« De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie » : différence entre les versions
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Cela peut paraître étrange, mais non point contradictoire, si je prête malgré tout à une époque qui, volontiers insiste sur sa culture historique et le fait avec des cris de triomphe, une sorte de conscience ironique, une sorte de sentiment vague qu’il ne s’agit point là de se réjouir, une certaine crainte que ce pourrait bien en être fait un jour de toute la joie de la connaissance historique. Par rapport à certaines personnalités,
Autrefois ce « memento mori », jeté à l’humanité aussi bien qu’à l’individu, était un aiguillon torturant sans cesse. C’était en quelque sorte le sommet de la science et de la conscience du Moyen Âge. La parole des temps modernes, « memento vivere », qu’on lui oppose aujourd’hui, à franchement parler, garde encore un accent un peu timide, ne jaillit pas à pleine gorge et conserve presque quelque chose de malhonnête. Car l’humanité est encore attachée fortement au « memento mori » et elle le montre par son goût pour l’histoire. Malgré ses pressants coups d’aile historiques, la science n’a pu briser ses entraves et s’élancer dans l’air libre ; un profond sentiment de désespoir est demeuré et a pris cette teinte historique qui obscurcit aujourd’hui et rend mélancoliques toute éducation et toute culture supérieures.
Une religion qui, de toutes les heures de la vie humaine, considère la dernière comme la plus importante, qui prédit une fin de l’existence terrestre en général et condamne tous les êtres vivants à vivre au cinquième acte de la tragédie, une telle religion émeut certainement les forces les plus nobles et les plus profondes, mais elle est pleine d’inimitié contre tout essai de plantation nouvelle, contre toute tentative audacieuse, contre toute libre aspiration, elle répugne à tout vol dans l’inconnu, parce qu’elle n’y trouve pas à aimer et à espérer. Ce qui est dans son devenir, elle ne le laisse s’imposer qu’à contrecœur, pour l’écarter et sacrifier au bon moment, comme une incitation à vivre, un mensonge sur la valeur de la vie. Ce que firent les Florentins lorsque, sous l’influence des exhortations à la pénitence que leur prêchait Savonarole, ils préparèrent ces fameux holocaustes de tableaux, de manuscrits, de bijoux et de costumes, le christianisme voudrait le faire de toute civilisation qui invite à aller de l’avant et qui a pris pour devise ce « memento vivere ». Et s’il n’est point possible de le faire sur le droit chemin, sans détour, c’est-à-dire par la supériorité des forces, il parvient quand même à son but, quand il s’allie à la culture historique, le plus souvent même à l’insu de celle-ci ; et, dès lors, parlant son langage, il s’oppose, en haussant les épaules,
La méditation âpre et profondément sérieuse sur la non-valeur de tout ce qui est arrivé, sur l’urgence qu’il y a à mettre le monde en jugement, a fait place à la conviction sceptique qu’il est, en tout cas, bon de connaître le passé, puisqu’il est trop tard pour faire quelque chose de meilleur. Ainsi le sens historique rend ses serviteurs passifs et respectueux. C’est seulement quand, par suite d’un oubli momentané, ce sens est suspendu, que l’homme malade de la fièvre historique devient actif. Mais, dès que l’action est passée, il se met à la disséquer, pour l’empêcher, par l’examen analytique auquel il la soumet, de prolonger son influence. Ainsi dépouillée, son action est alors du domaine de l’ « histoire ». Sur ce domaine, nous vivons encore en plein dans le Moyen Âge. L’histoire est toujours une théologie masquée. De même la vénération dont l’illettré fait preuve vis-à-vis de la caste savante est encore un héritage de la vénération qui entourait le clergé. Ce que l’on donnait autrefois à l’Église on le donne aujourd’hui, bien qu’avec plus de parcimonie, à la Science. Mais, si l’on a vraiment donné quelque chose, c’est à l’Église qu’on le doit et non pas à l’esprit moderne, qui, abstraction faite d’autres bonnes habitudes, est assez avaricieux, on ne l’ignore pas, la noble vertu de la générosité étant encore chez lui à l’état rudimentaire.
