le bon goût.
 
Il y a aussi un bon goût dans la pitié: ce bon goût a fini par dire: "Enlevez-nous un pareil Dieu. Plutôt
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/368]]==
encore pas de Dieu du tout, plutôt encore organiser les destinées à sa tête, plutôt être fou, plutôt être soi-même Dieu!"
 
- "Qu'entends-je! dit en cet endroit le vieux pape en dressant l'oreille; ô Zarathoustra tu es plus pieux que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Il a dû y avoir un Dieu quelconque qui t'a converti à ton impiété.
Ligne 6 505 ⟶ 6 551 :
Dans mon domaine il ne doit arriver malheur à personne: ma caverne est un bon port. Et j'aimerais bien à remettre sur terre ferme et sur des jambes solides tous ceux qui sont tristes.
 
Mais
Mais qui donc t'enlèverait ta mélancolie des épaules? Je suis trop faible pour cela. En vérité, nous pourrions attendre longtemps jusqu'à ce que quelqu'un te ressuscite ton Dieu.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/369]]==
qui donc t'enlèverait ta mélancolie des épaules? Je suis trop faible pour cela. En vérité, nous pourrions attendre longtemps jusqu'à ce que quelqu'un te ressuscite ton Dieu.
 
Car ce Dieu ancien ne vit plus: il est foncièrement mort, celui-là."
Ligne 6 515 ⟶ 6 563 :
LE PLUS LAID DES HOMMES
 
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/370]]==
 
- Et de nouveau Zarathoustra erra par les monts et les forêts et ses yeux cherchaient sans cesse, mais nulle part ne se montrait celui qu'il voulait voir, le désespéré à qui la grande douleur arrachait ces cris de détresse. Tout le long de la route cependant, il jubilait dans son coeur et était plein de reconnaissance. "Que de bonnes choses m'a données cette journée, disait-il, pour me dédommager de l'avoir si mal commencée! Quels singuliers interlocuteurs j'ai trouvés!
Ligne 6 521 ⟶ 6 570 :
 
Mais à un tournant de route que dominait un rocher, soudain le paysage changea, et Zarathoustra entra dans le royaume de la mort. Là se dressaient de noirs et de rouges récifs: et il n'y avait ni herbe, ni arbre, ni chant d'oiseau. Car c'était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes fauves; seule une espèce de gros serpents verts, horrible à voir, venait y mourir lorsqu'elle devenait vieille. C'est pourquoi les pâtres appelaient cette vallée: Mort-des-Serpents.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/371]]==
 
Zarathoustra, cependant, s'enfonça en de noirs souvenirs, car il lui semblait s'être déjà trouvé dans cette vallée. Et un lourd accablement s'appesantit sur son esprit: en sorte qu'il se mit à marcher lentement et toujours plus lentement, jusqu'à ce qu'il finit par s'arrêter. Mais alors, comme il ouvrait les yeux, il vit quelque chose qui était assis au bord du chemin, quelque chose qui avait figure humaine et qui pourtant n'avait presque rien d'humain - quelque chose d'innommable. Et tout d'un coup Zarathoustra fut saisi d'une grande honte d'avoir vu de ses yeux pareille chose: rougissant jusqu'à la racine de ses cheveux blancs, il détourna son regard, et déjà se remettait en marche, afin de quitter cet endroit néfaste. Mais soudain un son s'éleva dans le morne désert: du sol il monta une sorte de glouglou et un gargouillement, comme quand l'eau gargouille et fait glouglou la nuit dans une conduite bouchée; et ce bruit finit par devenir une voix humaine et une parole humaine: - cette voix disait:
Ligne 6 531 ⟶ 6 581 :
 
- Mais lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, - que pensez-vous qu'il se passa en son âme? Il fut pris de compassion; et il s'affaissa tout d'un coup comme un chêne qui, ayant longtemps résisté à la cognée des bûcherons, - s'affaisse soudain lourdement, effrayant ceux-là même qui voulaient l'abattre. Mais déjà il s'était relevé de terre et son visage se faisait dur.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/372]]==
 
"Je te reconnais bien, dit-il d'une voix d'airain: tu es le meurtrier de Dieu. Laisse-moi m'en aller.
Ligne 6 544 ⟶ 6 595 :
Ils me persécutent: maintenant tu es mon suprême refuge. Non qu'ils me poursuivent de leur haine ou de leurs gendarmes: - oh! je me moquerais de pareilles persécutions, j'en serais fier et joyeux!
 
Les plus beaux succès ne furent-ils pas jusqu'ici pour ceux qui furent le mieux persécutés? Et celui qui poursuit bien apprend aisément à suivre: - aussi bien n'est-il pas déjà - par derrière! Mais c'est leur compassion - c'est leur compassion que je fuis et c'est contre elle que je cherche un refuge chez toi. O Zarathoustra, protège-moi, toi mon suprême refuge, toi le seul qui m'aies deviné: -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/373]]==
tu as deviné ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu. Reste! Et si tu veux t'en aller, voyageur impatient: ne prends pas le chemin par lequel je suis venu. Ce chemin est mauvais.
 
M'en veux-tu de ce que, depuis trop longtemps, j'écorche ainsi mes mots? De ce que déjà je te donne des conseils? Mais sache-le, c'est moi, le plus laid des hommes, - celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où moi j'ai passé, le chemin est mauvais. Je défonce et je détruis tous les chemins.
Ligne 6 557 ⟶ 6 610 :
 
Mais c'est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd'hui pour la vertu par excellence, la compassion: ils n'ont point de respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/374]]==
 
Mon regard passe au-dessus de tous ceux-là, comme le regard du chien domine les dos des grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des êtres petits, gris et laineux, pleins de bonne volonté et d'esprit moutonnier.
Ligne 6 572 ⟶ 6 626 :
Tu as mis les hommes en garde contre son erreur, tu fus le premier à mettre en garde contre la pitié - parlant non pas pour tout le monde ni pour personne, mais pour toi et ton espèce.
 
Tu as honte de la honte des grandes souffrances; et, en vérité, quand tu dis: "C'est de la compassion que s'élève un grand nuage, prenez garde, ô humains!" -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/375]]==
quand tu enseignes: "Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié": ô Zarathoustra, comme tu me sembles bien connaître les signes du temps!
 
Mais toi-même - garde-toi de ta -propre- pitié! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui se noient et qui gèlent. -
Ligne 6 589 ⟶ 6 645 :
 
"Etre innommable, dit-il, tu m'as détourné de suivre ton chemin. Pour te récompenser, je te recommande le mien. Regarde, c'est là-haut qu'est la caverne de Zarathoustra.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/376]]==
 
Ma caverne est grande et profonde et elle a beaucoup de recoins; le plus caché y trouve sa cachette. Et près de là il y a cent crevasses et cent réduits pour les animaux qui rampent, qui voltigent et qui sautent.
Ligne 6 610 ⟶ 6 667 :
LE MENDIANT VOLONTAIRE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/377]]==
 
 
Ligne 6 620 ⟶ 6 678 :
Mais comme il regardait autour de lui cherchant des consolateurs de sa solitude: voici, il aperçut des vaches rassemblées sur une hauteur; c'étaient elles dont le voisinage et l'odeur avaient réchauffé son coeur. Ces vaches cependant semblaient suivre avec attention un discours qu'on leur tenait et elles ne prenaient point garde au nouvel arrivant.
 
