« Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque » : différence entre les versions

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==__MATCH__:[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/421]]==
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AVANT-PROPOS.
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dernière ; car arrivé sur le seuil de la vieillesse, où m'amène ma cinquante-cinquième année près de s'accomplir, et attendu que j'ai noblement usé de mon corps et de mon esprit, bien que je vive en­core, résolu désormais à ne rien faire, ma vie ne m'offrira plus que bien peu de choses à raconter.
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l'habitude du vers blanc. Mais ennuyé de faire chaque jour une même chose, pour varier et rom­pre l'uniformité de mes occupations, sans cesser de me fortifier dans le latin, j'entrepris également de traduire Térence d'un bout à l'autre. Je voulais en même temps, à l'aide de deux modèles si purs, me créer un vers comique pour écrire plus tard des comédies de ma façon, comme depuis long­temps j'en avais le projet, et apporter dans la co­médie un style original et bien à moi, comme je croyais l'avoir fait dans la tragédie. Prenant donc alternativement un jour l'Enéide, et l'autre Térence, dans le cours de 1790, et jusqu'au mois d'avril 1792 que je quittai Paris, j'achevai de traduire les quatre premiers livres de l'Enéide, et de Térence, l'Eu­nuque, l'Andrienne, et l'Eautontimorumenos. En outre, pour me distraire de plus en plus des fu­nestes pensées que m'inspiraient les circonstances, je voulus essayer encore de dérouiller ma mémoire, que la composition et le travail de l'impression m'a­vaient fait long-temps négliger, et l'inondant de lambeaux d'Horace, de Virgile, de Juvénal, encore de Dante, de Pétrarque, du Tasse, de l'Arioste, je parvins à me loger dans la tête un millier de vers pris de tout côté. Ces occupations de second ordre achevèrent d'épuiser mon cerveau , et m'ôtèrent à jamais la faculté de rien produire qui m'appartînt. C'est pourquoi de cestramélogédies, que je devais au moins porter à six, il me fut impossible d'en ajouter une à la première, à l'Abel ; et dérouté ensuite par tant d'objets divers, j'y perdis ce qu'il
 
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m'eût fallu de temps, de jeunesse et de verve pour une telle création, sans jamais plus le retrouver. Aussi, pendant cette dernière année que je demeu­rai alors à Paris, comme pendant les deux années que j'allai ensuite passer ailleurs, je n'écrivis de mon propre fonds que quelques épigrammes et quelques sonnets, pour exhaler ma trop juste co­lère contre les esclaves devenus maîtres, et nourrir ma mélancolie. J'essayai encore toutefois de com­poser un ''Comte ''EtyoZm, drame mixte, que je voulais joindre à mes tramélogédies, si jamais je les ache­vais. Mais après l'avoir conçu, je le laissai là, sans songer même à le développer. Cependant j'avais terminé l'Abel; mais sans l'achever. Au mois d'oc­tobre de cette même année 1790, je fis avec mon amie un petit voyage de quinze jours en Norman­die, par Caen, le Havre, et Rouen, admirable et riche province que je ne connaissais pas. J'en re­vins très-satisfait, et mon coeur en fut même un peu soulagé. Ces trois années, uniquement vouées à la peine et à l'impression de mes ouvrages, m'a­vaient vraiment desséché le corps et l'intelligence. Au mois d'avril, voyant qu'en France les choses ne faisaient chaque jour que s'embrouiller davan­tage, je voulus essayer encore si l'on ne pouvait trouver ailleurs un peu de repos et de sécurité ; de son côté, mon amie désirait voir l'Angleterre, la seule terre qui fut un peu libre et qui ne ressemblât point à toutes les autres ; nous nous décidâmes à y aller.
 
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en plus l'horizon de la France, et nos intérêts s'y trouvèrent gravement compromis, car nous avions l'un et l'autre plus des deux tiers de notre revenu sur la France, et la monnaie venant à disparaître pour faire place à un papier imaginaire, et dont le crédit baissait chaque jour, chacun de nous voyait, d'une semaine à l'autre, sa fortune fondre dans sa main, et se réduire d'abord à deux tiers, puis à la moitié, puis à un tiers, pour s'en aller bientôt à rien. Attristés tous les deux et condamnés à subir cette irrémédiable nécessité, nous nous résignâmes à céder, et à revenir en France, le seul pays alors où ce misérable papier pût nous faire vivre, mais avec la triste perspective d'un avenir plus sinistre encore. Toutefois, au mois d'août, avant de quitter l'Angleterre, nous voulûmes la parcourir et visi­ter successivement Bath, Bristol, et Oxford. De retour à Londres, nous partîmes pour Douvres, où nous nous embarquâmes peu de jours après.
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vais ni provoqué, ni entendu dire un seul mot à ce sujet, et je ne savais même pas si elle était encore ou non de ce monde. Mais à Douvres, au moment où j'allais m'embarquer, comme j'avais précédé mon amie d'environ un quart d'heure pour m'assu-rer si tout était en ordre dans le bateau, voici que sur le point de quitter le môle pour y entrer, ayant par hasard levé les yeux sur la plage, où il y avait un certain nombre de personnes, la première que mes yeux rencontrent et distinguent tout d'abord, car elle était fort près, c'est cette dame, très-belle encore, presque aussi belle que je l'avais laissée, juste vingt ans auparavant, en 1771. Je crus que je rêvais; je regardai mieux, et un sourire qu'elle m'adressa en me regardant à son tour ne me per­mit plus de douter. Je ne saurais rendre tous les mouvemens, tous les sentimens contraires que cette vue souleva dans mon cœur. Toutefois je ne lui adressai pas une parole. J'entrai dans le paquebot, et je n'en sortis plus. J'y attendis mon amie, qui arriva au bout d'un quart d'heure, et nous le­vâmes l'ancre. Elle me dit que des messieurs qui étaient venus l'accompagner jusqu'au paquebot lui avaient montré cette dame en la lui nommant, et y avaient ajouté un petit abrégé de sa vie passée et présente. Je lui racontai, à mon tour, comment je l'avais vue et ce qui s'étaitpassê. Entre nous, jamais de feinte, de défiance, de mésestime, de plainte. Nous arrivâmes à Calais. A Calais, encore ému d'une apparition si inattendue, je voulus écrire à cette femme, pour soulager mon cœur, et j'en-
 
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==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/428]]==
VIE D'ALFIERI.
 
voyai ma lettre à un banquier de Douvres, le priant de la lui remettre en personne, et de me faire passer la réponse à Bruxelles, où je serais sous peu de jours. Ma lettre, dont je me reproche de n'avoir pas gardé copie, était assurément pleine d'un sentiment passionné ; de l'amour non, mais un sincère et profond regret de la retrouver encore dans une vie errante et si peu digne de son rang et de sa naissance, mais une vive et amère douleur, en songeant que j'en avais été quoique innocemment la cause ou le prétexte ; que sans le scandale de mes aventures avec elle, elle aurait pu cacher ses déréglemens, en grande partie du moins, et s'en corriger avec les années. Je trou­vai sa réponse à Bruxelles, environ quatre semai­nes après, et je la transcris fidèlement aubas de la page, pour donner une idée de l'obstination nou­velle et des" mauvais penchans de son caractère; il est bien rare de les rencontrer à ce degré, surtout dans le beau sexe1, mais tout sert à la grande étude de cette bizarre espèce qui a nom : l'homme.
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' Cette lettre est en français dans le texte, et paraît avoir e'te' e'erite en cette langue. ''(Note du Trad.)''
 
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Cependant après nous être embarqués pour la France et avoir débarqué à Calais, avant d'aller de nouveau nous renfermer à Paris, nous réso­lûmes de faire une excursion en Hollande. Mon amie voulait voir ce rare monument de l'industrie humaine, et c'était une occasion qui jamais peut-être ne se retrouverait. Nous allâmes donc en sui­vant la côte, jusqu'à Bruges et Ostende, et de là, par Anvers, à Amsterdam, à Rotterdam, à la Haye, et à la Nord-Hollande. Ce fut un voyage d'environ trois semaines ; à la fin de septembre, nous étions de retour à Bruxelles, où nous nous arrêtâmes quelques semaines, mon amie y ayant sa mère et
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reusc, quoique la sensibilité et la droiture de votre âme vous le fassent craindre. Vous êtes au contraire la cause de ma délivrance d'un monde dans lequel je n'étais aucunement formée pour exister, et que je n'ai jamais un seul instant re­gretté. Je ne sais si en cela j'ai tort, ou si un degré de fer­meté ou de fierté blâmable me fait illusion, mais voilà comme j'ai constamment vu ce qui m'est arrivé, et je remercie la Providence de m'avoir placée dans une situation plus heu­reuse peut-être que je n'ai mérité. Je jouis d'une santé par­faite que la liberté et la tranquillité augmentent ; je ne cher­che que la société des personnes simples et honnêtes qui ne prétendent ni à trop de génie, ni à trop de connaissances qui embrouillent quelquefois les choses, et au défaut des­quelles je me suffis à moi-même par le moyen des livres, du dessin, de la musique, etc. Mais ce qui m'assure le plus le fonds d'un bonheur et d'une satisfaction réelles, c'est l'amitié et l'affection immuable d'un frère que j'ai toujours aimé par­dessus tout au monde, et qui possède le meilleur des cœurs.
 
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==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/430]]==
d'alfieri.
 
ses sœurs. Enfin, dans le courant d'octobre et vers la fin, nous rentrâmes dans l'immense cloaque au sein duquel la déplorable situation de nos affaires nous rentraînait malgré nous ; il fallut même son­ger sérieusement à y fixer notre demeure.
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CHAPITRE XXII.
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Après avoir employé ou perdu environ deux mois 1792. à chercher et à meubler une nouvelle maison, nous y entrâmes au commencement de 1792. Elle était très-belle et fort commode. Chaque jour on attendait celui qui verrait s'établir enfin un ordre de choses tolérable ; mais le plus souvent on dés­espérait que jamais ce jour dût venir. Dans cette po- » sition incertaine, mon amie et moi, comme aussi tous ceux qui alors étaient à Paris et en France, et que leurs intérêts y retenaient, nous ne faisions que traîner le temps. Déjà, depuis plus de deux ans, j'avais fait venir de Rome tous les livres que j'y avais laissés en 1783 , et le nombre s'en était fort augmenté, tant à Paris que dans ce dernier voyage en Angleterre et en Hollande. Ainsi, de ce côté, il s'en fallait peu que je n'eusse.à ma dispo­sition tous les livres qui pouvaient m'être néces­saires ou utiles dans l'étroite sphère de mes études. Entre mes livres et ma chère compagne , il ne me manquait donc aucune consolation domestique; mais ce qui nous manquait à tous les deux, c'était l'espoir, c'était la vraisemblance que cela pût durer. Cette pensée me détournait de toute occupation, et ne pouvant songer à autre chose, je continuai à
 
420 vie d'alfieri.
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me faire le traducteur de Virgile et de Térence. Pendant ce dernier séjour à Paris , non plus que dans le précédent, je ne voulus jamais fréquenter ni connaître, même de vue, un seul de ces innom-. brables faiseurs de prétendue liberté, pour qui je me sentais la répugnance la plus invincible, pour qui j'avais le plus profond mépris. Aujourd'hui même où j'écris, depuis plus de quatorze ans que dure cette farce tragique, je puis me vanter que je suis encore, à cet égard, vierge de langue, d'o­reille , et même d'yeux, n'ayant jamais vu ou en­tendu , ou entretenu aucun de ces Français esclaves qui font la loi, ni aucun de ces esclaves qui la re­çoivent.
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Cependant s'était allumée entre la France et l'empereur cette guerre funeste, qui finit par devenir générale. Au mois de juin, on essaya de détruire entièrement le nom de roi; c'était
 
