« Le fantôme vivant, ou Les Napolitains » : différence entre les versions

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Ce n'était plus de la médisance, c'était de la calomnie. Cette circonstance mit un terme à son irrésolution ; la fierté de son caractère ne put supporter la conduite de Mainfredi. Elle se crut humiliée ; et dès lors la vengeance entra dans son cœur. Elle résolut d'infliger à son calomniateur une punition terrible ; le plus grand secret déroba ses desseins à tous ceux qui l'approchaient, même à son mari. Le moyen qu'elle employait pour se venger était violent ; mais elle n'en voyait point d'autre. Son valet-de-chambre fut chargé de l'exécution ; il choisit six spadassins déterminés, qui ne demandèrent pas mieux que de profiter de l'aubaine qui se présentait : on ne ménagea point l'argent avec eux, et ils promirent des merveilles.
 
Madame de Corvero, pour favoriser ses projets, donna une fête brillante, à laquelle elle ne manqua point d'inviter Mainfredi : c'était à une maison de campagne qu'elle possédait à deux lieues de Naples ; chacun se félicitait de s'y trouver : le site charmant, les délicieux alentours, tout contribuait aux plaisirs de la fête : elle se prolongea jusqu'au milieu de la nuit ; et c'était ce qu'on désirait. Enfin l'heure de se séparer arriva. Mainfredi fut un des derniers à s'éloigner d'auprès de celle qu'il faisait passer pour la dame de ses pensées. Madame de Corvero ne demandait pas mieux ; elle savait que Mainfredi en faisant tout pour persuader ce qu'il avait avancé, ne faisait qu'assurer sa vengeance. <br />
Enfin le moment arriva où il fallut quitter la jolie maison de campagne de madame de Corvero et reprendre la route de Naples. Comme la saison était très belle, Mainfredi était à cheval, suivi d'un simple Jokey. A peine eût il fait une demi-lieue, qu'il fut attaqué par les gens apostés par le valet-de-chambre de madame de Corvero. Il soutint l'attaque avec fermeté ; mais bientôt il fut obligé de céder au nombre ; les spadassins s'étaient emparés de lui, et le menaçaient de le transporter jusqu'à la rivière voisine, pour l'y plonger enfermé dans un sac. Le pauvre diable de Mainfredi n'avait d'autre parti à prendre que de se résigner au sort qui l'attendait : enfin on préparait tout pour réaliser la menace, lorsqu'un jeune militaire survient et s'apperçoit de la mésaventure de Mainfredi. Il était armé de manière à pouvoir entreprendre sa défense. Il fond à l'instant sur les spadassins qui veulent faire quelque résistance, mais un coup de pistolet qu'il tire sur l'un d'eux , jette l'épouvante et les disperse. Il ne reste sur le terrein que le comte de Mainfredi qu'ils avaient déjà mis dans un large sac, pour le porter à la rivière : aussitôt il s'empresse de le rendre à la liberté. Le premier usage qu'en fit Mainfredi, fut de témoigner toute sa reconnaissance au généreux inconnu qui venait, disait-il, de l'arracher des mains des infidèles. Il ne put s'empêcher de rire de l'aventure : le danger était passé.
Que je puisse connaître, ajoutât-il ensuite, mon libérateur ?<br />
— Lorédo est mon nom, répondit le jeune militaire. <br />
— Eh bien ! repartit Mainfredi, Lorédo doit être désormais mon ami intime : dès ce moment, il peut disposer de ma fortune, de mon crédit et de ma personne. <br />
— Je suis trop heureux, Monsieur, d'avoir sauvé les jours d'un galant homme. Je n'exige pour récompense d'une action, qui eût été la vôtre en pareil cas, je n'exige, dit Lorédo, que votre amitié.<br />
— Elle vous est acquise sans retour ; le comte de Mainfredi vous la doit.<br />
— Le comte de Mainfredi ! ce nom ne m'est point inconnu.<br />
— Je le crois aisément, car c'est ma réputation trop brillante qui me vaut l'aventure dont, sans vous, mon cher Lorédo, j'étais infailliblement victime ; on envie le crédit dont je jouis à la cour, et l'on est jaloux de l'empire que j'ai sur les belles : c'est
quelqu'ambitieux politique, ou quelque mari jaloux qui voulait me donner la funeste conviction que la rivière coule pour tout le monde. Ils vont être bien surpris de me revoir. J'espère que Lorédo ne me refusera pas le plaisir d'être le témoin de mon triomphe. Je veux qu'à compter de ce moment nous soyons inséparables. Vous êtes jeune, brave ; vous servir auprès des ministres et auprès des jolies femmes, voilà ce que j'entreprends, mon cher Lorédo… et ce ne sera pas en vain. Les bureaux et les boudoirs me sont ouverts : et je ne m'y présente jamais sans succès.<br />
Lorédo jugea par le langage de Mainfredi, que le hazard l'avait bien servi en lui procurant l'occasion d'être utile à un seigneur qui pouvait à son tour réparer les torts de la fortune, dont il avait à se plaindre.