Mais quand Zarathoustra fur arrivé tout près d'elles, il
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/378]]==
entendit distinctement qu'une voix d'hommes s'élevait de leur milieu; et il était visible qu'elles avaient toutes la tête tournée du côté de leur interlocuteur.
 
Alors Zarathoustra gravit en toute hâte la hauteur et il dispersa les animaux, car il craignait qu'il ne fût arrivé là quelque malheur que la compassion des vaches aurait difficilement pu réparer. Mais en cela il s'était trompé; car, voici, un homme était assis par terre et semblait vouloir persuader aux bêtes de n'avoir point peur de lui. C'était un homme pacifique, un doux prédicateur de montagnes, dont les yeux prêchaient la bonté même. "Que cherches-tu ici?" s'écria Zarathoustra avec stupéfaction.
Ligne 6 631 ⟶ 6 691 :
 
Et, en vérité, quand bien même l'homme gagnerait le monde entier, s'il n'apprenait pas cette seule chose, je veux dire de ruminer, à quoi tout le reste lui servirait-il! Car il ne se déferait point de sa grande affliction, - de sa grande affliction qui s'appelle aujourd'hui dégoût: et qui donc n'a pas aujourd'hui du dégoût plein le coeur, plein la bouche, plein les yeux? Toi aussi! Toi aussi! Mais vois donc ces vaches!" -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/379]]==
 
Ainsi parla le prédicateur de la montagne, puis il tourna son regard vers Zarathoustra, - car jusqu'ici ses yeux étaient restés attachés avec amour sur les vaches: - mais soudain son visage changea. "Quel est celui à qui je parle? s'écria-t-il effrayé en se levant soudain de terre.
Ligne 6 645 ⟶ 6 706 :
 
"Surtout de nos jours, répondit le mendiant volontaire: aujourd'hui où tout ce qui est bas s'est soulevé, farouche et orgueilleux de son espèce: l'espèce populacière.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/380]]==
 
Car, tu le sais bien, l'heure est venue pour la grande insurrection de la populace et des esclaves, l'insurrection funeste, longue et lente: elle grandit et grandit toujours!
Ligne 6 657 ⟶ 6 719 :
 
"Pourquoi me tentes-tu? Répondit celui-ci. Tu le sais encore mieux que moi. Qu'est-ce donc qui m'a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra? N'était-ce pas le dégoût de nos plus riches? - de ces forçats de la richesse, qui, l'oeil froid, le coeur dévoré de pensées de lucre, savent tirer profit de chaque tas d'ordure - de toute cette racaille dont l'ignominie crie vers le ciel, - de cette populace dorée et falsifiée, dont les ancêtres avaient les doigts crochus, vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse: - car ils ne diffèrent guère des prostituées. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/381]]==
 
Populace en haut! Populace en bas! Qu'importe aujourd'hui encore les "pauvres" et les "riches"! J'ai désappris de fair cette distinction et je me suis enfui, bien loin, toujours plus loin, jusqu'à ce que je sois venu auprès de ces vaches."
Ligne 6 672 ⟶ 6 735 :
Ces vaches, à vrai dire, l'emportent sur tous en cet art: elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s'abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le coeur."
 
- "
- " Eh bien! dit Zarathoustra : tu devrais voir aussi mes animaux, mon aigle et mon serpent, - ils n'ont pas aujourd'hui leur pareil sur la terre.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/382]]==
Eh bien! dit Zarathoustra : tu devrais voir aussi mes animaux, mon aigle et mon serpent, - ils n'ont pas aujourd'hui leur pareil sur la terre.
 
Regarde, voici le chemin qui conduit à ma caverne: sois son hôte pour cette nuit. Et parle, avec mes animaux, du bonheur des animaux, - jusqu'à ce que je rentre moi-même. Car à présent un cri de détresse m'appelle en hâte loin de toi. Tu trouves aussi chez moi du miel nouveau, du miel de ruches dorées d'une fraîcheur glaciale: mange-le!
Ligne 6 686 ⟶ 6 751 :
L'OMBRE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/383]]==
 
 
Ligne 6 696 ⟶ 6 762 :
Ainsi parlait Zarathoustra à son coeur en se sauvant. Mais celui qui était derrière lui le suivait: en sorte qu'ils étaient trois à courir l'un derrière l'autre, d'abord le mendiant volontaire, puis Zarathoustra et en troisième et dernier lieu son ombre. Mais ils ne couraient pas encore longtemps de la sorte que déjà Zarathoustra prenait conscience de sa folie, et d'un seul coup secouait loin de lui tout son dépit et tous son dégoût.
 
"Eh quoi!
"Eh quoi! s'écria-t-il, les choses les plus étranges n'arrivèrent-elles pas de tout temps chez nous autres vieux saints et solitaires?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/384]]==
s'écria-t-il, les choses les plus étranges n'arrivèrent-elles pas de tout temps chez nous autres vieux saints et solitaires?
 
En vérité, ma folie a grandi dans les montagnes! Voici que j'entends sonner, les unes derrière les autres, six vieilles jambes de fous!
Ligne 6 712 ⟶ 6 780 :
Eh quoi! Faut-il donc que je sois toujours en route? toujours instable, entraîné par le tourbillon de tous les vents? O terre, tu devins pour moi trop ronde!
 
Je me suis posé déjà
Je me suis posé déjà sur toutes les surface; pareil à de la poussière fatiguée, je me suis endormi sur les glaces et les vitres. Tout me prend de ma substance, nul ne me donne rien, je me fais mince, - peu s'en faut que je ne sois comme une ombre.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/385]]==
sur toutes les surface; pareil à de la poussière fatiguée, je me suis endormi sur les glaces et les vitres. Tout me prend de ma substance, nul ne me donne rien, je me fais mince, - peu s'en faut que je ne sois comme une ombre.
 
