« L’Étui de nacre/L’Aube » : différence entre les versions

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À mademoiselle Léonie Bernardini
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Le Cours-la-Reine était désert. Le grand silence des jours d’été régnait sur les vertes berges de la Seine, sur les vieux hêtres taillés dont les ombres commençaient à s’allonger vers l’Orient et dans l’azur tranquille d’un ciel sans nuages, sans brises, sans menaces et sans sourires. Un promeneur, venu des Tuileries, s’acheminait lentement vers les collines de Chaillot. Il avait la maigreur agréable de la première jeunesse et portait l’habit, la culotte, les bas noirs des bourgeois, dont le règne était enfin venu. Cependant son visage exprimait plus de rêverie que d’enthousiasme. Il
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tenait un livre à la main ; son doigt, glissé entre deux feuillets, marquait l’endroit de sa lecture, mais il ne lisait plus. Par moments, il s’arrêtait et tendait l’oreille pour entendre le murmure léger et pourtant terrible qui s’élevait de Paris, et dans ce bruit plus faible qu’un soupir il devinait des cris de mort, de haine, de joie, d’amour, des appels de tambours, des coups de feu, enfin tout ce que, du pavé des rues, les révolutions font monter vers le chaud soleil de férocité stupide et d’enthousiasme sublime. Parfois, il tournait la tête et frissonnait. Tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il avait vu et entendu en quelques heures emplissait sa tête d’images épouvantables : la Bastille prise et déjà décrénelée par le peuple ; le prévôt des marchands tué d’un coup de pistolet au milieu d’une foule furieuse ; le gouverneur, le vieux de Launay, massacré sur le perron de l’Hôtel de Ville ; une plèbe terrible, pâle comme la faim, ivre, hors d’elle-même, perdue dans un rêve de sang et de gloire, roulant de la Bastille à la Grève, et, au-dessus de cent mille têtes hallucinées, les corps des invalides
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pendus à une lanterne et le front couronné de chêne d’un triomphateur en uniforme blanc et bleu ; les vainqueurs, précédés des registres, des clefs et de la vaisselle d’argent de l’antique forteresse, montant au milieu des acclamations le perron ensanglanté ; et devant eux, les magistrats du peuple, La Fayette et Bailly, émus, glorieux, étonnés, les pieds dans le sang, la tête dans un nuage d’orgueil ! Puis, la peur régnant encore sur la foule déchaînée, au bruit semé que les troupes royales vont entrer de nuit dans la ville ; les grilles des palais arrachées pour en faire des piques, les dépôts d’armes, pillés, les citoyens élevant des barricades dans les rues et les femmes montant des grès sur les toits des maisons pour en écraser les régiments étrangers !
 
Ces scènes violentes se sont réfléchies dans son imagination avec les teintes de la mélancolie. Il a pris son livre préféré, un livre anglais de méditations sur les tombeaux, et il s’en est allé le long de la Seine, sous les arbres du Cours-la-Reine, vers la maison blanche, où nuit et jour va sa pensée. Tout est calme autour de lui. Il voit
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sur la berge des pêcheurs à la ligne, assis, les pieds dans l’eau ; et il suit en rêvant le cours de la rivière. Parvenu aux premières rampes des collines de Chaillot, il rencontre une patrouille qui surveille les communications entre Paris et Versailles. Cette troupe, armée de fusils, de mousquets, de hallebardes, est composée d’artisans portant le tablier de serge ou de cuir, d’hommes de loi de noir vêtus, d’un prêtre et d’un géant barbu, en chemise, nu-jambes. Ils arrêtent quiconque veut passer : on a surpris des intelligences entre le gouverneur de la Bastille et la cour ; on craint une surprise.
 
Le promeneur est jeune et son air ingénu. Il dit à peine quelques mots et la troupe le laisse passer en souriant.
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Il monte une ruelle en pente, parfumée de sureaux en fleur, et s’arrête à mi-côte devant la grille d’un jardin.
 
