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Les enfants se mirent à rire et attendirent le lendemain avec impatience pour entendre de nouvelles histoires.
 
 
===Récit d’Henriette===
 
On avait décidé dans la journée que ce serait Henriette qui commencerait. Elle s’y résigna de bonne grâce, et, quand on fut réuni, elle commença sans se faire prier et sans paraître contrariée.
 
Il y avait une petite fille pas plus grande que le Petit Poucet, et qui s’appelait Poucette ; elle était maligne et pleine d’esprit. Sa maman la gâtait à cause de sa petite taille. On ne pouvait pas la punir, car elle était si petite ! Un soufflet l’aurait tuée, un coup de bâton aussi ; elle était donc plus heureuse que son frère Boursouflé et que sa sœur Joufflue qu’on battait très souvent. Cela faisait de la peine à Poucette, qui les aimait, quoiqu’elle fût très méchante et qu’elle n’aimât pas sa maman : elle cherchait toujours à les secourir quand ils avaient fait une bêtise, et elle était enchantée de jouer des tours à sa maman. Un jour, ils trouvèrent un panier de marrons que leur maman avait ramassés ; ils en remplirent leurs poches, les firent cuire dans la cendre et les mangèrent. Quand ils eurent tout mangé :
 
« Hélas ! s’écria Joufflue, qu’avons-nous fait ? maman, qui a compté ses marrons, va voir qu’il lui en manque une cinquantaine. Qu’allons-nous faire ? Poucette, viens à notre secours.
 
— Soyez tranquilles, je vais arranger cela. »
 
Et Poucette, sautant à terre de dessus son petit fauteuil, qui était haut comme la main, prit une baguette, fit rouler des charbons embrasés jusqu’auprès du panier de marrons, alluma à un des charbons un morceau de papier et mit le feu au panier ; quand tout fut en flammes, Poucette poussa les marrons dans la braise brûlante, et, les voyant tous pétiller et brûler, elle dit à Boursouflé et à Joufflue d’aller le long des haies ramasser du bois mort.
 
« Vous en rapporterez tant que vous pourrez ; vous ne direz pas que vous êtes rentrés, et maman croira que c’est le feu qui a roulé et qui a brûlé le panier et les marrons.
 
— Merci, Poucette, merci », crièrent-ils en se sauvant.
 
Poucette, enchantée d’avoir joué un tour à sa mère, monta dans sa chambre, pour n’avoir pas l’air de savoir l’accident arrivé aux marrons. La mère Frottant ne tarda pas à rentrer ;
voyant la cuisine pleine de fumée, elle se mit à crier au feu ; des voisins accoururent et l’aidèrent à jeter quelques seaux d’eau sur les marrons enflammés et fumants. Tout fut éteint sans peine.
 
« Comment cela s’est-il fait ? » dit la mère Futaille.
 
MÈRE FROTTANT<BR>
Le feu aura roulé sur le panier.
 
MÈRE FUTAILLE<BR>
Et pourquoi avez-vous mis vos marrons si près du feu ?
 
MÈRE FROTTANT<BR>
Dame ! pour les faire sécher, bien sûr, puisqu’ils étaient humides.
 
MÈRE FUTAILLE<BR>
Ah bien ! les voilà bien secs à cette heure.
 
MÈRE FROTTANT<BR>
Et Poucette ! est-ce qu’elle aurait brûlé par hasard !
 
POUCETTE<BR>
Me voici, maman, je suis dans ma chambre. »
 
Poucette descendit lestement et fit semblant d’être excessivement désolée de la perte des marrons.
 
« Où sont Boursouflé et Joufflue ? dit la mère en regardant autour d’elle.
 
— Ils travaillent dehors ; ils ne tarderont pas à rentrer pour dîner », répondit Poucette.
 
En effet, ils revinrent peu de temps après avec une charge de bois qui fit croire à la mère qu’ils avaient travaillé toute la matinée.
 
Poucette avait la mauvaise habitude de courir après toutes les personnes de la maison qui allaient à la cave, au grenier ; souvent on ne la voyait pas à cause de sa petite taille. Bien des fois sa mère le lui avait défendu : mais Poucette se moquait d’elle et n’obéissait pas.
 
Un jour, elle suivit une servante qui allait sécher le linge au grenier. Quant le linge fut étalé, la servante sortit et ferma la porte.
 
Voilà Poucette enfermée ; elle crie, elle crie tant qu’elle peut ; mais elle avait une si petite voix que personne ne l’entendait ; pendant qu’elle courait çà et là en criant, un chat entre par la lucarne, la prend pour une souris et s’élance sur elle ; Poucette se sauve ; mais le chat était leste et adroit : il attrape Poucette, lui donne un coup de dent et lui coupe la
tête. Les cheveux de Poucette étaient très longs, ils étranglent le chat, qui tombe étouffé près du corps sans tête de Poucette.
 