Mais c'est toi, ô Zarathoustra, que j'ai le plus longtemps suivi et poursuivi, et, quoique je me sois caché de toi, je n'en étais pas moins ton ombre la plus fidèle: partout où tu te posais je me posais aussi.
Ligne 6 727 ⟶ 6 797 :
 
Hélas! qu'ai je fait de toute bonté, de toute pudeur, et de toute fois en les bons! Hélas! où est cette innocence mensongère que je possédais jadis, l'innocence des bons et de leurs nobles mensonges!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/386]]==
 
Trop souvent, vraiment, j'ai suivi la vérité sur les talons: alors elle me frappait au visage. Quelquefois je croyais mentir, et voici, c'est alors seulement que je touchais - à la vérité.
Ligne 6 747 ⟶ 6 818 :
 
Ce n'est pas un mince péril que tu cours, esprit libre et voyageur! Tu as un mauvais jour: prends garde à ce qu'il ne soit pas suivi d'un plus mauvais soir!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/387]]==
 
Des vagabonds comme toi finissent par se sentir bienheureux même dans une prison. As-tu jamais vu comment dorment les criminels en prison? Ils dorment en paix, ils jouissent de leur sécurité nouvelle.
Ligne 6 766 ⟶ 6 838 :
EN PLEIN MIDI
 
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/388]]==
 
- Et Zarathoustra se remit à courir et à courir encore, mais il ne trouva plus personne. Il demeurait seul, et il ne faisait toujours que se trouver
lui-même. Alors il jouit de sa solitude, il savoura sa solitude et il pensa à de bonnes choses - pendant des heures entières. A l'heure de midi cependant, lorsque le soleil se trouva tout juste au-dessus de la tête de Zarathoustra, il passa devant un vieil arbre chenu et noueux qui était entièrement embrassé par le riche amour d'un cep de vigne, de telle sorte que l'on n'en voyait pas le tronc: de cet arbre pendaient des raisins jaunes, s'offrant au voyageur en abondance. Alors Zarathoustra eut envie d'étancher sa soif légère en détachant une grappe de raisin, et comme il étendait déjà la main pour la saisir, un autre désir, plus violent encore, s'empara de lui: le désir de se coucher au pied de l'arbre, à l'heure du plein midi, pour dormir.
 
C'est ce que fit Zarathoustra; et aussitôt qu'il fut étendu par terre, dans le silence et le secret de l'herbe multicolore, sa légère soif était déjà oubliée et il s'endormit. Car, comme dit le proverbe de Zarathoustra: "Une chose est plus nécessaire que l'autre." Ses yeux cependant restèrent ouverts: - car il ne se fatiguait point de regarder et de louer l'arbre et l'amour du cep de vigne.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/389]]==
Mais, en s'endormant, Zarathoustra parla ainsi à son coeur:
 
Silence! Silence! Le monde ne vient-il pas de s'accomplir? Que m'arrive-t-il donc?
Ligne 6 786 ⟶ 6 861 :
Comme une barque s'allonge et se presse contre la terre: - car alors il suffit qu'une araignée tisse son fil de la terre jusqu'à elle, sans qu'il soit besoin de corde plus forte.
 
Comme une barque fatiguée, dans la baie la plus calme: ainsi, moi aussi, je repose maintenant près de la
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/390]]==
terre fidèle, plein de confiance et dans l'attente, attaché à la terre par les fils les plus légers.
 
O bonheur! O bonheur! Que ne chantes-tu pas, ô mon âme? Tu es couchée dans l'herbe. Mais voici l'heure secrète et solennelle, où nul berger je joue de la flûte.
Ligne 6 803 ⟶ 6 880 :
 
- Comment? Le monde me vient-il pas de s'accomplir? Rond et mûr? O balle ronde et dorée - où va-t-elle s'envoler? Est-ce que je lui cours après! Chutt!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/391]]==
 
Silence -" (et en cet endroit Zarathoustra s'étira et il sentit qu'il dormait.)
Ligne 6 820 ⟶ 6 898 :
Quand boiras-tu cette goutte de rosée qui est tombée sur toutes les choses de ce monde, - quand boiras-tu cette âme singulière - quand cela, puits de l'éternité! joyeux abîme de midi qui fait frémir! quand absorberas-tu mon âme en toi?
 
Ainsi parlait Zarathoustra et il
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/392]]==
se leva de sa couche au pied de l'arbre, comme d'une ivresse étrange, et voici le soleil était encore au-dessus de sa tête. On pourrait en conclure, avec raison, que ce jour-là Zarathoustra n'avait pas dormi longtemps.
 
LA SALUTATION
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/393]]==
 
 
Il était déjà très tard dans l'après-midi, lorsque Zarathoustra, après de longues recherches infructueuses et de vaines courses, revint à sa caverne. Mais lorsqu'il se trouva en face d'elle, à peine éloigné de vingt pas, il arriva ce à quoi il s'attendait le moins à ce moment: il entendit de nouveau le grand cri de détresse. Et, chose étrange! à ce moment le cri venait de sa propre caverne. Mais c'était un long cri, singulier et multiple, et Zarathoustra distinguait parfaitement qu'il se composait de beaucoup de voix: quoique, à distance, il ressemblât au cri d'une seule bouche.
 
Alors Zarathoustra s'élança vers sa caverne et quel ne fut pas le spectacle qui l'attendait après ce concert! Car ils étaient tous assis les uns près des autres, ceux auprès desquels il avait passé dans la journée: le roi de droite et le roi de gauche, le vieil enchanteur, le pape, le mendiant volontaire, l'ombre, le consciencieux de l'esprit, le triste devin et l'âne; le plus laid des hommes cependant s'était mis une couronne sur la tête et avait ceint deux écharpes de pourpre, - car il aimait à se déguiser et à faire le beau, comme tous ceux qui sont laids. Mais au milieu de cette triste compagnie, l'aigle de Zarathoustra était debout, inquiet et les plumes hérissées, car il devait
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/394]]==
répondre à trop de choses auxquelles sa fierté n'avait pas de réponse; et le serpent rusé s'était enlacé autour de son cou.
 
C'est avec un grand étonnement que Zarathoustra regarda tout cela; puis il dévisagea l'un après l'autre chacun de ses hôtes, avec une curiosité bienveillante, lisant dans leurs âmes et s'étonnant derechef. Pendant ce temps, ceux qui étaient réunis s'étaient levés de leur siège, et ils attendaient avec respect que Zarathoustra prît la parole. Zarathoustra cependant parla ainsi:
Ligne 6 836 ⟶ 6 919 :
Il me semble pourtant que vous vous entendez très mal, vos coeurs se rendent moroses les uns les autres lorsque vous vous trouvez réunis ici, vous qui poussez des cris de détresse? Il fallut d'abord qu'il vînt quelqu'un, - quelqu'un qui vous fît rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette étourdie, quelque vieux fou: - que vous en semble?
 
Pardonnez-moi donc, vous qui désespérez, que je parle devant vous avec des paroles aussi puériles, indignes, en vérité, de pareils hôtes! Mais vous ne devinez pas ce qui rend mon coeur pétulant: -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/395]]==
c'est vous-mêmes et le spectacle que vous m'offrez, pardonnez-moi! Car en regardant un désespéré chacun reprend courage. Pour consoler un désespéré - chacun se croit assez fort.
 
