« Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier » : différence entre les versions

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==__MATCH__:[[Page:Bakounine - Œuvres t5.djvu/313]]==
 
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Compagnons, <ref>Bakounine avait d’abord écrit « Citoyens », puis il a biffé cemot et l’a remplacé par celui de « Compagnons». </ref>
Compagnons, (1)
 
Depuis la grande Révolution de 1789-1793, aucun des événements qui lui ont succédé, en Europe, n'a eu l'importance et la grandeur de ceux qui se déroulent à nos yeux, et dont Paris est aujourd'hui le théâtre.
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A tout seigneur tout honneur, commençons donc par celle des prêtres ; et sous ce nom de prêtres je n'entends pas seulement ceux de l'Église catholique, mais aussi les ministres protestants, en un mot tous les individus qui vivent du culte divin et qui nous vendent le Bon Dieu tant en gros qu'en détail. Quant aux différences théologiques qui les séparent, elles sont si subtiles et en même temps si absurdes, que ce serait une vaine perte de temps que de s'en occuper.
 
Avant la Réformation, l'Église et les prêtres, le pape en tête, étaient les vrais seigneurs de la terre. D'après la doctrine de l'Église, les autorités temporelles de tous les pays, les monarques les plus puissants, les empereurs et les rois n'avaient de droits qu'autant que ces droits avaient été reconnus et consacrés par l'Église. On sait que les deux derniers siècles du moyen âge furent occupés par la lutte de plus en plus passionnée et triomphante des souverains couronnés contre le pape, des États contre l'Église. La Réformation mit un terme à cette lutte, en proclamant l'indépendance des États. Le droit du souverain fut reconnu comme procédant immédiatement de Dieu, sans l'intervention du pape, et naturellement, grâce à cette provenance toute céleste, il fut déclaré absolu. C'est ainsi que sur les ruines du despotisme (2)<ref>— Le mot "spirituel" est rayé.</ref>, de l'Église fut élevé l'édifice du despotisme monarchique. L'Église, après avoir été le maître, devint la servante de l'État, un instrument du gouvernement entre les mains du monarque.
 
Elle prit cette attitude non seulement dans les pays protestants où, sans en excepter l'Angleterre et notamment par l'Église anglicane, le monarque fut déclaré le chef de l'Église, mais encore dans tous les pays catholiques, sans en excepter même l'Espagne. La puissance de l'Église romaine, brisée par les coups terribles que lui avait portés la Réforme, ne put se soutenir désormais par elle-même. Pour maintenir son existence, elle eut besoin de l'assistance des souverains temporels des États. Mais les souverains, on le sait, ne donnent jamais leur assistance pour rien. Ils n'ont jamais eu d'autre religion sincère, d'autre culte que ceux de leur puissance et de leurs finances, ces dernières étant en même temps le moyen et le but de la première. Donc, pour acheter le soutien des gouvernements monarchiques, l'Église devait leur prouver qu'elle était capable et désireuse de les servir. Avant la Réformation, elle avait maintes fois soulevé les peuples contre les rois. Après la Réformation, elle devint dans tous les pays, sans excepter même la Suisse, l'alliée des gouvernements contre les peuples, une sorte de police noire, entre les mains des hommes d'État et des classes gouvernantes, se donnant pour mission de prêcher aux masses populaires la résignation, la patience, l'obéissance quand même, et le renoncement aux biens et aux jouissances de cette terre, que le peuple, disait-on, doit abandonner aux heureux et aux puissants de la terre, afin de s'assurer pour lui-même les trésors célestes. Vous savez qu'encore aujourd'hui toutes les Églises chrétiennes, catholique et protestante, continuent de prêcher dans ce sens. Heureusement, elles sont de moins en moins écoutées, et nous pouvons prévoir le moment où elles seront forcées de fermer leurs établissements faute de croyants, ou, ce qui veut dire la même chose, faute de dupes.
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Ce caractère et cette situation particulière de la noblesse se sont presque intégralement conservés, même de nos jours, en Allemagne, pays étrange et qui semble avoir le privilège de rêver les choses les plus belles, les plus nobles, pour ne réaliser que les plus honteuses et les plus infâmes. (A) preuve les barbaries ignobles, atroces, de la dernière guerre, la formation toute récente de cet affreux Empire knouto-germanique, qui est incontestablement une menace contre la liberté de tous les pays de l'Europe, un défi jeté à l'humanité tout entière par le despotisme brutal d'un empereur-sergent de ville et de guerre à la fois, et par la stupide insolence de sa canaille nobiliaire.
 
