« David Strauss, sectateur et écrivain » : différence entre les versions

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D'une double façon David Strauss fait des aveux sur cette culture du philistin, par la parole et par l'action : par la parole du sectateur et par l'action de l'écrivain. Son livre, qui porte le titre ''l'Ancienne et la Nouvelle Foi'', est une confession ininterrompue, d'une part par son sujet et d'autre part en tant que livre et produit littéraire. Dans le fait qu'il se permet de faire confession publique de sa foi il y a déjà un aveu. — Le droit d'écrire sa biographie revient à chacun lorsqu'il a dépassé la quarantaine ; car même le plus infime se trouve parfois dans le cas d'avoir vécu quelque chose, d'avoir vu quelque chose de près dont le penseur peut tirer parti. Mais présenter une confession de foi peut paraître infiniment plus prétentieux, parce que cela fait supposer que celui qui la présente accorde de l'importance non seulement à ce qu'il a vu, étudié et vécu, mais encore à ce qu'il a cru. Or, le penseur véritable souhaitera de savoir, après toute autre chose, ce que ces natures à la façon de Strauss considèrent comme leur foi, et ce qu'elles ont « imaginé à moitié en songe » (p. 10) sur des choses dont ceux-là seuls ont le droit de parler qui les connaissent de première main. Qui donc éprouverait le besoin d'entendre une confession de foi de Ranke ou de Mommsen, lesquels sont d'ailleurs des savants et des historiens d'un tout autre acabit que ne le fut David Strauss ? Et cependant, s'ils voulaient nous entretenir de leurs croyances et non plus de leurs connaissances scientifiques, ils dépasseraient, de fâcheuse façon, les limites qu'ils se sont tracées. C'est justement ce que fait Strauss lorsqu'il parle de sa foi. Personne n'éprouve le besoin de savoir quelque chose à ce sujet, si ce n'est peut-être quelques adversaires bornés des idées straussiennes qui derrière celles-ci flairent des préceptes vraiment sataniques et qui doivent souhaiter de voir Strauss compromettre ses affirmations savantes par la manifestation d'arrière-pensées à un tel point diaboliques. Peut-être ces individus grossiers ont-ils même trouvé leur compte dans le dernier livre. Nous autres, qui n'avions aucune raison de flairer ces arrière-pensées diaboliques, nous n'avons rien trouvé de ce genre, et, lors même qu'il y aurait quelque peu de satanisme en surplus, nous n'en serions point mécontents. Car, certainement, aucun esprit malfaisant ne parle de sa nouvelle foi comme en parle Strauss, et encore moins un véritable génie. Ce sont seulement ces hommes que Strauss nous présente en les appelant « ''nous'' » qui peuvent parler ainsi, ces hommes qui,lorsqu'ils nous exposent leur croyance, nous ennuient encore plus que quand ils nous racontent leurs rêves, qu'ils soient « savants ou artistes, fonctionnaires ou soldats, artisans ou propriétaires, de ceux qui vivent dans le pays par milliers, et non des moindres ». Si loin de vivre à l'écart et dans le silence, à la ville et à la campagne, ils voulaient se manifester par leurs confessions, le bruit de leur ''unisono'' ne parviendrait pas à tromper sur la pauvreté et la vulgarité de la mélodie qu'ils chantent. Comment cela peut-il nous disposer favorablement, lorsque nous apprenons qu'une profession de foi, partagée par un grand nombre, est faite de telle sorte que si chacun de ceux qui composent ce grand nombre s'apprêtait à nous la raconter, nous ne le laisserions pas terminer et nous l'arrêterions en bâillant ? Si tu es animé d'une pareille croyance — ainsi nous faudrait-il lui parler — au nom du ciel, ne la révèle pas. Peut-être y eut-il jadis quelques innocents qui cherchèrent en David Strauss un « penseur ». Maintenant ils ont trouvé le « croyant » et ils s'en vont désappointés. S'il s'était tu, pour ce petit nombre, il serait resté le philosophe. Tandis que maintenant il ne l'est plus pour personne. Mais il n'ambitionne plus même les honneurs réservés au penseur ; il veut seulement être un nouveau croyant, et il est fier de sa « foi nouvelle ». En affirmant cette nouvelle foi par écrit, il croit rédiger le catéchisme des « idées modernes » et construire la vaste « route de l'avenir ». De fait, nos philistins ne sont plus craintifs et honteux, ils sont, au contraire, remplis d'assurance jusqu'au cynisme.
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Le fondateur de religion s'est démasqué, il a construit là nouvelle route commode et agréable qui mène au paradis de Strauss. C'est seulement le carrosse dans lequel vous voulez nous conduire, ô homme modeste, qui ne vous satisfait pas complètement. Vous dites finalement : « Je ne veux pas prétendre que la voiture à laquelle mes chers lecteurs ont dû se confier avec moi réponde à toutes les exigences (p. 367). On s'y sent horriblement cahoté ». Nous y voilà : vous voulez qu'on vous fasse un compliment, galant fondateur de religion ! Mais nous prétendons vous parler franchement. Si votre lecteur se prescrit à lui-même les 368 pages de votre catéchisme religieux, de façon à en lire une page chaque jour de l'année, si donc il les absorbe à très petites doses, nous croyons qu'il finira par s'en mal trouver. Et cela par dépit de voir que l'effet ne se produit pas. Qu'il avale donc de bon cœur ! en en prenant autant que possible d'un seul coup, comme l'exige la prescription de tous les livres d'actualité. Alors la boisson ne fera pas de mal, alors le buveur ne sera pas, après coup, mal à son aise et irrité, mais gai et de bonne humeur, comme s'il ne s'était rien passé, comme si aucune religion n'avait été détruite, comme si l'on n'avait pas construit de voie universelle, comme si l'on n'avait pas fait de confessions. — Voilà ce qui s'appelle un effet salutaire ! Le médecin, le remède et la maladie, tout a été oublié ! Et quel rire joyeux ! Quelle continuelle provocation au rire ! Vous êtes enviable, Monsieur, car vous avez fondé la religion la plus agréable, celle dont on honore sans cesse le fondateur, en se moquant de lui.
 