Ce jardin est petit, mais des allées sinueuses, des plis de terrain en allongent la promenade. Des saules trempent le bout de leurs branches dans un bassin où nagent des canards. A l’angle de la rue, sur un tertre,
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s’élève une gloriette légère et une pelouse fraîche s’étend devant la maison. Là, sur un banc rustique, une jeune femme est assise, elle penche la tête ; son visage est caché par un grand chapeau de paille, couronné de fleurs naturelles. Elle porte sur sa robe à raies blanches et roses un fichu noué à la taille qui, marquée un peu haut, donne à la jupe une longueur élancée, pleine de grâce. Les bras serrés dans une manche étroite, reposent. Une corbeille de forme antique, remplie de pelotes de laine, est à ses pieds. Près d’elle, un enfant, dont les yeux bleus brillent à travers les mèches de ses cheveux d’or, fait des tas de sable avec sa pelle.
 
La jeune femme reste immobile sans rien voir et comme charmée, et lui, debout à la grille, se refuse à rompre un charme si doux. Enfin, elle lève la tête et montre un visage jeune presque enfantin, dont les traits ronds et purs ont une expression naturelle de douceur et d’amitié. Il s’incline devant elle. Elle lui tend la main.
 
— Bonjour, monsieur Germain ; quelle nouvelle ? Quelle nouvelle apportez ? comme dit la chanson. Je ne sais que des chansons.
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— Pardonnez-moi, madame, d’avoir troublé vos songes. Je vous contemplais. Seule, immobile, accoudée, vous m’avez semblé l’ange du rêve.
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— Tu as raison, mon Émile ; rien n’est plus sage au monde que de faire un beau jardin.
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— Il est vrai, ajouta Germain ; quelle galerie de porphyre et d’or vaut une verte allée ?
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— Ah ! s’écria-t-il en jetant sur elle un regard profond, que m’importent les hommes et les révolutions !
 
— Non ! dit-elle, non ! je ne puis détacher ainsi ma pensée d’un grand peuple qui veut fonder le règne de la justice. Mon attachement aux idées nouvelles vous surprend, monsieur Germain. Nous ne nous connaissons que depuis peu de temps. Vous ne savez pas que mon père m’apprit à lire dans le Contrat social et dans l’Évangile. Un jour, dans une promenade, il me montra Jean Jacques. Je n’étais qu’une enfant, mais je fondis en larmes en voyant le visage assombri du plus sage des hommes. J’ai grandi dans la haine des préjugés. Plus tard, mon mari, qui professait comme moi la philosophie de la nature, voulut que notre fils s’appelât Émile et qu’on lui enseignât à travailler de ses mains. Dans sa dernièrederniè
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re lettre, écrite il y a trois ans à bord du navire sur lequel il périt quelques jours après, il me recommandait encore les préceptes de Rousseau sur l’éducation. Je suis pénétrée de l’esprit nouveau. Je crois qu’il faut combattre pour la justice et pour la liberté.
 
— Comme vous, madame, soupira Germain, j’ai horreur du fanatisme et de la tyrannie ; j’aime comme vous la liberté, mais mon âme est sans force. Ma pensée s’échappe à chaque instant de moi-même. Je ne m’appartiens pas, et je souffre.
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— Victoire ! victoire ! s’écriait-il. Le monstre est en notre pouvoir et je vous en apporte la nouvelle, Sophie !
 
— Mon voisin, je viens de l’entendre de monsieur Germain que je vous présente. Sa mère était à Angers l’amie de ma mère. Depuis
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six mois qu’il est à Paris il veut bien venir me voir de temps en temps au fond de mon ermitage. Monsieur Germain, vous voyez devant vous mon voisin et ami, monsieur Franchot de La Cavanne, homme de lettres.
 
— Dites : Nicolas Franchot, laboureur.
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— Elle est donc tombée, cette forteresse qui dévora tant de fois la raison et la vertu ! Ils sont tombés, les verrous sous lesquels j’ai passé huit mois sans air et sans lumière. Il y a de cela trente et un ans, le 17 février 1768, ils m’ont jeté à la Bastille pour avoir écrit une lettre sur la tolérance. Enfin, aujourd’hui, le peuple m’a vengé. La raison et moi nous triomphons ensemble. Le souvenir de ce jour durera autant que l’univers : j’en atteste ce soleil qui vit périr Hipparque et fuir les Tarquins.
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La voix éclatante de M. Franchot effraya le petit Émile qui saisit la robe de sa mère. Franchot, apercevant tout à coup l’enfant, l’éleva de terre et lui dit avec enthousiasme :
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— Vous savez que monsieur Duvernay, médecin du roi, est électeur de Paris hors les murs. Il serait député à l’Assemblée nationale si comme monsieur de Condorcet, il ne s’était pas dérobé par modestie à cet honneur. C’est un homme de grand mérite ; vous aurez plaisir et profit à l’entendre.
 