 
Lorédo et Mainfredi se rendirent ensemble à Naples, et chemin faisant, l'intimité s'établit entre eux. Lorédo s'y rendait pour solliciter là clémence du Monarque sur la confiscation des biens de son père, mort en exil. Il pensa que la protection de celui qu'il venait d'arracher au danger le plus imminent, lui serait d'un grand secours dans cette circonstance. Il parla des services de son père, dont la récompense avait été la persécution d'un ministre jaloux et ambitieux. <br />
En effet, répondit le comte de Mainfredi, je me rappelle votre nom : il est digne de l'estime de tous les honnêtes gens. Les talents, le mérite, la probité de votre père ne leurs sont point inconnus. Il n'avait qu'un seul défaut, c'était une rigidité de principes dont on doit se dépouiller, non seulement pour faire son chemin dans la société, mais encore pour ne pas déplaire aux hommes que le hazard a rendus dépositaires des clefs du temple de la fortune. Si j'avais eu le bonheur d'être le contemporain de monsieur votre père, et l'honneur de l’approcher, je me serais fait un devoir de déchirer le voile de son illusion qui sans doute était celle de la vertu. Mais nous avons fait des progrès dans la civilisation, qui ne nous permettent plus de la prendre pour boussole dans quelque carrière que voulions parcourir. De la flexibilité, de la souplesse, de la complaisance, un peu d'audace et d'effronterie, effleurer tout sans jamais rien approfondir ; voila le secret de la plupart de ceux qui se sont élevés au dessus de leurs égaux. Je vous devais ces réflexions plus sages qu'elles ne sont en apparence, pour vous garantir des écarts qui ont entraîné la ruine de votre estimable père. Ce n'est pas tout ; je vous regarde dès ce moment, mon cher Lorédo, comme mon élève, et je m'engage à rédiger pour vous un traité complet des moyens de parvenir auprès des grands et des belles. Ces deux élémènts de la société sont essentiels : le grand point est de se les rendre favorables. Après une étude approfondie de mon traité, je vous présenterai chez, les uns et les autres ; et nous y serons parfaitement accueillis, si vous suivez à la lettre mes maximes. Elles vous étonneront sans doute par leur hardiesse et leur nouveauté : mais la pratique que vous en verrez partout où vos regards curieux se porteront, vous familiarisera bientôt avec elle. <br />
A travers le ton de légèreté que Mainfredi avait mis dans ce discours singulier, Lorédo ne put s'empêcher de convenir qu'il avait tant soit peu raison. La franchise et la loyauté naturelles chez un jeune militaire ne s'accordaient guères de l'espèce de philosophie du comte de Mainfredi. Il craignit d'être trop facile à la professer. Il se promit bien de jetter un oeil attentif sur le tableau de la société. Naples allait lui offrir dans peu de temps de quoi le déterminer à embrasser ou rejetter le système de
Mainfredi.<br />
Il y est maintenant. Il loge dans l’hôtel de Mainfredi. Il parcourt avec lui les cercles. Il observe, il examine. Et chaque jour il s'aperçoit que ces maximes qu'il regardait comme étant hasardées, sont motivées d'une manière désespérante pour l'homme qui pense, et que la droiture dirige. Un mois s'était à peine écoulé, que Lorédo, grâce à Mainfredi, connaissait tout Naples ; il ne s'y serait pas arrêté plus longtemps, si ses intérêts ne lui eussent prescrit un plus long séjour. Mainfredi tint sa parole ; il le dirigea si bien, et le protégea tellement, qu'il parvint à lui faire obtenir la restitution des biens de son père. Bien plus, il lui ménagea la connaissance des plus jolies femmes de Naples. Lorédo commençait à se laisser entraîner dans le tourbillon où Mainfredi était depuis très longtemps. Les plaisirs bruyans l'avaient séduit, et il allait devenir un des disciples les plus marquans de l'école du scandale dont le comte de Mainfredi s'était empressé de lui ouvrir les portes. Mais tout-à-coup un ange descendu du ciel lui apparaît, et son aspect est un talisman qui le touche, l'arrête sur le bord du précipice.<br />