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==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/433]]==
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tout ce qui restait de la royauté. La conspira­tion du 20 juin ayant avorté, les choses traî­nèrent encore de mal en pis, jusqu'au fameux 10 août, où tout éclata, comme chacun sait. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici le détail que j'en écrivais à l'abbé de Caluso, le ''ik ''août 1792 ».
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L'événement accompli, je ne voulus pas perdre un seul jour, et ma première, mon unique pensée étant de soustraire mon amie à tous les dangers qui pouvaient la menacer, je me hâtai, dès le 18, de faire tous les préparatifs de notre départ. Restait la plus grande difficulté ; il nous fallait des passe­ports pour sortir de Paris et du royaume; nous.
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peler du courage dans un martyr, mais non dans un homme, qui doit mourir plutôt que de se laisser avilir. Comme d'heure en heure il s'attendait à être attaqué, il reçut un message de cette perfide ''assemblée ''et de cette ''municipalité de Paris, ''plus perfide encore, qui en lui annonçant que dans un pareil tumulte on ne pouvait répondre de sa personne, l'invitaient, lui et la famille royale, à se réfugier, par le jardin des Tuile­ries, au sein de l'assemblée qui y est attenante, puisque la communication du château à l'assemblée par le jardin était encore libre. Le roi, qui avait fait mine de vouloir se laisser défendre, surtout par ses gentilshommes qui veillaient a l'in­térieur, changeant tout-à-coup de résolution, accepta l'invi­tation qui lui était faite, et se rendit immédiatement avec toute sa famille et un très-petit nombre de courtisans, au milieu de l'assemblée. Nous viendrons bientôt l'y retrouver; retournons au château. Ces Suisses vraiment fidèles, ces gardes nationales, celles-là ébranlées, celles-ci hostiles, et toutes lâches, ces trois cents pauvres gentilshommes prêts à mourir aux pieds du roi dans l'intérieur, tous étaient restés renfermés comme dans une cage, les uns dans les cours in­térieures, les autres dans les appartemens, car le roi était à peine sorti avec une escorte de gardes nationaux que l'on referma toutes les grilles qui mènent du palais au jardin. Ici, il est difficile de savoir si ce fut l'armée des assaillans qui tira la première, ou si ce furent les Suisses. Il est vraisem-
 
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fîmes si bien pendant ces deux ou trois jours, que le 15 ou le 16, nous en avions déjà obtenu, en qua­lité d'étrangers, moi de l'envoyé de Venise , mon amie de celui de Danemarck, qui seuls à peu près de tous les ministres, étaient restés auprès de ce si­mulacre de roi. Nous eûmes beaucoup plus de peine à obtenir de notre section, c'était celle du ''Mont-''
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''Blanc, ''les autres passeports qui nous étaient né­cessaires , un par personne, tant les maîtres que les valets et les femmes de chambre , avec le signa­lement de chacun, la taille, les cheveux, l'âge, le sexe, que sais-je moi ? Ainsi munis de toutes ces patentes d'esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août; mais tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l'après-dîner. Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous, pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous diri-
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Blanc, ''les autres passeports qui nous étaient né­cessaires , un par personne, tant les maîtres que les valets et les femmes de chambre , avec le signa­lement de chacun, la taille, les cheveux, l'âge, le sexe, que sais-je moi ? Ainsi munis de toutes ces patentes d'esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août; mais tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l'après-dîner. Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous, pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous diri-
 
de n'avoir jamais été soldés. Le massacre de ces malheureux dura tout le jour et le suivant.; on les cherchait partout, et partout on les tuait, dans les rues, dans les maisons, toujours trente contre un, selon le noble usage de ces misérables. Des gentilshommes restés à l'intérieur, une partie descendit dans . les cours intérieures, combattit et périt au milieu des Suisses. Le plus grand nombre parvint à forcer les grilles qui don­naient dans le jardin, et moitié en combattant, moitié en fuyant pêle-mêle avec les Suisses qui essayaient aussi de se sauver par là, ils furent les uns tués, les autres sauvés, selon les accidens ordinaires en de pareils tumultes. Le château fut envahi; il ne fut pas saccagé, mais entièrement abîmé, et tout y fut dispersé et mis en désordre. Beaucoup de vo­leurs furent tués parle peuple, qui crut parla légitimer son attaque. A tout prendre, le vol avoué est ici le seul des sept pèches capitaux que l'on ne porte pas en triomphe ; tous les autres n'ont fait que changer de nom et servent de base au système actuel. La raison de ce tumulte, la voici en deux mots. Les séditieux de l'assemblée ne se sentant pas assez en
 
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gions, pour sortir au plus vite de ce malheureux pays, nous n'y trouvâmes qu'un poste de trois ou quatre gardes nationaux avec un officier, qui ayant visité nos passeports , se disposait à nous ouvrir la grille de cette immense prison ,*et à nous laisser passer en nous souhaitant bon voyage. Mais il y avait auprèsde la barrière un méchant cabaret d'où s'élancèrent à la fois unetrentaine environ de misérables vauriens déguenillés, ivres, furieux. Ces gens ayant vu nos voitures, nous en avions deux, et nos impériales chargées de malles , avec une suite de deux femmes et deux ou trois hommes pour nous servir, s'écrièrent que tous les riches
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voulaient s'échapper de Paris avec toutes leurs richesses, et les laisser, eux, dans la misère et l'abandon. Alors commença une lutte entre ce pe­tit nombre de pauvres gardes nationaux et ce ra­mas ignoble de coquins, les uns voulant nous aider à sortir, les autres nous retenir. Alors je me jetai hors de la voiture, et tombant au milieu du tumulte, muni de nos sept passeports, je me mis à disputer, à crier, à tempêter plus fort qu'eux tous ; c'est là le vrai moyen de venir à bout des Français. Ils lisaient l'un après l'autre, ou se faisaient lire par ceux d'entre eux qui savaient lire, la descrip­tion des figures de chacun de nous. Mais plein de colère et d'emportement, et méconnaissant alors le danger, ou, si l'on veut, assez dominé par la passion pour m'exposer à la grandeur du péril qui menaçait nos têtes, je parvins jusqu'à trois fois à reprendre mon passeport, et m'écriai à haute voix : « Voyez » et écoutez-moi : Je me nomme Alfieri ; je ne suis » pas Français, je suis Italien ; grand , maigre, » pâle, les cheveux roux ; c'est bien moi, regardez » plutôt. J'ai mon passeport. Je l'ai obtenu dans » les formes, de ceux qui avaient autorité pour » me le délivrer. Nous voulons passer, et par le, » ciel nous passerons. » L'échauffourée dura plus d'une demi-heure ; je fis bonne contenance, et ce fut ce qui nous sauva. Sur ces entrefaites, beau­coup de gens s'étaient amassés autour de nos deux voitures ; les uns criaient : « Mettons le feu aux » voitures 1 » D'autres : « Brisons-les à coups de » pierres 1 » D'autres encore : « Ce sont des nobles
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» et des riches qui se sauvent, ramenons-les à » l'hôtel de ville, et qu'on en fasse justice. » Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de mes cris, ces passe­ports que je leur montrai, et que je leur déclamai avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin , la grande demi-heure pendant laquelle ces ''singes-tigres ''eurent tout le temps de se fati­guer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur ré­sistance , et les gardes m'ayant fait signe de remon­ter dans ma voiture où j'avais laissé mon amie, en quel état? on peut l'imaginer, je m'y jetai ; les postillons se remirent en selle, la grille s'ouvrit, et nous sortîmes au galop , accompagnés par les sifflets, les insultes et les malédictions de cette ca­naille. Il fut heureux pour nous que l'avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l'hôtel de ville ne prévalût pas ; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne plus partir ; tout au contraire, on nous envoyait en prison ; et si le hasard voulait que nous y fussions encore le 2 sep­tembre , c'est-à-dire quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort de tant d'autres braves gens qui s'y virent cruellement égorgés. Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi, pendant lesquels
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et des riches qui se sauvent, ramenons-les à » l'hôtel de ville, et qu'on en fasse justice. » Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de mes cris, ces passe­ports que je leur montrai, et que je leur déclamai avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin , la grande demi-heure pendant laquelle ces ''singes-tigres ''eurent tout le temps de se fati­guer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur ré­sistance , et les gardes m'ayant fait signe de remon­ter dans ma voiture où j'avais laissé mon amie, en quel état? on peut l'imaginer, je m'y jetai ; les postillons se remirent en selle, la grille s'ouvrit, et nous sortîmes au galop , accompagnés par les sifflets, les insultes et les malédictions de cette ca­naille. Il fut heureux pour nous que l'avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l'hôtel de ville ne prévalût pas ; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne plus partir ; tout au contraire, on nous envoyait en prison ; et si le hasard voulait que nous y fussions encore le 2 sep­tembre , c'est-à-dire quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort de tant d'autres braves gens qui s'y virent cruellement égorgés. Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi, pendant lesquels
 
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nous montrâmes nos passeports plus de quarante fois. Nous sûmes depuis que nous étions les pre­miers étrangers qui eussent quitté Paris et le royaume, depuis la catastrophe du 10 août. A chaque municipalité, sur la route, où il nous fallait aller présenter nos passeports, ceux qui les lisaient de­meuraient frappés d'étonnement et de stupeur au premier coup d'œil qu'ils y jetaient. Us étaient im­primés, mais on y avait effacé le nom du roi. On était peu ou mal informé des événemens de Paris, et on tremblait. Voilà sous quels auspices je sortis enfin de France, avec l'espoir et la résolution de ne jamais plus y rentrer. A Calais, on nous laissa en­tièrement libres de continuer jusqu'à la frontière de Flandre par Gravelines, et, au lieu de nous em­barquer, nous préférâmes aller sur-le-champ à Bruxelles. Nous avions pris la route de Calais, parce que la guerre n'ayant point encore éclaté entre la France et les Anglais , nous pensâmes qu'il serait plus facile de passer en Angleterre qu'en Flandre, où la guerre se poussait vivement. En arrivant à Bruxelles, mon amie voulut se remettre un peu de la peur qu'elle avait eue , et passer un mois à la campagne, avec sa sœur et son digne beau-frère. Là nous apprîmes par ceux de nos gens que nous avions laissés à Paris, que, ce même lundi 20 août fixé d'abord pour notre départ, que j'avais par bonheur avancé de deux jours, cette même section qui nous avait délivré nos passeports s'était pré­sentée en corps ( voyez un peu la démence et la stu­pidité de ces gens-là ) pour arrêter mon amie et
 
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la conduire en prison. Pourquoi? cela va sans dire, elle était noble, riche, irréprochable. Pour moi, qui ai toujours valu moins qu'elle, ils ne me fai­saient pas encore cet honneur. Ne nous trouvant pas, ils avaient confisqué nos chevaux, nos livres, et le reste, mis le séquestre sur nos revenus, et ajouté nos noms à la liste des émigrés. Nous sûmes depuis, de la même manière, la catastrophe et les horreurs qui ensanglantèrent Paris le 2 septembre, et nous remerciâmes, nous bénîmes la Providence, qui nous avait permis d'y échapper.
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Voyant s'obscurcir de plus en plus l'horizon de ce malheureux pays, et s'établir dans le sang et par la terreur la soi-disant république, nous tînmes sagement pour gagné tout ce qui pouvait nous rester ailleurs, et nous partîmes pour l'Italie, le premier jour d'octobre. Nous passâmes par Aix-la-Chapelle , Francfort, Augsbourg et Inspruck, et nous arrivâmes au pied des Alpes. Nous les fran­chîmes gaiement, et nous crûmes renaître, le jour où nous retrouvâmes notre beau et harmonieux pays. Le plaisir de me sentir libre et de fouler avec mon amie ces mêmes chemins que plusieurs fois j'avais parcourus pour aller la voir; la satisfac-sion de pouvoir, à mon gré, jouir de sa sainte pré-tence, et de reprendre sous son ombre mes études chéries, tout ce bonheur me remit tant de calme et de sérénité dans l'âme, que, d'Augsbourg à Florence, la source poétique s'ouvrit de nouveau, et les vers jaillirent en foule. Enfin, le 3 novembre, nous arrivâmes à Florence, que nous n'avons plus
 