Quelques heures après, Boursouflé et Joufflue ne manquèrent pas de faire une sottise qui leur fit appeler Poucette comme d’habitude ; mais Poucette n’arrivait pas. Effrayés de sa longue absence, Boursouflé et Joufflue la cherchèrent partout et montèrent au grenier ; ils virent en entrant le chat mort et Poucette sans vie ; leurs cris furent mieux entendus que ceux de Poucette, car ils étaient perçants et terribles. Tout le monde accourut ; mais que faire ? On ne pouvait refaire une tête à Poucette, ni lui rendre la vie ; alors on fit un petit cercueil, on y mit le corps de Poucette, qu’on enterra, et l’on jeta le chat sur le fumier. Boursouflé et Joufflue furent plus battus que jamais, car ils étaient gourmands, voleurs, menteurs et paresseux, et Poucette n’était plus là pour réparer leurs sottises. Quand ils furent grands, ils se firent voleurs et on leur coupa la tête ; de sorte que les trois enfants de la mère Frottant moururent sans tête.
 
« J’ai fini ; je crois que mon histoire est très jolie. J’aurais bien voulu voir Poucette. » Les enfants se mirent à rire.
 
MARGUERITE<BR>
Comme je voudrais avoir une poupée comme Poucette !
 
JEANNE<BR>
Pas moi, par exemple, elle me ferait enrager du matin au soir.
 
HENRIETTE<BR>
Mais vous ne me dites pas si mon histoire est jolie.
 
CAMILLE<BR>
Très jolie, ma pauvre petite, et tu es bien gentille de l’avoir si bien racontée.
 
HENRIETTE<BR>
Merci, Camille ; mais je voudrais savoir ce qu’en pense Sophie.
 
SOPHIE<BR>
Pourquoi moi plutôt que les autres ?
 
HENRIETTE<BR>
Parce que les autres feraient comme Camille par bonté ; mais toi tu diras franchement ce que tu penses.
 
SOPHIE<BR>
Oh bien !… alors… tiens, franchement, elle est un peu bête.
 
HENRIETTE<BR>
Comment ? Pourquoi ?
 
SOPHIE<BR>
Parce que Poucette est en même temps bonne et méchante, et qu’elle est punie d’une façon terrible, comme si elle était une scélérate. Parce que Boursouflé et Joufflue ne
sont pas punis de leur tromperie envers leur maman. Parce qu’ils se font voleurs on ne sait pourquoi. Parce qu’on ne coupe pas la tête à des voleurs, mais qu’on les met en prison.
Enfin, parce que rien dans ton histoire ne mène à rien.
 
HENRIETTE, ''pleurant''<BR>
Tu vois bien que j’avais raison de ne pas vouloir raconter. Je savais bien que je ne savais pas. C’est votre faute à tous ; vous m’avez forcée quand je ne voulais pas.
 
JACQUES<BR>
Sophie, pourquoi fais-tu de la peine à cette pauvre Henriette, qui a fait de son mieux, et dont l’histoire nous a beaucoup amusés ?
 
SOPHIE<BR>
Elle m’interroge. Que veux-tu que je fasse ? Veux-tu que je mente ?
 
MADELEINE<BR>
Non ; mais tu pouvais juger moins sévèrement. Moi aussi, l’histoire de Poucette m’a amusée.
 
— Et moi aussi, moi aussi », dirent Marguerite, Valentine et Jeanne. Camille, Pierre, Léonce et Louis ne disaient rien et restèrent immobiles pendant que les autres entouraient
Henriette, la consolaient et l’embrassaient, repoussant Sophie et la traitant de méchante. Sophie les regardait d’un air moqueur, et dit enfin, en levant les épaules :
 
« Aurez-vous bientôt fini vos simagrées ? Est-ce bête de faire tant d’efforts pour consoler Henriette, qui pleure parce qu’elle est vexée de n’avoir pas fait une histoire très spirituelle !
 
— Méchante ! mauvaise ! veux-tu te taire ? s’écrièrent les enfants avec indignation.
 
SOPHIE<BR>
Demande à Camille, à Léonce, à Pierre et à Louis s’ils trouvent que j’ai tellement tort et que vous ayez si fort raison. »
 
Jacques se retourna, et, voyant le silence et l’immobilité de ceux dont il estimait l’opinion, il leur demanda qui avait tort, de Sophie ou d’Henriette.
 
Il y eut un moment d’hésitation. Camille, voyant que personne n’osait dire l’entière vérité, prit la parole.
 