C'est à moi-même que vous avez donné cette force, - un don précieux, ô mes hôtes illustres! Un véritable présent d'hôtes! Eh bien, ne soyez pas fâchés si je vous offre aussi de ce qui m'appartient.
Ligne 6 849 ⟶ 6 934 :
 
"A la façon dont tu nous as présenté ta main et ton salut, ô Zarathoustra, nous reconnaissons que tu es Zarathoustra. Tu t'es abaissé devant nous; un peu plus tu aurais blessé notre respect - : mais qui donc saurait comme toi s'abaisser avec une telle fierté? Ceci nous redresse nous-mêmes, réconfortant nos yeux et nos coeurs.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/396]]==
 
Rien que pour en être spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus hautes que celle-ci. Car nous sommes venus, avides de spectacle, nous voulions voir ce qui rend clair des yeux troubles.
Ligne 6 863 ⟶ 6 949 :
 
Et tous ceux à qui tu as jamais distillé dans l'oreille ton miel et ta chanson: tous ceux qui sont cachés, solitaires et solitaires à deux, ils ont tout à coup dit à leur coeur:
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/397]]==
 
"Zarathoustra vit-il encore? Il ne vaut plus la peine de vivre. Tout est égal, tout en vain: à moins que - nous ne vivions avec Zarathoustra!"
Ligne 6 876 ⟶ 6 963 :
Ainsi parlait le roi de droite en saisissant la main de Zarathoustra pour l'embrasser; mais Zarathoustra se défendit de sa vénération et se recula effrayé, silencieux, et fuyant soudain comme dans le lointain. Mais, après peu d'instants, il fut de nouveau de retour auprès de ses hôtes et, les regardant avec des yeux clairs et scrutateurs, il dit:
 
"Hommes
"Hommes supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et clairement. Ce n'est pas vous que j'attendais dans ces montagnes."
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/398]]==
supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et clairement. Ce n'est pas vous que j'attendais dans ces montagnes."
 
("Allemand et clairement?" Que Dieu ait pitié! dit alors à part lui le roi de gauche; on voit qu'il ne connaît pas ces bons Allemands, ce sage d'Orient! Mais il veut dire "allemand et grossièrement" - eh bien! Ce n'est pas là ce qu'il y a de plus mauvais aujourd'hui!")
Ligne 6 891 ⟶ 6 980 :
 
Aussi bien n'êtes-vous pas assez beaux à mon gré, ni d'assez bonne race. J'ai besoin de miroirs purs et lisses pour recevoir ma doctrine; reflétée par votre surface, ma propre image serait déformée.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/399]]==
 
Sur vos épaules pèsent maint fardeau, maint souvenir: et maint kobold méchant se tapit en vos recoins. En vous aussi il y a encore de la populace cachée. Bien que bons et de bonne race, vous êtes tors et difformes à maints égards, et il n'est pas de forgeron au monde qui pût vous rajuster et vous redresser.
Ligne 6 901 ⟶ 6 991 :
 
- Non, non! Trois fois non! J'en attends d'autres ici sur ces montagnes et je ne veux point, sans eux, porter mes pas loin d'ici, - d'autres qui seront plus grands, plus forts, plus victorieux, des hommes plus joyeux, bâtis d'aplomb et carrés de la tête à la base: il faut qu'ils viennent, les lions rieurs!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/400]]==
 
O mes hôtes, hommes singuliers, - n'avez-vous pas encore entendu parler de mes enfants? et dire qu'ils sont en route pour venir vers moi?
Ligne 6 911 ⟶ 7 002 :
 
LA CÈNE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/401]]==
CÈNE
 
 
Ligne 6 927 ⟶ 7 020 :
"Personne ne s'est souvenu de la crainte de mourir de soif, continua le devin. Et, bien que j'entende ruiseler l'eau, comme les discours de la sagesse, abondamment et infatigablement: moi, je - veux du vin!
 
Tout le monde
Tout le monde n'est pas, comme Zarathoustra, buveur d'eau invétéré. L'eau n'est pas bonne non plus pour les gens fatigués et flétris: nous avons besoin de vin, - le vin seul amène une guérison subite et une santé improvisée!"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/402]]==
n'est pas, comme Zarathoustra, buveur d'eau invétéré. L'eau n'est pas bonne non plus pour les gens fatigués et flétris: nous avons besoin de vin, - le vin seul amène une guérison subite et une santé improvisée!"
 
A cette occasion, tandis que le devin demandait du vin, il arriva que le roi de gauche, le roi silencieux, prit, lui aussi, la parole. "Nous avons pris soin du vin, dit-il, moi et mon frère, le roi de droite: nous avons assez de vin, - toute une charge, il ne manque donc plus que de pain."
Ligne 6 940 ⟶ 7 035 :
 
"Écoutez-moi donc ce viveur de Zarathoustra! dit-il en plaisantant: va-t-on dans les cavernes et sur les hautes montagnes pour faire un pareil festin?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/403]]==
 
Maintenant, en vérité, je comprends ce qu'il nous enseigna jadis: "Bénie soit la petite pauvreté!" Et je comprends aussi pourquoi il veut supprimer les mendiants."
Ligne 6 957 ⟶ 7 053 :
DE L'HOMME SUPÉRIEUR
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/404]]==
 
 
Ligne 6 973 ⟶ 7 070 :
 
Devant Dieu! - Mais maintenant ce Dieu est mort. Devant la populace, cependant, nous ne voulons pas être égaux. Hommes supérieurs, éloignez-vous de la place publique!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/405]]==
 
 
Ligne 6 997 ⟶ 7 095 :
 
Vous avez méprisé, ô hommes supérieurs, c'est ce qui me fait espérer. Car les grands méprisants sont aussi les grands vénérateurs.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/406]]==
 
Vous avez désespéré, c'est ce qu'il y a lieu d'honorer en vous. Car vous n'avez pas appris comment vous pourriez vous rendre, vous n'avez pas appris les petites prudences.
Ligne 7 011 ⟶ 7 110 :
 
Et désespérez plutôt que de vous rendre. Et, en vérité, je vous aime, parce que vous ne savez pas vivre aujourd'hui, ô hommes supérieurs! Car c'est ainsi que vous vivez - le mieux!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/407]]==
 
 
Ligne 7 032 ⟶ 7 132 :
 
Ces sortes de choses cependant ne sont point dites pour les longues oreilles: toute parole ne convient point à toute gueule. Ce sont là des choses subtiles et lointaines: les pattes de moutons ne doivent pas les saisir!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/408]]==
 
 
Ligne 7 053 ⟶ 7 154 :
Il ne me suffit pas que la foudre ne nuise plus. Je ne veux point la faire dévier, je veux qu'elle apprenne à travailler - pour moi -
Ma sagesse s'amasse depuis longtemps comme un nuage, elle devient toujours plus tranquille et plus sombre. Ainsi fait toute sagesse qui doit un jour engendrer la foudre. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/409]]==
 
Pour ces hommes d'aujourd'hui je ne veux ni être lumière, ni être appelé lumière. Ceux-là - je veux les aveugler. Foudre de ma sagesse! crève-leur les yeux!
Ligne 7 075 ⟶ 7 177 :
 
Ce que la populace n'a pas appris à croire sans raison, qui pourrait le renverser auprès d'elle par des raisons?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/410]]==
 
Sur la place publique on persuade par des gestes. Mais les raisons rendent la populace méfiante.
Ligne 7 095 ⟶ 7 198 :
 
Quand tu seras arrivé à ton but, quand tu sauteras de ton cheval: c'est précisément sur ta hauteur, homme supérieur, - que tu trébucheras!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/411]]==
 
 
Ligne 7 119 ⟶ 7 223 :
 