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quittée ''; ''et où je retrouvai le trésor vivant de ma belle langue, ce qui me dédommagea amplement de tant de pertes en tout genre, qu'il m'avait fallu supporter en France.
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Je repris donc ainsi peu à peu le sentier de mes études ; 'nos revenus s'étaient fortement réduits , tant ceux de mon amie que les miens ; toutefois, comme il nous restait encore de quoi vivre décem­ment, que je l'aimais chaque jour davantage, et que plus elle était en butte aux coups du sort, plus elle devenait pour moi une chose élevée et sacrée, mon esprit s'apaisait, et l'amour du savoir se ral­lumait dans mon âme plus ardent que jamais. Mais pour des études sérieuses, telles que j'eusse voulu
 
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d'alfieri.
 
les entreprendre, les livres me manquaient: Je n'a­vais sauvé de tous les miens'qu'environ cent cin­quante volumes de ces petites éditions des clas­siques , que je portais avec moi ; tous les autres avaient été perdus à Paris, et j'aurais été fort em­barrassé de les redemander à qui que ce fût, ce que je fis cependant une fois en 1795, mais par forme de plaisanterie. En m'adressant à un Italien de ma connaissance qui était allé à Paris pour ses affaires, je lui envoyai une epigramme où je redemandais mes livres. On trouvera l'épigramme, la réponse, et mon dernier reçu dans une longue note que j'ai placée à la fin du second morceau en prose du Mi-sogallo. Pour ce qui était de composer, je ne m'en sentais plus la force. J'avais bien le plan de cinq autres tramélogédies, sœurs de l'Abel, mais les an­goisses passées ou même présentes de mon âme avaient éteint chez moi la juvénile ardeur de la fa­culté créatrice; mon imagination s'était affaiblie, et la verve précieuse des dernières années de la jeunesse s'était émoussée, je dois le dire, dans le chagrin et le travail ingrat des.impressions où, pendant cinq ans, mon esprit avait été enseveli. 11 me fallut donc renoncer à mon dessein, ne me trouvant plus ce qu'un genre si extraordinaire eût demandé de fougue et d'énergie. En abandonnant cette idée , qui pourtant m'avait été si chère, je me retournai vers les satires, dont je n'avais encore fait que la première, qui servit de prologue aux autres. Je m'étais assez exercé à la satire dans les divers fragmens du Misogallo, pour ne pas désespérer
 
'''VIE D'ALFIERI. 433'''
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d'y réussir un jour. J'écrivis la seconde et une par­tie de la troisième ; mais je n'étais pas encore assez recueilli en moi-même; mal logé et sans livres, je n'avais guère le cœur à rien.
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434 vie b'alfièbi.
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de la déclamation, et si j'avais eu plus de jeunesse et aucune autre pensée en tète, j'aurais pu réussir; car je croyais sentir se développer en moi, chaque fois que je déclamais, plus de capacité, plus d'audace, plus d'intelligence ; chaque fois je gagnais quelque chose dans la gradation des tons et dans l'importante variété des mouvemens, tour à tour lents ou rapides, doux ou forts, calmes ou passionnés , qui, venant toujours prêter force à l'expression, colorent la parole, sculptent, pour ainsi parler, le person­nage, et gravent en bronze ce qu'il dit. Chaque jour aussi, la compagnie que j'exerçais s'amélio­rait à mon exemple ; et je demeurai alors plus que convaincu que si j'avais eu de l'argent, du temps et delà santé à gaspiller, j'aurais pu, en trois ou quatre ans, former une société d'acteurs drama­tiques , sinon excellente, du moins toute différente de celles qui, en Italie, vont usurpant ce titre, et dirigée sur le chemin du beau et du vrai.
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Ce passe-temps me fit encore laisser fort en ar­rière mes occupations habituelles, pendant toute cette année et presque la suivante, qui vit du moins ma dernière apparition sur les planches. En 1795j je fis représenter dans ma maison le Philippe II, où je remplis alternativement les deux rôles si différens de Philippe et de D. Carlos, puis encore le Saiil, qui était mon personnage de prédilection, parce qu'il y a de tout dans ce caractère, de tout absolument. Il s'était formé à Pise, dans une mai­son particulière, une autre société d'amateurs, qui jouaient aussi le Saul. Sollicité par eux de m'y
 
vie
vie d'alfieri. 435
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d'alfieri. 435
 
rendre pour la fête de ''l'Illumination'', j'eus la petite vanité d'y aller et d'y jouer une seule fois, qui fut la dernière, ce cher rôle de Saûl, et j'en restai là de ma vie de théâtre, où je mourus en roi.
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436 vie d'alfiebi.
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déjà depuis plusieurs années, grâce aux voyages , aux chevaux, à l'impression, aux corrections, aux anxiétés de cœur et d'esprit, aux traductions enfin, je me trouvais si fort hébété qu'il ne me restait plus qu'à prétendre au titre d'érudit, où il ne faut après tout qu'une bonne mémoire et le mérite d'autrui. Malheureusement, ma mémoire elle-même, qui ja­dis était excellente, avait singulièrement perdu de sa valeur. Ce nonobstant, pour échapper à l'oisi­veté, pour m'arracher au métier d'histrion et faire un pas de plus hors de mon ignorance, je me mis hardiment à l'œuvre, et tour à tour je lus Hésiode, Homère, les trois tragiques, Aristophane et Ana-créon, les étudiant mot à mot dans les traductions littérales latines que l'on imprime en regard du texte. Pour ce qui est de Pindare, je vis que c'é­tait temps perdu; ses élans lyriques, littéralement traduits, me paraissaient un peu trop bêtes, et ne pouvant le lire dans le texte, je le plantai là. J'em­ployai bien une année et demie d'un travail assidu à ce labeur ingrat et désormais médiocrement utile pour moi, dont le cerveau épuisé ne produisait presque plus rien. 1796. Chemin faisant, j'écrivais encore quelques poé­sies; je travaillai toute l'année de 96 à mes satires, que je portai au nombre de sept. Cette année de 96, funeste à l'Italie, qui finit par voir se consom­mer l'invasion dont la France la menaçait depuis trois ans, jeta mon intelligence dans une nuit chaque jour plus profonde, à mesure que je sentais planer sur ma tête la misère et la servitude. Avec l'indé-
 
vie d'alfieri. 437
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pendance, la sécurité du Piémont, je voyais s'en aller en fumée la dernière ressource qui me restât pour vivre. Toutefois, prêt à tout et bien résolu dans le cœur à ne flatter et à ne servir personne, je savais supporter avec courage et fermeté tout ce qui n'était pas ces deux choses. Je m'absorbais alors d'autant plus dans l'étude, la regardant comme la seule diversion honorable à de si tristes et de si amers dégoûts.
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438 vie d'alfieei.
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la colonne du texte, et voir si je pourrais y saisir -le son de quelques mots, de ceux du moins qui, étant composés ou ayant un air étrange, me don­naient dans les traductions la curiosité de recourir au texte ; et en effet, de temps à autre, je jetais de côté, sur les caractères de la colonne où il se trou­vait, un coup d'œil sournois, à peu près comme le Renard de la fable sur la grappe défendue après laquelle il soupirait en vain. Il s'y joignait pour moi un obstacle matériel difficile à surmonter : mes yeux ne pouvaient se faire à ce caractère maudit; qu'il fût grand ou petit, lié ou isolé, ma vue se trou­blait dès que je voulais l'y arrêter, et c'était à peine si, en épelant, je pouvais en arracher un mot chaque fois, et encore les plus courts ; mais un vers entier, jamais je n'aurais pu le lire, ni le fixer, ni le prononcer, moins encore en retenir par cœur l'harmonie.
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'''VIE D'ALFIEKI. 4'39'''
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goûté de ces traductions, je pris avec moi-même l'engagement d'essayer de vaincre tant d'obstacles réunis; mais je ne voulus en parler à qui que ce fût, pas même à mon amie, ce qui est tout dire. Ainsi donc, après avoir passé deux ans sur les con­fins de la Grèce, sans avoir jamais pu y pénétrer autrement que du coin de l'œil, je perdis patience et résolus de la conquérir.
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J'achetai donc une masse de grammaires, d'a­bord des grammaires gréco-latines, puis des gram­maires purement grecques ; je voulais apprendre les deux langues en même temps ; que je comprisse ou ne comprisse pas, je passais les journées entières à répéter le verbe ''tuptô, ''et les verbes circonflexes, et les verbes en ''mi, ''par où mon secret fut bientôt connu de mon amie, qui, me voyant toujours mar-moter des lèvres, voulut enfin savoir et apprit ce qu'il en était. Chaque jour je m'obstinai davantage, et faisant effort de l'esprit, des yeux, de la langue, je parvins, à la fin de 1797, à pouvoir fixer une 1797-page quelconque de grec,.en grands ou en petits caractères, en prose ou en vers, sans que mes yeux en souffrissent encore et à comprendre toujours bien le texte, en faisant sur la colonne latine pré­cisément ce que je faisais auparavant sur le grec, c'est-à-dire, en jetant un regard rapide sur le mot latin qui correspondait au mot grec, quand je n'avais pas encore vu celui-ci, ou si je l'avais ou­blié. J'arrivai enfin à lire nettement à haute voix, avec une prononciation passable, rigoureuse même quant aux accens, aux esprits et aux diphthon-
 
'''kkO VIE D'ALFIERI.'''
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VIE D'ALFIERI.'''
 
gués, en me conformant à l'écriture, et non à la ma­nière stupide des Grecs modernes qui, sans s'en apercevoir, ont mis cinq ''iota ''dans leur alphabet, ce qui fait un perpétuel ''iotacisme, ''un véritable hen­nissement de chevaux, de l'idiome du peuple le plus heureusement né à l'harmonie qu'il y eût ja­mais au monde. J'avais surmonté cette difficulté de la lecture et de la prononciation, en me mettant dans la bouche et en déclamant à haute voix, non seulement la leçon journalière du classique que j'étudiais, mais à d'autres heures, et pendant deux heures de suite, sans y rien entendre ou à peu près rien, il est vrai, à cause de la rapidité de ma lec­ture et du bourdonnement sonore de la déclama­tion, tout Hérodote, deux fois Thucydide avec son scholiaste, Xénophon, tous les orateurs de second ordre, et deux fois le commentaire de Proclus sur le Timée de Platon, ce dernier uniquement parce que le texte en était imprimé dans un caractère moins aisé à lire, et avec beaucoup d'abréviations. Un travail si opiniâtre n'affaiblit pas mon intel­ligence, comme j'aurais pu le croire et le craindre. Il me tira, au contraire, de ma léthargie des an­nées précédentes. Pendant cette année de 1797, je portai mes satires au nombre de dix-sept, où les voici. Je passai une nouvelle revue de mes trop nombreuses poésies, que je fis mettre au net pour les corriger. Enfin, me passionnant de plus en plus pour le grec, à mesure que je croyais mieux le com­prendre , je commençai aussi à traduire, d'abord l'Alceste d'Euripide, puis lePhiloctète de Sophocle,
 
