« L’Étui de nacre/Le Petit Soldat de plomb » : différence entre les versions

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Il examine le canapé, le déclare suspect et y enfonce à cinq ou six reprises son sabre dans toute sa longueur. Il ne trouve rien encore de ce qu’il cherche, pousse un affreux juron et donne à ses hommes l’ordre du départ.
 
Il est déjà à la porte quand, se retournant vers Julie le poing tendu :
==[[Page:Anatole France - L’Étui de nacre.djvu/322]]==
 
— Tremble de me revoir ; je suis le peuple souverain !
 
Et il sort le dernier.
 
Enfin, ils sont partis. Elle entend le bruit de leurs pas se perdre dans l’escalier. Elle est sauvée ! Son imprudence ne l’a point trahi, lui ! Elle court, avec un rire mutin embrasser son Émile qui dort les poings fermés, comme si tout n’avait pas été bouleversé autour de son berceau.
 
Je l’interrompis :
 
— La Tulipe, je connais cette histoire :
c’est celle d’une visite domiciliaire au temps de la Terreur. Elle ne va pas à votre air : je la conterai moi-même, et dès demain. Dites-nous une histoire de guerre.
 
— Soit, reprit La Tulipe. Donnez-moi à boire et je vais vous narrer la bataille de Fontenoy, où je fus. Nous y abîmâmes les Anglais. Il y avait aussi contre nous, dans cette bataille, des Autrichiens, des Hollandais et, s’il m’en souvient, des Allemands ; mais ces individus-là ne comptent pas. La France n’a qu’un seul ennemi, l’Angleterre. Nous arrivâmes sur le champ de bataille. Dès l’abord, les lauriers sous mes pas levaient de terre.
 
Quand nous fûmes à cinquante pas de l’ennemi, nous fîmes halte, et le Milord Charles Hay, capitaine des gardes anglaises, ôta son chapeau et nous cria :
 
"-- Messieurs les gardes françaises, tirez.
 
"A quoi nos officiers répliquèrent :
 
"-- Messieurs les gardes anglaises, à vous l’honneur. Tirez d’abord. Et ce cri fut répété par tout mon régiment, et ma voix, plus forte que les autres, les dominait. On n’entendait que moi.
=== no match ===
 
 
— Il est resté célèbre, dis-je. D’où vous vint, La Tulipe, ce mouvement de générosité sublime, qui fait l’admiration de la postérité ?
 
— De générosité ? s’écria La Tulipe, en roulant des yeux furieux. Comment l’entendez-vous ? Bonhomme, me prenez-vous pour une andouille ? Regardez-moi bien. Ai-je l’air d’un jocrisse ?… De générosité ?… Vous me la baillez belle avec votre générosité. Ne croyez pas que je sois un homme qu’on mène voir les poules pisser. Et voulez-vous que je vous coupe les oreilles ? Vous êtes un faquin. Il serait beau vraiment qu’un garde française chevronné, jusqu’à l’épaule se montrât généreux avec les goddam. Nous disions aux Anglais de tirer d’abord, parce que d’ordinaire la première salve ne fait pas grand mal à celui qui la reçoit. On la tire au hasard et sans les points de repère que donne la fumée de l’ennemi. Vous ne savez donc pas que nos règlements nous interdisent de tirer les premiers ? Il faut que vous soyez bien ignorant.
 
— Je sais pourtant, La Tulipe, que cette première salve de Fontenoy fut, contrairement à votre dire, excessivement meurtrière.
 
La Tulipe en convint.
 
— Il est vrai ; elle le fut à cause de la proximité inusitée où les Anglais se trouvaient des Français. Nos premiers rangs furent fauchés. Mais nous avions fait en cette rencontre comme nous avions appris à faire. La première vertu du militaire est de se conformer au règlement. Mais entendez la suite : cette bataille qui eut un commencement sévère se poursuivit joyeusement. On y tua beaucoup d’Anglais. Le maréchal de Saxe, monté sur un cheval fougueux, menait nos troupes au combat.
 