Demandez aux femmes: on n'enfante pas parce que cela fait plaisir. La douleur fait caqueter les poules et les poètes.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/412]]==
 
Vous qui créez, il y a en vous beaucoup d'impuretés. Car il vous fallut être mères.
Ligne 7 143 ⟶ 7 248 :
 
Dans la solitude grandit ce que chacun y apporte, même la bête intérieure. Aussi faut-il dissuader beaucoup de gens de la solitude.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/413]]==
 
Y a-t-il eu jusqu'à présent sur la terre quelque chose de plus impur qu'un saint du désert? Autour de pareils êtres le diable n'était pas seul à être déchaîné, - mais aussi le cochon.
Ligne 7 164 ⟶ 7 270 :
 
Quoi d'étonnant aussi que vous soyez manqués, que vous ayez réussi à moitié, vous qui êtes à moitié brisés! L'avenir de l'homme ne se presse et ne se pousse-t-il pas en vous?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/414]]==
 
Ce que l'homme a de plus lointain, de plus profond, sa hauteur d'étoiles et sa force immense: tout cela ne se heurte-t-il pas en écumant dans votre marmite?
Ligne 7 186 ⟶ 7 293 :
 
Et lui-même n'aimait pas assez: autrement il aurait été moins courroucé qu'on ne l'aimât pas. Tout grand amour ne veut pas l'amour: il veut davantage.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/415]]==
 
Ecartez-vous du chemin de tous ces intolérants! C'est là une espèce pauvre et malade, une espèce populacière: elle jette un regard malin sur cette vie, elle a le mauvais oeil pour cette terre.
Ligne 7 204 ⟶ 7 312 :
 
Élevez vos coeurs, mes frères, haut, plus haut! Et n'oubliez pas non plus vos jambes! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela: vous vous tiendrez aussi sur la tête!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/416]]==
 
 
Ligne 7 224 ⟶ 7 333 :
 
Désapprenez donc la mélancolie et toutes les tristesses de la populace! O comme les arlequins populaires me paraissent tristes aujourd'hui! Mais cet aujourd'hui appartient à la populace.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/417]]==
 
 
Ligne 7 242 ⟶ 7 352 :
 
LE CHANT DE LA MÉLANCOLIE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/418]]==
MÉLANCOLIE
 
 
Ligne 7 255 ⟶ 7 367 :
 
- Et Zarathoustra dit encore une fois: "Je vous aime, mes animaux!" L'aigle et le serpent cependant se pressèrent contre lui, tandis qu'il prononçait ces paroles et leurs regards s'élevèrent vers lui. Ainsi ils se tenaient ensemble tous les trois, silencieusement, aspirant le bon air les uns auprès des autres. Car là-dehors l'air était meilleur que chez les hommes supérieurs.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/419]]==
 
 
Ligne 7 267 ⟶ 7 380 :
 
Je vous connais, ô hommes supérieurs, je le connais, - je le connais aussi, ce lutin que j'aime malgré moi, ce Zarathoustra: il me semble le plus souvent semblables à une belle larve de saint, - semblable à un nouveau déguisement singulier, où se plaît mon esprit mauvais, le démon de mélancolie: - souvent il me semble que j'aime Zarathoustra à cause de mon mauvais esprit. -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/420]]==
 
Mais déjà il s'empare de moi et il me terrasse, ce mauvais esprit, cet esprit de mélancolie, ce démon du crépuscule: et en vérité, ô hommes supérieurs, il est pris d'une envie - ouvrez les yeux! - il est pris d'une envie de venir nu, en homme ou en femme, je ne le sais pas encore: mais il vient, il me terrasse, malheur à moi! ouvrez vos sens!
Ligne 7 292 ⟶ 7 406 :
au travers des arbres noirs, couraient autour de toi,
des rayons de soleil, ardents et éblouissants, malicieux.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/421]]==
 
"Le prétendant de la vérité? toi? - ainsi se moquaient-ils -
Ligne 7 328 ⟶ 7 443 :
reniflant dans toutes les forêts vierges,
reniflant d'envie et de désirs!
Ah!
Ah! que tu coures dans les forêts vierges,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/422]]==
que tu coures dans les forêts vierges,
parmi les fauves bigarrés,
bien portant, colorié et beau comme le péché,
Ligne 7 362 ⟶ 7 479 :
tel Dieu, comme un agneau -:
Déchirer Dieu dans l'homme,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/423]]==
comme l'agneau dans l'homme,
rire en le déchirant -
Ligne 7 394 ⟶ 7 512 :
DE LA SCIENCE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/424]]==
 
 
Ligne 7 403 ⟶ 7 522 :
 
Ainsi parlait le consciencieux; mais le vieil enchanteur regardait autour de lui, jouissant de sa victoire, ce qui faisait rentrer en lui le dépit que lui causait le consciencieux. "Tais-toi, dit-il d'une voix modeste, de bonnes chansons veulent avoir de bons échos; après de bonnes chansons, il faut se taire longtemps.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/425]]==
 
C'est ainsi qu'ils font tous, ces hommes supérieurs. Mais toi tu n'as probablement pas compris grand'chose à mon poème? En toi il n'y a rien moins qu'un esprit enchanteur."
Ligne 7 414 ⟶ 7 534 :
Et, en vérité, nous avons assez parlé et pensé ensemble, avant que Zarathoustra revînt à sa taverne, pour que je sache que nous sommes différents.
 
Nous cherchons des choses différentes, là-haut aussi, vous et moi. Car moi je cherche plus de certitude, c'est pourquoi je suis venu auprès de Zarathoustra. Car c'est lui qui est le rempart le plus solide et la volonté la plus dure - aujourd'hui que tout chancelle, que la terre tremble. Mais vous autres, quand je vois les yeux que vous faites, je croirais presque que vous cherchez plus d'incertitude, - plus de frissons, plus de dangers, plus de tremblements de terre. Il me semble presque que vous ayez envie, pardonnez-moi ma présomption, ô hommes supérieurs -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/426]]==
envie de la vie la plus inquiétante et la plus dangereuse, qui m'inspire le plus de crainte à moi, la vie des bêtes sauvages, envie de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de labyrinthes.
 
Et ce ne sont pas ceux qui vous conduisent hors du danger qui vous plaisent le plus, ce sont ceux qui vous éconduisent, qui vous éloignent de tous les chemins, les séducteurs. Mais si de telles envies sont véritables en vous, elles me paraissent quand même impossibles.
Ligne 7 426 ⟶ 7 548 :
Ainsi parlait le consciencieux; mais Zarathoustra, qui rentrait au même instant dans sa caverne et qui avait entendu et deviné la dernière partie du discours, jeta une poignée de roses au consciencieux en riant de ses "vérités". "Comment! s'écria-t-il, qu'est-ce que je viens d'entendre? En vérité, il me semble que tu es fou ou bien que je le suis moi-même: et je me hâte de placer ta vérité sur la tête d'un seul coup.
 
Car la crainte - est notre exception. Le courage cependant, l'esprit d'aventure et la joie de l'incertain, de ce qui
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/427]]==
n'a pas encore été hasardé, - le courage, voilà ce qui me semble toute l'histoire primitive de l'homme.
 