Par la Réformation, la bourgeoisie s'était vue complètement délivrée de la tyrannie et du pillage des seigneurs féodaux, en tant que bandits ou pillards indépendants et privés ; mais elle se vit livrée à une nouvelle tyrannie et à un pillage nouveau, et désormais régularisés (3)<ref>— Les mots "et systématisés" sont rayés.</ref>, sous le nom d'impôts ordinaires et extraordinaires de l'État, par ces mêmes seigneurs devenus des serviteurs, c'est-à-dire des brigands et des pillards légitimes, de l'État. Cette transition du pillage féodal au pillage beaucoup plus régulier et plus systématique de l'État parut d'abord satisfaire la classe moyenne. Il faut en conclure que ce fut pour elle un vrai allégement de sa situation économique et sociale. Mais l'appétit vient en mangeant, dit le proverbe. Les impôts des États, d'abord assez modestes, augmentèrent chaque année dans une proportion inquiétante, pas aussi formidable pourtant que dans les États monarchiques de nos jours. Les guerres, on peut dire incessantes, que ces États, devenus absolus, se firent sous le prétexte d'équilibre international, depuis la Réforme jusqu'à la Révolution de 1789 ; la nécessité d'entretenir de grandes armées permanentes, qui désormais étaient devenues la base principale de la conservation des États ; le luxe croissant des cours des souverains, qui s'étaient transformées en des orgies permanentes, et où la canaille nobiliaire, toute la valetaille titrée, chamarrée, venait mendier des pensions de ses maîtres ; la nécessité de nourrir toute cette foule privilégiée qui remplissait les plus hautes fonctions dans l'armée, dans la bureaucratie et dans la police, tout cela exigea d'énormes dépenses. Ces dépenses furent payées, naturellement, avant tout et d'abord par le peuple, mais aussi par la classe bourgeoise, qui, jusqu'à la Révolution, fut aussi bien, sinon dans le même degré que le peuple, considérée comme une vache à lait, n'ayant d'autre destination que d'entretenir le souverain et de nourrir cette foule innombrable de fonctionnaires privilégiés. La Réformation, d'ailleurs, avait fait perdre à la classe moyenne en liberté peut-être le double de ce qu'elle lui avait donné en sécurité. avant la Réformation, elle avait été généralement l'alliée et le soutien indispensable des rois dans leur lutte contre l'Église et contre les seigneurs féodaux, et elle en avait habilement profité pour conquérir un certain degré d'indépendance et de liberté. Mais depuis que l'Église, et les seigneurs féodaux s'étaient soumis à l'État, les rois, n'ayant plus besoin des services de la classe moyenne, la privèrent peu à peu de toutes les libertés qu'ils lui avaient anciennement octroyées.
 
Si telle fut la situation de la classe bourgeoise après la Réformation, on peut imaginer quelle dut être celle des masses populaires, des paysans et des ouvriers des villes. Les paysans du centre de l'Europe, en Allemagne, en Hollande, en partie même en Suisse, on le sait, firent, au début du seizième siècle et de la Réformation, un mouvement grandiose pour s'émanciper, au cri de "Guerre aux châteaux et paix aux chaumières". Ce mouvement, trahi par la classe bourgeoise, et maudit par les chefs du protestantisme bourgeois, Luther et Mélanchthon, fut étouffé dans le sang de plusieurs dizaines de milliers de paysans insurgés. Dès lors les paysans se virent, plus que jamais, rattachés à la glèbe, serfs de droit, esclaves de fait, et ils restèrent dans cet état jusqu'à la révolution de 1789-1793 en France, jusqu'en 1807 en Prusse, et jusqu'en 1848 dans presque tout le reste de l'Allemagne. Dans plusieurs parties du nord de l'Allemagne, et notamment dans le Mecklenburg, le servage existe encore aujourd'hui, alors qu'il a cessé d'exister même en Russie.
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Chers compagnons,
 
Je vous ai dit l'autre fois que deux grands événements historiques avaient fondé la puissance de la bourgeoisie : la révolution religieuse du seizième siècle, connue sous le nom de (4)<ref>— Ms: de la.</ref> Réforme, et la grande Révolution politique du siècle passé. J'ai ajouté que cette dernière, accomplie certainement par la puissance du bras populaire, avait été initiée et dirigée exclusivement par la classe moyenne. Je dois aussi vous prouver, maintenant, que c'est aussi la classe moyenne qui en a profité exclusivement.
 
