« Contes du jour et de la nuit (éd. Flammarion, 1885)/Le Père » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe (discussion | contributions)
m match
ThomasBot (discussion | contributions)
m Phe: match
Ligne 14 :
}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/37]]==
 
Comme il habitait les Batignolles, étant employé au ministère de l'lnstruction publique, il prenait chaque matin l'omnibus, pour se rendre à son bureau. Et chaque matin il voyageait jusqu'au centre de Paris, en face d'une jeune fille dont il devint amoureux.
 
Elle allait à son magasin, tous les jours, à la même heure. C'était une petite brunette, de
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/38]]==
ces brunes dont les yeux sont si noirs qu'ils ont l'air de taches, et dont le teint a des reflets d'ivoire. Il la voyait apparaître toujours au coin de la même rue; et elle se mettait à courir pour rattraper la lourde voiture.
 
Elle courait d'un petit air pressé, souple et gracieux; et elle sautait sur le marchepied avant que les chevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle pénétrait dans l'intérieur en soufflant un peu, et, s'étant assise, jetait un regard autour d'elle.
Ligne 24 ⟶ 27 :
La première fois qu'il la vit, François Tessier sentit que cette figure-là lui plaisait infiniment. On rencontre parfois de ces femmes qu'on a envie de serrer éperdument dans ses bras, tout de suite, sans les connaître. Elle répondait, cette jeune fille, à ses désirs intimes, à ses attentes secrètes, à cette sorte d'idéal d'amour qu'on porte, sans le savoir, au fond du cœur.
 
Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênée par cette contemplation, elle rougit. Il s'en aperçut et voulut détourner les yeux; mais
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/39]]==
il les ramenait à tout moment sur elle, quoiqu'il s'efforçât de les fixer ailleurs.
 
Au bout de quelques jours, ils se connurent sans s'être parlé. Il lui cèdait sa place quand la voiture était pleine et montait sur l'impériale, bien que cela le désolât. Elle le saluait maintenant d'un petit sourire; et, quoiqu'elle baissât toujours les yeux sous son regard qu'elle sentait trop vif, elle ne semblait plus fâchée d'être contemplée ainsi.
Ligne 30 ⟶ 35 :
Ils finirent par causer. Une sorte d'intimité rapide s'établit entre eux, une intimité d'une demi-heure par jour. Et c'était là, certes, la plus charmante demi-heure de sa vie à lui. Il pensait à elle tout le reste du temps, la revoyait sans cesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahi par cette image flottante et tenace qu'un visage de femme aimée laisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cette petite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessus des réalisations humaines.
 
Chaque matin maintenant elle lui donnait
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/40]]==
une poignée de main, et il gardait jusqu'au soir la sensation de ce contact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de ces petits doigts; il lui semblait qu'il en avait conservé l'empreinte sur sa peau.
 
Il attendait anxieusement pendant tout le reste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches lui semblaient navrants.
Ligne 44 ⟶ 51 :
Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeux baissés et les joues pâles. Elle reprit:
 
- Il ne faut pas que vous vous trompiez
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/41]]==
sur moi. Je suis une honnête fille, et je n'irai là-bas avec vous que si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien... de ne rien faire... qui soit... qui ne soit pas... convenable...
 
Elle était devenue soudain plus rouge qu'un coquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux et désappointé en même temps. Au fond du cœur, il préférait peut-être que ce soit ainsi; et pourtant... pourtant il s'était laissé bercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dans les veines. Il l'aimerait moins assurément s'il la savait de conduite légère; mais alors ce serait si charmant, si délicieux pour lui! Et tous les calculs égoïstes des hommes en matière d'amour lui travaillaient l'esprit.
Ligne 53 ⟶ 62 :
 
Il lui serra le bras tendrement et répondit:
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/42]]==
 
- Je vous le promets; vous ne ferez que ce que vous voudrez.
Ligne 75 ⟶ 85 :
 
- Comme vous devez me trouver folle!
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/43]]==
 
Il demanda:
Ligne 94 ⟶ 105 :
Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.
 
lls
lls déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l'eau.
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/44]]==
lls déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l'eau.
 
Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir l'un près de l'autre les rendaient rouges, oppressés et silencieux.
Ligne 110 ⟶ 123 :
La rivière, décrivant une longue courbe, allait baigner au loin une rangée de maisons blanches qui se miraient dans l'eau, la tête en bas. La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe champêtre, et lui, il chantait à pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu'on vient de mettre à l'herbe.
 
A leur gauche, un coteau planté de vignes
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/45]]==
suivait la rivière. Mais François soudain s'arrêta et demeurant immobile d'étonnement:
 
- Oh! regardez, dit-il.
Ligne 124 ⟶ 139 :
Un étroit sentier se perdait sous les arbustes. Ils le prirent et, ayant rencontré une petite clairière, ils s'assirent.
 