Il a eu envie de toutes les vertues des bêtes les plus sauvages et les plus courageuses, et il les leur a arrachées: ce n'est qu'ainsi qu'il est devenu homme.
Ligne 7 442 ⟶ 7 566 :
Celui-là - aime ses ennemis: c'est lui qui connaît le mieux cet art, parmi tous ceux que j'ai rencontrés. Mais il s'en venge - sur ses amis!"
 
Ainsi parlait
Ainsi parlait le vieil enchanteur, et les hommes supérieurs l'acclamèrent: en sorte que Zarathoustra se mit à circuler dans sa caverne, secouant les mains de ses amis avec méchanceté et amour, - comme quelqu'un qui a quelque chose à excuser et à réparer auprès de chacun. Mais lorsqu'il arriva à la porte de sa caverne, voici, il eut de nouveau envie du bon air qui régnait dehors et de ses animaux, - et il voulut se glisser dehors.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/428]]==
le vieil enchanteur, et les hommes supérieurs l'acclamèrent: en sorte que Zarathoustra se mit à circuler dans sa caverne, secouant les mains de ses amis avec méchanceté et amour, - comme quelqu'un qui a quelque chose à excuser et à réparer auprès de chacun. Mais lorsqu'il arriva à la porte de sa caverne, voici, il eut de nouveau envie du bon air qui régnait dehors et de ses animaux, - et il voulut se glisser dehors.
 
Ligne 7 450 ⟶ 7 576 :
1.
 
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/429]]==
 
"Ne t'en vas pas! dit alors le voyageur qui s'appelait l'ombre de Zarathoustra, reste auprès de nous, - autrement la vieille et lourde affliction pourrait de nouveau s'emparer de nous.
Ligne 7 459 ⟶ 7 586 :
Tu nous as nourris de fortes nourritures humaines et de maximes fortifiantes: ne permets pas que, pour le dessert, les esprits de mollesse, les esprits efféminés nous surprennent de nouveau!
 
Toi
Toi seul, tu sais rendre autour de toi l'air fort et pur! Ai-je jamais trouvé sur la terre un air aussi pur, que chez toi dans ta caverne?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/430]]==
seul, tu sais rendre autour de toi l'air fort et pur! Ai-je jamais trouvé sur la terre un air aussi pur, que chez toi dans ta caverne?
 
J'ai pourtant vu bien des pays, mon nez a appris à examiner et à évaluer des airs multiples: mais c'est auprès de toi que mes narines éprouvent leur plus grande joie!
Ligne 7 471 ⟶ 7 600 :
Vous ne vous doutez pas combien elles étaient charmantes, lorsqu'elles ne dansaient pas, assises avec des arts profonds, mais sans pensées, comme de petits secrets, comme des énigmes enrubannées, comme des noix d'après dîner - diaprées et étranges, en vérité! mais sans nuages: telles des énigmes qui se laissent deviner: c'est en l'honneur des ces petites filles qu'alors j'ai inventé mon psaume d'après dîner."
 
Ainsi parlait le voyageur qui s'appelait l'ombre de Zarathoustra; et, avant que quelqu'un ait eu le temps de répondre, il avait déjà saisi la harpe du vieil enchanteur, et il regardait autour de lui, calme et sage, en croisant les jambes: - mais de ses narines il absorbait l'air, lentement et comme pour interroger, comme quelqu'un
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/431]]==
qui, dans les pays nouveaux, goûte de l'air nouveau. Puis il commença à chanter avec une sorte de hurlement:
 
 
Ligne 7 504 ⟶ 7 635 :
au fond, en passant au travers - parmi vous,
vous mes délicieuses amies! Selah.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/432]]==
 
Gloire, gloire, à cette baleine,
Ligne 7 539 ⟶ 7 671 :
cerné par vous,
petites chattes, jeunes filles,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/433]]==
muettes et pleines d'appréhensions,
Doudou et Souleika
Ligne 7 573 ⟶ 7 706 :
s'est tenue trop longtemps, dangereusement longtemps,
toujours et toujours sur une jambe?
-
- elle en oublia, comme il me semble,
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/434]]==
elle en oublia, comme il me semble,
l'autre jambe!
Car c'est en vain que j'ai cherché
Ligne 7 607 ⟶ 7 742 :
- Ou bien faudrait-il
peut-être ici
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/435]]==
quelque chose de fortifiant, fortifiant le coeur?
Une maxime embaumée?
Ligne 7 632 ⟶ 7 768 :
 
LE RÉVEIL
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/436]]==
RÉVEIL
 
 
Ligne 7 647 ⟶ 7 785 :
 
Mais qu'importe! Ce sont de vieilles gens: ils guérissent à leur manière, ils rient à leur manière; mes oreilles ont supporté de pires choses sans en devenir moroses.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/437]]==
 
Cette journée est une victoire: il recule déjà, il fuit l'esprit de la lourdeur, mon vieil ennemi mortel! Comme elle va bien finir cette journée qui a si mal et si malignement commencé!
Ligne 7 666 ⟶ 7 805 :
Le dégoût quitte ces hommes supérieurs: eh bien! cela est ma victoire. Dans mon royaume, ils se sentent en sécurité, toute honte bête s'enfuit, ils s'épanchent.
 
Ils é
Ils épanchent leurs coeurs, des heures bonnes leur reviennent, ils chôment et ruminent de nouveau, - ils deviennent reconnaissants.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/438]]==
panchent leurs coeurs, des heures bonnes leur reviennent, ils chôment et ruminent de nouveau, - ils deviennent reconnaissants.
 
C'est ce que je considère comme le meilleur signe, ils deviennent reconnaissants. A peine un court espace de temps se sera-t-il écoulé qu'ils inventeront des fêtes et élèveront des monuments commémoratifs à leurs joies anciennes.
Ligne 7 681 ⟶ 7 822 :
 
 
"Ils sont tous redevenus pieux, ils prient, ils sont fous!" - dit-il en s'étonnant au delà de toute mesure. Et, en vérité, tous ces hommes supérieurs, les deux rois, le pape hors de service, le sinistre enchanteur, le mendiant volontaire, le voyageur et l'ombre, le vieux devin, le consciencieux de l'esprit et le plus laid des hommes: ils étaient tous prosternés sur leurs genoux, comme les enfants et les
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/439]]==
vieilles femmes fidèles, ils étaient prosternés en adorant l'âne. Et déjà le plus laid des hommes commençait à gargouiller et à souffler, comme si quelque chose d'inexprimable voulait sortir de lui; cependant lorsqu'il finit enfin par parler réellement, voici, ce qu'il psalmodiait était une singulière litanie pieuse, en l'honneur de l'âne adoré et encensé. Et voici quelle fut cette litanie:
 
Amen! Honneur et gloire et sagesse et reconnaissance et louanges et forces soient à notre Dieu, d'éternité en éternité!
Ligne 7 702 ⟶ 7 845 :
 
- Et l'âne de braire I-A.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/440]]==
 
Tu suis des chemins droits et des chemins détournés; ce que les hommes appellent droit ou détourné t'importe peu. Ton royaume est par delà le bien et le mal. C'est ton innocence de ne point savoir ce que c'est que l'innocence.
Ligne 7 716 ⟶ 7 860 :
 
LA
LA FÊTE DE L'ANE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/441]]==
FÊTE DE L'ANE
 
 
Ligne 7 732 ⟶ 7 878 :
Plutôt adorer Dieu sous cette forme que de ne point l'adorer du tout! Réfléchis à cette parole, mon éminent ami: tu devineras vite que cette parole renferme de la sagesse.
 