Et pourtant le programme de cette Révolution, au premier abord, paraît immense. Ne s'est-elle point accomplie au nom de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité du genre humain, trois mots qui semblent embrasser tout ce que dans le présent et l'avenir l'humanité peut seulement vouloir et réaliser ? Comment se fait-il donc qu'une Révolution qui s'était annoncée d'une manière si large ait abouti misérablement à l'émancipation exclusive, restreinte et privilégiée d'une seule classe au détriment de ces millions de travailleurs qui se voient aujourd'hui écrasés par la prospérité insolente et inique de cette classe ?
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"La pauvreté, c'est l'esclavage" !
 
Voilà les terribles paroles que de sa voix sympathique, partant de l'expérience et du cœur, notre ami Clément (5)<ref>— Sylvain Clément, photographe à Saint-imier. On lui doit une photographie de Bakounine faite en mai 1871, c'est-à-dire au moment des "trois conférences". En juillet de cette même année, il entra au comité jurassien.</ref>, nous a répétées plusieurs fois depuis les quelques jours que j'ai le bonheur de passer au milieu de vous, chers compagnons et amis.
 
Oui, la pauvreté c'est l'esclavage, c'est la nécessité de vendre son travail, et avec son travail sa personne, au capitaliste qui vous donne le moyen de ne pas mourir de faim. Il faut avoir vraiment l'esprit intéressé au mensonge de Messieurs les bourgeois pour oser parler de liberté politique des masses ouvrières ! Belle liberté que celle qui les assujettit aux caprices du capital et les enchaîne à la volonté du capitaliste par la faim ! Chers amis, je n'ai assurément pas besoin de vous prouver, à vous qui avez appris à connaître par une longue et dure expérience les misères du travail, que tant que le capital restera d'un côté et le travail de l'autre, le travail sera l'esclave du capital et les travailleurs les sujets de Messieurs les bourgeois, qui vous donnent par dérision tous les droits politiques, toutes les apparences de la liberté, pour en conserver la réalité exclusivement pour eux-mêmes.
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Et encore faut-il dire, chers compagnons, que vous, travailleurs des Montagnes, ouvriers dans un métier que la production capitaliste, c'est-à-dire l'exploitation des gros capitaux, n'est point encore parvenue à absorber, vous êtes comparativement fort heureux. Travaillant par petits groupes dans vos ateliers, et souvent même travaillant chez vous à la maison, vous gagnez beaucoup plus qu'on ne gagne dans les grands établissements industriels qui emploient des centaines d'ouvriers ; votre travail est intelligent, artistique, il n'abrutit pas comme celui qui se fait par les machines. Votre habileté, votre intelligence comptent pour quelque chose. Et de plus vous avez beaucoup de loisir et de liberté relative ; c'est pourquoi vous êtes plus instruits, plus libres et plus heureux que les autres.
 
Dans les immenses fabriques établies, dirigées et exploitées par les grands capitaux, et dans lesquelles ce sont les machines, non les hommes, qui jouent le rôle principal, les ouvriers deviennent nécessairement de misérables esclaves, tellement misérables que, le plus souvent, ils sont forcés de condamner leurs pauvres petits enfants, à peine âgés de six ans, à travailler douze, quatorze, seize heures par jour pour quelques misérables petits sous (6)<ref>— La loi fédérale concernant le travail des enfants dans les fabriques date en Suisse du 23 mars 1877. Elle définit pour la première fois les limites du travail des enfants. Voir à ce sujet l'article de ADHÉMAR SCHWITZGUÉBEL: La loi fédérale sure le travail dans les fabriques, in Bulletin de la Fédération jurassienne, 28 février 1875, qui précisera les positions des libertaires sur ce problème.</ref>. Et ils le font non par cupidité, mais par nécessité. Sans cela ils ne seraient point capables d'entretenir leurs familles.
 
Voilà l'instruction qu'ils peuvent leur donner. Je ne crois pas devoir perdre plus de paroles pour vous prouver, chers compagnons, à vous qui le savez si bien par expérience et qui en êtes déjà si profondément convaincus, que tant que le peuple travaillera non pour lui-même, mais pour enrichir les détenteurs de la propriété et du capital,l'instruction qu'il pourra donner à ses enfants sera toujours infiniment inférieure à celle des enfants de la classe bourgeoise.
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Les jacobins de 1793 furent des hommes de bonne foi, des hommes inspirés par l'idée, dévoués à l'idée. Ils furent des héros ! S'il ne l'avaient pas été, s'ils n'avaient pas eu cette sainte et grande sincérité, ils n'eussent point accompli les grands actes de la Révolution. Nous pouvons et nous devons combattre les erreurs théoriques des Danton, des Robespierre, des Saint-Just, mais, tout en combattant leurs idées fausses, étroites, exclusivement bourgeoises en économie sociale, nous devons nous incliner devant leur puissance révolutionnaire. Ce furent les derniers héros de la classe bourgeoise, autrefois si féconde en héros.
 