CAMILLE<BR>
Je crois que mes cousins trouvent, comme moi, que vous êtes injustes pour Sophie, qui n’a parlé que lorsque Henriette l’y a presque forcée. Son jugement a été sévère, mais juste au fond ; et je crois qu’il y a effectivement plus de dépit que de chagrin dans les larmes d’Henriette. En somme, Sophie ne mérite pas votre colère ni vos reproches.
 
LÉONCE<BR>
Je pense comme Camille. J’ajoute seulement qu’Henriette ne me semble pas mériter tant de caresses et de consolations.
 
PIERRE<BR>
Je dis comme Léonce et comme Camille ; Henriette n’avait qu’à ne pas interroger Sophie, si elle ne voulait pas avoir une réponse franche.
 
LOUIS<BR>
Et moi aussi, je pense comme eux. Seulement j’aurais mieux aimé que Sophie n’eût pas dit tout ce qu’elle pensait, et qu’elle se fût rappelée qu’Henriette racontait son histoire par complaisance et avec répugnance.
 
SOPHIE<BR>
Et moi, je trouve que vous avez tous les quatre très bien jugé, et que j’ai parlé trop rudement, comme je fais toujours. Pardonne-moi, ma petite Henriette, de t’avoir blessée par mon injuste sévérité ; console-toi par la pensée que ton histoire est beaucoup plus jolie et mieux racontée que ne l’a été la mienne, dont ils se sont tous moqués avec raison. Mais voilà la différence : toi tu pleures, et moi je me bats et je dis des injures. Tu es bonne et douce, et moi méchante et colère. Vois-tu, c’est encore du remords pour moi.
 
CAMILLE<BR>
Non, ma bonne Sophie, pas de remords, je t’en prie ; car si tu as été un peu rude, tu n’as pas hésité à réparer ta rudesse, et je suis bien sûre qu’Henriette ne t’en veut plus.
 
— Non, non, Sophie, je t’aime comme avant, je t’assure », dit Henriette en se jetant à son cou.
 
L’attendrissement gagna tous les coupables, tous se jetèrent au cou de Sophie, qui finit par demander grâce ; car ce qui avait commencé avec un sentiment de tendresse et de
justice devint un jeu, et Sophie était écrasée par les bras et les têtes qui l’entouraient, d’abord avec des larmes dans les yeux, avec le sourire aux lèvres, et enfin avec des éclats de rire et des cris de joie.
 
« Au secours ! criait Sophie, riant elle-même à perdre haleine. À moi, les grands ! à moi, les raisonnables ! »
 
Les grands répondirent à l’appel ; Camille, Léonce, Pierre et Louis se jetèrent dans la mêlée, et le combat devint sérieux. La quantité était pour l’attaque ; la qualité, c’est-à-dire
la force et l’âge, était pour la défense. Les plus jeunes se glissaient dans les jambes, sautaient aux mollets, tiraient par derrière. Les grands forçaient les retranchements, pénétraient jusqu’à Sophie, dont ils se retrouvaient séparés par la masse des petits, qui se coulaient partout. Enfin, Léonce parvint à saisir une main de Sophie, Camille attrapa ses jupes, et, tirant, poussant, riant, criant, aidés de Pierre qui faisait l’avant-garde, de Louis qui était à l’arrière-garde, ils parvinrent à la dégager et à l’emmener en triomphe. Quelqu’un qui serait entré dans le salon en ce moment aurait cru à une bataille sérieuse, tant les cheveux étaient épars, les habits, les robes en désordre : l’un avait perdu sa cravate, l’autre son peigne ; un troisième n’avait plus de boutons à son gilet, une quatrième avait une queue à sa jupe arrachée dans toute sa largeur ; celui-ci cherchait son soulier, celle-là son col ; tous étaient rouges et suants.
 
C’est au beau milieu de ce désordre que la porte s’ouvrit et que Mme de Rouville fit entrer de nouveaux voisins, qui étaient venus faire une visite et qui désiraient faire connaissance avec les enfants.
 
Mme de Rouville fut interdite à l’aspect général des enfants.
 
« Qu’y a-t-il donc ? Qu’arrive-t-il, mes enfants, pour que vous soyez dans cet état ? Où est Camille ? »
 
Mme de Rouville espérait que Camille au moins serait présentable. Camille avança, les cheveux épars, une manche déchirée, le visage suant, et fort embarrassée de sa personne.
 
« Veuillez excuser, madame, dit Mme de Rouville, le désordre dans lequel se trouvent ces enfants… Pourquoi êtes-vous comme au sortir d’un combat ? ajouta-t-elle en jetant un regard mécontent sur Camille.
 
CAMILLE<BR>
Nous jouions, maman, à délivrer Sophie d’une bande qui l’entourait, et nous sommes un peu décoiffés.
 
