« David Strauss, sectateur et écrivain » : différence entre les versions

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Il parait que l'opinion publique en Allemagne interdit de parler des conséquences néfastes et dangereuses d'une guerre, surtout s'il s'agit d'une guerre victorieuse. On écoute d'autant plus volontiers ces écrivains qui ne connaissent pas d'opinion plus importante que cette opinion publique et qui, par conséquent, rivalisent à louanger la guerre et les phénomènes puissants que produit son influence sur la morale, la civilisation et l'art. Malgré cela, il importe de l'exprimer, une grande victoire est un grand danger. La nature humaine supporte plus difficilement la victoire que la défaite. J'inclinerais même à penser qu'il est plus aisé de remporter une pareille victoire que de faire en sorte qu'il n'en résulte pas une profonde défaite. Mais une des conséquences néfastes qu'a provoquées la dernière guerre avec la France, la conséquence la plus néfaste, c'est peut-être cette erreur presque universellement répandue : l'erreur de croire, comme fait l'opinion publique, comme font tous ceux qui pensent publiquement, que c'est aussi la culture allemande qui a été victorieuse dans ces luttes et que c'est cette culture qu'il faut maintenant orner de couronnes qui seraient proportionnées à des événements et à des succès si extraordinaires. Cette illusion est extrêmement néfaste, non point parce que c'est une illusion - car il existe des illusions salutaires et fécondes - mais parce qu'elle pourrait bien transformer notre victoire en une complète défaite : ''la défaite, je dirai même l'extirpation de l'esprit allemand, au bénéfice de « l'empire allemand ».''
 
En admettant même que ce soient deux cultures qui aient lutté l'une avec l'autre, l'échelle pour
la valeur de la culture victorieuse n'en serait pas moins très relative et, dans certaines circonstances, ne justifierait nullement les cris de triomphe ou les acclamations. Car, il importerait, avant tout, de savoir quelle était la valeur de cette culture vaincue. Peut-être était-elle très inférieure. Auquel cas la victoire, fût-elle même un fait d'armes des plus brillants, ne serait point, pour la culture victorieuse, une invite à crier victoire. D'autre part, il ne peut être question, dans notre cas, d'une victoire de la culture allemande, pour la simple raison que la culture française continue à exister comme devant, et que nous continuons encore à dépendre d'elle. Cette culture allemande n'a même pas aidé au succès des armes. Une discipline sévère, une bravoure et une endurance naturelles, la supériorité du commandement, l'unité de vues et l'obéissance de ceux qui étaient commandés, bref, des éléments qui n'ont rien à voir avec la culture nous firent triompher des adversaires à qui manquaient les plus essentiels de ces éléments. La seule chose dont on pourrait s'étonner, c'est que ce qui s'appelle aujourd'hui « culture » en Allemagne ait si peu entravé les exigences militaires nécessaires à un grand succès, peut-être seulement parce que ce « quelque chose » qui veut s'appeler « culture » a trouvé, cette fois-ci, plus avantageux se subordonner. Mais laisse-t-on grandir et se propager ce quelque chose, lui permet-on de contracter de mauvaises habitudes, en le berçant de l'illusion flatteuse que c'est lui qui a été victorieux, il aura alors assez de force pour extirper l'esprit allemand, comme je l'ai indiqué, et qui sait s'il restera quelque chose à faire avec l'organisme allemand qui subsistera !
il ne peut être question, dans notre cas, d'une victoire de la culture allemande, pour la simple raison que la culture française continue à exister comme devant, et que nous continuons encore à dépendre d'elle. Cette culture allemande n'a même pas aidé au succès des armes. Une discipline sévère, une bravoure et une endurance naturelles, la supériorité du commandement, l'unité de vues et l'obéissance de ceux qui étaient commandés, bref, des éléments qui n'ont rien à voir avec la cultire nous firent triompher des adversaires à qui manquaient les plus essentiels de ces éléments. La seule chose dont on pourrait s'étonner, c'est que ce qui s'appelle aujourd'hui « culture » en Allemagne ait si peu entravé les exigences militaires nécessaires à un grand succès, peut-être seulement parce que ce « quelque chose » qui veut s'appeler « culture » a trouvé, cette fois-ci, plus avantageux se subordonner. Mais laisse-t-on grandir et se propager ce quelque chose, lui permet-on de contracter de mauvaises habitudes, en le berçant de l'illusion flatteuse que c'est lui qui a été victorieux,
il aura alors assez de force pour extirper l'esprit allemand, comme je l'ai indiqué, et qui sait s'il restera quelque chose à faire avec l'organisme allemand qui subsistera !
 