En dehors de cette minorité héroïque, il y avait la grande masse de la bourgeoisie matériellement exploitante, et pour laquelle les idées, les grands principes de la Révolution n'étaient que des mots qui n'avaient de valeur et de sens qu'autant que (les bourgeois) pouvaient s'en servir pour remplir leurs poches, si larges et si respectables (7)<ref>— Ms : qu'ils pouvaient s'en servir pour remplir leurs poches</ref>. Une fois que les plus riches et par conséquent aussi les plus influents parmi eux eurent suffisamment rempli les leurs au bruit et au moyen de la Révolution, ils trouvèrent que la Révolution avait duré trop longtemps, qu'il était temps d'en finir et de rétablir le règne de la loi et de l'ordre public.
 
Ils renversèrent le Comité de salut public, tuèrent Robespierre, Saint-just et leurs amis, et établirent le Directoire, qui fut une vraie incarnation de la dépravation bourgeoise à la fin du siècle passé, le triomphe et le règne de l'or acquis et aggloméré dans les poches de quelques milliers d'individus par le vol.
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Mais la France, qui n'avait pas encore eu le temps de se corrompre, et qui était encore toute palpitante des grands faits de la Révolution, ne put supporter longtemps ce régime. Il y eut deux protestations, l'une manquée, l'autre triomphante. La première, si elle avait réussi, si elle avait pu réussir, aurait sauvé la France et le monde ; le triomphe de la seconde inaugura le despotisme des rois et l'esclavage des peuples. Je veux parler de l'insurrection de Babeuf et de l'usurpation du premier Bonaparte.
 
L'insurrection de Babeuf fut la dernière tentative révolutionnaire du siècle dernier. Babeuf et ses amis avaient été plus ou moins des amis de Robespierre et de Saint-Just. Ce furent des jacobins socialistes. Ils avaient le culte de l'égalité, même au détriment de la liberté. Leur plan fut très simple : ce fut d'exproprier tous les propriétaires et tous les détenteurs d'instruments de travail et d'autres capitaux au profit de l'État républicain, démocratique et social, de sorte que l'État, devenant le seul propriétaire de toutes les richesses tant mobilières qu'immobilières, devenait de la sorte l'unique employeur, l'unique patron de la société ; muni en même temps de la toute-puissance politique, il s'emparait exclusivement de l'éducation et de l'instruction égales pour tous les enfants, et forçait tous les individus majeurs de travailler et de vivre selon l'égalité et la justice. Toute autonomie communale, toute initiative individuelle, toute liberté, en un mot, disparaissait, écrasée par ce pouvoir formidable. La société tout entière ne devait plus représenter que le tableau d'une uniformité monotone et forcée. Le gouvernement était élu par le suffrage universel, mais une fois élu, et tant qu'il restait en fonction, il exerçait sur tous les membres de la société un pouvoir absolu (8)<ref>— Ici, une variante du début de l'alinéa suivant a été rayée : "Telle fut la première manifestation du socialisme pratique. Se développant lentement dans quelques têtes avancées et dans quelques cœurs brûlant d'amour pour la justice à travers les siècles, depuis Platon qui jeta le premier les bases de cette théorie égalitaire, vivant dans l'instinct des masses populaires qui, de tout temps opprimées, écrasées par l'insolence brutale de leurs exploiteurs, ont aspiré à l'égalité ; la théorie égalitaire"</ref>.
 