— Un peu est joli ! Décoiffés, déshabillés ; vous avez l’air de gamins des rues. Nous vous laissons à vos jeux désordonnés. Quand vous serez présentables, vous viendrez au grand salon. »
 
Mme de Rouville se retira avec les personnes qu’elle avait amenées ; les enfants restèrent un peu confus, puis ils sourirent en se regardant, puis il rirent à gorge déployée et ils coururent s’arranger chacun chez soi.
 
Quand la nouvelle voisine, Mme Delmis, fut partie, Mme de Rouville appela les enfants.
 
« Comment se fait-il, leur dit-elle, que vous ayez joué si brutalement et avec une telle violence ? Vous aviez l’air tous de déguenillés et de fous quand j’ai fait entrer Mme Delmis.
Les habits déchirés, les visages enflammés, les cheveux hérissés ou épars ; le parquet couvert de souliers, de mouchoirs, de lambeaux de vêtements : tout cela vous donnait un aspect si affreux, que j’ai été honteuse de vous et pour vous.
 
— Maman, dit Camille, nous ne pensions pas que personne entrât dans le salon où nous étions ; nous avions commencé par être très sages et très tranquilles, et puis nous nous sommes animés en défendant et en attaquant Sophie, et vous êtes malheureusement entrée au plus beau moment de la bataille.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
De la bataille ? Vous vous battiez donc ?
 
CAMILLE<BR>
Une bataille pour rire, maman ; les uns tiraient Sophie, les autres voulaient la dégager, et aucun de nous ne voulait céder.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Ce sont des jeux qu’il ne faut pas recommencer, mes enfants ; Mme Delmis a dû croire que vous vous battiez tout de bon, et j’en suis fâchée pour vous ; elle a deux filles qu’elle m’avait promis d’amener à sa première visite ; je crains qu’elle ne veuille pas leur faire faire connaissance avec des enfants qui se battent.
 
SOPHIE<BR>
Ma tante, dites-lui que c’est ma faute, et que mes cousins et cousines sont bien innocents.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Pourquoi veux-tu que je lui dise un mensonge, ma pauvre Sophie ? Tu es trop généreuse.
 
SOPHIE<BR>
Mais ce n’est pas un mensonge du tout, ma tante ; je ne dis que la vérité ! »
 
Et Sophie raconta à sa tante ce qui était arrivé, et comment, en réparant une sottise, elle avait attendri ses cousins et cousines, qui avaient failli l’étouffer, et comment les autres étaient venus à son secours.
 
Mme de Rouville sourit, embrassa Sophie et les quitta en leur conseillant des amusements plus calmes. On voulut recommencer les histoires. C’était au tour de Louis ; mais, comme il était trop tard, on remit au lendemain.
 
 
===Le voyage===
 
Quand on fut réuni, Louis se plaça dans le fauteuil de celui qui devait raconter.
 
« Sophie, dit-il, je te prie de ne pas m’interrompre.
 
SOPHIE<BR>
Sois tranquille, je ne dirai pas un seul petit mot.
 
LOUIS<BR>
Bon ! car si tu parles, je me tais.
 
SOPHIE<BR>
Ce ne sera peut-être pas un malheur.
 
LOUIS<BR>
Pourquoi cela, mademoiselle ?
 
SOPHIE<BR>
Parce que nous ne sommes pas sûrs que tu nous amuses.
 
LOUIS<BR>
Eh bien ! bouche tes oreilles, si je t’ennuie.
 
SOPHIE<BR>
Je préférerais te fermer la bouche.
 
LOUIS<BR>
Mon Dieu ! quel esprit a mademoiselle ! Comme mademoiselle est aimable et encourageante !… Je demande qu’on te chasse et qu’on t’empêche de m’écouter.
 
SOPHIE<BR>
Comment donc, monsieur ! mais très volontiers ! Je m’en vais avec grand plaisir ! J’ai l’honneur de saluer monsieur, qui ne veut pas souffrir une observation, qui ne
permet que des applaudissements ! »
 
Sophie fait une grande révérence à Louis, lui donne une chiquenaude sur le nez et se sauve en riant. Louis veut la poursuivre, mais les autres l’arrêtent, lui disant que Sophie
est gaie et rieuse et pas méchante ; Louis se calme et commence.
 
« Je vais vous raconter le voyage d’une de mes tantes qui allait en Allemagne et qui avait une forêt à traverser. Une forêt ! Quelle forêt ! Vous allez voir ! Par un temps affreux !
Vous allez voir ! Et des chemins affreux ! Vous allez voir ! »
 
On entend un soupir long et bruyant ; les enfants se retournent et voient Sophie, rentrée par une petite porte, qui écoute d’un air malin et qui continue à soupirer.
 