Celui qui a dit: "Dieu est esprit" - a fait jusqu'à présent sur la terre le plus grand pas et le plus
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/442]]==
grand bond vers l'incrédulité: ce ne sont pas là des paroles faciles à réparer sur la terre!
 
Mon vieux coeur saute et bondit de ce qu'il y ait encore quelque chose à adorer sur la terre. Pardonne, ô Zarathoustra, à un vieux coeur de pape pieux!" -
Ligne 7 752 ⟶ 7 900 :
"Et toi aussi, dit Zarathoustra au consciencieux de l'esprit, réfléchis donc et mets ton doigt à ton nez! En cela rien ne gêne-t-il donc ta conscience? Ton esprit n'est-il pas trop propre pour de pareilles adorations et l'encens de pareils bigots?
 
"Il
"Il y a quelque chose dans ce spectacle, répondit le consciencieux, et il mit le doigt à son nez, il y a quelque chose dans ce spectacle qui fait même du bien à ma conscience.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/443]]==
y a quelque chose dans ce spectacle, répondit le consciencieux, et il mit le doigt à son nez, il y a quelque chose dans ce spectacle qui fait même du bien à ma conscience.
 
Peut-être n'ai-je pas le droit de croire en Dieu: mais il est certain que c'est sous cette forme que Dieu me semble le plus digne de foi.
Ligne 7 769 ⟶ 7 919 :
 
Est-ce donc vrai, ce que disent ceux-là, que tu l'as ressuscité? Et pourquoi? N'était-il donc pas avec raison tué et périmé?
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/444]]==
 
C'est toi-même qui me sembles réveillé: qu'as-tu fait? Qu'as-tu interverti? Pourquoi t'es-tu converti? Parle, inexprimable!"
Ligne 7 789 ⟶ 7 940 :
 
Le coeur de chacun de vous tressaillait pourtant de joie et de méchanceté, parce que vous êtes enfin redevenus comme de petits enfants, c'est-à-dire pieux, - parce que vous avez enfin agi de nouveau comme font les petits enfants, parce que vous avez prié, joint les mains et dit "cher bon Dieu"!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/445]]==
 
Mais maintenant quittez cette chambre d'enfants, ma propre caverne, où aujourd'hui tous les enfantillages ont droit de cité. Rafraîchissez dehors votre chaude impétuosité d'enfants et le battement de votre coeur!
Ligne 7 811 ⟶ 7 963 :
LE CHANT D'IVRESSE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/446]]==
 
 
Ligne 7 820 ⟶ 7 973 :
Mais alors il arriva ce qui pendant ce jour stupéfiant et long fut le plus stupéfiant: le plus laid des hommes commença derechef, et une dernière fois, à gargouiller et à souffler et, lorsqu'il eut fini par trouver ses mots, voici une question sortit de sa bouche, une question précise et nette, une question bonne, profonde et claire qui remua le coeur de tous ceux qui l'entendaient.
 
"Mes amis, vous tous qui êtes réunis ici, dit le plus laid des hommes, que vous en semble? A cause de cette
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/447]]==
journée - c'est la première fois de ma vie que je suis content, que j'ai vécu la vie tout entière.
 
Et il me suffit pas d'avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre: Un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour m'apprendre à aimer la terre.
Ligne 7 829 ⟶ 7 984 :
 
Ainsi parlait le plus laid des hommes; mais il n'était pas loin de minuit. Et que pensez-vous qui se passa alors? Dès que les hommes supérieurs entendirent sa question, ils eurent soudain conscience de leur transformation et de leur guérison, et ils comprirent quel était celui qui la leur avait procurée: alors ils s'élancèrent vers Zarathoustra, pleins de reconnaissance, de respect et d'amour, en luis baisant la main, selon la particularité de chacun: de sort que quelques-uns riaient et que d'autres pleuraient. Le vieil enchanteur cependant dansait de plaisir; et si, comme le croient certains conteurs, il était alors ivre de vin doux, il était certainement plus ivre encore de la vie douce, et il avait abdiqué toute lassitude. Il y en a même quelques-uns qui racontent qu'alors l'âne se mit à danser: car ce n'est pas en vain que le plus laid des hommes lui avait donné du vin à boire. Que cela se soit passé, ainsi ou autrement, peu importe; si l'âne n'a pas vraiment dansé ce soir-là, il se passa pourtant alors des choses plus grandes et plus étranges que ne le serait la danse d'un âne. En un mot, comme dit le proverbe de Zarathoustra: "Qu'importe!"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/448]]==
 
 
Ligne 7 838 ⟶ 7 994 :
Et aussitôt il se fit un silence et une quiétude autour de lui; mais de la profondeur on entendait monter lentement le son d'une cloche. Zarathoustra prêtait l'oreille, ainsi que les hommes supérieurs; puis il mit une seconde fois son doigt sur la bouche et il dit de nouveau: "Venez! Venez! il est près de minuit!" - et sa voix s'était transformée. Mais il ne bougeait toujours pas de place: alors il y eut un silence encore plus grand et une plus grande quiétude, et tout le monde écoutait, même l'âne et les animaux d'honneur de Zarathoustra, l'aigle et le serpent, et aussi la caverne de Zarathoustra et la grande lune froide et la nuit elle-même. Zarathoustra, cependant, mit une troisième fois sa main sur la bouche et dit:
 
Venez!
Venez! Venez! Venez! Allons! maintenant il est l'heure: allons dans la nuit!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/449]]==
Venez! Venez! Allons! maintenant il est l'heure: allons dans la nuit!
 