S'il était possible de soulever contre l'ennemi intérieur cette bravoure impassible et opiniâtre que l'Allemand a opposée à la fougue pathétique et soudaine du Français, de la soulever contre cette fausse « civilisation », très douteuse et en tous les cas anti-nationale que, par un dangereux malentendu, on appelle aujourd'hui, en Allemagne, culture, tout espoir en une véritable culture allemande, l'opposé de cette civilisation, ne serait pas perdu. Car l'Allemagne n'a jamais manqué de conducteur et de chefs clairvoyants et audacieux, si ce n'est que les Allemands ont manqué à ces conducteurs. Or, je commence à douter de plus en plus, qu'il soit possible de donner à la bravoure allemande cette direction nouvelle, et, depuis la guerre, cela me paraît de jour en jour plus improbable. Car je vois chacun pénétré de la conviction qu'une pareille lutte et une pareille bravoure ne sont plus du tout nécessaires, qu'au contraire la plupart des choses sont ordonnées aussi bien que possible, et qu'en tous les cas, tout ce qui importe a été trouvé et exécuté depuis longtemps, bref, que la meilleure graine de la culture a déjà été semée partout, au point qu'elle s'épanouit déjà, çà et là, dans sa fraîche verdure, ou même dans sa floraison luxuriante. Sur ce domaine ce n'est pas seulement de la satisfaction, c'est le bonheur et l'ivresse. Je retrouve cette ivresse et ce bonheur dans l'attitude singulièrement assurée des journalistes allemands et des fabricants de romans, de tragédies, de poèmes et de livres d'histoire, car il est visible que tous ces gens-là appartiennent à une même compagnie qui semble s'être conjurée pour prendre possession des heures de loisirs et de digestion de l'homme moderne, c'est-à-dire des instants où celui-ci désire s'instruire, pour le stupéfier alors en l'accablant de papier imprimé. Depuis la guerre, cette compagnie ne se tient plus de bonheur, de gravité et de prétentions. Car, après de pareils « succès de la culture allemande », elle croit non seulement avoir trouvé la confirmation d'elle-même, mais encore qu'elle a été élevée à une dignité presque sacro-sainte ; c'est pourquoi elle parle sur un ton solennel, elle affectionne les apostrophes au peuple allemand, elle publie ses propres « œuvres complètes » à la façon des classiques, et proclame aussi, dans les organes qu'elle a à son service, que quelques-uns de ceux qui se trouvent dans son sein sont véritablement les nouveaux classiques allemands et les écrivains modèles. On pourrait peut-être s'attendre à ce que les dangers d'un pareil ''abus du succès'' soient reconnus par la partie instruite et réfléchie des intellectuels de l'Allemagne, ou à ce que l'on sente du moins ce qu'un pareil spectacle offre de pénible. Car, peut-on imaginer spectacle plus pénible que de voir quelqu'un qui est contrefait se prélasser devant une glace, comme un coq qui échange avec son image des regards admiratifs. Mais la caste des savants aime à laisser faire ce qui se fait et il lui suffit de s'occuper d'elle-même, sans prendre sur elle le souci de l'esprit allemand. De plus, ses membres ont, au plus haut degré, la certitude que leur propre éducation est le fruit le plus beau et le plus mûr de l'époque, et même de toutes les époques. Ils ne comprennent pas le souci que peut inspirer la culture générale allemande, parce qu'ils se sentent, eux et le plus grand nombre de leurs semblables, bien au-dessus des préoccupations de cette espèce. L'observateur attentif, surtout lorsqu'il est étranger, s'aperçoit du reste que, entre ce que le savant allemand appelle sa culture et cette culture triomphante des nouveaux classiques allemands, il n'existe de contradiction que par rapport à la quantité du savoir. Partout où ce n'est pas le savoir, mais le pouvoir, où ce n'est pas l'instruction, mais l'art qui entre en ligne de compte, partout où la vie doit marquer la qualité de la culture, il n'y a aujourd'hui qu'une seule et unique culture allemande - et l'on voudrait prétendre que cette culture aurait été victorieuse de la France ?
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Sous cette forme, cette affirmation paraît absolument incompréhensible. C'est précisément le savoir plus étendu des officiers allemands, l'instruction plus grande des soldats allemands, la tactique militaire plus scientifique qui ont été reconnus, comme un avantage décisif, par tous les juges impartiaux et finalement même par les Français. Dans quel sens pourrait-on dire, par conséquent, que c'est la culture allemande qui a été victorieuse, si l'on voulait en séparer l'érudition allemande ? Dans aucun, car les qualités morales de la discipline plus sévère, de l'obéissance plus tranquille n'ont rien à voir avec la culture et distinguaient, par exemple, l'armée macédonienne de l'armée grecque, laquelle était incomparablement plus civilisée. C'est donc se méprendre grossièrement que de parler d'une victoire de la civilisation et de la culture allemandes et cette confusion repose sur le fait qu'en Allemagne la conception nette de la culture s'est perdue.
 