LOUIS<BR>
Te voilà donc revenue, toi ! Pourquoi me déranges-tu ? Pourquoi soupires-tu ?
 
SOPHIE<BR>
Je reviens, parce que j’aime à t’entendre. Je ne te dérange pas du tout. Je soupire parce que je crains, avec tout ce que nous avons à voir, que nous n’ayons pas le temps
de tout voir ni de rien entendre. »
 
Louis ne sait pas s’il doit rire ou se fâcher. Camille prend la parole.
 
« Sophie, tu es réellement trop taquine ; je t’assure que ce n’est pas bien.
 
— Pardon, pardon, Camille ; je ne le ferai plus », répond Sophie en riant.
 
Elle saute au cou de Camille et l’embrasse ; elle se retourne en pirouettant vers Louis, l’embrasse aussi, s’élance sur la chaise qu’elle avait quittée, croise les bras, baisse les
yeux.
 
« Parle, dit-elle, parle, je suis muette… mais pas sourde : je t’entends.
 
— Tant pis, dit Louis en souriant ; j’aimerais mieux que tu fusses sourde : tu ne rirais plus de mon histoire. Je commence. »
 
Sophie le regarde d’un air malicieux ; elle grille de parler, mais elle mord ses lèvres et reste silencieuse et immobile. Louis continue, tout en lui lançant parfois un regard méfiant.
 
Ma tante voyageait donc en Allemagne. Elle était pressée d’arriver à Prague, qui était encore à plusieurs journées de route, car dans ce temps on voyageait avec des chevaux : on n’avait pas encore inventé les chemins de fer. On lui avait conseillé de coucher dans une ville dont j’ai oublié le nom, mais elle croyait avoir le temps d’arriver avant la nuit dans une autre ville qui était à dix lieues plus loin. Il avait beaucoup plu depuis quelques jours ; les chemins étaient horribles ; des ornières, des trous, des pierres ! La voiture sautait, penchait à faire croire qu’elle allait tomber ; les chevaux allaient au pas, s’arrêtaient à chaque instant. Pour rendre le voyage plus difficile encore, voilà un orage terrible qui commence ; le vent souffle avec une telle violence que de tous côtés on entend des branches se briser et tomber ; la pluie tombe à torrents, la grêle fouette le nez et le dos des chevaux ; le postillon, le domestique sont trempés ; le tonnerre commence à gronder ; les éclairs se suivent sans interruption ; les chevaux refusent d’avancer. Ma tante était désolée d’avoir continué sa route ; elle appelle son domestique.
 
« Fritz, dit-elle, n’y a-t-il pas un village ou une ferme près d’ici, où nous pourrions nous arrêter pour la nuit ?
 
— Je ne sais, madame ; je vais demander au postillon. »
 
Il revint un instant après pour annoncer à ma tante qu’à cent pas plus loin il y avait une auberge habitée par deux hommes et une femme, mais que cette auberge manquait de
tout, et qu’on y serait très mal.
 
« Nous serons toujours mieux qu’ici, sur la grande route, dit ma tante. Tâchez, Fritz, d’y
faire arriver nos chevaux, pour que nous y passions la nuit. »
 
Avec des peines infinies, on parvint à faire avancer les chevaux, et on arriva à la porte de l’auberge. Malgré le bruit que faisaient les gens et les chevaux, personne ne paraissait ;
la porte restait fermée. On continua d’appeler, de frapper ; enfin un homme entrouvrit la porte et demanda d’un ton bourru ce qu’on voulait. Le postillon et le domestique expliquèrent ce que demandait ma tante, et déclarèrent à l’aubergiste que s’il ne voulait pas les laisser entrer de bonne grâce, ils entreraient de force. L’aubergiste ne répondit pas et ouvrit la porte ; ma tante descendit de voiture avec sa femme de chambre, le postillon détela les chevaux à l’écurie, Fritz aida la femme de chambre à monter les sacs de nuit et la cassette qui contenait l’argent et les bijoux de ma tante.
 
L’aubergiste, toujours silencieux, mena ma tante dans une chambre au rez-de-chaussée, où se trouvaient un lit, une table, deux chaises et un buffet.
 
« Je voudrais avoir une chambre à deux lits, pour que ma femme de chambre couche auprès de moi, dit ma tante.
 
— Je n’en ai pas, répondit brusquement l’aubergiste.
 
MA TANTE<BR>
Je veux au moins que ma femme de chambre couche tout près d’ici.
 
L’AUBERGISTE<BR>
On la mettra dans la chambre à côté.
 
MA TANTE<BR>
Et mon domestique ?
 
L’AUBERGISTE<BR>
Avec le postillon.
 