 
 
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Le philistin comme fondateur d'une religion de l'avenir, — voilà la foi nouvelle sous sa forme la plus incisive. Le philistin devenu fanatique, — voilà le phénomène insolite qui distingue l'Allemagne d'aujourd'hui. Mais, pour ce qui en est de cet enthousiasme fanatique, gardons provisoirement une certaine circonspection. David Strauss, lui-même, ne nous l'a-t-il pas conseillé dans une phrase pleine de sagesse ? Il est vrai qu'à première vue nous ne devons pas songer à Strauss lui-même, mais au fondateur du christianisme (p. 80). « Nous le savons, il y eut des fanatiques nobles et pleins l'esprit. Un fanatique peut stimuler et élever l'esprit, il peut aussi étendre très loin son influence historique ; nous nous garderons cependant de le choisir comme guide de notre vie. II nous écarterait du droit chemin, pour peu que nous ne placions point son influence sous le contrôle de la raison. » Nous savons plus encore, nous savons qu'il peut aussi y avoir des fanatiques sans esprit, des fanatiques qui ne stimulent et n'élèvent point et qui espèrent cependant avoir une longue influence historique et dominer l'avenir. Combien plus nous faut-il veiller à placer aussi ce fanatisme-là sous le contrôle de la raison ! Lichtenberg croit même qu'il y a des fanatiques sans talent et que c'est alors que ces fanatiques deviennent des gens vraiment dangereux. Provisoirement nous demandons, pour pouvoir exercer ce contrôle de la raison, à ce que l'on réponde franchement à trois questions. Premièrement : comment les croyants de la nouvelle foi se figurent-ils le ciel ? En deuxième lieu : jusqu'où va le courage que lui procure la foi nouvelle ? En troisième lieu : comment écrit-il ses livres ? Strauss, le sectateur, doit répondre aux deux premières questions, Strauss, l'écrivain, répondra à la troisième.
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Comment, vous, mes bons philistins, vous pouvez songer sans honte à Lessing qui fut précisément anéanti par votre stupidité, dans la lutte avec vos butors et vos bonzes ridicules, avec les tares de vos théâtres, de vos savants et de vos théologiens, anéanti, sans oser une seule fois ce coup d'ailes éternel, pour lequel il était venu au monde ? Et quel est votre sentiment lorsque vous évoquez la mémoire de Winkelmann, qui, pour se délivrer de la vue de vos grotesques pédanteries, alla mendier du secours chez les jésuites, et dont l'ignominieuse conversion ne le déshonore pas lui, mais vous ? Vous osez même nommer le nom de Schiller sans rougir ? Regardez son image ! L'œil scintille qui regarde avec mépris par-dessus vos têtes. Ces joues dont les rougeurs portent les stigmates de la mort ne vous disent rien ? Vous aviez là un de ces superbes jouets divins que vos mains ont brisé. Et si, dans celle vie étiolée et traquée jusqu'à la mort, vous enleviez l'amitié de Gœthe, c'est par votre faute qu'elle se serait éteinte plus tôt encore. Tous vos grands génies ont accompli l'œuvre de leur vie sans que vous y ayez contribué, et maintenant vous voudriez ériger ces œuvres en dogmes, pour que l'on ne puisse plus encourager personne de ceux qui viendront dans l'avenir ! Mais, chez chacun d'eux vous avez été cette « résistance du monde obtus » que Goethe appelle par son nom dans l'épilogue à la ''Cloche'', pour chacun vous avez été les grognons hébétés, les êtres étroits et envieux, ou méchants et égoïstes. Malgré vous, les génies ont créé leur œuvre ; c'est contre vous qu'ils ont dirigé leurs attaques, et, grâce à vous, ils s'effondrèrent trop tôt, brisés ou stupéfiés par la lutte, laissant un travail inachevé. Et c'est à vous que l'on permettrait maintenant, ''tamquam re bene gesta'', de louer de pareils hommes ! De les louer avec des paroles qui laissent deviner à qui s'adresse au fond votre louange, et qui, pour cette raison, « pénètre jusqu'au cœur avec tant de feu » qu'il faut vraiment être de sens obtus pour ne pas comprendre devant qui vous vous inclinez. Vraiment, s'écriait déjà Goethe, nous avons besoin d'un Lessing, et malheur à tous les magisters vaniteux, malheur à ce ciel esthétique si le jeune tigre dont la force inquiète se manifeste partout par le regard ardent et les muscles gonflés, s'en va rôder après le butin !
 
 
 
