« David Strauss, sectateur et écrivain » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Ligne 103 :
Comme mon ami eut raison de ne plus vouloir poursuivre sa lecture lorsqu'il fut éclairé, par cette figure fantasmagorique, au sujet du Lessing de Strauss et au sujet de Strauss lui-même. Nous, cependant, nous avons continué à lire et nous avons demandé au gardien de la loi nouvelle de nous introduire aussi dans le sanctuaire de la musique. Le magister ouvre, nous accompagne, nous donne des explications, cite des noms... Enfin nous nous arrêtons avec méfiance et nous le regardons : ne nous serait-il pas arrivé la même aventure que celle dont notre ami fut victime en rêve ? Les musiciens dont parle Strauss, tant qu'il nous en parle, nous paraissent inexactement dénommés, et nous pensons qu'il est question d'autres personnes, si ce n'est de fantômes moqueurs. Lorsqu'il prend par exemple à la bouche le nom de Haydn, avec cette chaleur qui nous parut si suspecte lorsqu'il louangea Lessing, et qu'il essaie de se faire passer pour épopte et prêtre d'un culte des mystères haydniens, mais qu'il compare Haydn à un « honnête pot-au-feu » et Beethoven à de la « confiture » (en parlant des quatuors ! — p. 362), une seule chose demeure certaine pour nous, c'est que son Beethoven à la confiture n'est pas ''notre'' Beethoven, et que son Haydn à la soupe n'est pas ''notre'' Haydn. D'ailleurs, le magister trouve que notre orchestre est trop bon pour l'exécution de son Haydn et il prétend que seulement les plus humbles dilettantes peuvent rendre justice à cette musique. Encore une preuve que c'est d'un autre artiste et d'une autre œuvre d'art qu'il veut parler. Il s'agit peut-être de la musique domestique de Riehl.
 
Mais qui peut bien être ce Beethoven à la confiture dont parle Strauss ? IIIl aurait fait neuf symphonies dont la ''Pastorale'' est « la moins spirituelle ». Nous apprenons que, chaque fois qu'il entend la troisième, il est tenté « de prendre le mors aux dents et de chercher aventure », d'où nous pourrions presque inférer qu'il s'agit d'un être double, mi-cheval, mi-chevalier. Au sujet d'une certaine ''Eroica'', ce centaure est vivement pris à partie parce qu'il n'aurait pas réussi à exprimer « s'il s'agit de combats en plein champ, ou de combats dans les profondeurs de l'âme humaine ». Dans la ''Pastorale'', il y aurait, paraît-il, « une tempête parfaitement déchaînée » pour laquelle ce serait « vraiment trop insignifiant » d'interrompre une danse champêtre ; c'est pourquoi, « par son lien arbitraire à une cause triviale sous-entendue » — c'est le tour de phrase aussi élégant que correct dont se sert Strauss — cette symphonie devient « la moins spirituelle ». Le magister classique semble même avoir eu présent à l'esprit un terme plus brutal, mais il a préféré s'exprimer, comme il dit, « avec la modestie qui convient ». Mais il a bien tort, notre magister, croyons-nous ; il est cette fois-ci vraiment trop modeste. Qui donc nous instruira encore sur le Beethoven à la confiture, si ce n'est Strauss lui-même, le seul homme qui semble véritablement le connaître ? Du reste, immédiatement après, nous trouvons un jugement vigoureux, prononcé avec l'''immodestie'' qui convient, et c'est précisément de la neuvième symphonie qu'il s'agit. Celle-ci ne serait aimée que de ceux qui « prennent le baroque pour le génial, l'informe pour le sublime » (p. 359). Il est vrai qu'un critique aussi sévère que Gervinus lui a souhaité la bienvenue, la considérant comme une confirmation d'une doctrine de Gervinus, mais lui, Strauss, insinue qu'il serait très éloigné de trouver du mérite à « un produit aussi problématique » de ''son'' Beethoven. « C'est une misère, s'écrie notre magister avec un tendre soupir, c'est une misère que chez Beethoven la jouissance et l'admiration volontiers prodiguée doivent s'amoindrir par de pareilles restrictions ». Il ne faut pas oublier que notre magister est un favori des Grâces ; et celles-ci lui ont raconté qu'elles ont accompagné Beethoven seulement un bout de chemin, et qu'ensuite il les a de nouveau perdues de vue. « C'est là un défaut, s'écrie-t-il, mais croirait-on que cela puisse apparaître aussi comme une qualité ? » — « Celui qui roule l'idée musicale péniblement et jusqu'à en perdre haleine aura l'air de manier ce qu'il y a de plus difficile et d'être le plus fort » (pp. 355, 356). Voilà un aveu, et non point de Beethoven, mais un aveu du « prosateur » classique au sujet de lui-même. Lui, le célèbre auteur, les Grâces ne le laissent point en route. Depuis le jeu des plaisanteries légères — les plaisanteries de Strauss, — jusqu'aux hauteurs du plus grand sérieux — le sérieux de Strauss — elles demeurent à ses côtés sans se laisser troubler par rien. Lui, l'artiste classique de la prose, porte facilement sa charge, et comme en se jouant, tandis que Beethoven, hors d'haleine, la roule péniblement. IIIl semble folâtrer avec son poids. C'est là un avantage. Mais croirait-on que cela peut également être une lacune ? — Tout au plus chez ceux-là qui font passer le baroque pour quelque chose de génial, l'informe pour le sublime — n'est-ce pas, Monsieur le favori folâtre des Grâces ?
 