La culture, c'est avant tout l'unité de style artistique dans toutes les manifestations vitales d'un peuple. Savoir beaucoup de choses et en avoir appris beaucoup ce n'est cependant ni un moyen necessaire pour parvenir à la culture ni une marque de cette culture et, au besoin, ces deux choses s'accordent au mieux avec le contraire de la culture, avec la barbarie céestc'est-à-dire le manque de style ou le pêle-mêle châotique de tous les styles.
 
Mais c'est précisément dans ce pêle-mêle chaotique de tous les styles que vit l'Allemand d'aujourd'hui. Comment se peut-il qu'il ne s'en aperçoive pas, malgré son savoir profond, comment fait-il pour se réjouir encore, de tout coeur, de sa « culture » actuelle ? Tout devrait pourtant l'instruire : chaque regard jeté sur ses vêtements, son intérieur, sa maison, chaque promenade à travers les rues de ses villes, chaque visite dans ses magasins d'objets d'art et de mode ; dans ses relations sociales il devrait se rendre compte de l'origine de ses manières et de ses mouvements, avoir conscience des grotesques surcharges et des juxtapositions de tous les styles imaginables que l'on retrouve dans nos établissements d'art, parmi les joies que nous procurent nos concerts, nos théâtres et nos musées. L'Allemand amoncelle autour de lui les formes et les couleurs, les produits et les curiosités de tous les temps et de toutes les régions, et engendre ainsi ce modernisme bariolé qui semble venir d'un champ de foire et qu'à leur tour, ses savants définissent et analysent, pour y voir « ce qu'il y a de moderne en soi » ; et il demeure lui au milieu de ce chaos de tous les styles. Mais avec ce genre de « culture », qui n'est, en somme, qu'une flegmatique insensibilité à l'égard de la culture, on ne peut pas vaincre un ennemi, et en tous les cas pas un ennemi comme les Français qui possèdent, eux, une culture véritable et productive, quelle que soit la valeur que l'on prête à celle-ci. Jusqu'à présent nous avons imité les Français en toutes choses, généralement avec beaucoup de maladresse.
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Si nous avions vraiment cessé d'imiter les Français, nous ne pourrions pas prétendre, à cause de cela, que nous les avons vaincus ; mais seulement que nous nous sommes délivrés de leur joug. C'est seulement au cas où nous leur aurions imposé une culture originale allemande qu'il pourrait être question du triomphe de cette culture allemande. Pour le moment, il nous suffit de constater que, pour tout ce qui en est la forme, avant comme après la guerre, nous dépendons encore - et il faut que nous dépendions - de Paris. Car, jusqu'à présent, il n'existe pas de culture allemande originale.
 
Tous, nous devrions savoir cela à notre sujet. De plus quelqu'un l'a révélé publiquement. Il appartient au petit nombre de ceux qui avaient le droit de le dire aux Allemands sur un ton de reproche. « Nous autres Allemands, nous sommes d'hier - disait un jour GœtheàGœthe à Eckermann - ; il est vrai que, depuis un siècle, nous avons cultivé solidement notre esprit, mais il peut bien qu'il se passe encore quelques siècles avant que nos compatriotes se pénètrent d'assez d'esprit et de culture supérieure, pour que l'on puisse dire d'eux qu'il y a très longtemps ''qu'ils ont été des barbares.'' »
 
 
 
== 2. ==