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D'ALFIKRI. 4*1'''
 
puis les Perses d'Eschyle, et en dernier lieu, pour essayer ou donner un peu de tout, les Grenouilles d'Aristophane. Si amoureux du grec que je fusse, je ne négligeai pas le latin; dans le cours de cette même année, je lus et j'étudiai Lucrèce et Piaule ; je lus ïérence dont, par une bizarre combinai­son , je me trouvais avoir traduit tout le théâtre par fragmens, sans avoir jamais lu de suite une seule de ses six comédies. Si plus tard cette tra­duction s'achève et se publie, je pourrai équivo-quer sur la vérité, en disant que j'ai traduit Té-rence avant de le lire et sans l'avoir lu.
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1798. C'était là l'unique fruit que j'attendisse de mes études et que je voulusse en tirer; mais il plut au bon père Apollon de m'en réserver un autre qui, ce me semble, avait bien son prix. En 1796, à l'épo­que où je lisais, comme on l'a vu, les traductions littérales, quand déjà j'avais lu Homère, Eschyle, Sophocle et cinq tragédies d'Euripide, arrivé à l'Alceste, dont je n'avais jamais eu aucune con­naissance, je fus si frappé, si attendri, si enflammé de tout ce qu'il y a de sentimens dramatiques dans ce sublime sujet, qu'après avoir achevé la pièce, j'écrivis sur un morceau de papier, que j'ai encore, les paroles suivantes : «Florence, 18 janvier 1796. « Si je ne m'étais pas juré à moi-même de ne plus » composer aucune tragédie, la lecture de cette » Alceste d'Euripide m'a si fort ému et transporté, » que, sans perdre une minute, je jetterais sur le » papier le plan d'une nouvelle Alceste, où je » transporterais tout ce qui me paraît bien dans » le grec, en y ajoutant si je le pouvais, et où j'é-» laguerais tout ce que le texte a de ridicule, ce » qui n'est pas peu de chose; et pour commencer, » voici mes personnages, dont je diminuerais le » nombre. » Suivait, en effet, le nom des person-
 
VIE
VIE d'alfierï. 443
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/455]]==
d'alfierï. 443
 
nages, tels que depuis on les a vus ; ensuite je ne songeai plus à ce papier. Je continuai à lire le théâtre d'Euripide dont chaque pièce ne me fit guère plus d'impression que les précédentes. Plus tard, quand je recommençai à lire, car j'avais cou­tume de lire ari moins deux fois chaque chose, et que j'arrivai à l'Alceste, même émotion, même transport, même désir, et au mois de septembre de cette même année 1796, j'écrivis le ''scénario ''de ma pièce, bien décidé à ne jamais la faire. Cependant j'avais entrepris de traduire celle d'Euripide, qui me prit toute l'année suivante. Mais comme à cette époque je n'entendais aucunement le grec, je l'a­vais traduite sur le latin.Toutefois, cette préoccu­pation incessante de la tragédie d'Euripide m'en­flammait chaque jour davantage du désir d'en faire une à ma guise ; enfin arriva ce jour de mai 1798, où mon imagination s'éprit si vivement de ce sujet, qu'en rentrant de la promenade je me mis sur-le-r champ à le développer, et en ayant d'un trait écrit le premier acte, je mis à la marge : « Ecrit dans le délire et les larmes. » Le jour d'après je développai les quatre derniers actes avec le même emporte- -ment, en y joignant l'esquisse des chœurs, outre la prose qui sert de commentaire; le tout fut achevé,, le 26 mai. Il n'y eut pour moi aucun repos que je n'eusse mis bas ce fardeau si long-temps porté et avec tant de persévérance. Toutefois, il n'entrait -dans mes intentions ni de mettre cette pièce en vers, ni de la terminer.
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444 vie d'alfieri.
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je l'ai dit, l'étude sérieuse du grec, j'épousai avide­ment la pensée de confronter avec le texte ma tra­duction de l'Alceste, pour rectifier mes erreurs et faire un pas de plus dans l'étude de cette langue, qui ne s'apprend bien que par la traduction, et à la condition de s'obstiner à rendre, ou du moins à faire sentir chaque image, chaque mot, chaque figure de l'original. Mais une fois rembarqué dans la Première Alceste, mon enthousiasme se ralluma pour la quatrième fois, et prenant la mienne, je la relus, je pleurai, je fus content, et le 30 septembre 1798, j'en commençai les vers, que j'achevai, y com­pris les chœurs, le 21 d'octobre. Et voilà comment je manquai à ma parole après dix années de si­lence. Mais comme je neveux pas plus du nom d'ingrat que de celui de plagiaire, reconnaissant cette tragédie pour appartenir tout entière à Eu­ripide, ou du moins ne pouvant la regarder comme mienne, je l'ai placée parmi les traductions, où elle doit rester sous le titre de Seconde Alceste, insépa­rable de la Première Alceste qui est sa mère. Je n'avais confié mon parjure à personne, pas même à la moitié de mon âme, Je voulus m'en faire un di­vertissement, et au mois de décembre, ayant invité quelques personnes, je lus ma pièce, comme étant la traduction de celle d'Euripide, et ceux qui n'avaient pas celle-ci bien présente y furent pris jusqu'à la fin du troisième acte ; mais alors quelqu'un qui se la rappelait finit par découvrir la supercherie, et la lecture commencée au nom d'Euripide s'acheva au nom d'Alfieri. La tragédie eut du succès, et ne me
 
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déplut pas à moi-même, comme chose posthume ; j'y voyais cependant beaucoup de choses encore à retrancher et à corriger. J'ai raconté ce fait dans tous ses détails, parce que si, avec le temps, cette Alcesto est jugée bonne, cette anecdote pourra servir à faire connaître la nature des poètes d'in­spiration , et^ comment il arrive que ce qu'ils ont voulu faire parfois ne leur réussit pas, tandis que souvent ce qu'ils se refusent à accomplir s'impose à leur génie et réussit, tant il faut tenir compte de l'inspiration, et obéir à l'impulsion naturelle de Phébus. Simon Alcestene vaut rien, le lecteur rira deux fois à mes dépens, en lisant mon œuvre et mes mémoires, et il regardera ce chapitre comme anticipé sur la cinquième époque, et bon à détacher de l'âge mûr, pour le renvoyer à la vieillesse.
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''kkG ''vie d'alfiebi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/458]]==
 
pris à former les caractères ; mais il se douta bien que, pour rien au monde, je n'eusse voulu me don­ner ie ridicule pédantesque et vain d'écrire un épi­graphe que je n'aurais point compris. Il m'écrivit aussitôt pour me reprocher ma dissimulation et le mystère que je lui avais toujours fait de cette nou­velle étude: Je lui répondis alors par une petite lettre écrite en grec, que j'avais arrangée de mon mieux, sans le secours de personne, et dont je vais donner le texte et la traduction. Il ne la trouva point trop mauvaise pour un écolier de cinquante ans, qui n'avait guère qu'un an et demi de gram­maire. Je flanquai ma petite épitre de quatre mor­ceaux empruntés à mes quatre traductions, et lui envoyai le tout comme échantillon des études que j'avais faites jusque alors '.
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vie d'àlfieri. 447
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Les éloges de Caluso m'encouragèrent à pour­suivre avec plus d;ardeur. Je revins à l'excellent exercice qui m'avait été le plus utile pour le latin et l'italien, et qui consistait à apprendre par cœur des centaines de vers de différens auteurs.
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448 vie d'alfikri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/460]]==
 
la réponse, sa réplique et la mienne, afin que l'on voie nettement, pour peu que l'on en doute, quelle fut la pensée et la droiture de mes intentions et de mes actes dans toutes ces révolutions d'esclaves '.
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Monsieur l'Ambassadeur, Mon très-honoré maître, je vous remercie infiniment des
 
vie d'
vie d'alfieri. 449
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/461]]==
alfieri. 449
 
On rirait bien si je donnais ici la liste de ceux de mes livres que M. ".....voulait, disait-il, s'em­ployer à me faire rendre ; elle se composait d'en­viron cent volumes de ce qu'il y avait de pis dans
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450 vie d'alfieri,
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/462]]==
 
les œuvres les plus informes de la littérature ita-
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Je joins ici, Monsieur le Comte, la liste de vos livres laissés à Paris, tels qu'ils se sont trouvés dans un des dépôts pu­blics, et tels qu'on les y conserve. J'ignore comment ils y ont été placés sous le faux prétexte d'émigration. Tout cela s'est fait dans un temps dont il faut gémir, et où j'étais plongé dans un de ces antres dont la tyrannie tirait chaque jour ses vic­times. Jeté depuis dans les fonctions publiques, qui ne sont pour moi qu'une autre captivité, j'ai eu le bonheur de décou-
 
'''VIE p'ALFlERI. 451'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/463]]==
451'''
 
lienne ; et ce que j'avais laissé à Paris, il y avait
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Le sort a voulu que de tous les Français envoyés en mémo temps dans les diverses résidences d'Italie, celui qui aime le plus ce beau pays, sa langue, ses arts, qui eût mis le plus de prix à le parcourir et eu eût peut-être, d'après ses études antérieures, retiré le plus de fruit littéraire, a été fixé dans le péristyle du temple, sans savoir s'il lui sera permis d'y en­trer.
 
452 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/464]]==
d'alfieri.
 
six ans, formait pour le moins seize cents volumes
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Puisque vous avez lu et que vous lisez encore quelquefois mes ouvrages, vous êtes certainement bien convaincu que la dissimulation n'est pas dans mon caractère. Je vous dirai donc ingénuement que s'il m'en a coûté beaucoup de répon­dre à votre première lettre, c'est avec effusion de cœur que je réponds à la seconde, s'il est vrai que sans m'exposer à passer pour un impudent ou pour un indiscret, il me soit permis de séparer l'homme de lettres de M. l'ambassadeur de France et de ne répondre qu'au fils d'Apollon. Les re-mercieniens que je viens vous offrir pour le service bien si­gnalé que vous me rendez', je les exprimerai en peu de mots, précisément parce que le bienfait est de telle nature que les paroles seraient insuffisantes. Je me bornerai donc à vous dire que vous avez agi envers moi comme en pareille cir­constance j'aurais voulu le faire avec vous, trop heureux d'en trouver une occasion. Quant au secret que vous me faites de­mander sur tout ceci par l'entremise de M. l'abbé de Caluso,
 
vie b'
vie b'alfieri. ''k53''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/465]]==
alfieri. ''k53''
 
et un choix de tous les classiques italiens et latins ;
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454 vie d'alfieki.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/466]]==
 
mais nul ne s'étonnerait de cette liste : c'était, on
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L ambassadeur dont il est ici question n'est autre que Ginguene'e. — Nous ne voulons aucunement entrer dans ce débat ; mais il re'sulte des propres paroles d'Alfieri, que les loris n'e'laient pas du côté de notre compatriote. ''{Note du Trad.)''
 
vie b'alfiem. 455
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/467]]==
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que les Français professaient pour elle. Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la magni­fique conquête de Lucques, d'où ils ne cessaient de menacer Florence, et, au commencement de 1799, l'occupation de cette ville semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me tenir prêt à tous événemens. Déjà, l'année précédente? j'avais, dans un accès d'ennui, abandonné leMiso-gallo, et m'étais arrêté à l'occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m'é­tait cher et auquel je tenais beaucoup, j'en fis faire jusqu'à dix copies, et je veillai à ce que, déposées en différens lieux, elles ne pussent ni s'anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu. N'ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal nés, je résolus d'être prêt pour toutes leurs violences et toutes leurs in­solences , c'est-à-dire de m'y préparer de manière à ne point les subir. Je n'y savais qu'un moyen : si on ne me provoquait pas, je ferais le mort; si l'on me cherchait le moins du monde, je saurais donner signe de vie et me montrer en homme libre.
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456 vie d'alfiebi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/468]]==
 
mon amie et de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification '.
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'''ANNO. DOMINI. M. D. CCC...'''
 
vie d'
vie d'alfieri. 457
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/469]]==
alfieri. 457
 
qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et trente-neuf épigrammes que l'on pouvait joindre à ce qui déjà en avait été imprimé à Kehl. Cela fdit, je mis le sceau sur ma lyre pour la rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que pour mé donner l'air un peu grec, j'intitulai : ''Telèutodia. ''Après quoi, je pliai bagage pour tou­jours; et si depuis j'ai composé quelque pauvre petit sonnet, quelque chétive épigramme, c'a été
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'''39'''
 
'''4-58 VIE 1)'ALFIERI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/470]]==
VIE 1)'ALFIERI.'''
 
sans l'écrire ; ou si je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les retrouver, et ne les re­connais plus pour être de moi. Il fallait finir une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix lustres sonnés et l'invasion mena­çante de ces barbares antilyriques m'en offraient une occasion naturelle et opportune, s'il en fut. Je la saisis, et je n'y pensai plus.
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'''VIE D'ALFIBRI. &59'''
 
tier 5
tier 5 je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi; mais non pas le Térence, lequel, n'ayant été fait qu'une seule fois, n'avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu'il est encore aujourd'hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec ; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l'étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j'aurais ou non le temps d'y revenir, de les re­copier avec l'original, en commençant par l'Ai— ceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l'air d'être traduite d'une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il ''de-r ''vait m'en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L'Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m'étais pro­mis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J'avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous -le titre de : ''Avis aux puissances italiennes. ''J'avais aussi corrigé ce morceau ; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j'eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l'homme d'état; ce n'est pas là mon métier. Cet écrit était né de l'indignation légitime qu'avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans,
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je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi; mais non pas le Térence, lequel, n'ayant été fait qu'une seule fois, n'avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu'il est encore aujourd'hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec ; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l'étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j'aurais ou non le temps d'y revenir, de les re­copier avec l'original, en commençant par l'Ai— ceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l'air d'être traduite d'une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il ''de-r ''vait m'en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L'Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m'étais pro­mis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J'avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous -le titre de : ''Avis aux puissances italiennes. ''J'avais aussi corrigé ce morceau ; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j'eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l'homme d'état; ce n'est pas là mon métier. Cet écrit était né de l'indignation légitime qu'avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans,
 
460 vie d'alfiebi.
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d'alfiebi.
 