A ce coup, je l’interrompis :
 
— Je croyais, lui dis-je, que le maréchal de Saxe, fort malade, se faisait porter en litière.
 
— Vous avez raison de le croire. Car c’est vrai et je le vis de mes yeux sur son lit volant, où il gisait tout à plat. Mais j’omettais de le dire par bon goût, bienséance, convenance et révérence. Et comme je sais comment il faut dire, j’avais mis au lieu d’un grabat un coursier impétueux. Voilà comme il faut écrire l’histoire. Monsieur, ne vous y essayez point. Vous n’avez pas l’esprit assez sublime pour y réussir… Une litière, quel attirail pour un guerrier… Donc le maréchal de Saxe, excitant un cheval indompté, brûlait de se baigner dans le sang des ennemis. La bataille qui avait commencé sévèrement se poursuivit dans la joie : on y tua beaucoup d’Anglais. Ce sont de vilains animaux. Vous savez qu’ils ont une queue au derrière.
 
— Je ne le savais pas, La Tulipe.
 
— C’est donc, monsieur, que vous n’êtes pas bien instruit. Mais je poursuis : à un certain moment de cette grande action, mon courage m’emporta presque seul, assez loin du champ de bataille, au pied d’un ravin, devant une redoute formidable, défendue par une cinquantaine de ces animaux ; j’en tuai quarante et un, j’en blessai trente-quatre. Le reste prit la fuite et la redoute fut prise. Mon ardeur m’entraînant plus loin encore, je me trouvai dans un bois où l’on n’entendait plus le bruit du combat. Après avoir marché assez longtemps, je rencontrai un vieil homme qui faisait des fagots. Je lui demandai s’il n’avait pas vu, d’aventure, mon régiment que j’avais perdu. Il me fit signe que non. Débordant d’enthousiasme, je lui criai d’une voix enflée par l’ardeur de la gloire :
 
"-- Nous sommes vainqueurs. Crie : "Vive le Roi ! "
 
"Mais, pour toute réponse, haussant les épaules, il continua à lier son fagot. Alors, indigné de tant de bassesse, je lui enfonçai ma baïonnette dans le ventre et passai mon chemin.
 
"Dès le lendemain nous logeâmes chez l’habitant. On m’assigna la demeure d’un riche marchand, nommé Jean Gosbec, où je me rendis fort avant dans la nuit. J’y fus reçu par une servante assez propre qui me conduisit au grenier où elle me fit un lit. Je m’aperçus que je lui plaisais et j’en profitai pour faire d’elle à mon plaisir. Bien qu’elle fût gaillarde, ma vigueur l’étonna.
 
"De bon matin, je descendis de mon grenier et accostai, dans la salle basse, la drapière qui se nommait Ursule et avait bonne mine. Je l’entrepris incontinent. Elle fit quelque résistance sur ce que son mari était jaloux et la tuerait s’il la surprenait avec moi.
 
"-- Je lui couperai le nez, lui dis-je.
 
"Et ces paroles la rassurèrent assez pour qu’elle ne retardât plus son plaisir, que je lui donnai incontinent. Au moment où j’y travaillais de bon cœur, elle poussa tout à coup un cri de frayeur à l’aspect de son mari qui était entré, par malencontre, dans la chambre et s’y tenait pétrifié. Il ne pouvait voir mon visage. Mais quand je le tournai sur lui, il fut terrifié et quitta la place sans rien dire.
 
"Voilà, monsieur, le récit complet de la bataille de Fontenoy.
 
— J’avoue, dis-je, que Voltaire n’en a pas fait un si bon.
 
— Je le pense bien, me dit le garde française. Mais qui était ce Voltaire ? Un bourgeois, sans doute, qui n’entendait rien à la guerre. J’ai grand soif. Faites monter une chopine.