 
Ligne 7 855 ⟶ 8 013 :
 
Malheur à moi! Où a passé le temps? Ne suis-je pas tombé dans des puits profonds? Le monde dort -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/450]]==
 
Hélas! Hélas! Le chien hurle, la lune brille. Je préfère mourir, mourir que de vous dire ce que pense maintenant mon coeur de minuit.
Ligne 7 871 ⟶ 8 030 :
 
Vous n'avez pas volé assez haut: maintenant les tombes balbutient: "Sauvez donc les morts! Pourquoi fait-il nuit si longtemps? La lune ne nous enivre-t-elle pas?"
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/451]]==
 
O hommes supérieurs, sauvez donc les tombes, éveillez donc les cadavres! Hélas! pourquoi le ver ronge-t-il encore? L'heure approche, l'heure approche, - la cloche bourdonne, le coeur râle encore, le ver ronge le bois, le ver du coeur. Hélas! hélas LE MONDE EST PROFOND!
Ligne 7 883 ⟶ 8 043 :
 
- maintenant il veut mourir, mourir de bonheur. O hommes supérieurs, ne le sentez-vous pas? Secrètement une odeur monte, - un parfum et une odeur d'éternité, une odeur de vin doré, bruni et divinement rosé de vieux bonheur, - un bonheur enivré de mourir, un bonheur de minuit qui chante: le monde est profond ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE JOUR!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/452]]==
 
 
Ligne 7 903 ⟶ 8 064 :
 
La douleur de Dieu est plus profonde, ô monde singulier! Saisis la douleur de Dieu, ne me saisis pas, moi! Que suis-je? Une douce lyre pleine d'ivresse, - une lyre de minuit, une cloche-crapaud que personne ne comprend, mais qui doit parler devant des sourds, ô hommes supérieurs! Car vous ne me comprenez pas!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/453]]==
 
C'en est fait! C'en est fait! O jeunesse! O midi! O après-midi! Maintenant le soir est venu et la nuit et l'heure de minuit, - le chien hurle, et le vent: - le vent n'est-il pas un chien? Il gémit, il aboie, il hurle. Hélas! Hélas! comme elle soupire, comme elle rit, comme elle râle et geint, l'heure de minuit!
Ligne 7 919 ⟶ 8 081 :
 
La douleur dit: "Passe! va-t'en douleur!" Mais tout ce qui souffre veut vivre, pour mûrir, pour devenir joyeux et plein de désirs, - plein de désirs de ce qui est plus lointain, plus haut, plus clair. "Je veux des héritiers, ainsi parle tout ce qui souffre, je veux des enfants, je ne me veux pas moi." -
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/454]]==
 
Mais la joie ne veut ni héritiers ni enfants, - la joie se veut elle-même, elle veut l'éternité, le retour des choses, tout ce qui se ressemble éternellement.
Ligne 7 935 ⟶ 8 098 :
 
Avez-vous jamais approuvé une joie? O mes amis, alors vous avez aussi approuvé toutes les douleurs. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureuses, - vouliez-vous jamais qu'une même fois revienne deux fois? Avez-vous jamais dit: "Tu me plais, bonheur! moment! clin d'oeil!" C'est ainsi que vous voudriez que tout revienne! - tout de nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, enchevêtré, amoureux, ô c'est ainsi que vous avez aimé le monde, - vous qui êtes éternels, vous l'aimez éternellement et toujours: et vous dites aussi à la douleur: passe, mais reviens: CAR TOUTE JOIE VEUT - L'ÉTERNITÉ!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/455]]==
 
 
Ligne 7 951 ⟶ 8 115 :
 
Avez-vous maintenant appris mon chant? Avez-vous deviné ce qu'il veut dire? Eh bien! Allons! Hommes supérieurs, chantez mon chant, chantez à la ronde!
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/456]]==
 
Chantez maintenant vous-mêmes le chant, dont le nom est "encore une fois", dont le sens est "dans toute éternité"! - chantez, ô hommes supérieurs, chantez à la ronde le chant de Zarathoustra!
Ligne 7 968 ⟶ 8 133 :
LE SIGNE
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/457]]==
 
 
Ligne 7 981 ⟶ 8 147 :
 
Ils dorment encore dans ma caverne, leur rêve boit encore à mes chants de minuit. L'oreille qui m'écoute, - l'oreille qui obéit manque à leurs membres."
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/458]]==
 
- Zarathoustra avait dit cela à son coeur tandis que le soleil se levait: alors il jeta un regard interrogateur vers les hauteurs, car il entendait au-dessus de lui l'appel perçant de son aigle. "Eh bien! cria-t-il là-haut, cela me plait et me convient ainsi. Mes animaux sont éveillés, car je suis éveillé.
Ligne 7 992 ⟶ 8 159 :
"Que m'arrive-t-il? pensa Zarathoustra dans son coeur étonné, et il s'assit lentement sur la grosse pierre qui se trouvait à l'entrée de sa caverne. Mais en agitant ses mains autour de lui, au-dessus et au-dessous de lui, pour se défendre de la tendresse des oiseaux, voici, il lui arriva quelque chose de plus singulier encore: car il mettait inopinément ses mains dans des touffes de poils épaisses et chaudes; et en même temps retentissait devant lui un rugissement, - un doux et long rugissement de lion.
 
"Le signe vient", dit Zarathoustra et son coeur se transforma. Et, en vérité, lorsqu'il vit clair devant lui, une énorme bête jaune était couchée à ses pieds, inclinant la tête contre ses genoux, ne voulant pas le quitter dans
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/459]]==
son amour, semblable à un chien qui retrouve son vieux maître. Les colombes cependant n'étaient pas moins empressées dans leur amour que le lion, et, chaque fois qu'une colombe voltigeait sur le nez du lion, le lion secouait la tête avec étonnement et se mettait à rire.
 
En voyant tout cela, Zarathoustra ne dit qu'une seule parole: "Mes enfants sont proches, mes enfants", - puis il devint tout à fait muet. Mais son coeur était soulagé, et de ses yeux coulaient des larmes qui tombaient sur ses mains. Et il ne prenait garde à aucune chose, et il se tenait assis là, immobile, sans se défendre davantage contre les animaux. Alors les colombes voletèrent çà et là, se placèrent sur son épaule, en caressant ses cheveux blancs, et elles ne se fatiguèrent point dans leur tendresse et dans leur félicité. Le vigoureux lion, cependant, léchait sans cesse les larmes qui tombaient sur les mains de Zarathoustra en rugissant et en grondant timidement. Voilà ce que firent ces animaux. -
 
Tout cela dura longtemps ou bien très peu de temps: car véritablement il n'y a pas de temps sur la terre pour de pareilles choses. - Mais dans l'intervalle les hommes supérieurs s'étaient réveillés dans la caverne de Zarathoustra, et ils se préparaient ensemble à aller en cortège au devant de Zarathoustra, afin de lui présenter leur salutation matinale: car en se réveillant ils avaient remarqué qu'il n'était déjà plus parmi eux. Mais lorsqu'ils furent arrivés à la porte de la caverne, précédés par le bruit de leurs pas, le lion dressa les oreilles vivement et, se détournant tout à coup de Zarathoustra, sauta vers la caverne, avec des hurlements furieux; les hommes supérieurs cependant, en l'entendant hurler, se mirent tous à crier d'une seule voix et, fuyant en arrière, ils disparurent en un clin d'oeil.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/460]]==
 
Mais Zarathoustra lui-même, abasourdi et distrait, se leva de son siège, regarda autour de lui, se tenant debout, étonné, il interrogea son coeur, réfléchit et demeura seul. "Qu'est-ce que j'ai entendu? dit-il enfin, lentement, que vient-il de m'arriver?"
Ligne 8 009 ⟶ 8 179 :
 
Ma passion et ma compassion -qu'importent d'elles? Est-ce que je recherche le bonheur? Je recherche mon oeuvre.
==[[Page:Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra.djvu/461]]==
 
Eh bien! Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue: - Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève-toi donc, léve-toi, ô grand midi!" -