était mise en œuvre par l'impuissance de l'empe­reur, combinée avec les impuissances italiennes. Enfin les satires que j'avais composées, morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées , je les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu'elles n'ont point dépas­sé, et que je me suis bien promis de ne plus fran­chir.
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Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon se­cond patrimoine poétique , je cuirassai mon cœur, et j'attendis les événemens ; et pour imposer à ma vie, si elle devait se poursuivre, une règle plus con­forme à l'âge où j'entrais, et aux desseins que j'avais formés depuis Ion g-temps, dès les premiers j ours de 1799, je me fis, pour chaque jour de la semaine, un système régulier d'études, que j'ai constamment suivi jusqu'à ce jour, et que je m'abstiendrai de négliger aussi long-temps que me le permettront la santé et la vie. Le lundi et le mardi, à peine éveillé, je consacrais les trois premières heures de la matinée à lire et à étudier la sainte Ecriture, hon­teux de ne pas connaître la Bible à fond, et d'être arrivé à mon âge, sans l'avoir encore lue. Le mer­credi et le jeudi je lisais Homère, cette autre source de toute inspiration littéraire. Le vendredi, le sa­medi et le dimanche, durant toute la première an­née et au-delà, je les destinais à l'étude de Pindare, comme le plus difficile et le plus scabreux de tous les grecs et de tous les lyriques dans toutes les langues, sans même en excepter Job et les pro­phètes. Ces trois derniers jours, je me proposais
 
'''VIE B'ALFIERI. 461'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/473]]==
461'''
 
plus tard ce que j'ai fait, de les donner successi­vement aux trois tragiques, à Aristophane, à Théo-crite, et à d'autres poètes ou prosateurs, pour voir s'il me serait possible de couler à fond cette langue, je ne dirai pas de la savoir (ce serait une chimère), mais.seulement dé l'entendre aussi bien à peu près que je fais le latin. En la perfectionnant, la mé­thode que j'adoptai me parait bonne à suivre, et je l'expose en détail, dans la pensée que, telle qu'elle est, ou modifiée au gré de chacun,, elle pourra servir à ceux qui, après moi, seraient tentés de recom­mencer cette étude. La Bible, je la lisais d'abord en grec, dans la version des Septante, selon le texte du Vatican, que je confrontai ensuite avec le texte alexandrin. Ensuite, les deux ou trois cha­pitres au plus qui suffisaient à la matinée, je les relisais dans l'italien des ''Diodati, ''toujours si fi­dèles au texte hébreu; je les lisais encore dans le latin de la Vulgate, et en dernier lieu dans une traduction latine interlinéaire, faite d'après l'ori­ginal hébreu. Après plus d'une année d'un com­merce si intime avec cette langue, en ayant appris l'alphabet, j'arrivai à pouvoir lire matériellement le mot hébreu et à en saisir le son, ordinairement très-peu agréable, les tournures toujours bizarres pour nous, et mêlées de sublime et de barbare.
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'''39,'''
 
462 vie d'alfieri.
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d'alfieri.
 
je voulais étudier dans la matinée. Après les avoir estropiés de la sorte, je les lisais à haute voix dans Je grec en les scandant. Puis je lisais sur ces vers le scholiaste, puis les observations latines de ''Barnes, ''de ''Clarke, d'Ernesti. ''Je prenais alors la traduction littérale latine, et je la relisais sur mon original grec, parcourant de l'œil la colonne, pour voir où, comment et pourquoi je m'étais trompé, quand j'avais traduit la première fois. Puis dans le texte même, si le scholiaste avait oublié d'éclair-cir quelque point, je l'éclaircissais à la marge avec d'autres mots grecs équivalents, que me four­nissaient pour la plupart Hésychius, l'Ëtymologie, et Favorinus. Je notais ensuite à part, sur des feuilles annexées, les expressions, les tours, les figures extraordinaires, et j'en donnais l'explication en grec. Je lisais après tout le commentaire d'Eu-stathe sur ces mêmes vers qui, de cette façon m'é­taient passés cinquante fois sous les yeux, avec toutes leurs interprétations et leurs figures. Cette méthode pourra paraître ennuyeuse et un peu dure. Mais moi aussi j'avais la tête dure, et pour graver quelque chose sur une peau de cinquante ans, il faut un tout autre burin que ne l'eût demandé une peau de vingt ans.
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Pindare, lui, avait été de ma part, dans les années précédentes, l'objet d'une étude plus rigoureuse encore que celle dont il vient d'être parlé. J'ai un petit Pindare où il n'y a pas un mot sur lequel je n'aie écrit un chiffre de ma main, pour indiquer à l'aide d'un 1, d'un 2, '''d'un '''3, et parfois même ainsi
 
'''VIB D'AtFIERI. 463'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/475]]==
463'''
 
de suite jusqu'à quarante et au-delà, la place que le sens de chaque mot lui assigne dans la construc­tion de ces éternelles et inexplicables périodes. Mais cela ne me suffisait pas, et pendant les trois jours que je consacrais à ce poète, je pris une autre Pindare, le texte seul, dans une vieille édition, très-incorrecte d'ailleurs et mal ponctuée, celle de Cal-liergi, à Rome, avant que les scholies n'y fussent ajoutées. Sur ce texte déplorable, je lisais à pre­mière vue, comme je l'ai dit d'Homère, en tra­duisant le grec en latin littéral, puis je recommen­çais tout ce que j'avais fait sur Homère. J'y ajoutais en dernier lieu, et j'écrivais en grec sur la marge l'explication de ce que l'auteur avait voulu dire, c'est-à-dire sa pensée dégagée de toute métaphore. Je fis ensuite le même travail sur Eschyle et sur Sophocle, dès qu'ils vinrent à leur tour pren­dre la place et les jours de Pindare. Tous ces la­beurs et ces folles obstinations ont singulièrement affaibli ma mémoire depuis quelques années, et pourtant, je le confesse, je n'ai pas appris grand' chose, et il m'échappe encore à la première lecture bien des erreurs grossières. Mais l'étude m'est de­venue si chère et si indispensable, que depuis 1796, jamais pour aucune raison, je n'ai manqué, ni né­gligé de lui consacrer ces trois heures de la ma­tinée , et si j'ai composé quelque chose, par exemple, l'Alceste, les satires, les poésies, et toutes mes traductions, j'y employais d'autres heures; je ne me suis réservé à moi-même que les restes de ma journée, laissant à l'étude les prémices du
 
464 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/476]]==
 
jour, et forcé de renoncer à la composition ou à l'élude, sans hésiter, c'est la composition que j'a­bandonne.
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'''VIE U'ALFIEBI. W5'''
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mune, sans néanmoias me confesser vaincu , je restai dans cette villa avec un petit nombre de do­mestiques, et la douce moitié de moi-même, infa­tigablement occupés l'un et l'autre de l'étude des lettres ; car assez forte sur l'allemand et sur l'an­glais, également bien instruite dans l'italien et le français, elle connaît à merveille la littérature de ces quatre nations, et, de l'ancienne, les traduc­tions qui en ont été faites dans ces quatre langues lui en ont appris tout ce qu'il faut sa voir. Je pouvais donc m'entretenir de tout avec elle, et le cœur et l'esprit également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre tôle-à-tête, loin de tous les soucis de l'humanité. Ainsi vivions-nous dans cette villa, où nous ne recevions qu'un très-petit nombre de nos amis de Florence, et rarement encore, de peur d'éveiller les soupçons de cette tyrannie militaire et avocatesque, qui, de tous les mélanges politiques, est le plus mons­trueux, le plus ridicule, le plus déplorable, le plus intolérable, et qui ne s'offre à moi que sous l'image d'un tigre guidé par un lapin.
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A peine arrivé à la campagne, je repris mon tra­vail, recopiant et corrigeant les deux Alceste, sans toucher pour cela aux heures réservées, le matin, pour l'étude, ce qui m'occupait si fortement que je n'avais plus guère le loisir de penser à nos chagrins et à nos dangers. Ces dangers étaient nombreux, et on ne pouvait se les dissimuler, ni se flatter de l'idée qu'ils étaient loin. Chaque jour me les mon­trait plus près ; néanmoins, avec cette épine dans
 
'''466 VIE D'ALFIERI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/478]]==
VIE D'ALFIERI.'''
 
le cœur, et condamné à craindre pour deux, j'as­surais mon courage, et je travaillais. Chaque jour, ou plutôt chaque nuit, c'étaient des arrestations arbitraires, selon l'usage de ce gouvernement qui n'en était pas un. Ainsi avaient été arrêtés sous le titre d'otages une foule de jeunes gens des plus nobles familles. On venait les prendre de nuit, dans leur lit, à côté de leurs femmes, puis on les expédiait pour Livourne, où on les embarquait brutalement pour les îles Sainte-Marguerite. Bien qu'étranger je devais craindre un traitement pareil, ou plus cruel encore, car il était naturel que l'on m'eût signalé aux Français comme un contempteur et un ennemi de leur autorité. Chaque nuit on pou­vait venir me chercher ; mais j'avais pris toutes mes mesures pour ne me laisser ni surprendre, ni maltraiter. Cependant on proclamait dans Flo­rence cette même liberté qui régnait en France, et les plus lâches coquins triomphaient. Pour moi, je faisais des vers, je faisais du grec, et je rassurais mon amie. Cette situation déplorable dura depuis le 25 mai, que les Français entrèrent, jusqu'au 5 de juillet, où, battus et perdant la Lombardie entière, ils s'échappèrent, pour ainsi dire, de Florence, un matin, à la pointe du jour, après avoir pris, cela va sans dire, tout ce qu'ils pouvaient emporter. Mon amie et moi, nous n'avions pas mis le pied à Florence tant que l'invasion avait duré, ni souillé nos regards de la vue d'un seul Français. Mais les mots ne sauraient peindre la joie de Flo­rence, le matin où les Français la quittèrent, et
 
vie d'alfieri. 467
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/479]]==
 
les jours suivans où l'on ouvrit ses portes à deux cents hussards Autrichiens.
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468 vie d'ai.fieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/480]]==
 
je réfléchis un peu sur l'erreur de cet homme, d'ailleurs bien né, et que je me demande à moi-même ce que j'aurais été si, pauvre, dérangé, vi-
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vie d'alfikri. 469
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/481]]==
 
deux, j'eusse vécu dans les mêmes circonstances, disons toute la vérité, ce que j'aurais été, je n'ose l'assurer, mais l'orgueil peut-être m'eût sauvé. Et
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470 vie d'alfieri.
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ici je raconterai incidemment une chose que j'avais oubliée. Avant l'invasion des Français, j'avais vu à Florence le roi de Sardaigne, et j'étais allé le
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Du reste, lors même que ces esclaves à qui vous vous as­sociez, ces esclaves parleurs de liberté, viendraient à triom­pher et à subjuguer l'Europe entière; lors même que vous at­teindriez, au milieu d'eux, le faîte le plus élevé des honneurs, qu'ils dispensent, vous n'en seriez ni plus content de vous-même, ni plus hardi à lever vos yeux sur les miens, si vous me rencontriez. Condamné à mendier, à vivre dans votre pa­trie de l'existence la plus obscure (cequi n'arrivera jamais),
 