Nous n'envions à personne les satisfactions qu'il se procure dans le silence de sa chambrette, ou dans un nouveau ciel spécialement apprêté pour lui. Mais de toutes les satisfactions possibles, celle de Strauss est pourtant une des plus singulières. Car, pour s'édifier, un petit holocauste lui suffit. Il jette doucement dans le feu les œuvres les plus sublimes de la nation allemande, pour enfumer ses idoles de leur vapeur. Imaginons un instant, que, par un hasard quelconque, l'''Eroica'', la ''Pastorale'' et la ''Neuvième'' fussent tombées en possession de notre prêtre des Grâces, et qu'il n'eût dépendu que de lui de purifier l'image du maître en supprimant les produits douteux — qui donc oserait affirmer qu'il ne les eût point brûlés ? Et c'est ainsi que procèdent effectivement les Strauss de nos jours. Ils ne veulent entendre parler d'un artiste qu'en tant qu'il se prête à leurs services de chambre, et ils ne connaissent que les extrêmes : encenser ou brûler. Qu'ils en prennent à leur aise. Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'opinion publique en matière d'art est faible, incertaine et versatile, au point qu'elle permet, sans faire d'objections, cet étalage du plus indigent esprit philistin ; c'est qu'elle ne sent même pas ce que cette scène a de comique quand un petit magister antiesthétique s'érige en juge d'un Beethoven. Et, pour ce qui en est de Mozart, on devrait vraiment lui appliquer ce qu'Aristote disait de Platon : « Le louer même, n'est pas permis aux médiocres. » Mais ici toute pudeur a disparu, dans le public tout aussi bien que chez le magister. On lui permet, au magister, non seulement de faire publiquement le signe de la croix devant les œuvres les plus hautes et les plus pures du génie germanique, comme s'il se trouvait en face de quelque chose d'immoral et d'impie, on se réjouit encore de ses aveux sans fard et de la confession de ses fautes, d'autant plus que ce ne sont pas, à vrai dire ses propres fautes qu'il confesse, mais celles qu'il prétend reprocher aux grands esprits. Pourvu que notre magister soit toujours dans le vrai ! se disent parfois ses lecteurs admiratifs pris par des velléités de doute. Mais, il est là, lui-même, souriant et convaincu, il pérore, condamne et bénit, il se découvre devant lui-même et serait à chaque moment capable de dire ce que la duchesse Delaforte disait à Mme de Staël : « Il faut que je l'avoue, ma chère amie, je ne trouve que moi-même qui ai perpétuellement raison. »
 
 
Nous n'envions à personne les satisfactions qu'il se procure dans le silence de sa chambrette, ou dans un nouveau ciel spécialement apprêté pour lui. Mais de toutes les satisfactions possibles, celle de Strauss est pourtant une des plus singulières. Car, pour s'édifier, un petit holocauste lui suffit. Il jette doucement dans le feu les œuvres les plus sublimes de la nation allemande, pour enfumer ses idoles de leur vapeur. Imaginons un instant, que, par un hasard quelconque, l'''Eroica'', la ''Pastorale'' et la ''Neuvième'' fussent tombées en possession de notre prêtre des Grâces, et qu'il n'eût dépendu que de lui de purifier l'image du maître en supprimant les produits douteux — qui donc oserait affirmer qu'il ne les eût point brûlés ? Et c'est ainsi que procèdent effectivement les Strauss de nos jours. Ils ne veulent entendre parler d'un artiste qu'en tant qu'il se prête à leurs services de chambre, et ils ne connaissent que les extrêmes : encenser ou brûler. Qu'ils en prennent à leur aise. Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'opinion publique en matière d'art est faible, incertaine et versatile, au point qu'elle permet, sans faire d'objections, cet étalage du plus indigent esprit philistin ; c'est qu'elle ne sent même pas ce que cette scène a de comique quand un petit magister antiesthétique s'érige en juge d'un Beethoven. Et, pour ce qui en est de Mozart, on devrait vraiment lui appliquer ce qu'Aristote disait de Platon : « Le louer même, n'est pas permis aux médiocres. » Mais ici toute pudeur a disparu, dans le public tout aussi bien que chez le magister. On lui permet, au magister, non seulement de faire publiquement le signe de la croix devant les œuvres les plus hautes et les plus pures du génie germanique, comme s'il se trouvait en face de quelque chose d'immoral et d'impie, on se réjouit encore de ses aveux sans fard et de la confession de ses fautes, d'autant plus que ce ne sont pas, à vrai dire ses propres fautes qu'il confesse, mais celles qu'il prétend reprocher aux grands esprits. Pourvu que notre magister soit toujours dans le vrai ! se disent parfois ses lecteurs admiratifs pris par des velléités de doute. Mais, il est là, lui-même, souriant et convaincu, il pérore, condamne et bénit, il se découvre devant lui-même et serait à chaque moment capable de dire ce que la duchesse Delaforte disait à Mme de Staël : « Il faut que je l'avoue, ma chère amie, je ne trouve que moi-même qui ai perpétuellement raison. »
 
== 6. ==