MA TANTE<BR>
Est-ce près de ma chambre ?
 
L’AUBERGISTE<BR>
Non ; là-bas, aux écuries.
 
MA TANTE<BR>
Mon Dieu ! mais je serai donc seule ? »
 
L’homme la regarda d’une façon singulière, sourit à moitié, et dit avec rudesse :
 
« Est-ce que vous avez peur ? Vous craignez pour votre cassette ?
 
— Pas du tout, dit ma tante d’une voix tremblante ; je n’ai rien de précieux dans ma cassette. »
 
L’homme la regarda encore avec un demi-sourire féroce et lui dit :
 
« Alors, pourquoi l’avez-vous fait monter avec tant de soin ?
 
— C’est… parce qu’elle contient… mes effets de toilette, répliqua ma tante, de plus en plus effrayée.
 
— Voulez-vous souper ? demanda l’homme toujours souriant.
 
— Oui, non, comme vous voudrez », répondit ma tante, qui ne savait plus ce qu’elle disait.
 
L’aubergiste sortit ; à peine était-il parti que la femme de chambre entra, pâle comme une morte.
 
« Madame !… madame !… »
 
Ses dents claquaient tellement qu’elle ne pouvait parler.
 
« Quoi ! qu’avez-vous, Pulchérie ? dit ma tante non moins effrayée qu’elle.
 
— Madame… nous sommes chez des brigands… dans ma chambre… sous le lit… un homme mort… un cadavre ! »
 
Ma tante mit son mouchoir sur sa bouche pour étouffer le cri qui allait s’échapper ; elle tomba sur un fauteuil.
 
« Un… cadavre… êtes-vous bien sûre ? »
 
PULCHÉRIE<BR>
Je l’ai vu, madame… je l’ai touché… froid comme un marbre !
 
MA TANTE<BR>
Ils vont nous égorger… cette nuit…
 
PULCHÉRIE<BR>
C’est certain… Comment nous sauver ? »
 
Ma tante se leva, examina la chambre, il n’y avait que la porte d’entrée ; elle alla à la fenêtre ; on pouvait facilement descendre dans la cour. Ma tante se trouva rassurée.
 
« Écoutez, Pulchérie : dès que l’aubergiste aura emporté le souper et sera sorti pour ne plus rentrer, j’irai chez vous, et nous nous échapperons par la fenêtre ; nous tâcherons de
retrouver Fritz et le postillon, et nous partirons dès que les chevaux seront attelés. Chut ! je l’entends ; n’ayez l’air de rien. »
 
L’aubergiste entra, parut surpris de voir la femme de chambre, les observa toutes deux attentivement, mais ne dit
rien. Il posa sur la table les plats qu’il avait apportés.
 
Ma tante n’osait pas demander son domestique, tant elle craignait d’irriter l’assassin et de hâter l’exécution du crime auquel elle voulait se soustraire ; elle se mit à table comme pour dîner et dit à sa femme de chambre de manger avec elle ; ensuite elle demanda une bouteille de bière. L’aubergiste sortit. Ma tante se dépêcha de mettre dans des assiettes de la soupe et de la viande, salit deux couverts et jeta le contenu des assiettes dans un seau qui se trouvait sous le lit.
 
« C’est pour lui faire croire que nous avons mangé, dit-elle à sa femme de chambre étonnée : il y a peut-être du
poison dans tout ceci. »
 
L’aubergiste rentra apportant une bouteille de bière. Ma tante s’en versa un verre, mais se garda d’y tremper les
lèvres. Quand l’aubergiste fut parti, elle vida la bière dans le même seau où elle avait jeté la soupe et le ragoût.
 
Bientôt tout fut tranquille dans la maison ; Pulchérie s’était retirée dans sa chambre sur l’invitation de l’aubergiste. Ma tante songea à exécuter son projet de fuite, elle voulut ouvrir la porte qui donnait sur le corridor ; ses efforts furent vains : elle était fermée à double tour. Plus convaincue que jamais que l’aubergiste ne tarderait pas à venir l’égorger, elle ouvrit la fenêtre sans bruit, descendit lestement à terre et se dirigea vers la fenêtre de Pulchérie ; mais elle eut beau frapper au carreau, d’abord doucement, puis plus fort, personne ne répondit, et la fenêtre resta fermée. Que faire, que devenir, seule, à la pluie, au vent ? La nuit était noire ; elle marcha à tâtons, longeant le mur de l’auberge, et se sentit enfin à l’abri ; elle pensa que ce devait être un hangar, et, s’avançant toujours, elle sentit quelque chose de chaud sous sa main. C’était un animal quelconque, un veau sans doute ou une vache. Elle resta près de l’animal inconnu, qui ne devait pas être méchant, puisqu’il ne faisait entendre aucun bruit et ne témoignait aucune contrariété de cette visite inattendue ; mais, à un mouvement qu’elle fit, elle entendit un grognement très
fort qui la fit reculer de quelques pas.
 