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Comme mon ami eut raison de ne plus vouloir poursuivre sa lecture lorsqu'il fut éclairé, par cette figure fantasmagorique, au sujet du Lessing de Strauss et au sujet de Strauss lui-même. Nous, cependant, nous avons continué à lire et nous avons demandé au gardien de la loi nouvelle de nous introduire aussi dans le sanctuaire de la musique. Le magister ouvre, nous accompagne, nous donne des explications, cite des noms... Enfin nous nous arrêtons avec méfiance et nous le regardons : ne nous serait-il pas arrivé la même aventure que celle dont notre ami fut victime en rêve ? Les musiciens dont parle Strauss, tant qu'il nous en parle, nous paraissent inexactement dénommés, et nous pensons qu'il est question d'autres personnes, si ce n'est de fantômes moqueurs. Lorsqu'il prend par exemple à la bouche le nom de Haydn, avec cette chaleur qui nous parut si suspecte lorsqu'il louangea Lessing, et qu'il essaie de se faire passer pour épopte et prêtre d'un culte des mystères haydniens, mais qu'il compare Haydn à un « honnête pot-au-feu » et Beethoven à de la « confiture » (en parlant des quatuors ! — p. 362), une seule chose demeure certaine pour nous, c'est que son Beethoven à la confiture n'est pas ''notre'' Beethoven, et que son Haydn à la soupe n'est pas ''notre'' Haydn. D'ailleurs, le magister trouve que notre orchestre est trop bon pour l'exécution de son Haydn et il prétend que seulement les plus humbles dilettantes peuvent rendre justice à cette musique. Encore une preuve que c'est d'un autre artiste et d'une autre œuvre d'art qu'il veut parler. Il s'agit peut-être de la musique domestique de Riehl.
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Nous n'envions à personne les satisfactions qu'il se procure dans le silence de sa chambrette, ou dans un nouveau ciel spécialement apprêté pour lui. Mais de toutes les satisfactions possibles, celle de Strauss est pourtant une des plus singulières. Car, pour s'édifier, un petit holocauste lui suffit. Il jette doucement dans le feu les œuvres les plus sublimes de la nation allemande, pour enfumer ses idoles de leur vapeur. Imaginons un instant, que, par un hasard quelconque, l'''Eroica'', la ''Pastorale'' et la ''Neuvième'' fussent tombées en possession de notre prêtre des Grâces, et qu'il n'eût dépendu que de lui de purifier l'image du maître en supprimant les produits douteux — qui donc oserait affirmer qu'il ne les eût point brûlés ? Et c'est ainsi que procèdent effectivement les Strauss de nos jours. Ils ne veulent entendre parler d'un artiste qu'en tant qu'il se prête à leurs services de chambre, et ils ne connaissent que les extrêmes : encenser ou brûler. Qu'ils en prennent à leur aise. Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'opinion publique en matière d'art est faible, incertaine et versatile, au point qu'elle permet, sans faire d'objections, cet étalage du plus indigent esprit philistin ; c'est qu'elle ne sent même pas ce que cette scène a de comique quand un petit magister antiesthétique s'érige en juge d'un Beethoven. Et, pour ce qui en est de Mozart, on devrait vraiment lui appliquer ce qu'Aristote disait de Platon : « Le louer même, n'est pas permis aux médiocres. » Mais ici toute pudeur a disparu, dans le public tout aussi bien que chez le magister. On lui permet, au magister, non seulement de faire publiquement le signe de la croix devant les œuvres les plus hautes et les plus pures du génie germanique, comme s'il se trouvait en face de quelque chose d'immoral et d'impie, on se réjouit encore de ses aveux sans fard et de la confession de ses fautes, d'autant plus que ce ne sont pas, à vrai dire ses propres fautes qu'il confesse, mais celles qu'il prétend reprocher aux grands esprits. Pourvu que notre magister soit toujours dans le vrai ! se disent parfois ses lecteurs admiratifs pris par des velléités de doute. Mais, il est là, lui-même, souriant et convaincu, il pérore, condamne et bénit, il se découvre devant lui-même et serait à chaque moment capable de dire ce que la duchesse Delaforte disait à Mme de Staël : « Il faut que je l'avoue, ma chère amie, je ne trouve que moi-même qui ai perpétuellement raison. »
 
 
 
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Le cadavre est, pour le ver, une belle pensée, et le ver est une vilaine pensée pour ce qui est vivant. Les vers rêvent d'un ciel dans un corps gras, les professeurs de philosophie cherchent le leur en remuant les intestins de Schopenhauer, et, tant qu'il y aura des rongeurs, il y aura aussi un ciel pour les rongeurs. Nous avons ainsi répondu à notre première question : Comment le nouveau croyant s'imagine-t-il son ciel ? Le philistin à la façon de Strauss fait ménage dans les œuvres de nos grands poètes et de nos grands musiciens, comme une vermine qui vit en détruisant, admire en dévorant, adore en digérant.
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C'est là la propre citation de Strauss et il n'a pas honte. Quant à nous, nous nous détournons un instant pour surmonter notre écœurement.
 
 
 
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De fait, notre chef des philistins est brave et même téméraire en paroles, partout où, par sa bravoure, il croit pouvoir divertir ses nobles compagnons qu'il appelle « nous ». Donc l'ascétisme et l'abnégation des vieux anachorètes et des saints d'autrefois ne seraient qu'une forme du ''mal aux cheveux'' ; Jésus devrait être présenté comme un exalté qui, de nos jours, échapperait difficilement au cabanon, et l'anecdote de la résurrection du Christ mériterait d'être qualifié de « charlatanisme historique ». — Laissons passer, pour une fois, tout cela pour y étudier la façon particulière de courage dont Strauss, notre « philistin classique », est capable.
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Nous voici suffisamment instruits au sujet du ciel et du courage de notre nouveau croyant, pour pouvoir aussi nous poser la dernière question : comment écrit-il ses livres ? et de quel ordre sont ses sources religieuses ?
 