Des légions de mouches bourdonnaient au-dessus d'eux, jetaient dans l'air un ronflement doux et continu. Et le soleil, le grand soleil d'un jour sans brise, s'abattait sur le long
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/46]]==
coteau épanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arôme puissant, un immense souffle de parfums, cette sueur des fleurs.
 
Une cloche d'église sonnait au loin.
Ligne 140 ⟶ 157 :
- Louise! Louise! restons, je vous en prie.
 
Elle avait maintenant les pommettes rouges
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/47]]==
et les yeux caves. Dès qu'ils furent dans la gare de Paris, elle le quitta sans même lui dire adieu.
 
 
Ligne 161 ⟶ 180 :
 
Elle répétait obstinément:
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/48]]==
 
- Non, je ne peux pas. Non, je ne peux pas.
Ligne 178 ⟶ 198 :
Comme il n'y pouvait parvenir, ne sachant s'y prendre, ne sachant que dire, affolé d'inquiétudes, avec la peur de cet enfant qui grandissait, il prit un parti suprême. Il déménagea, une nuit, et disparut.
 
Le coup fut si rude qu'elle ne chercha pas celui qui l'avait ainsi abandonnée. Elle se jeta
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/49]]==
aux genoux de sa mère en lui confessant son malheur; et, quelques mois plus tard, elle accoucha d'un garçon.
 
 
Ligne 184 ⟶ 206 :
Des années s'écoulèrent. François Tessier vieillissait sans qu'aucun changement se fit en sa vie. Il menait l'existence monotone et morne des bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque jour, il se levait à la même heure, suivait les mêmes rues, passait par la même porte devant le même concierge, entrait dans le même bureau, s'asseyait sur le même siège, et accomplissait la même besogne. Il était seul au monde, seul, le jour, au milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dans son logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour la vieillesse.
 
Chaque dimanche, il faisait un tour aux
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/50]]==
Champs-Elysées, afin de regarder passer le monde élégant, les équipages et les jolies femmes.
 
Il disait le lendemain, à son compagnon de peine:
Ligne 196 ⟶ 220 :
Mais soudain François Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par la main deux enfants: un petit garcon d'environ dix ans, et une petite fille de quatre ans. C'était elle.
 
Il fit encore une centaine de pas, puis s'affaissa sur une chaise, suffoqué par l'émotion. Elle ne l'avait pas reconnu. Alors il revint, cherchant à la voir encore. Elle s'était assise, maintenant. Le garçon demeurait très sage, à son côté, tandis que la fillette faisait des pâtés de terre. C'était elle, c'était bien elle. Elle
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/51]]==
avait un air sérieux de dame, une toilette simple, une allure assurée et digne.
 
Il la regardait de loin, n'osant pas approcher. Le petit garçon leva la tête. François Tessier se sentit trembler. C'était son fils, sans doute. Et il le considéra, et il crut se reconnaître lui-même tel qu'il était sur une photographie faite autrefois.
Ligne 206 ⟶ 232 :
Il avait vu sa maison; il s'informa. Il apprit qu'elle avait été épousée par un voisin, un honnête homme de mœurs graves, touché par sa détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait même reconnu l'enfant, son enfant à lui, François Tessier.
 
Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle, irrésistible, I'envahissait, de
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/52]]==
prendre son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l'emporter, de le voler.
 
Il souffrait affreusement dans son isolement misérable de vieux garçon sans affections; il souffrait une torture atroce, déchiré par une tendresse paternelle faite de remords, d'envie, de jalousie, et de ce besoin d'aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des êtres.
Ligne 220 ⟶ 248 :
Des mois encore passèrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour et nuit, rongé, dévoré par sa tendresse de père.
 
Pour embrasser son fils, il serait mort, il
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/53]]==
aurait tué, il aurait accompli toutes les besognes, bravé tous les dangers, tenté toutes les audaces.
 
Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas. Après vingt lettres, il comprit qu il ne devait point espérer la fléchir. Alors il prit une résolution désespérée, et prêt à recevoir dans le cœur une balle de revolver s'il le fallait. Il adressa à son mari un billet de quelques mots:
Ligne 235 ⟶ 265 :
 
Je vous attends mardi à cinq heures."
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/54]]==
 
 
Ligne 255 ⟶ 286 :
 
M. Flamel l'interrompit:
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/55]]==
 
- C'est inutile, Monsieur, je sais. Ma femme m'a parlé de vous.
Ligne 275 ⟶ 307 :
 
Et l'enfant s'en vint gentiment, en regardant cet inconnu.
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/56]]==
 
François Tessier s'était levé. Il laissa tomber son chapeau, prêt à choir lui-même. Et il contemplait son fils.
Ligne 289 ⟶ 322 :
 
Et il s'enfuit comme un voleur.
==[[Page:Maupassant - Contes du jour et de la nuit 1885.djvu/57]]==