La théorie de l'égalité établie de force (9)<ref>— Ms: forcément établie</ref> par la puissance de l'État n'a pas été inventée par Babeuf. Les premiers fondements de cette théorie avaient été jetés par Platon, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, dans sa République,ouvrage dans lequel ce grand penseur de l'antiquité essaya d'esquisser le tableau d'une société égalitaire. Les premiers chrétiens exercèrent incontestablement un communisme pratique dans leurs associations persécutées par toute la société officielle. Enfin, au début même de la Révolution religieuse, dans le premier quart du seizième siècle, en Allemagne, Thomas Münzer et ses disciples firent une première tentative d'établir l'égalité sociale sur un pied très large. La conspiration de Babeuf fut la seconde manifestation pratique de l'idée égalitaire dans les masses. Toutes ces tentatives, sans en excepter cette dernière, durent échouer pour deux raisons : d'abord, parce que les masses ne s'étaient point suffisamment développées pour en rendre la réalisation possible ; et ensuite et surtout parce que, dans tous ces systèmes, l'égalité s'alliait à la puissance, à l'autorité de l'État, et que par conséquent elle excluait la liberté. Et nous le savons, chers amis, l'égalité n'est possible qu'avec et par la liberté : non par cette liberté exclusive des bourgeois qui est fondée sur l'esclavage des masses et qui n'est pas la liberté, mais le privilège ; mais par cette liberté universelle des êtres humains, qui élève chacun à la dignité de l'homme. Mais nous savons aussi que cette liberté n'est possible que dans l'égalité. Révolte non seulement théorique, mais pratique, contre toutes les institutions et contre tous les rapports sociaux créés par l'inégalité, puis établissement de l'égalité économique et sociale par la liberté de tout le monde : voilà notre programme actuel, celui qui doit triompher malgré les Bismarck, les Napoléon, les Thiers, et malgré tous les cosaques de mon auguste empereur, le tsar de toutes les Russies.
 
La conspiration de Babeuf avait réuni dans son sein tout ce que, après les exécutions et les déportations du coup d'État réactionnaire de thermidor, il était resté ce citoyens dévoués à la Révolution à Paris, et nécessairement beaucoup d'ouvriers. Elle échoua ; beaucoup furent guillotinés, mais plusieurs eurent le bonheur d'échapper. Entre autres le citoyen Buonarroti, un homme de fer, un caractère antique, tellement respectable qu'il sut se faire respecter par les hommes des partis les plus opposés. Il vécut longtemps en Belgique, où il devint le principal fondateur de la société secrète des carbonari-communistes ; et, dans un livre devenu très rare aujourd'hui, mais que je tâcherai d'envoyer à notre ami Adhémar <ref>— Il s'agit d'ADHÉMAR SCHWITZGUÉBEL (101844-1895), graveur, qui fit partie, dès sa fondation en mars 1866 de la section de Sonvilier de l'A.I.T. — biographie par James guillaume in ADHÉMAR SCHWITZGUÉBEL, Quelques écrits. — Stock, Paris 1908.</ref>, il a raconté cette lugubre histoire, cette dernière protestation héroïque de la Révolution contre la réaction, connue sous le nom de conspiration de Babeuf (11)<ref>— Le livre dont parle Bakounine s'appelle : PH. BUONARROTI, conspiration pour l'égalité dite de Babeuf, suivie du procès auquel elle donna lieu, et des pièces justificatives, etc. — Lib. Romantique, Bruxelles, 1828, 2 vol.</ref>.
 
L'autre protestation de la société contre la corruption bourgeoise qui s'était emparée du pouvoir sous le nom de Directoire, fut, comme je l'ai déjà dit, l'usurpation du premier Bonaparte.
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Cette histoire, mille fois plus lugubre encore, est connue de tous. Ce fut la première inauguration du régime infâme et brutal du sabre, le premier soufflet imprimé au début de ce siècle par un parvenu insolent sur la joue de l'humanité. Napoléon Ier devint le héros de tous les despotes, en même temps que militairement il en fut la terreur. Lui vaincu, il laissa son funeste héritage, son infâme principe : le mépris de l'humanité, et son oppression par le sabre.
 
Je ne vous parlerai pas de la Restauration. Ce fut une tentative ridicule de rendre la vie et le pouvoir politique à deux corps tarés et déchus : à la noblesse et aux prêtres. Il n'y eut sous la Restauration que ceci de remarquable, qu'attaquée, menacée dans ce pouvoir qu'elle avait cru avoir conquis pour toujours, la bourgeoisie était redevenue quasi révolutionnaire. Ennemie de l'ordre public aussitôt que cet ordre public n'est pas le sien, c'est-à-dire aussitôt qu'il établit et garantit d'autres intérêts que les siens, elle conspira de nouveau. MM. Guizot, Périer <ref>— Casimir Périer (121777-1832), régent de la Banque de France, député depuis 1817. Sous la restauration, il appartint à l'opposition libérale et se rallia, après de longues hésitations, à la révolution de 1830. Devenu, en 1831, chef du gouvernement et ministre de l'Intérieur, il réprima la révolte des Canuts, à Lyon.</ref>, Thiers et tant d'autres, qui sous Louis-Philippe se distinguèrent (comme) les plus fanatiques partisans et défenseurs d'un gouvernement oppressif, corrupteur, mais bourgeois et par conséquent parfait à leurs yeux, toutes ces âmes damnées de la réaction bourgeoise, conspirèrent sous la Restauration. Ils triomphèrent en juillet 1830, et le règne du libéralisme bourgeoisfut inauguré.
 