Celui qui saura répondre à cette question, sévèrement et sans préjugés, apercevra un autre problème qui prête à réfléchir plus que tout autre, dans le fait que l'oracle manuel du philistin allemand a été demandé en six éditions successives, surtout s'il apprend encore qu'on a fait à cet oracle le plus brillant accueil dans le monde savant et même dans les universités allemandes. On prétend que certains étudiants l'ont salué comme une sorte de canon pour les esprits forts, et les professeurs de ne point contredire à cette opinion. Çà et là on a même voulu le considérer comme un ''livre de religion pour le savant''. Il est vrai que Strauss lui-même donne à entendre que sa profession de foi peut fort bien être plus qu'un livre d'information à l'usage des savants et des nommes cultivés. Mais tenons-nous-en provisoirement au fait qu'il s'adresse de préférence aux savants, pour leur présenter l'image de la vie telle qu'ils la vivent eux-mêmes. Car c'est là précisément le tour de force du magister de se donner l'air de présenter l'idéal d'une nouvelle conception de l'univers, pour entendre chanter ses louanges de toutes les bouches, chacun pouvant croire que c'est lui qui considère ainsi le monde et la vie, en sorte que Strauss verrait réaliser en sa personne ce qu'il demande seulement à l'avenir.
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Il faut concéder que la moyenne des philistins cultivés possède moins de franchise que David Strauss, ou qu'elle évite du moins la manifestation publique de cette franchise. Mais celle-ci lui paraît d'autant plus édifiante chez un autre. Enfermé chez lui ou parmi ses semblables, le philistin applaudit même bruyamment, bien qu'il ait peut-être soin d'éviter d'avouer par écrit combien toutes les paroles de Strauss sont selon son cœur. Car, nous nous en sommes déjà aperçus, notre philistin cultivé n'est pas exempt d'une certaine lâcheté, même lorsqu'il manifeste ses sympathies les plus vives. Strauss étant d'un degré moins lâche devient, par cela même, un chef, bien que, d'autre part, il y ait certaines limites à son courage personnel. S'il s'avisait de dépasser ces limites, comme le fait par exemple Schopenhauer à presque chacune de ses phrases, il ne marcherait plus à la tête des philistins comme leur chef. Au contraire, on se sauverait devant lui avec autant d'ardeur que l'on met aujourd'hui à lui courir après. Celui qui voudrait considérer cette mesure, qui, si elle n'est sage, paraît du moins habile, et cette médiocrité de courage, comme des vertus aristocratiques, ferait certainement fausse route, car ce courage n'est point une moyenne entre deux défauts, mais une moyenne entre une vertu et un défaut — et ''toutes'' les qualités du philistin sont précisément renfermées dans cette moyenne entre la vertu et le défaut.
 
 
 
== 9. ==
 
 
« Mais, malgré tout, il reste un écrivain classique ! » Eh bien ! nous allons voir.
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Nous nous permettons de dévoiler un secret : notre magister ne sait pas toujours ce qu'il préférerait être, Voltaire ou Lessing, mais à aucun prix il ne veut être un philistin. Si cela est possible il voudrait les incarner tous deux, Lessing et Voltaire — afin que s'accomplisse ce qui était écrit : « Il n'a pas du tout de caractère, mais s'il voulait en avoir un il lui faudrait d'abord le prendre. »
 
 
 
