« Contes du jour et de la nuit (éd. Flammarion, 1885)/Adieu » : différence entre les versions

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L’un d’eux, Henri Simon, prononça, en soupirant profondément :
 
Ah ! je vieillis. C’est triste. Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps. Aujourd’hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la vie !
 
Il était un peu gros déjà, vieux de quarante-cinq ans peut-être et très chauve.
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L’autre, Pierre Carnier, un rien plus âgé, mais plus maigre et plus vivant, reprit :
 
Moi, mon cher, j’ai vieilli sans m’en apercevoir le moins du monde. J’étais toujours gai, gaillard, vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans son miroir, on ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir, car il est lent, régulier, et il modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles. C’est uniquement pour cela que nous ne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans seulement de ravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s’en rendre compte, rester six mois sans regarder sa figure – oh ! alors quel coup ?
 
Et les femmes, mon cher, comme je les plains, les pauvres êtres. Tout leur bonheur, toute leur puissance, toute leur vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.
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Nous venions de passer Asnières, quand ma voisine me dit tout à coup :
 
Pardon, monsieur, n’êtes-vous pas monsieur Carnier ?
 
Oui, madame.
 
Alors elle se mit à rire, d’un rire content de brave femme, et un peu triste pourtant.
 
Vous ne me reconnaissez pas ?
 
J’hésitais. Je croyais bien en effet avoir vu quelque part ce visage ; mais où ? mais quand ? Je répondis :
 
Oui… et non… Je vous connais certainement, sans retrouver votre nom.
 
Elle rougit un peu.
 
Madame Julie Lefèvre.
 
Jamais je ne reçus un pareil coup. Il me sembla en une seconde que tout était fini pour moi ! Je sentais seulement qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux et que j’allais découvrir des choses affreuses et navrantes.
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Elle, émue aussi, balbutia :
 
Je suis bien changée, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenue une mère, rien qu’une mère, une bonne mère. Adieu le reste, c’est fini. Oh ! je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, si nous nous rencontrions jamais. Vous aussi, d’ailleurs, vous êtes changé ; il m’a fallu quelque temps pour être sûre de ne me point tromper. Vous êtes devenu tout blanc. Songez. Voici douze ans ! Douze ans ! Ma fille aînée a dix ans déjà.
 
Je regardai l’enfant. Et je retrouvai en elle quelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque chose d’indécis encore, de peu formé, de prochain. Et la vie m’apparut rapide comme un train qui passe.