VIE U'
VIE U'ALFIERI. Ml
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/483]]==
ALFIERI. Ml
 
saluer; je le devais à double titre, car il avait été mon roi, et il était alors très-malheureux. Il me reçut très-bien. La vue de ce prince me toucha
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Je reviens en Italie avec l'obligation rigoureuse de con­vaincre le gouvernement français ( ou pour mieux dire, mes amis Moreau, Desolles, Bonaparte, Grouchy, Grenier ), de
 
472 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/484]]==
d'alfieri.
 
profondément, et j'éprouvai ce jour-là ce que ja­mais je n'avais senti, je ne sais quel désir de lui offrir mes services, le voyant si délaissé et en­touré de si pauvres têtes. Et je me serais offert, si j'avais cru pouvoir lui être utile ; mais que pou­vaient mes faibles talens dans des affaires de cette nature? En tout cas, il était trop tard. Il passa en Sardaigne ; puis les affaires ayant un peu changé de face, il quitta la Sardaigne et revint à
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Bologne, le 31 octobre 1800.
 
'''VIE D'ALFIEHI. 473'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/485]]==
473'''
 
Florence, où il resta plusieurs mois au ''Puits impé­rial, ''pendant que les Autrichiens occupaient la Toscane au 'nom du grand-duc. Mais alors, mal conseillé, comme toujours, il ne fit rien de ce qu'il devait et pouvait faire dans son intérêt, et pour celui du Piémont. Les choses se brouillèrent de nouveau, et cette fois, il se vit entièrement sub­mergé. J'allai encore lui présenter mes hommages à son retour de Sardaigne, et l'ayant trouvé plus confiant dans l'avenir, j'éprouvai beaucoup moins de regret à ne pouvoir lui être utile en rien.
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'''40.'''
 
'''474 VIE D'ALFIERI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/486]]==
VIE D'ALFIERI.'''
 
En 1793, à Florence, quand j'avais vu mes livres perdus sans retour, j'avais fait insérer dans toutes les gazettes d'Italie un avis où je disais que mes livres ayant été pris, confisqués et vendus ainsi que mes papiers, je déclarais dès-lors ne reconnaî­tre comme miens que les ouvrages déjà publiés par moi et en mon nom ; les autres, je ne pouvais les avouer, les regardant comme altérés ou suppo­sés, ou tout au moins surpris. Lors donc qu'en 1799 je tombai sur ce prospectus de Molini, qui annon­çait pour l'année suivante la réimpression des ou­vrages dont je viens de parler, le meilleur moyen de me laver aux yeux des gens de bien, c'eût été défaire une réponse à ce prospectus, où j'aurais confessé que ces livres m'appartenaient, raconté en détail comment ils m'avaient été dérobés, et pu­blié, comme dernière apologie de mes sentimenset de ma façon de penser, le Misogallo, qui certes était plus que suffisant pour me justifier. Mais alors je n'étais, pas libre et je ne le suis pas encore, car j'habite l'Italie, car j'aime et je crains pour autrui plus que pour moi ; je ne fis donc pas ce que j'au­rais dû faire en d'autres circonstances, afin de me dégager une fois pour toutes de la tourbe infâme des esclaves du moment, qui, ne pouvant se blan­chir eux-mêmes, se complaisent à noircir les autres, en feignant de les croire leurs pareils et de les en­rôler. J'ai parlé de liberté, c'en est assez pour qu'ils veuillent m'associer à eux ; mais je compte sur le Misogallo pour achever de rompre cette impure al­liance, même aux yeux des méchans et des sots, les
 
vie d'alfieri. 475
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/487]]==
 
seuls qui puissent me confondre avec ces gens-là. Malheureusement ces deux catégories forment les deux tiers et demi du monde. Ne pouvant donc faire ce que j'aurais dû, ce que j'aurais su, je me bornai à ce peu que je pouvais. Ce fut d'insérer une se­conde fois dans toutes les gazettes d'Italie mon avis de 1793; seulement j'y ajoutai un ''post-scriptum ''où il était dit que, sur la nouvelle qu'il se publiait à Paris, sous mon nom, des ouvrages en prose et en vers, je renouvelais la protestation que j'avais faite six années auparavant.
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Pour ce qui est ensuite des six ballots que j'avais laissés à Paris, et qui renfermaient plus de cinq cents exemplaires de chacun des quatre ouvrages ci-dessus indiqués, c'est-à-dire mes Poésie Di­verses, l'Etrurie, la Tyrannie et le Prince, je ne saurais conjecturer ce qu'ils sont devenus. Si on les eût trouvés et ouverts, les ouvrages qu'ils con­tenaient auraient été mis en circulation , on les au­rait vendus, au lieu de les réimprimer. L'édition, le papier, les caractères en étaient superbes, et le texte très-pur. S'ils n'ont paru nulle part, c'est qu'ils demeurent entassés dans un de ces sépulcres de livres où tant de marchandises, perdues sans voir le jour, restent à pourrir dans Paris, et n'auront point été ouverts, parce que j'avais fait écrire sur les ballots : Tragédies italiennes. Quoiqu'il en soit, il en est résulté pour moi le double malheur de perdre mon argent et mes peines avec cette édi­tion qui était mon bien, et de m'exposer, je ne dirai pas à l'infamie, mais au reproche de faire chorus
 
47G VIE U'ALFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/488]]==
VIE U'ALFIERI.
 
avec des bandits, en laissant publier mes ouvrages par des presses étrangères.
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vie d'alfiehi. W7
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/489]]==
 
pour ma santé, et dans les lieux les plus écartés, je ne me laissais voir à personne, et m'absorbais dans le travail le plus obstiné.
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478 vie d'alfikri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/490]]==
 
spire le désir de me connaître ; mais que désormais, averti de mon humeur sauvage, il ne me chercherait plus. Il tint parole ; et voilà comment j'échappai à un ennui pour moi plus pénible et plus triste que tout autre supplice que l'on eût voulu me faire subir.
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* Mon très-cher ami, J'ai reçu par M. d'Albarey vos deux lettres dont la dernière,
 
'''VIE D'ALFIEBI. 479'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/491]]==
479'''
 
Je n'ai jamais été, je ne suis pas royaliste ; mais ce n'est pas une raison pour que j'aille me mêler à cette clique. Ma république n'est pas la leur; je fais et ferai toujours profession d'être en tout ce
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480 vie b'alfierî.
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qu'ils ne sont pas.. Furieux de l'affront quô je re­cevais, je manquai à ma parole pour rimer quatorze vers sur ce sujet, et je les envoyai à mon ami ; mais je n'en gardai point copie, et ni ceux-ci, ni d'au-
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vie d'alfieki. 481
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/493]]==
 
très que l'indignation ou toute autre passion arracha de ma plume, ne figureront plus désormais parmi mes poésies déjà trop nombreuses. • Je n'avais pas eu la même force, au mois de sep-
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482 vie d'alfiebi.
 
tembre
tembre de l'année précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion toute-puissante cette fois, qui m'agita pendant plu­sieurs jours, et à laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois. J'avais toujours eu le dessein de m'essayer dans ce der­nier genre; j'avais même résolu de faire douze pièces; mais les contre-temps, les tourmens d'es­prit, et plus que tout le reste, l'étude desséchante et assidue d'une langue aussi immensément vaste que
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de l'année précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion toute-puissante cette fois, qui m'agita pendant plu­sieurs jours, et à laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois. J'avais toujours eu le dessein de m'essayer dans ce der­nier genre; j'avais même résolu de faire douze pièces; mais les contre-temps, les tourmens d'es­prit, et plus que tout le reste, l'étude desséchante et assidue d'une langue aussi immensément vaste que
 
cette académie, m'a causé une vive joie. Ce n'est que la semaine dernière que j'ai reçu (ou pour mieux dire que j'ai eu, puisque je ne la reçois point ) la lettre académique. La voici intacte, et je vous la renvoie avec prière instante de la remettre à ce­lui qui me l'a écrite. Il faut, pour mon entière purilication dans cette affaire, que cette lettre remonte à sa source avec son respectable cachet. Pour y répondre, si je l'eusse voulu, je n'avais qu'à écrire en grec autour du cachet, et sans le bri­ser, ces quatre mots laconiques : ''Qtfai-je de commun avec des esclaves? ''Mais ne voulant ni vous compromettre, ni m'em-p.ortersans nécessité, il me suffit quela lettre soit rendue intacte, pour que l'on sache bien que je l'ai regardée comme ne m'étant pas adressée. Je dois aussi vous dire sans détour que je ne veux à aucun prix de ce titre ''crotté ''de ''citoyen, ''non que je veuille être appelé ''comte; ''mais je suis Victor Alfieri, libre depuis une foule d'années, et non pas affranchi. Vous me direz que c'est là le style convenu dont on se sert main­tenant où vous êtes ; mais je vous répondrai que ces messieurs pouvaient se dispenser de s'occuper de moi et de me nommer
 
'''vie
'''vie d'alfieri. '''483
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/495]]==
d'alfieri. '''483
 
le grec, avaient, en me déroutant, épuisé mon cer­veau ; et persuadé que désormais il me serait im­possible de rien concevoir, je n'y pensais même plus. Mais je ne saurais dire comment il se fit que, dans le. plus triste moment de la servitude, et quand les circonstances ne me laissaient guère l'espoir d'en sortir, et que d'ailleurs je n'avais plus ni le temps, ni les moyens de réaliser mes desseins, mon esprit se releva tout-à-coup et je sentis se ral­lumer en moi les étincelles créatrices. Mes quatre premières comédies, qui, à vrai dire, n'en forment qu'une divisée en quatre, parce qu'elles tendent
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Florence, le 28 mars 1801.
 
484 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/496]]==
d'alfieri.
 
au même but, mais par des voies différentes, na­quirent ensemble dans l'une de mes promenades, et en rentrant j'en écrivis le canevas, selon mon habitude. Le lendemain, en y rêvant, je voulus voir si je saurais en faire dans un autre genre, quand je n'en ferais qu'une pour essayer, et j'en imaginai deux autres, la première d'un genre en­core nouveau en Italie, mais qui n'avait rien de commun avec les quatre premières, et la sixième, une vraie comédie italienne, empruntée aux mœurs de l'Italie de nos jours : je ne voulais pas que l'on m'accusât de ne savoir point les décrire. Mais pré­cisément parce que les mœurs changent, pour écrire des comédies qui restent, il faut s'attacher à corri­ger l'homme en se moquant de lui, mais pas plus l'homme d'Italie que celui de France ou de Perse, pas plus l'homme du quinzième siècle que celui du dix-neuvième ou de l'an 2000, si le poète ne veut que sa renommée et le sel de ses comédies ne pas­sent avec les hommes et les mœurs qu'il aura tenté de peindre. Ainsi donc voilà six comédies où je crois avoir donné ou essayé de donner l'exemple de trois genres différens. Les quatre premières sont applicables à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les mœurs; la cinquième est fantastique, poétique, et se renferme dans des limites moins ri­goureuses ; la sixième est dans le goût moderne de toutes les comédies que l'on fait aujourd'hui. De celles-ci, on pourrait en faire à la douzaine ; il ne faut pour cela que tremper son pinceau dans la boue que l'on a journellement sous les yeux. Mais
 
VIE D'ALFIERI. 485
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/497]]==
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rien n'est plus trivial ; il y a d'ailleurs, ce me sem­ble, peu de plaisir à en retirer, et pas le moindre fruit. Notre siècle peu fertile en inventions a voulu faire sortir la tragédie de la comédie, en créant le drame bourgeois, que l'on pourrait appeler ''l'épo­pée des grenouilles ; ''moi qui ne sais me plier qu'à la vérité, il m'a paru plus vraisemblable de tirer la comédie de la tragédie. Je le trouve à la fois plus divertissant, plus utile et plus vrai. Il n'est pas rare de voir les grands et les puissans prêter au ridicule ; mais des banquiers, des avocats et autres personnages de la classe moyenne, qui nous for­cent à les admirer, c'est ce que l'on ne voit point ; le cothurne ne va point aux pieds qui marchent dans la boue. Enfin j'ai tenté l'épreuve ; le temps et ma conscience, quand je reverrai ces essais, dé­cideront si je dois les garder ou les jeter au feu.
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41.
 