C'est depuis 1830 que date vraiment la domination exclusive des intérêts et de la politique bourgeoise en Europe ; surtout en France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande et en Suisse. Dans les autres pays tels que l'Allemagne, le Danemark, la Suède, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, les intérêts bourgeois l'avaient bien emporté sur tous les autres, mais non le gouvernement politique des bourgeois. Je ne vous parle (pas) de ce grand et misérable Empire de toutes les Russies, qui reste encore soumis au despotisme absolu des tsars, et qui n'a proprement pas de classe politique intermédiaire, point de corps politique bourgeois ; et où il n'y a en effet, d'un côté, que le monde officiel, une organisation militaire, policière et bureaucratique, pour remplir les caprices du tsar, de l'autre côté le peuple, des dizaines de millions dévorés par le tsar et par ses fonctionnaires. En Russie la révolution viendra directement du peuple, comme je l'ai amplement développé dans un assez long discours, que j'ai prononcé il y a quelques années à Berne et que je m'empresserai de vous envoyer (13)<ref>— Bakounine veut parler de son 4ème discours au 2ème Congrès de la Paix et de la Liberté, prononcé le 2 septembre 1868 à Berne.</ref>. Je ne parle pas aussi de cette malheureuse et héroïque Pologne, qui se débat, toujours étouffée de nouveau, mais jamais morte, sous la serre de trois aigles infâmes : celui de l'Empire de Russie, (celui) de l'Empire d'Autriche, et (celui) du nouvel Empire d'Allemagne, représenté par la Prusse. En Pologne comme en Russie, il n'y a proprement pas de classe moyenne ; il y a d'un côté la noblesse, bureaucratie héréditaire esclave du tsar en Russie, et ci-devant dominante et aujourd'hui désorganisée et déchue en Pologne ; et, de l'autre côté, il y a le paysan asservi et dévoré, écrasé maintenant, non plus par la noblesse, qui en a perdu le pouvoir, mais par l'État, par les fonctionnaires innombrables, par le tsar. Je ne vous parlerai pas non plus des petits pays de la Suède et du Danemark, qui ne sont devenus réellement cosntitutionnels que depuis 1848, et qui sont restés plus ou moins en arrière du développement général de l'Europe ; ni de l'Espagne et du Portugal, où le mouvement industriel et la politique bourgeoise ont été paralysés si longtemps par la double puissance du clergé et de l'armée. Cependant je dois observer que l'Espagne, qui nous paraissait si arriérée, nous présente aujourd'hui l'une des plus magnifiques organisations de l'Association internationale des Travailleurs qui existe dans le monde.
 
Je m'arrêterai un instant sur l'Allemagne. L'Allemagne depuis 1830 nous a présenté et continue de nous présenter le tableau étrange d'un pays où les intérêts de la bourgeoisie prédominent, mais où la puissance politique n'appartient pas à la bourgeoisie, mais à la monarchie absolue sous un masque de constitutionnalisme, militairement et bureaucratiquement organisée et servie exclusivement par des nobles.
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Le clergé et la noblesse ont été démasquées et battues en 1793. La révolution de 1848 a démasqué et démontré l'impuissance et la malfaisance de la bourgeoisie. Pendant les journées de Juin, en 1848, la classe bourgeoise a hautement renoncé à la religion de ses pères : à cette religion révolutionnaire qui avait eu la liberté, l'égalité et la fraternité pour principes et pour bases. Aussitôt que le peuple eut pris l'égalité et la liberté au sérieux, la bourgeoisie, qui n'existe que par l'exploitation, c'est-à-dire par l'inégalité économique et par l'esclavage social du peuple, s'est rejetée dans la réaction.
 
