« Contes du jour et de la nuit (éd. Flammarion, 1885)/Le Père » : différence entre les versions

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Champs-Elysées, afin de regarder passer le monde élégant, les équipages et les jolies femmes.
 
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Il disait le lendemain, à son compagnon de peine :
 
— Le retour du Bois était fort brillant, hier.
 
Or, un dimanche, par hasard, ayant suivi des rues nouvelles, il entra au parc Monceau. C’était par un clair matin d’été.
 
Les bonnes et les mamans, assises le long des allées, regardaient les enfants jouer devant elles.
 
Mais soudain François Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par la main deux enfants : un petit garcon d’environ dix ans, et une petite fille de quatre ans. C’était elle.
 
Il fit encore une centaine de pas, puis s’affaissa sur une chaise, suffoqué par l’émotion. Elle ne l’avait pas reconnu. Alors il revint, cherchant à la voir encore. Elle s’était assise, maintenant. Le garçon demeurait très sage, à son côté, tandis que la fillette faisait des pâtés de terre. C’était elle, c’était bien elle. Elle
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avait un air sérieux de dame, une toilette simple, une allure assurée et digne.
 
Il la regardait de loin, n’osant pas approcher. Le petit garçon leva la tête. François Tessier se sentit trembler. C’était son fils, sans doute. Et il le considéra, et il crut se reconnaître lui-même tel qu’il était sur une photographie faite autrefois.
 
Et il demeura caché derrière un arbre, attendant qu’elle s’en allât, pour la suivre.
 
Il n’en dormit pas la nuit suivante. L’idée de l’enfant surtout le harcelait. Son fils ! Oh ! s’il avait pu savoir, être sûr ? Mais qu’aurait-il fait ?
 
Il avait vu sa maison ; il s’informa. Il apprit qu’elle avait été épousée par un voisin, un honnête homme de mœurs graves, touché par sa détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait même reconnu l’enfant, son enfant à lui, François Tessier.
 
Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle, irrésistible, I’envahissait, de
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prendre son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l’emporter, de le voler.
 
Il souffrait affreusement dans son isolement misérable de vieux garçon sans affections ; il souffrait une torture atroce, déchiré par une tendresse paternelle faite de remords, d’envie, de jalousie, et de ce besoin d’aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des êtres.
 
Il voulut enfin faire une tentative désespérée et, s’approchant d’elle, un jour, comme elle entrait au parc, il lui dit, planté au milieu du chemin, livide les lèvres secouées de frissons :
 
— Vous ne me reconnaissez pas ?
 
Elle leva les yeux, le regarda, poussa un cri d’effroi, un cri d’horreur, et, saisissant par les mains ses deux enfants, elle s’enfuit, en les traînant derrière elle.
 
Il rentra chez lui pour pleurer.
 
Des mois encore passèrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour et nuit, rongé, dévoré par sa tendresse de père.
 
Pour embrasser son fils, il serait mort, il
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aurait tué, il aurait accompli toutes les besognes, bravé tous les dangers, tenté toutes les audaces.
 
Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas. Après vingt lettres, il comprit qu il ne devait point espérer la fléchir. Alors il prit une résolution désespérée, et prêt à recevoir dans le cœur une balle de revolver s’il le fallait. Il adressa à son mari un billet de quelques mots :
 
"Monsieur,
 
Mon nom doit être pour vous un sujet d’horreur. Mais je suis si misérable, si torturé par le chagrin, que je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Je viens vous demander seulement un entretien de dix minutes.
 
J’ai l’honneur, etc…"
 
Il reçut le lendemain la réponse :
 
"Monsieur,
 
Je vous attends mardi à cinq heures."
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En gravissant l’escalier, François Tessier s’arrêtait de marche en marche, tant son cœur battait. C’était dans sa poitrine un bruit précipité comme un galop de bête, un bruit sourd et violent. Et il ne respirait plus qu’avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber.
 
Au troisième étage, il sonna. Une bonne vint ouvrir. Il demanda :
 
— Monsieur Flamel.
 
— C’est ici, Monsieur. Entrez.
 
Et il pénétra dans un salon bourgeois. Il était seul ; il attendit éperdu, comme au milieu d’une catastrophe.
 
Une porte s’ouvrit. Un homme parut. Il était grand, grave, un peu gros, en redingote noire. Il montra un siège de la main.
 
François Tessier s’assit, puis, d’une voix haletante :
 
— Monsieur… monsieur… je ne sais pas si vous connaissez mon nom… si vous savez…
 
M. Flamel l’interrompit :
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— C’est inutile, Monsieur, je sais. Ma femme m’a parlé de vous.
 
Il avait le ton digne d’un homme bon qui veut être sévère, et une majesté bourgeoise d’honnête homme. François Tessier reprit :
 
— Eh bien, Monsieur, voilà. Je meurs de chagrin, de remords, de honte. Et je voudrais une fois, rien qu’une fois, embrasser… l’enfant…
 
M. Flamel se leva, s’approcha de la cheminée, sonna. La bonne parut. Il dit :
 
— Allez me chercher Louis.
 
Elle sortit. Ils restèrent face à face, muets, n’ayant plus rien à se dire, attendant.
 
Et, tout à coup, un petit garçon de dix ans se précipita dans le salon, et courut à celui qu’il croyait son père. Mais il s’arrêta, confus, en apercevant un étranger.
 
M. Flamel le baisa sur le front, puis lui dit :
 
— Maintenant, embrasse monsieur, mon chéri.
 
Et l’enfant s’en vint gentiment, en regardant cet inconnu.
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François Tessier s’était levé. Il laissa tomber son chapeau, prêt à choir lui-même. Et il contemplait son fils.
 
M. Flamel, par délicatesse, s’était détourné, et il regardait par la fenêtre, dans la rue.
 
L’enfant attendait, tout surpris. Il ramassa le chapeau et le rendit à l’étranger. Alors François, saisissant le petit dans ses bras, se mit à l’embrasser follement à travers tout son visage, sur les yeux, sur les joues, sur la bouche, sur les cheveux.
 
Le gamin, effaré par cette grêle de baisers, cherchait à les éviter, détournait la tête, écartait de ses petites mains les lèvres goulues de cet homme.
 
Mais François Tessier, brusquement, le remit à terre. Il cria :
 
— Adieu ! adieu !
 
Et il s’enfuit comme un voleur.