== 10. ==
 
 
Si nous avons bien compris Strauss, le sectateur, il est un véritable philistin avec une âme rétrécie et sèche, avec des besoins savants et prosaïques ; et pourtant personne ne serait plus fâché d'être appelé philistin que David Strauss l'écrivain. Il serait satisfait, si on le disait pétulant, téméraire, malicieux, hardi ; mais son plus grand bonheur, ce serait d'être comparé à Lessing ou à Voltaire, parce que ceux-ci n'étaient certainement pas des philistins. Dans son désir d'atteindre ce bonheur, il hésite souvent, ne sachant pas s'il doit égaler l'audacieuse impétuosité dialectique d'un Lessing ou s'il lui conviendrait mieux de se comporter en vieillard faunesque et libertin à la manière de Voltaire. Chaque fois qu'il s'assied à sa table de travail pour écrire, il prend une expression comme s'il voulait faire faire son portrait ; tantôt il imite de visage de Lessing tantôt celui de Voltaire. Quand nous lisons son éloge de la manière de Voltaire (p. 217, ''Voltaire''), il nous semble l'entendre s'adresser à la conscience de l'époque, pour lui reprocher d'ignorer encore ce qu'est pour elle le Voltaire moderne : « Aussi les qualités sont-elles partout les mêmes, dit-il : une simplicité naturelle ; une clarté transparente, une mobilité vivante, une grâce aimable. La chaleur et la vigueur ne manquent pas non plus lorsqu'elles sont nécessaires. L'aversion contre la boursouflure et l'affectation, chez Voltaire, venait du fond de la nature intime, de même que, d'autre part, quand parfois la malice ou les passions abaissaient son mode d'expression jusqu'à la vulgarité, la faute n'en était pas au styliste, mais à l'homme qu'il y avait en lui. » D'après ce passage, Strauss semble savoir fort bien ce qui en est de la ''simplicité du style''. Celle-ci fut toujours la marque du génie, lequel possède seul le privilège de s'exprimer d'une façon simple, naturelle et avec naïveté. Ce n'est donc pas l'ambition la plus vulgaire qui fait choisir à un auteur la manière simple ; car, bien qu'il y ait des gens qui s'aperçoivent de ce pour quoi un pareil auteur veut se faire passer, il y en a pourtant d'assez complaisants pour le tenir pour tel. Mais l'auteur génial ne se révèle pas seulement dans la simplicité de l'expression : sa force démesurée se joue du sujet, serait-il même dangereux et difficile. Personne ne marche d'un pas ferme lorsque le chemin est inconnu et semé de mille précipices : mais le génie s'engage en courant sur un pareil sentier, il fait des sauts hardis et gracieux, et se moque de celui qui mesure ses pas avec crainte et précaution.
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Je pense que l'on a bien compris à quel points j'estime l'écrivain Strauss : comme un comédien qui joue le génie naïf et le classique. Si Lichtenberg a pu dire un jour : « la manière simple doit être recommandée, ne fût-ce que pour cette raison qu'aucun honnête homme ne fignole ni ne raffine ses expressions », cela ne démontre pas encore que la manière simple est une preuve de probité littéraire. Je souhaiterais que l'écrivain Strauss fût plus honnête, car alors il écrirait mieux et il serait moins célèbre. Pourtant, s'il voulait être comédien à tout prix, je souhaiterais qu'il fût bon comédien et qu'il imitât mieux le génie naïf et le classique, pour arriver à écrire d'une façon classique et géniale. Car il me reste à dire encore que Strauss est mauvais comédien et même styliste détestable.
 
 
 