Ces mêmes traîtres qui veulent perdre encore une fois la France aujourd'hui, ces Thiers, ces Jules Favre, et l'immense majorité de l'Assemblée nationale en 1848, ont travaillé pour le triomphe de la plus immonde réaction, comme ils y travaillent encore aujourd'hui. Ils avaient commencé par détruire le suffrage universel, et plus tard ils ont élevé à la présidence Louis Bonaparte (14)<ref>— Dans Œuvres,Guillaume a changé la phrase de la manière suivante : "Ils avaient commencé par élever à la présidence Louis Bonaparte, et plus tard ils ont détruit le suffrage universel."</ref>. La crainte de la révolution sociale, l'horreur de l'égalité, le sentiment de ses crimes et la crainte de la justice populaire, avaient jeté toute une classe déchue, jadis si intelligente et si héroïque, aujourd'hui si stupide et si lâche, dans les bras de la dictature de Napoléon III. Et ils en ont eu, de la dictature militaire, pendant dix-huit ans de suite. Il ne faut pas croire que m(essieu)rs les bourgeois s'en soient trop mal trouvés. Ceux d'entre eux qui voulurent faire les mutins et jouer au libéralisme d'une manière trop bruyante, pae trop incommode pour le régime impérial, furent naturellement écartés, comprimés. Mais tous les autres, ceux qui, laissant les balivernes politiques au peuple, s'appliquèrent exclusivement, sérieusement, à la grande affaire de la bourgeoisie, à l'exploitation du peuple, furent puissamment protégés et encouragés. On leur donna même, pour sauver leur honneur, toutes les apparences de la liberté. N'existait-il pas sous l'Empire une assemblée législative élue régulièrement par le suffrage universel ? Tout alla donc bien selon les vœux de la bourgeoisie. Il n'y eut qu'un point noir. C'était l'ambition conquérante du souverain, qui entraînait la France forcément dans des dépenses ruineuses et finit par anéantir son antique puissance. Mais ce point noir n'était pas un accident, c'était une nécessité du système. Un régime despotique, absolu, alors même qu'il a les apparences de la liberté, doit nécessairement s'appuyer sur une puissante armée, et toute grande armée permanente rend tôt ou tard la guerre extérieure nécessaire, parce que la hiérarchie militaire a pour inspiration principale l'ambition : tout lieutenant veut être colonel, et tout colonel veut être général ; quant aux soldats, systématiquement démoralisés dans les casernes, ils rêvent des nobles plaisirs de la guerre : le massacre, le pillage, le vol, le viol, — preuve : les exploits de l'armée prussienne en France. Eh bien, si toutes ces nobles passions, savamment, systématiquement nourries dans le cœur des officiers et des soldats, restent longtemps sans satisfaction aucune, elles s'aigrissent et poussent l'armée au mécontentement, et du mécontentement à la révolte. Donc il devient nécessaire de faire la guerre. Toutes les expéditions et les guerres entreprises par Napoléon III n'ont donc point été des caprices personnels, comme le prétendent aujourd'hui m(essieu)rs les bourgeois : ce fut une nécessité du système impérial despotique qu'ils avaient fondé eux-mêmes par crainte de la révolution sociale. Ce sont les classes privilégiées, c'est le haut et bas clergé, c'est la noblesse déchue, c'est enfin et surtout cette respectable, honnête et vertueuse bourgeoisie qui, (aussi) bien que toutes les autres classes et plus que Napoléon III lui-même, est la cause de tous les horribles malheurs qui viennent de frapper la France.
 
Et vous l'avez tous vu, compagnons, pour défendre cette malheureuse France, il ne s'est trouvé dans tout le pays qu'une seule masse, la masse des ouvriers des villes, celle précisément qui avait (été) trahie et livrée par la bourgeoisie à l'Empire et sacrifiée par l'Empire à l'exploitation bourgeoise. Dans tout le pays, il n'y eut que les généreux travailleurs des fabriques et des villes qui voulurent le soulèvement populaire pour le salut de la France. Les travailleurs des campagnes, les paysans, démoralisés, abêtis par l'éducation religieuse qu'on leur avait donnée à partir du premier Napoléon jusqu'à ce jour, ont pris le parti des Prussiens et de la réaction contre la France. On aurait pu les révolutionner. Dans une brochure que beaucoup d'entre vous ont lue, intitulée Lettres à un Français,j'ai exposé les moyens dont il fallait faire usage pour les entraîner dans la Révolution. Mais pour le faire, il fallait d'abord que les villes se soulèvent et s'organisent révolutionnairement. Les ouvriers l'ont voulu : ils le tentèrent même dans beaucoup de villes du midi de la France, à Lyon, à Marseille, à Montpellier, à Saint-Étienne, à Toulouse. Mais partout ils furent comprimés et paralysés par les bourgeois radicauxau nom de la République. Oui, c'est au nom même de la République que les bourgeois, devenus républicains par crainte du peuple, c'est au nom de la République, que les Gambetta, ce vieux pécheur Jules Favre, et Thiers, cet infâme renard, et tous ces Picard, Ferry, Jules Simon, Pelletan et tant d'autres, c'est au nom de la République qu'ils ont assassiné la République et la France.
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L'autre moyen, c'est l'organisation révolutionnaire, l'organisation pour l'action. Si les soulèvements populaires de Lyon, de Marseille et dans les autres villes de France ont échoué, c'est parce qu'il n'y a aucune organisation. Je puis en parler avec pleine connaissance de cause, puisque j'y ai été et que j'en ai souffert. Et si la Commune de Paris se tient si vaillamment aujourd'hui, c'est que pendant tout le siège les ouvriers se sont sérieusmeent organisés. Ce n'est pas sans raison que les journaux bourgeois accusent l'Internationale d'avoir produit ce soulèvement magnifique de Paris. Oui, disons-le avec fierté, ce sont nos frères, les internationaux qui, par leur travail persévérant, ont organisé le peuple de Paris et ont rendu possible la Commune de Paris.
 