Il se peut que cette observation ne plaise pas et qu’on la juge aussi défavorablement que la déduction que j’ai tirée du rapprochement entre les excès des études historiques et le moyenâgeux « memento mori », d’où découle le manque d’espoir que le christianisme porte au fond de lui-même à l’égard des temps futurs de l’existence terrestre. Qu’on remplace donc ces explications que je n’ai présentées qu’avec hésitation par d’autres meilleures. Car l’origine de la culture historique et de son opposition foncière et radicale contre l’esprit d’un « temps nouveau », d’une « conscience moderne »
Mais quand même nous nous accommoderions volontiers du sort d’être les héritiers de l’antiquité, quand même nous déciderions de prendre cette tâche vraiment au sérieux, pour y voir notre seul privilège distinctif, nous serions néanmoins astreints à nous demander si ce sera éternellement notre destinée d’être les élèves de l’antiquité finissante. Quel que soit le moment, nous devrions une fois avoir le droit de placer graduellement notre but plus loin et plus haut ; en quelque temps que ce soit, nous devrions pouvoir nous accorder le mérite d’avoir recréé, en nous-mêmes, l’esprit de la culture romaine-alexandrine — aussi dans notre histoire universelle — d’une façon si féconde et si grandiose que notre plus noble récompense serait de nous imposer la tâche plus gigantesque encore d’aspirer au-delà de ce monde alexandrin et de chercher nos modèles, d’un regard courageux, dans le monde primitif, sublime, naturel et humain, de la Grèce antique. Nous y trouverons également la réalité d’une culture essentiellement anti-historique, d’une culture, malgré cela, ou plutôt à cause de cela, indiciblement riche et féconde. Lors même que nous autres, Allemands, nous ne serions pas autre chose que des héritiers, en regardant une pareille culture comme un héritage que nous devons nous approprier, nous ne saurions imaginer quelque chose de plus grand, quelque chose dont nous serions plus fiers que précisément de recueillir cet héritage.
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Je veux dire par là, et je ne veux pas dire autre chose, que l’idée souvent pénible d’être des épigones, si on l’imagine en grand, peut avoir de grands effets et donner, pour l’avenir, des garanties pleines d’espoir, aussi bien à l’individu qu’au peuple, et cela pour autant que nous nous considérons comme les héritiers et les descendants de puissances classiques et prodigieuses, voyant là pour nous un honneur et un aiguillon. Nous ne voulons donc pas être les rejetons tardifs, étiolés et dégénérés, de générations vigoureuses qui, en leur qualité d’antiquaires et de fossoyeurs de ces générations, prolongent leur vie précaire. Certes de pareils êtres tard venus vivent d’une existence ironique : l’anéantissement suit de près leur carrière boiteuse ; ils frémissent, lorsqu’ils veulent se réjouir du passé, car ils sont des mémoires vivantes, et pourtant leur pensée sans héritiers est dépourvue de sens. Dès lors un obscur pressentiment les enveloppe, ils devinent que leur vie est une injustice, vu qu’aucun avenir ne pourra la justifier.
Imaginons cependant ces tardifs antiquaires, échangeant soudain leur outrecuidance contre cette résignation ironiquement douloureuse ; imaginons-les proclamant d’une voix retentissante que la race a atteint son apogée, car maintenant seulement la science la domine, maintenant seulement elle s’est révélée à elle-même. Alors nous nous trouverions en face d’un spectacle qui dévoilerait, comme dans un symbole, la signification énigmatique que possède pour la culture allemande une certaine philosophie très illustre. S’il y observant de quel côté elle penche ? Et quelle école de bienséance est une pareille manière d’envisager l’histoire ! Envisager tout au point de vue objectif, ne se fâcher de rien, ne rien aimer, tout comprendre, comme cela rend doux et souple ! Et lors même que quelqu’un qui aurait été élevé à cette école s’irriterait une fois publiquement, ou se mettrait en colère, on ne ferait que s’en réjouir, car l’on sait qu’il ne s’agit que du point de vue artistique et que si c’est avec ira et studium, c’est pourtant complètement sine ira et studio.