486 vie d'alfieri.
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d'alfieri.
 
paix (quelle paix!), qui dure encore, et qui tient toute l'Europe sous les armes, dans la crainte de la servitude.
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'''VIE D'ALFIERI. . 187'''
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neveu, le fils de ma sœur, le comte de Cumiana, à peine âgé de trente ans. Une maladie l'emporta au bout de trois jours. Il n'avait pas été inarié, et ne laissait point d'enfans. Ce malheur m'affligea beau­coup, quoique je l'eusse à peine vu dans son ado­lescence; mais je partageai la douleur de sa mère, (son père était mort deux ans auparavant). Je dois confesser aussi qu'il m'en coûtait de voir toute ma fortune passer en des mains étrangères. Ma sœur n'a plus pour héritier d'elle et de son mari que les trois filles qui lui restent, toutes trois mariées, l'une, comme je l'ai dit, avec Colli, d'Alexandrie, l'autre avec un Ferrari, de Gênes, la troisième avec le comte de Callano, d'Aoste. Cette petite vanité à la­quelle on peut imposer silence, mais qu'on ne dé­racine jamais du cœur d'un homme bien né, et qui lui fait désirer la perpétuité de son nom, ou du moins celle de sa famille, n'avait jamais pu sortir de chez moi, et je m'en affligeai plus que je ne l'aurais cru ; tant il est vrai, que pour se bien con­naître soi-même, il faut l'expérience de la vie ; il faut s'être trouvé dans ces tristes situations, pour pouvoir dire ce que l'on est. Cette mort de mon neveu, qui me laissait sans héritier mâle, me fit prendre plus tard, à l'amiable, dé nouveaux arran-gemens avec ma sœur pour assurer le paiement de ma pension en Piémont. Je ne veux point, si je dois mourir le dernier, ce que je ne crois guère, me voir à la merci de mes nièces ou de leurs ma­ris, que je ne connais pas. En attendant, cette paix exécrable n'avait pas
 
'''488 VIE DALFIERl.'''
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VIE DALFIERl.'''
 
laissé de ramener une sorte de tranquillité en Ita­lie, et le despotisme français ayant aboli le papier-monnaie tant à Rome que dans le Piémont, reve­nant, mon amie et moi, du papier à l'or, que nous tirions, elle de Rome, moi du Piémont, nous nous vîmes en un instant à peu près hors de l'embarras que nous avions éprouvé dans nos intérêts depuis cinq années, chaque jour prenant quelque chose sur ce qui nous restait. Aussi, vers la fin de 1801, nous rachetâmes des chevaux, mais quatre seule­ment, dont un de selle pour moi. Depuis Paris, je n'avais pas eu de cheval, et pas d'autre équipage qu'une méchante voiture de louage. Mais les an­nées, les malheurs publics, tant d'exemples d'un sort pire que le nôtre, m'avaient rendu discret et modéré. Ainsi ces quatre chevaux étaient alors du luxe pour quelqu'un qui, pendant bien des années, s'était à peine contenté de dix et de quinze.
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Du reste passablement rassasié et désabusé des choses du monde, sobre dans mon régime, tou­jours vêtu de noir, ne dépensant qu'en livres', je me trouve fort riche, et je me fais gloire de mourir d'une bonne moitié plus pauvre que je ne suis né. Aussi ne pris-je pas garde à l'offre que mon neveu C... me fit faire par ma sœur de s'employer à Pa­ris , où il allait se fixer, pour me faire rendre ce que l'on m'avait confisqué en France, mes reve­nus, mes livres et le reste. Je ne redemande jamais rien aux gens qui m'ont volé, et d'une tyrannie ri­dicule où justice rendue passe pour faveur, je ne veux ni l'une ni l'autre. C... n'a pas même eu de
 
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moi une réponse sur ce point, comme aussi je n'a­vais rien répondu à sa seconde lettre, où il fait semblant de n'avoir point reçu la mienne. Et en effet, puisqu'il était décidé à rester général fran­çais, il devait feindre de n'avoir point reçu la seule réponse que je lui eusse faite ; et de mon côté, dé­cidé à rester libre et à garder entière ma dignité d'Italien, je devais aussi désormais éviter de pa­raître avoir reçu ses lettres et ses offres, de quelque moyen qu'il usât pour me les adresser.
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Pendant l'été de 1802 (car je suis comme les ci- 1802. gales, et c'est l'été que je chante), je m'appliquai tout-à-coup à versifier mes comédies développées, et avec la même ardeur, la même fureur que j'avais apportée à les concevoir et à les développer. Cette même année, je ressentis encore, mais d'une autre manière, les funestes effets d'un travail excessif. On n'a point oublié que, pour toutes ces composi­tions, je prenais sur mes heures de promenade et sur d'autres, mais qu'à aucun prix je ne voulais toucher aux trois heures que chaque matin je con­sacrais à l'étude; aussi cette année, après avoir ' mis en vers deux comédies et demie, les chaleurs du mois d'août me rendirent mon inflammation à la tête, et tout mon corps se trouva couvert d'un déluge de furoncles. Je m'en serais moqué, si l'un d'eux, le roi de tous, ne fût venu se loger dans mon pied gauche, entre la cheville externe et le tendon, et ne m'eût retenu au lit pendant plus de quinze jours, avec des douleurs spasmodiques et un éry-sipèle qui me causa les souffrances les plus atroces
 
490 vie d'alfieri.
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d'alfieri.
 
que j'eusse éprouvées de ma vie. Il fallut cette fois encore laisser là les comédies et rester au lit à souffrir, et à souffrir doublement ; car ce fut juste au mois de septembre que ce cher abbé de Caluso, qui depuis plusieurs années nous promettait une visite en Toscane, arriva à Florence, où il ne pou­vait rester qu'un mois tout au plus. Il venait re­prendre son frère aîné, qui depuis deux ans s'était retiré à Pise, pour échapper à l'esclavage du Pié­mont francisé. Cette année même, une loi émanée de cette soi-disant liberté enjoignait à tous les Pié-montais de rentrer dans leur cage, à tel jour du mois de septembre, s'ils ne voulaient voir, selon l'usage, leurs biens confisqués et eux-mêmes bannis des bienheureux états de cette incroyable républi­que. J'éprouvai donc une grande douceur à revoir ce bon abbé de retour à Florence, où la fatalité voulait qu'il me trouvât au lit, comme il m'y avait laissé, en Alsace, quinze ans auparavant, la dernière fois que nous nous étions vus ; mais cette joie était mêlée d'une cruelle amertume, empêché comme je l'étais, et ne pouvant ni me lever, ni bouger, ni m'occuper de rien. Je lui fis lire cependant mes traductions du grec, les Satires, le Térence, le Vir­gile, en un mot tout ce que j'avais en portefeuille, à l'exception des comédies, dont je n'ai encore rien lu à âme qui vive, pas même le titre, tant que je ne les vois pas arrivées à bon terme. Mon ami parut généralement satisfait de mes travaux ; il me donna de vive voix, et même par écrit, de fraternels et lumineux avis sur mes traductions du grec. J'en
 
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ai fait mon profit, et j'espère bien en profiter en­core, quand je mettrai la dernière main à ces ou­vrages. Mais au bout de vingt-sept jours, mon ami disparut comme un éclair à mes yeux ; son départ me laissa dans une profonde tristesse, et j'ignore comment je l'eusse supportée, si mon incomparable compagne n'eût été là pour me consoler de toutes les privations. Je guéris au mois d'octobre, et re­tournai aussitôt à mes comédies, que je terminai avant le 8 décembre. Il ne me reste plus qu'à les laisser mûrir et à les revoir.
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VIE D'ALFIERI.'''
 
essuyées, ces deux derniers étés, m'avertissent qu'il est temps que je cesse d'écrire et de raconter. Je ferme donc ici la quatrième époque de ma vie, bien convaincu que je n'ai plus la volonté, et que si je l'avais, je n'aurais plus la force de rien com­poser. Mon dessein est de continuer à revoir mes productions originales et mes traductions, pendant les cinq ans et quelques mois qu'il me reste encore à vivre pour atteindre la soixantaine, si Dieu per­met que j'y arrive. A cet âge, si je vais plus loin, je me propose, et je me commande à moi-même de ne plus rien faire, que continuer (cela je le ferai tant que j'aurai un souffle de vie) les études que j'ai entreprises, et si alors il m'arrive de toucher à mes écrits, ce sera uniquement pour changer ou refaire, (sous le rapport du style) jamais pour y ajouter la moindre chose. La seule que je veuille faire, après soixante ans, c'est de traduire le livre d'or où Cicéron a traité de la vieillesse. L'œuvre sera conforme à mon âge, et je le dédierai à mon inséparable compagne, celle avec qui j'ai partagé, depuis plus de vingt-cinq ans, avec qui je parta­gerai de plus en plus tous les biens et tous les maux de cette vie.
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Pour ce qui est ensuite de l'impression de toutes les choses tque je me trouve et me trouverai avoir faites à soixante ans, je ne crois pas que désormais j'y songe. La peine en est trop grande, et d'ail­leurs condamné à vivre sous un gouvernement qui n'est pas libre, il faudrait me résigner à la cen­sure, et jamais le pourrai-je ? Je laisserai donc en
 
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manuscrits, mais aussi purs et aussi corrects que j'aurai pu le faire, les ouvrages que je veux lais­ser après moi, et que je croirai dignes de voir le jour. Je brûlerai les autres; comme aussi, pour ces mémoires que j'écris, si je ne puis les corriger à mon gré, il faudra bien que je les brûle. Mais pour terminer gaiement ces sérieuses bagatelles, et mon­trer comment déjà j'ai fait le premier pas dans la cinquième époque de ma vie, celle de la seconde enfance, je veux divertir le lecteur en lui confiant ma dernière faiblesse de la présente année 1803. Depuis le moment où j'ai fini de mettre en vers mes comédies, et où j'ai pu les croire achevées et point trop indignes de vivre, il m'a paru de plus en plus que j'étais appelé à jouer un certain per­sonnage dans la postérité. Ensuite depuis qu'à force de persévérance dans l'étude du grec, je me suis vu ou ai cru me voir capable d'entendre à livre ouvert Pindare,les Tragiques, surtout le divin Ho­mère, capable même de les traduire littéralement en latin, et dans un italien passable, je me suis senti orgueilleux d'une telle victoire, remportée de quarante-sept à cinquante-quatre ans. L'idée alors m'est venue que toute peine méritant sa récompense, je devais m'en accorder une, et me la faire belle, ho­norifique et non lucrative. J'inventai donc un col­lier où seraient gravés les noms de vingt poètes, anciens et modernes, et auquel serait suspendu un camée avec le portrait d'Homère, et portant au re­vers (riez, lecteurs) un distique grec de ma façon,
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'''494 VIE D'ALFIERI.'''
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en un distique italien '. Je les ai montrés l'un et l'autre à mon ami, l'abbé de Caluso; le grec pour m'assurer qu'il n'y avait ni barbarisme, ni sollé-eisme, ni faute de quantité; l'italien, pour lui don­ner à juger si j'avais assez modéré en le traduisant l'impertinence un peu trop forte de l'original. Dans une langue généralement peu comprise, l'au­teur peut, on le sait, parler de lui-même avec plus de liberté que dans un idiome vulgaire ; mon ami ayant approuvé les deux versions, je les enregistre ici, de peur qu'elles ne s'égarent.
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'''''{Note du Traducteur.)'''''
 