Adelina Manssini attirait tous les regards par ses grâces, ses talents et ses qualités. Elle joignait à ces avantages celui d'être héritière d'une fortune considérable. Lorédo la vit et son cœur ressentit aussitôt tout, le pouvoir de l'amour. Il ne songea plus qu'à celle qu'il regardait comme, nécessaire à son bonheur. Il lui adressa ses hommages. Adelina ne les rejetta point. Lorédo se ménagea bientôt l'entrée chez le père de la dame de ses pensées. Il n'osa d'abord lui faire l'aveu de son amour. Il voyait Adelina, il pouvait s'entretenir avec elle, et ce bonheur lui suffit pendant quelque tems. <br />
Voyons un peu qu'elles étaient les occupations de Mainfredi. L'aventure du sac ne l'avait point corrigé. Il se livrait à tous les plaisirs qu'il s'était créés. La passion du jeu s'en mêlat : elle lui fut un peu funeste. Il n’y était pas aussi heureux qu'auprès des belles. II perdait continuellement. Plus la fortune s'obstinait à le poursuivre, et plus il s'obstinait après elle. Enfin elle lui fut tellement contraire , qu'il vit la moitié de sa fortune s'échapper de ses mains.<br />
Lorédo n'apprit pas sans peine les pertes de Mainfredi. Il fit tout pour l'engager à renoncer à un plaisir dont les suites sont trop souvent funestes. <br />
Comment un Gouvernement, ajoutait Lorédo, peut il tolérer ces maisons, où le citoyen se trouve entraîné par un appat contre lequel échoue l’homme le plus sage et le plus raisonnable ? Je compare ceux qui sont à la tête de ces horribles lieux, à des brigands plus dangereux pour la société, que ceux qui vous attaquent à force ouverte sur les grands chemins. De pareils établissements ne prouvent guères en faveur de la moralité de ceux qui gouvernent. Je vais plus loin ; le Gouvernement qui les tolère travaille lui-même à sa ruine. Lorsque l'on voit chaque jour les maisons les mieux famées et les mieux consolidées couler tout-à-coup sans aucune cause apparente, n'est-ce pas presque toujours les suites de cette passion subversive de tous les liens sacrés sans lesquels la société n'est plus qu'un désert où chacun cherche à s'isoler ? <br />
— Eh ! mon cher Lorédo, répondit le comte de Mainfredi, vous avez bien raison ; je sens plus que jamais la force de vos réflexions. Mais que voulez-vous ! ce sont des abus tolérés par le profit qu'ils rapportent à certains individus chargés de poursuivre les filoux, et qui protègent les voleurs qui ont la précaution de se les associer. Je ne vois qu'un seul moyen de réparer les pertes que je viens de faire, c'est de m'intéresser dans une maison de jeu. C'est justifier la maxime vulgaire : après avoir été dupe, on finit par en faire. Mais la ressource est indigne de moi. Il m'en reste de plus honnêtes : c'est celle de me marier. <br />
— Fort bien imaginé, dit Lorédo. Faites un choix : je serais charmé de vous voir prendre un parti auquel je songe depuis quelque temps. <br />
— Comment donc ! vous avez des projets de mariage, mon cher Lorédo ? <br />
— Oui, M. le Comte. <br />
— Est-ce l'amour ? Est-ce la raison qui les a fait naître ? <br />
— C'est l'amour. <br />
— Ah ! parbleu, contez-moi donc cela ; votre confidence me fait oublier les disgrâces de l'aveugle fortune. Vous aimez donc sérieusement !<br />
— Oh ! Très sérieusement.<br />
— C'est charmant, c'est charmant, en vérité. Graces, fortune, naissance et talents, tels sont, sans doute, les trésors qui vous ont séduits. <br />
— Je conviens que j'ai été assez heureux pour trouver tous ces avantages réunis dans Adelina Manssini.<br />
— Adelina Manssini ! reprit aussitôt Mainfredi ; comment donc ! Mais je la connais beaucoup.<br />