Que d’idées vieillies j’ai sur le cœur, en face d’un pareil complexus de mythologie et de vertu ! Mais il faut une fois que je les sorte, on aura beau rire. Je dirais donc que l’histoire enseigne toujours : « Il était une fois », la morale par contre : « Vous ne devez pas », ou bien « Vous n’auriez pas dû ». De la sorte, l’histoire devient un compendium de l’immoralité effective. Combien celui-là se tromperait qui considérerait en même temps l’histoire comme justicière de cette immoralité effective ? La morale est par exemple offensée de voir qu’un Raphaël a dû mourir à trente six ans. Un pareil être ne devrait pas mourir... Or, si vous voulez venir en aide à l’histoire en apologiste des faits, vous direz que Raphaël a exprimé tout ce qu’il avait en lui; s’il avait vécu plus longtemps il n’aurait jamais pu créer que la beauté, mais une beauté semblable et non point une beauté nouvelle, etc. Vous êtes ainsi les avocats du diable. Vous l’êtes en faisant votre idole du succès, du « fait », alors que le fait est toujours stupide, ayant de tous temps ressemblé plus à un veau qu’à un dieu. Apologistes de l’histoire, l’ignorance vous inspire, car c’est seulement parce que vous ne savez pas ce que c’est qu’une natura naturae comme Raphaël que vous ne vous échauffez pas la ici à apprendre qu’elle a été dans le passé et qu’elle ne sera plus jamais dans l’avenir. Au sujet de Goethe, quelqu’un a voulu nous enseigner récemment qu’avec ses quatre-vingt-deux ans celui-ci avait épuisé ses forces vitales. Et pourtant j’échangerais volontiers quelques années de ce Goethe « épuisé » contre des voiturées entières d’existences jeunes et ultramodernes, pour avoir encore ma part à des conversations semblables à celles que Goethe eut avec Eckermann, et pour que me soient épargnés les enseignements, conformes à l’époque, donnés par les légionnaires du moment. Combien peu de vivants, en face de pareils morts, ont en général le droit de vivre ! Le fait que ce grand nombre est en vie, alors que le petit nombre des hommes rares est mort, n’est autre chose qu’une vérité brutale, c’est-à-dire une bêtise irréparable, une lourde affirmation de « ce qui est » en face de la morale qui dit que « cela ne devrait pas être ainsi ». Certes, en face de la morale ! Car, quelle que soit la vertu dont on veuille parler, la justice, la générosité, la bravoure, la sagesse et la compassion — partout l’homme est vertueux lorsqu’il se révolte contre la puissance aveugle des faits, contre la tyrannie de la réalité et qu’il se soumet à des lois qui ne sont pas les lois de ces fluctuations de l’histoire. Il nage toujours contre le flot historique, soit qu’il combatte ses passions comme la plus proche réalité stupide de son existence, soit qu’il s’engage à la probité, alors que tout autour de lui le mensonge resserre ses mailles étincelantes. Si l’histoire n’était pas autre qu’un « système universel de passions et d’erreurs », l’homme devrait y lire de la même façon dont Goethe conseillait de lire son Werther, à savoir : comme si l’histoire s’écriait : « Sois un homme et ne me suis pas ! » Heureusement qu’elle conserve aussi la mémoire des grandes luttes contre l’histoire, c’est-à-dire contre la puissance aveugle de la réalité et qu’elle se cloue elle-même au pilori, en mettant précisément en relief les véritables natures historiques qui se sont préoccupées de ce qui est pour obéir au contraire, avec une fierté joyeuse, à ce qui doit être. Ce qui pousse celles-ci à aller sans cesse de l’avant, ce n’est pas de porter en terre leur génération, mais de fonder une génération nouvelle. Et si ces hommes naissent eux-mêmes, tard venus dans leur époque, il y a une façon de vivre qui fera oublier leur caractère d’hommes tardifs. Les générations à venir ne les connaîtront alors que comme des premiers-nés.▼
▲Que d’idées vieillies j’ai sur le cœur, en face d’un pareil complexus de mythologie et de vertu ! Mais il faut une fois que je les sorte, on aura beau rire. Je dirais donc que l’histoire enseigne toujours : « Il était une fois », la morale par contre : « Vous ne devez pas », ou bien « Vous n’auriez pas dû ». De la sorte, l’histoire devient un compendium de l’immoralité effective. Combien celui-là se tromperait qui considérerait en même temps l’histoire comme justicière de cette immoralité effective ? La morale est par exemple offensée de voir qu’un Raphaël a dû mourir à trente six ans. Un pareil être ne devrait pas mourir... Or, si vous voulez venir en aide à l’histoire en apologiste des faits, vous direz que Raphaël a exprimé tout ce qu’il avait en lui ; s’il avait vécu plus longtemps il n’aurait jamais pu créer que la beauté, mais une beauté semblable et non point une beauté nouvelle, etc. Vous êtes ainsi les avocats du diable. Vous l’êtes en faisant votre idole du succès, du « fait », alors que le fait est toujours stupide, ayant de tous temps ressemblé plus à un veau qu’à un dieu. Apologistes de l’histoire, l’ignorance vous inspire, car c’est seulement parce que vous ne savez pas ce que c’est qu’une natura naturae comme Raphaël que vous ne vous échauffez pas la ici à apprendre qu’elle a été dans le passé et qu’elle ne sera plus jamais dans l’avenir. Au sujet de
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