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Le blâme que j'adresse à Strauss qu'il est un mauvais écrivain s'affaiblit, il est vrai, par le fait qu'il est très difficile, en Allemagne, de devenir un écrivain moyen et passable et qu'il est singulièrement invraisemblable que l'on puisse devenir un bon écrivain. Il nous manque ici le terrain naturel, l'évaluation artistique, la manière de traiter le discours oral et son développement. Le discours, dans toutes ses manifestations publiques, que ce soit la conversation des salons, le prêche ou le discours parlementaire, n'étant pas encore parvenu à un style national, et tout ce qui parle en Allemagne n'étant pas encore sorti de la naïve expérimentation avec le langage, l'écrivain ne saurait posséder de norme unitaire et il a un certain droit à se mesurer, de son propre chef avec la langue. Mais la conséquence inévitable de cet état de choses c'est cette dilapidation illimitée de la langue allemande actuelle que Schopenhauer a décrite avec tant d'énergie. « Si cela continue ainsi, disait-il un jour, en 1900 on ne comprendra plus très bien les classiques allemands, car on ne connaîtra plus d'autre langage que le misérable jargon de la noble « actualité » — dont le caractère fondamental est l'impuissance. » Et, de fait, des critiques et des grammairiens allemands élèvent déjà la voix : dans les plus récents périodiques, pour proférer que nos classiques ne peuvent plus servir de modèles pour notre style, car ils emploient une grande quantité de mots, de tournures et d'enchaînements syntactiques dont nous avons perdu l'usage : c'est pourquoi il serait convenable de recueillir et de présenter en exemple les tours de force dans l'agencement des mots et des phrases chez les célébrités littéraires actuelles, ainsi qu'il a été fait par exemple dans le petit dictionnaire manuel de Sanders. Là Gutzkow, ce monstre répugnant au point de vue du style, apparaît comme un classique. Et, d'une façon générale, il paraît que nous allons devoir nous habituer à des classiques, foule surprenante et toute nouvelle, parmi lesquels David Strauss sera le premier ou du moins l'un des premiers, ce même Strauss que nous ne pouvions désigner autrement que nous avons fait ; c'est-à-dire comme un styliste détestable.
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La colère sacrée de Schopenhauer vous jette ce défi et vous n'avez pas le droit de dire que vous n'avez pas été averti. Que celui pourtant qui ne veut écouter aucun avertissement et ne veut, à aucun prix, permettre que l'on amoindrisse sa foi en Strauss, le classique, que celui-là suive la dernièrè ordonnance que nous lui prescrivons : qu'il se mette à imiter Strauss. Essayez toujours à vos risques et périls ; vous en pâtirez, dans votre style tout d'abord et, en fin de compte, dans votre esprit. Alors s'accomplira sur vous la parole de la sagesse hindoue : « Ronger une corne de vache est inutile et raccourcit la vie : on s'use les dents sans rencontrer aucune saveur. »
 