'''VIE D'àLFIERI. 495'''
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'''Lettre de M. l'abbé de Caluso, destinée à servir de com­plément à ces Mémoires, aveo le récit de la mort de l'auteur.'''
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» Pour répondre à la faveur que vous avez dai­gné me faire, de me donner à lire le manuscrit où notre incomparable ami avait entrepris de racon­ter sa propre vie, je dois en dire mon sentiment, et je le fais la plume à la main, parce que de vive voix, avec beaucoup plus de mots, je pourrais dire beaucoup moins de choses. Je connaissais assez l'hu­meur et le génie de cet homme unique, pour ne pas douter que s'il y a une grande difficulté à parler de soi longuement, sans tomber dans le mensonge, le ridicule ou l'ennui, il les vaincrait à sa manière; mais il a surpassé mon attente par sa franchise aimable et sa sublime simplicité. Rien de plus heureux que ce style dont le naturel a un certain air de négligence, et je ne sache pas d'image plus merveilleuse, mieux ressemblante et plus fidèle que celle qu'il a laissée de lui ; c'est un portrait qui vit et qui parle. Il s'y fait voir grand, comme il était, singulier, extrême, tarit par ses dispositions naturelles que par l'ardeur qu'il apportait à toute chose qui ne lui paraissait pas indigne de sa géné­reuse passion. Que si pour cela même il donnait souvent dans l'excès, on remarquera aisément que chez lui l'excès procédait toujours de quelque sen-
 
496 vie d'alfieri.
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d'alfieri.
 
timent louable, de l'amitié, par exemple, dans les
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'''VIE D'ALFIËttl. M7'''
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ce qui le regardait, n'ayez hélas ! conservé de sa fin qu'une trop présente image. . Le comte Alfieri s'occupait donc alors de mener à bonne fin ses comédies, et par forme de distrac­tion et d'amusement, il songeait aussi quelquefois au dessin, à la devise, à l'exécution de ce collier de l'ordre d'Homère, dont il voulait se créer cheva­lier ; mais la goutte, qui se faisait toujours sentir dans les changemens de saisons, lui était survenue dès le mois d'avril, cette fois plus fâcheuse que de coutume, le trouvant épuisé par son obstination à Tétude, et dénué de cette sève, de cette vigueur salu­taire qui l'eussentrepoussée etreléguée dans quelque parties extérieures de son corps. Pour la dompter, ou du moins pour l'affaiblir, considérant d'ailleurs que depuis plus d'un an sa digestion devenait sur la fin difficile et laborieuse, il se mit dans la têt? qu'il n'avait pas de meilleur parti à prendre que de retrancher encore de sa nourriture, que déjà il avait réduite à fort peu de chose. Il pensait qu'en cessant de nourrir la goutte, il la forcerait à se reti­rer, et que d'un autre côté son estomac toujours vide, laissant à son esprit toute sa lucidité, lui per­mettrait de poursuivre ses opiniâtres études. Vai­nement, madame la comtesse, votre amitié daignait l'avertir, l'importunait même elle pressait de man­ger davantage, car il maigrissait à vue d'oeil, et il était clair qu'il lui fallait plus de nourriture. Mais lui, ferme dans son dessein, persévéra tout l'été dans cette abstinence excessive, et dans son ar­deur à s'occuper de ses comédies ; il y travaillait
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'''498 VIE DALF1ERI.'''
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chaque jour plusieurs heures, dans la crainte que la mort ne le surprît avant qu'il n'eût achevé de les perfectionner, ce qui ne l'empêcha pas de con­sacrer aussi, chaque jour, beaucoup de temps aux livres des autres, pour acquérir de nouvelles con­naissances. Ainsi travaillant à se détruire avec des efforts d'autant plus désespérés qu'il se sentait défaillir, dégoûté de tout ce qui n'était pas l'étude, la seule douceur désormais permise à sa vie lasse et chancelante, il arriva au 3 octobre. Ce jour-là, s'étant levé en apparence mieux portant et plus gai qu'il n'avait coutume depuis long-temps, il sor­tit après son étude habituelle du matin, pour se promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelque pas, qu'il se sentit pris d'un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, des­cendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d'entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura quelques heures, et baissa sur le soir. Quoiqu'il fût d'abord tourmenté d'une en­vie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et le lendemain, non seulement il s'ha­billa, mais il sortit de son appartement, et descen­dit à la salle à manger pour dîner ; cependant il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s'être rasé, il voulait sortir pour prendre l'air ; mais la pluie ne le permit pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon. Mais dans la nuit du 5 au 6, il fut re­pris de très-vives douleurs d'entrailles. Le doc-
 
vie d'alfieri. 499
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/511]]==
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ieur ordonna des sinapismes aux pieds ; mais au moment où ils commençaient à opérer, le malade s'en débarrassa, dans la crainte que la plaie venant à se former, il ne fût pendant plusieurs jours em­pêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter. Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains, et des vésicatoires aux jambes. Mais le malade n'en voulut pas non plus, toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de l'opium qui calma les douleurs, et lui fit passer une nuit assez tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit ; ce repos que lui donnait l'opium n'était pas sans quelque mélange d'hallucinations importunes ; il avait la tête pesante, et quoique éveillé, il retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus vivement empreintes dans son esprit.Il se rap­pelait alors ses études et ses travaux de trente années, et ce qui l'étonnait davantage, un bon nombre de vers grecs du commencement d'Hésiode, qu'il n'avait lus qu'une fois, lui revenaient à la mé­moire... Vous étiez assise près de lui, madame la comtesse, et c'est à vous qu'il le disait. Toutefois il ne semblait pas croire que la mort avec laquelle il s'était depuis long-temps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins,madame, il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l'ayez quitté que le matin, à six heures, lorsqu'il s'obstina, contre l'a­vis des médecins, à prendre de l'huile et de la ma-
 
500 vie d'alfieri.
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gnésie. Ce remède ne pouvait que lui nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures, on s'aperçut qu'il était en danger, et quand on vous rappela près de lui, madame, vous le trou­vâtes qui respirait avec peine et à demi suffoqué. Néanmoins, s'étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s'approcher du lit et de s'y appuyer ; un moment après sa vue s'obscurcit, ses yeux se fer­mèrent, et il expira. On n'avait négligé ni les devoirs ni les consolations de la religion ; mais on ne croyait pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu'il fût nécessaire de se hâter, et le confesseur qu'on avait mandé n'arriva pas à.temps. Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente, que très-souvent il y revenait dans ses discours. C'est ainsi que le samedi 8 octobre 1803 , au ma­tin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.
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.. Il a été enseveli où le furent avant lui tant de per­sonnes célèbres, à Sainte-Croix, près de l'autel du Saint-Esprit, sous une simple pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait élever ''Mm° ''la comtesse.d'Àlbany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canovay a mis la main, et l'œuvre d'un si grand sculpteur ne peut être qu'une œuvre grande. J'ai essayé d'exprimer dans les sonnets qu'on va lire les sentimens que j'ai apportés sur la tombe de notre ami :
 
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'''VIE d'ALPIERI. 501'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/513]]==
VIE d'ALPIERI. 501'''
 
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502 vie d'alfieri.
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pour cette œuvre, avez choisi cette main souve­raine , afin que par vous fussent dignement ho­norés les restes de celui qui vous rapporta tout en­tier l'honneur de ses écrits ; et cependant vous pleurez comme si vous aviez trop peu fait encore pour votre gloire.
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Je pourrais dire plus encore pour montrer quel homme ce fut, et quelle perte nous avons faite, ainsi que l'Italie. Mais le respect et la pitié me com­mandent de retenir mes larmes, de peur d'en faire couler de plus douloureuses ; mieux vaut encore, madame, que je sèche les vôtres, en vous rappelant que, dans ses écrits immortels, son génie du moins
 
vie d'alfiebi. 503
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/515]]==
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nous est resté avec la vive image de sa grande âme, profondément empreinte à chaque page de ses œuvres. C'est ce qui doit encore affaiblir nos re­grets , s'il n'a pu achever cette histoire de sa vie, dont la seconde partie n'est qu'une première es­quisse écrite à la hâte, chargée de notes et de ren­vois ; d'où il suit qu'il est assez mal aisé d'y mettre chaque chose en son lieu et de la lire couramment.
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publiés, comme d'ailleurs l'éclat de sa gloire suf­firait au besoin pour le rendre en butte au fiel amer de l'envie, et que ces papiers enfin, si bien gardés qu'on les suppose, peuvent tomber en des mains peu bienveillantes, il ne sera pas mal de répandre ici à l'avance un peu de contre-poison.
 
'''504 VIE D'ALFIEBI.'''
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VIE D'ALFIEBI.'''
 
Je dis donc qu'il y a deux manières de mériter la louange : on peut être grand, on peut être irré­prochable. De ces deux qualités, la dernière, dans ce misérable bas monde, est rarement l'apanage de la médiocrité même, et on ne l'exige pas de ce qui est grand. Or, c'est au grand que tendait tou­jours Alfieri, et parmi les plus nobles passions que .l'amour de la gloire allumait dans ce grand cœur, il y avait deux choses qu'il ne séparait pas dans son culte, la patrie et la liberté civile. Il est vrai que dans une monarchie, le philosophe qui n'exerce aucun emploi est plus libre que le monarque lui-même ; je n'ai jamais, pour mon compte, désiré une autre liberté ni dédaigné les devoirs d'un sujet fidèle. Mais s'il plaît aux souverains de se faire ap-. peler les maîtres de tous leurs sujets, faut-il s'étonner que l'un d'eux se mette en tête qu'il ne peut y avoir de liberté civile là où un seul a droit de vouloir? C'é­tait là l'illusion d'Alfieri ; il brûlait du désir de voir sa patrie libre, et cet amour passant de la partie au tout, se changeait en un violent amour de la li­berté italienne, qui devait un jour, c'était son es­poir , glorieusement renaître ; et alors ne voyant plus d'obstacle que dans l'ascendant de la France, il s'abandonnait contre les Français à une haine po­litique, dans laquelle il voyait le salut de l'Italie, si elle pouvait devenir universelle. Il voulait aussi, par là, se séparer de ces infâmes qui, après avoir paru comme lui animés d'un zèle ardent pour la li­berté , avaient rendu sa cause odieuse par leurs abo­minables scélératesses. Pour qui juge sans passion,
 
'''» VIE DALFIEIU. 505'''
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il est clair qu'il ne devait point parler d'une manière si générale, sans distinction des bons ou des mé­dians , et le philosophe de sang-froid ajoutera que rien n'est moins raisonnable que d'envelopper ainsi toute une nation dans sa.haine. Mais il faut voir dans Alfîeri un amant passionné, qui ne saurait être juste envers les adversaires de son idole, un Démosthènes italien, qui n'a que des paroles en­flammées pour opposer aux forces supérieures des Macédoniens. Ce n'est pas là une apologie, et je ne sais même pas s'il en a besoin pour conserver ce nom de grand. Je ne demande qu'un peu d'indul­gence pour des écarts qui prennent leur source dans l'excès d'un sentiment aussi recommandable que peut l'être l'amour de la patrie.