Peu d’instants après, la lune se leva ; ma tante put distinguer les objets et vit avec effroi qu’elle était à deux pas
d’un ours attaché au mur par une chaîne, et qui tirait dessus de toutes ses forces pour arriver jusqu’à elle et sans doute pour la dévorer. Sans la peur que lui causait l’aubergiste, elle aurait poussé des cris à éveiller toute la maison ; mais, n’osant crier, ne sachant où étaient son domestique, sa femme de chambre et le postillon, elle eut la force de se taire et de ne pas tomber, malgré le tremblement de tout son corps. Elle recula pourtant de quelques pas et se sentit encore arrêtée par quelque chose qui remuait et s’agitait violemment ; elle se retourna : c’était un loup dont elle écrasait la queue ; heureusement qu’on l’avait muselé, sans quoi ma pauvre tante eût été dévorée. Pour le coup elle perdit tout son courage et se mit à pousser des cris lamentables. La porte de la maison resta fermée, personne n’en sortit, mais la porte de l’écurie s’ouvrit ; Fritz et le postillon se montrèrent à moitié endormis et demandèrent ce qu’il y avait, pourquoi on criait.
 
« Fritz, postillon, au secours ! sauvez-moi ! » s’écria ma tante d’une voix étranglée par la peur.
 
Aidés par la lueur de la lune, Fritz et le postillon approchèrent de ma tante, et furent effrayés à leur tour en
entendant les grognements de l’ours et les hurlements du loup.
 
Ils la prirent et l’emmenèrent à l’écurie, en lui demandant comment elle se trouvait là et ce qui lui était arrivé. Elle leur raconta ce qu’elle avait soupçonné, ce que Pulchérie avait vu, et comment elle avait dû fuir seule, n’ayant pu se faire entendre de Pulchérie.
 
« Pourvu qu’on ne l’ait pas égorgée, dit-elle. Ils se seront ensuite sauvés avec ma cassette, et c’est pourquoi nous ne voyons ni n’entendons personne. »
 
Fritz voulut aller à la recherche de Pulchérie, car il partageait les craintes de sa maîtresse ; il lui dit que
l’aubergiste n’avait jamais voulu le laisser entrer, sous prétexte que madame ne le voulait pas, parce qu’il était
fatigué et mouillé, et qu’il devait se chauffer et se reposer. Mais il eut beau frapper et pousser, la porte était solidement fermée avec des barres et des verrous.
 
« Cette pauvre Pulchérie ! s’écria ma tante ; c’est affreux, je ne veux pas l’abandonner ; cassons les vitres, entrons
comme nous pourrons. »
 
Fritz n’eut pas de peine à casser un carreau d’une croisée avec son poing ; il passa le bras, tira le verrou de la croisée, la poussa, elle s’ouvrit ; Fritz sauta dans la chambre, le postillon le suivit, et ma tante, qui avait peur de rester seule, entra aussi. La lune éclairait parfaitement ; on put voir que la chambre était vide ; ils ouvrirent une porte, puis une autre, sans trouver personne ; dans une troisième chambre ils virent des baquets, du linge mouillé qui venait évidemment d’être lavé.
 
« C’est, dit ma tante, le linge des gens qu’ils ont assassinés. »
 
Ils montèrent au premier étage, poussèrent une porte ; elle était fermée.
 
« Au secours ! » cria une voix tremblante derrière la porte. C’était la voix de Pulchérie.
 
« Elle vit encore, dit ma tante, sauvons-la et quittons vite cette maison d’assassins. »
 
Fritz et le postillon n’eurent pas de peine à enfoncer la porte. Ils trouvèrent Pulchérie tout habillée, pâle comme une
morte ; elle suivit sans mot dire ma tante, qui venait de la délivrer si charitablement. Tous descendirent et suivirent
Fritz à l’écurie ; les chevaux étaient bien reposés, l’orage avait cessé ; mais quand ils voulurent atteler, plus de voiture, on l’avait enlevée. Voilà ma tante plus désolée que jamais.
 