 
 
== 12. ==
 
 
Pour finir, nous ne voulons pas manquer de présenter à notre prosateur classique la collection d'échantillons de style que nous avons promise. Schopenhauer donnerait peut-être à cette collection le titre général de « Nouvelle contribution à la connaissance du misérable jargon actuel ». Car, et il faut le dire à la consolation de David Strauss, si cela peut lui servir de consolation : tout le monde écrit maintenant comme lui, quelquefois encore plus misérablement, de sorte que, dans le royaume des aveugles, tout borgne peut être roi. À vrai dire, nous sommes généreux en lui accordant un œil ; mais nous le faisons parce que Strauss n'écrit pas aussi mal que les plus infâmes de tous les corrupteurs du langage, les hégéliens et leurs successeurs rabougris. Strauss a au moins la prétention de sortir de nouveau de ce marécage, mais s'il s'en est partiellement dégagé, il est encore loin d'être sur la terre ferme. On s'aperçoit que, dans sa jeunesse, il a bégayé les premiers mots en langage hégélien. C'est alors que quelque chose s'est démis chez lui, un muscle quelconque a du se détendre. Son oreille, semblable à l'oreille d'un enfant élevé sous le roulement du tambour, s'est émoussée et jamais plus elle n'est parvenue à suivre les règles subtiles et fortes de la vibration artistique, sous la domination desquelles vit tout écrivain élevé par de bons exemples et une discipline sévère. Par là, en tant que styliste, il a perdu son meilleur patrimoine et il s'est condamné lui-même à s'appuyer, sa vie durant, sur le dangereux sable mouvant du style journalistique, à moins de s'enfoncer de nouveau dans le bourbier hégélien.
 
Malgré tout, durant quelques heures de l'époque actuelle, il est parvenu à la célébrité, et peut-être y aura-t-il encore plus tard quelques heures où l'on saura qu'il fut une célébrité. Mais, après cela, viendra la nuit et, avec elle l'oubli ; et, en cet instant déjà, où nous inscrivons ses péchés au livre noir du mauvais style, commence le crépuscule de sa gloire. Car, celui qui a péché contre la langue allemande a profané le mystère de tout notre germanisme. Seul la langue allemande, à travers tous les mélanges et les changements de nationalités et de mœurs, par une espèce de sortilège métaphysique, s'est sauvée elle-même et, de la sorte, elle a sauvé l'esprit allemand. Elle seule garantit aussi cet esprit pour l'avenir, au cas où elle ne serait pas détruite sous l'étreinte scélérate du présent. « Mais ''Di meliora !'' Sus aux pachydermes ! C'est dans cette langue allemande que des hommes se sont exprimés. Dans cette langue, de grands poètes ont chanté, de grands penseurs ont écrit. À bas les pattes ({{Refl|3}}) ! »