— Jeune homme, dit Franchot par surcroît, je connais monsieur Jean Duvernay et je sais de lui un trait qui l’honore. Il y a deux ans, la reine le fit appeler pour soigner le dauphin atteint d’une maladie de langueur. Duvernay habitait
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alors Sèvres, où une voiture de la cour le venait prendre chaque matin pour le conduire à Saint-Cloud auprès de l’enfant malade. Un jour, la voiture rentra vide au château. Duvernay n’était pas venu. Le lendemain, la reine lui en fit des reproches :
 
"-- Monsieur, lui dit-elle, vous aviez donc oublié le dauphin ?
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L’homme qui parlait ainsi portait une perruque poudrée et un jabot de fine dentelle. C’était Jean Duvernay ; Germain reconnut son visage pour l’avoir vu en estampe dans les boutiques du Palais-Royal.
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— Je viens de Versailles, dit Duvernay. Je dois au duc d’Orléans le plaisir de vous voir en ce grand jour, Sophie. Il m’a amené, dans son carrosse, jusqu’à Saint-Cloud. J’ai fait le reste du chemin de la manière la plus commode : je l’ai fait à pied.
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— Vous souperez le plus simplement du monde, dit-elle, à la manière anglaise.
 
De la place où ils s’assirent, ils découvraient la Seine et les toits de la ville, les dômes, les clochers. Ils restèrent silencieux à ce spectacle,
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comme s’ils voyaient Paris pour la première fois. Puis ils parlèrent des événements du jour, de l’Assemblée, du vote par tête, de la réunion des Ordres et de l’exil de M. Necker. Ils étaient tous quatre d’accord que la liberté était à jamais conquise. M. Duvernay voyait s’élever un ordre nouveau et vantait la sagesse des législateurs élus par le peuple. Mais sa pensée restait calme, et parfois il semblait qu’une inquiétude se mêlât à ses espérances. Nicolas Franchot ne gardait point cette mesure. Il annonçait le triomphe pacifique du peuple et l’ère de la fraternité. En vain le savant, en vain la jeune femme lui disaient :
 
— La lutte commence seulement et nous n’en sommes qu’à notre première victoire.
 
— La philosophie nous gouverne, leur répondait-il. Quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à son tout-puissant empire ? L’âge d’or imaginé par les poètes deviendra une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la tyrannie qui les ont enfantés. L’homme vertueux et éclairé jouira de toutes les félicités. Que dis-je ! Avec l’aide des physiciens et des chimistes, il saura conquérir l’immortalité sur la terre.
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il saura conquérir l’immortalité sur la terre.
 
En l’entendant, Sophie secoua la tête.
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— Pour moi, dit-il après avoir vidé son verre, je crains bien que les anges et les saints ne se sentent portés à favoriser le choeur des vierges aux dépens de celui des douairières.
 
— Je ne sais, répondit la jeune femme d’une voix lente, en levant les yeux, je ne sais de quel prix sont aux yeux des anges ces pauvres charmes formés du limon de la terre ; mais je crois que la puissance divine saura mieux réparer les outrages du temps, s’il en est besoin dans un tel séjour, que votre physique et votre chimie ne pourront jamais y parvenir en ce monde. Vous qui êtes athée, monsieur Franchot, et qui ne croyez pas que Dieu règne dans les cieux, vous ne pouvez rien comprendre à
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la Révolution qui est l’avènement de Dieu sur la terre.
 
Elle se leva.
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— Entendez-vous ?
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— J’entends le vent dans les feuilles.
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Il lut ces mots :
 
"Ah ! souvent mon âme viendra planer autour de toi ; souvent, lorsque, rempli d’un
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sentiment noble et sublime, tu méditeras dans la solitude, un souffle léger effleurera tes joues : qu’un doux frémissement pénètre alors ton âme ! "
 
Elle l’arrêta :
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— Adieu, messieurs, leur dit-elle. Crions : "Vive la liberté et vive le roi ! " Et vous, mon voisin, ne nous empêchez pas de mourir quand nous en aurons besoin.
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