« Le Horla (recueil, Ollendorff 1895)/Joseph » : différence entre les versions

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Elles étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.
 
Elles avaient dîné en tête à tête, dans le salon vitré qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d’un soir d’été entrait, tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d’océan. Les deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant de minute en minute une goutte de
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chartreuse en fumant des cigarettes, et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.
 
Leurs maris étaient retournés à Paris dans l’après-midi, les laissant seules sur cette petite plage déserte qu’ils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur l’herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît dans le désœuvrement des villes d’eaux. Dieppe, Étretat, Trouville leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l’été.
 
Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer
Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner elles-mêmes ce dîner ; puis elles l’avaient mangé avec gaieté en buvant ferme pour calmer la soif qu’avait éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à l’unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu’elles disaient.
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Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner elles-mêmes ce dîner ; puis elles l’avaient mangé avec gaieté en buvant ferme pour calmer la soif qu’avait éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à l’unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu’elles disaient.
 
La comtesse, les jambes en l’air sur le dossier d’une chaise, était plus partie encore que son amie.
 
– Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait des amoureux. Si j’avais prévu ça tantôt, j’en aurais fait venir deux de Paris et je t’en aurais cédé un…
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– Moi, reprit l’autre, j’en trouve toujours ; même ce soir, si j’en voulais un, je l’aurais.
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– Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! nos maris surtout !
 
– Non, pas du tout. Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? L’amour qu’il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. C’est la nourriture de
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notre cœur, ça. C’est indispensable à notre vie, indispensable, indispensable…
 
– Indispensable.
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– Songe donc que c’est impossible autrement. Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui, une vraie brute… Il ne se gêne plus pour rien, il se montre tel qu’il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes les notes. On ne peut pas aimer quelqu’un avec qui on vit toujours.
 
– Ç
– Ça, c’est bien vrai…
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– Çaa, c’est bien vrai…
 
– N’est-ce pas ?… Où donc en étais-je ? Je ne me rappelle plus du tout.
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– Comment fais-tu ?
 
– Voilà. Suis-moi bien. Quand j’arrive
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dans un pays nouveau, je prends des notes et je fais mon choix.
 
– Tu fais ton choix ?
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– Comment fais-tu ?
 
– Bête, va. Est-ce qu’on ne prend pas les hommes qu’on veut prendre, comme
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s’ils avaient le choix ! Et ils croient choisir encore… ces imbéciles… mais c’est nous qui choisissons… toujours… Songe donc, quand on n’est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les hommes sont des prétendants, tous, sans exception. Nous, nous les passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous l’amorçons…
 
– Ça ne me dit pas comment tu fais ?
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– Tu te laisses regarder ?
 
– Mais oui. Ça suffit. Quand on s’est laissé regarder plusieurs fois de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la cour. Moi je lui laisse comprendre qu’il n’est pas mal, sans rien dire bien entendu ; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens.
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Et ça dure plus ou moins, selon ses qualités.
 
– Tu prends comme ça tous ceux que tu veux ?
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– Oh ! ma chère ! … Tu crois ?…
 
– Oui… oui… J’en suis sûre…, il y en a beaucoup de cette dernière espèce, beaucoup, beaucoup… beaucoup plus qu’on ne croit. Oh ! ils ont l’air de tout le monde… ils sont habillés comme les autres… ils font les paons… Quand je dis les paons…
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je me trompe, ils ne pourraient pas se déployer.
 
– Oh ! ma chère…
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Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je les enlève d’assaut, à… à… à… à la baïonnette, ma chère !
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– C’est bon, tout ça, mais quand il n’y a pas d’hommes, comme ici, par exemple.
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– Je ne devine pas !
 
– Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour l’exaltation
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de l’homme du peuple, des romans où les ouvriers sont sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que j’avais vu Ruy Blas l’hiver précédent et que ça m’avait beaucoup frappée. Eh bien ! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le séminaire par dégoût. Eh bien, je l’ai pris comme domestique !
 
– Oh !… Et après !…
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– Oh ! Andrée !
 
– Oui, ça m’amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne compte pas ! Eh bien il ne comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque matin quand ma femme de chambre m’habillait,
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et aussi chaque soir quand elle me déshabillait.
 
– Oh ! Andrée !
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– Oh ! Andrée !
 
– Alors, j’ai eu l’idée d’organiser une bibliothèque de campagne. J’ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais à tous nos paysans et à mes domestiques. Il s’était glissé dans ma collection quelques livres… quelques livres…
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poétiques… de ceux qui troublent les âmes… des pensionnaires et des collégiens… Je les ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie… une drôle de vie.
 
– Oh… Andrée !
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– Oh ! Andrée, dis-moi tout… Ça m’amuse tant.
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– Tiens, bois un verre de chartreuse, sans ça je finirais le carafon toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.
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– Oh ! Andrée !… Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
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– Moi rien ! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j’étais sans connaissance ? Je l’ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en voiture ; et il m’a ramenée au château. Mais il a failli verser en tournant la barrière !
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– Où est-il ?
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La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre électrique. La porte s’ouvrit aussitôt, et un grand valet entra qui répandait autour de lui une forte senteur d’eau de Cologne.
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– Et qu’est-ce que tu diras à ta femme de chambre ?
 
– Je lui dirai que c’est passé ! Non, je
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me ferai tout de même délacer. Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis grise… ma chère… mais grise à tomber si je me levais.
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