Soyons donc bons frères, compagnons, et organisons-nous. Ne croyez pas que nous soyons à la fin de la Révolution, nous sommes à son commencement. La Révolution est désormais à l'ordre du jour, pour beaucoup de dizaines d'années. Elle viendra nous trouver, tôt ou tard ; préparons-la donc, purifions-nous, devenons plus réels, moins discoureurs, moins crieurs, moins phraseurs, moins buveurs, moins noceurs. Ceignons (15)<ref>— Ms: Serrons</ref> nos reins et préparons-nous dignement à cette lutte qui doit sauver tous les peuples et émanciper finalement l'humanité.
 
Vive la Révolution sociale ! Vive la Commune de Paris !
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'''NOTES '''
 
(1) — Sur le manuscrit, "Citoyens" a été barré et modifié par Bakounine.
 
(2) — Le mot "spirituel" est rayé.
 
(3) — Les mots "et systématisés" sont rayés.
 
(4) — Ms: de la.
 
(5) — Sylvain Clément, photographe à Saint-imier. On lui doit une photographie de Bakounine faite en mai 1871, c'est-à-dire au moment des "trois conférences". En juillet de cette même année, il entra au comité jurassien.
 
(6) — La loi fédérale concernant le travail des enfants dans les fabriques date en Suisse du 23 mars 1877. Elle définit pour la première fois les limites du travail des enfants. Voir à ce sujet l'article de ADHÉMAR SCHWITZGUÉBEL: La loi fédérale sure le travail dans les fabriques, in Bulletin de la Fédération jurassienne, 28 février 1875, qui précisera les positions des libertaires sur ce problème.
 
(7) — Ms : qu'ils pouvaient s'en servir pour remplir leurs poches
 
(8) — Ici, une variante du début de l'alinéa suivant a été rayée : "Telle fut la première manifestation du socialisme pratique. Se développant lentement dans quelques têtes avancées et dans quelques cœurs brûlant d'amour pour la justice à travers les siècles, depuis Platon qui jeta le premier les bases de cette théorie égalitaire, vivant dans l'instinct des masses populaires qui, de tout temps opprimées, écrasées par l'insolence brutale de leurs exploiteurs, ont aspiré à l'égalité ; la théorie égalitaire"
 
(9) — Ms: forcément établie
 
(10) — Il s'agit d'ADHÉMAR SCHWITZGUÉBEL (1844-1895), graveur, qui fit partie, dès sa fondation en mars 1866 de la section de Sonvilier de l'A.I.T. — biographie par James guillaume in ADHÉMAR SCHWITZGUÉBEL, Quelques écrits. — Stock, Paris 1908.
 
(11) — Le livre dont parle Bakounine s'appelle : PH. BUONARROTI, conspiration pour l'égalité dite de Babeuf, suivie du procès auquel elle donna lieu, et des pièces justificatives, etc. — Lib. Romantique, Bruxelles, 1828, 2 vol.
 
(12) — Casimir Périer (1777-1832), régent de la Banque de France, député depuis 1817. Sous la restauration, il appartint à l'opposition libérale et se rallia, après de longues hésitations, à la révolution de 1830. Devenu, en 1831, chef du gouvernement et ministre de l'Intérieur, il réprima la révolte des Canuts, à Lyon.
 
(13) — Bakounine veut parler de son 4ème discours au 2ème Congrès de la Paix et de la Liberté, prononcé le 2 septembre 1868 à Berne.
 
(14) — Dans Œuvres,Guillaume a changé la phrase de la manière suivante : "Ils avaient commencé par élever à la présidence Louis Bonaparte, et plus tard ils ont détruit le suffrage universel."
 
(15) — Ms: Serrons