« Du Dandysme et de George Brummell » : différence entre les versions

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Certes ! quand on fait le compte de ces impressions vivantes, ineffaçables, sur les premières têtes d’une époque, on est obligé de traiter celui qui les a produites, fût-ce un fat, avec le sérieux que l’on doit à tout ce qui prend en vainqueur les imaginations des hommes. Les poètes, par cela seul qu’ils réfléchissent peur temps, se sont imprégnés de Brummell. Moore l’a chanté, mais qu’est-ce que Moore<ref>Le sentiment irlandais à part, un poète de papier rose mâché.</ref> ? Brummell fut peut-être une des muses de ''Don Juan'' invisible au poète. Toujours est-il que ce poème étrange a le ton essentiellement dandy d’un bout à l’autre, et qu’il éclaire puissamment l’idée que nous pouvons concevoir des qualités et du genre d’esprit de Brummell. C’est par ses qualités évanouies qu’il monta sur l’horizon et s’y maintint. Il n’en descendit pas : mais il en tomba, emportant avec lui, dans sa perfection, une chose qui, depuis lui, n’a plus reparu que dégradée. Le ''Turf'' hébétant a remplacé le dandysme. Il n’y a plus maintenant dans le ''High life'' que des jockeys et des fouetteurs de chiens<ref>Il y a eu d’Orsay. Mais d’Orsay, ce ''lion'' dans le sens de la fashion, et qui n’en avait pas moins la beauté de ceux de l’Atlas, d’Orsay n’était pas un dandy. On s’y est mépris. C’était une nature infiniment plus complexe, plus ample et plus humaine que cette chose anglaise. On l’a beaucoup dit, mais sans cesse il faut y revenir : la lymphe, cette espèce d’eau dormante qui n’écume que quand la Vanité la fouette, est la vase physiologique du dandy, et d’Orsay avait le sang rouge de France. C’était un nerveux sanguin aux larges épaules, à la poitrine ''François Ier'', et à la beauté sympathique. Il avait une main superbe sans superbe, et une manière de la tendre qui prenait les cœurs et les enlevait ! Ce n’était pas là le ''shake hand'' hautain du dandysme. D’Orsay plaisait si naturellement et si passionnément à ''tout le monde'' qu’il faisait porter son médaillon jusqu’à des hommes ! tandis que les dandys ne font porter aux hommes que ce que vous savez et ''plaisent aux femmes en leur déplaisant'' (ne jamais oublier cette nuance, lorsqu’il s’agit de les juger). D’Orsay était enfin un roi de bienveillance aimable. Or la bienveillance est un sentiment entièrement inconnu aux dandys. Comme eux, il est vrai, il avait l’art de la toilette, non éclatante, mais profonde, et c’est pour cette raison sans doute que les Superficiels l’ont regardé comme le successeur de Bummell ; mais le dandysme n’est pas l’art brutal de mettre une cravate. Il y a même des dandys qui n’en ont jamais porté. Exemple, lord Byron qui avait le cou si beau ! D’un autre côté, d’Orsay fut un artiste. De cette main ''qu’il donnait trop'' ― car la coquetterie règne bien plus par ce qu’elle refuse que par ce qu’elle accorde ―, il sculptait, et non pas comme Brummell peignait ses éventails pour des visages faux et des têtes vides. Les marbres laissés par d’Orsay ont de la pensée. Ajoutez à ce talent de sculpteur qu’il avait bien failli être un écrivain, et qu’à vingt-trois ans il avait mérité cette fameuse lettre de Byron à Alfred D… qu’on trouve dans ces fameux Mémoires où la lâcheté de Moore a remplacé les noms par des astérisques et les anecdotes piquantes par des points… (Aimable homme que ce Moore !) Quoique fat, d’Orsay fut aimé par les femmes les plus ''fates'' de son temps. On ne parle pas des naturelles : il n’y en a jamais que deux ou trois dans un siècle ; à quoi bon en parler ? Il a même inspiré une passion qui dura et qui restera historique. Les dandys, eux, ne sont aimés que par ''spasmes''. Les femmes, qui les détestent, ne s’en donnent pas moins très bien à eux, et ils ont cette sensation qui vaut pour eux beaucoup de livres sterling, de presser des haines dans leurs bras… Quant à ce duel charmant de d’Orsay, jetant son assiette à la tête de l’officier qui parlait mal de la Sainte Vierge et se battant pour elle, parce qu’elle était femme et qu’il ne voulait pas qu’on manquât de respect à une femme devant lui, quoi de moins dandy et de plus français ?...</ref>.
 
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On touche vite, quand on écrit cette histoire d’impressions plutôt que de faits, à la disparition du météore, à la fin de cet incroyable roman (qui n’est pas un conte), dont la société de Londres fut l’héroïne et Brummell le héros. Mais, dans la réalité, cette fin se fit longtemps attendre. À défaut de faits ― la mesure historique du temps ―, qu’on prenne les dates, et l’on jugera de la profondeur de cette influence par sa durée. De 1793 à 1816, il y a vingt-deux ans. Or, dans le monde moral comme dans le monde physique, ce qui est léger se déplace aisément. Un succès continu de tant d’années montre donc que c’était bien à un besoin de nature humaine, sous la convention sociale, que répondait l’existence de Brummell. Aussi, quand plus tard il fut obligé de quitter l’Angleterre, l’intérêt qu’il avait concentré sur sa personne n’était pas épuisé. L’enthousiasme ne se détournait pas de lui. En 1812, en 1813, il était plus puissant que jamais malgré les échecs que le jeu avait faits à sa fortune matérielle, la base de son élégance. En effet, il était fort grand joueur. On n’a pas besoin d’examiner s’il avait trouvé dans son organisme ou dans les tendances de la société qu’il voyait cette audace de l’inconnu et cette soif d’aventures qui font les joueurs et les pirates. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que la société anglaise est encore plus avide d’émotions que de guinées, et qu’on ne domine une société qu’en épousant ses passions. Outre les pertes au jeu, une autre raison, à ce qu’il semble, pour que Brummell déclinât, c’était sa brouillerie avec le prince qui l’avait aimé et qui avait été, pour ainsi dire, le seul courtisan de leurs relations. Le Régent commençait à vieillir. L’embonpoint, ce polype qui saisit la beauté et la tue lentement dans ses molles étreintes, l’embonpoint l’avait pris, et Brummell, avec son implacable plaisanterie et cet orgueil de tigre que le succès inspire aux cœurs, s’était quelquefois moqué des efforts de coquette impuissante à réparer les dégâts du temps qui compromettaient le prince de Galles. Comme il y avait à Carlton-House un concierge d’une monstrueuse corpulence qu’on avait surnommé ''Big-Ben'' (le Gros-Ben), Brummell avait déplacé le surnom du valet au maître. Il appelait aussi Mme Fitz-Herbert ''Benina''. Ces audacieuses dérisions ne pouvaient manquer de pénétrer jusqu’au fond de ces âmes vaniteuses, et Mme Fitz-Herbert ne fut pas le seule des femmes qui entouraient le prince héréditaire à s’offenser des familiarités de l’ironie de Brummell. Telle fut, pour le dire en passant, la cause réelle de la disgrâce qui frappa soudainement le grand dandy. L’histoire de la sonnette, racontée d’abord pour l’expliquer, est apocryphe, à ce qu’il paraît<ref>Voici l’histoire : Brummell aurait un soir, à souper, et pour gagner le plus irrespectueux pari, donné cet ordre au prince de Galles : « George, sonnez ! » en lui montrant la sonnette. Le prince, qui eût obéi, aurait dit au domestique qui entré, en lui désignant Brummell : « Menez à son lit cet ivrogne. »</ref>. M. Jesse ne s’appuie pas seulement pour la repousser sur la dénégation de Brummell, mais encore sur la vulgaire impudence (''the vulgar impudence'') qu’elle révèle, et il a raison ; car l’impudence était bien souvent dans le dandy, mais la vulgarité n’y était jamais. Un fait d’ailleurs isolé, quelque expressif qu’il soit, ne vaut pas en gravité, pour motiver une disgrâce, les cent mille coups de dard d’aspic lancés par Brummell de sa façon la plus légère contre les affections du Régent. Ce que le mari de Caroline de Brunswick avait toléré, l’amant de Mme Fitz-Herbert, de lady Connyngham, ne devait pas le supporter<ref>L’influence et même la plaisanterie de Brummell furent pour beaucoup dans l’éloignement du prince de Galles pour Caroline de Brunswick. On sait que cette fameuse première nuit de noces, passée par le prince sur un tapis au coin du feu, pendant que sa jeune femme l’attendait sous les plumes d’autruche du nid nuptial, avait été précédée d’un souper avec les dandys. Ces hommes positifs n’aimaient pas le vaporeux sentimentalisme qui se matérialisa un peu depuis, mais qu’apportait alors Caroline dans ses bagages d’Allemande ; et d’ailleurs elle était la femme légitime dans le pays du bonheur conjugal officiel et des ''verseuses de thé'' ! Or le dandysme, qui aime l’imprévu et déteste la pédanterie des vertus domestiques, doit mieux aimer tous les malheurs par les maîtresses, que l’imperturbable bonheur public de lord et de lady Grey, par exemple, si vanté par Mme de Staël. Les dandys, qui coudoient ces bonheurs légaux en Angleterre, n’ont pas et ne peuvent pas avoir les opinions de Mme de Staël, qui ne les rencontrait guère dans les salons de Paris. Ce qui fait la poésie, c’est la distance, et il faut bien que l’imagination ait toujours sa chimère à caresser ; mais quand la femme qui se peignit dans Corinne, qui aima D…, qui aima C…, qui aima T…, caresse celle-là, elle est moins dans la vérité du cœur et de l’imagination que les dandys, et elle ravale Mme de Staël jusqu’à n’être plus que la fille de Mme Necker.</ref>. Et l’eût-il supporté encore, le favori eût-il impunément blessé les favorites, que le prince, attaqué dans sa personne physique, son véritable ''moi'', ne l’aurait pas souffert sans ressentiment. Le « Quel est ce gros homme ? » dit publiquement par Brummell à Hyde Park, en désignant Son Altesse Royale, et une foule d’autres mots semblables expliquent tout, bien mieux qu’un oubli de convenances, justifié du reste par un pari.