« Si madame veut bien me permettre de donner un conseil, dit Fritz, nous pourrons tous nous sauver. Le
postillon et moi, nous monterons chacun un cheval, madame se mettra en croupe derrière moi, et Pulchérie derrière le postillon. Nous irons ainsi jusqu’à Bamberg, où nous ferons notre déposition à la police. »
 
Ma tante n’avait jamais monté à cheval ; cette manière de voyager en croupe lui faisait une peur affreuse, mais il n’y avait pas d’autre moyen de salut ; les assassins pouvaient revenir avec des amis et les égorger tous ; elle consentit donc à monter en croupe derrière Fritz. Pulchérie voulut crier, se débattre ; ma tante lui dit qu’on la laisserait là si elle faisait perdre du temps avec ses sottes peurs ; elle ne se débattit plus et se plaça sur le cheval comme si elle n’avait fait autre chose toute sa vie. On partit au galop, et on arriva au petit jour à Bamberg. Les gens qui les voyaient passer riaient et s’étonnaient de voir une dame en robe de soie et en manteau de velours en croupe derrière un homme en livrée, et suivie d’une autre femme également en croupe derrière un postillon. Au premier groupe qu’ils rencontrèrent, Fritz demanda où il fallait aller pour faire une déclaration de vol et de meurtre.
L’étonnement des bonnes gens redoubla, et après quelques interrogations ils indiquèrent une maison qui était sur la grande place. Quand ma tante arriva, Fritz fit garder les chevaux par le postillon, et ils entrèrent tous chez le
bourgmeister, auquel ma tante raconta en bon allemand (car elle parlait très bien l’allemand) ce qui lui était arrivé.
Pulchérie confirma le récit de sa maîtresse ; Fritz dit ce qu’il avait vu avec le postillon. Le bourgmeister parut fort étonné de ce récit ; il demanda à ma tante son nom pour faire une enquête.
 
« La princesse de Guéménée », répondit-elle.
 
À ce nom illustre, le bourgmeister salua profondément et lui offrit ses services pour tout ce qui lui serait agréable. Ma tante demanda qu’on arrêtât promptement l’assassin et qu’on lui fit retrouver sa cassette et sa voiture.
 
Le bourgmeister offrit à ma tante une chambre où elle pût se retirer et déjeuner pendant qu’il donnerait ses ordres pour l’enquête. Ma tante le remercia et accepta avec plaisir. Le bourgmeister la mena dans une belle chambre et lui envoya une servante pour recevoir ses ordres. Ma tante se reposa un instant, fit sa toilette, aidée de Pulchérie ; ensuite elles déjeunèrent. Elles étaient prêtes à partir quand le bourgmeister vint lui demander de vouloir bien
l’accompagner à l’auberge. Ma tante et Pulchérie montèrent en voiture avec le bourgmeister ; Fritz et le postillon suivirent à cheval avec l’escorte. Quand on arriva devant cette auberge, ma tante frémit encore au souvenir du danger qu’elle avait couru. Au bruit que fit la voiture avec son escorte, l’aubergiste sortit et offrit des logements.
 
« C’est lui ! c’est lui ! s’écria ma tante, arrêtez-le ! »
 
Cinq ou six soldats se précipitèrent sur l’aubergiste, qui leur demanda d’un air étonné pourquoi on l’arrêtait.
 
« Pour vol et pour meurtre, dit le bourgmeister.
 
— Vol de quoi et meurtre de qui ? demanda l’aubergiste.
 
— Vol de la cassette et de la voiture de Mme la princesse de Guéménée, meurtre d’un inconnu dont vous aviez caché le cadavre.
 
— La cassette de madame est dans sa chambre comme elle l’a laissée ; la voiture est rentrée sous la remise. Quant au cadavre, ajouta-t-il avec tristesse, c’était celui de mon père, mort hier matin ; il avait désiré être enterré chez lui, à Krasnacht ; nous y avons mené son corps cette nuit pour l’enterrer demain ; et, comme il pleuvait, j’ai pensé que nous pouvions prendre la voiture de madame sans que personne le sût ; j’ai pris nos chevaux, et nous étions revenus au petit jour ; à ma grande surprise, je n’ai plus trouvé personne. J’ai bien pensé que ces dames s’étaient effrayées. Ma femme avait mis le corps de mon père sur un matelas, sous le lit que la femme de chambre devait occuper ; quand ces dames ont soupé, j’ai deviné à leur air effrayé que la femme de chambre avait vu le
corps ; c’est pourquoi je l’ai changée de chambre quand elle a quitté sa maîtresse, et j’ai enfermé madame à double tour dans la sienne, de peur qu’elle aussi ne vît le corps de mon pauvre père. »
 
Ma tante écoutait avec la plus grande surprise et avec quelque honte l’explication si simple de l’aubergiste. Le
bourgmeister n’était pas moins étonné.
 
« Ce que dit cet homme me semble assez naturel, madame la princesse, dit-il en souriant légèrement ; mais nous allons savoir s’il dit vrai pour la cassette. Veuillez me faire voir la chambre que vous avez occupée. »
 
Ma tante l’y mena avec empressement, désirant presque ne pas trouver sa cassette, tant elle était honteuse de sa fausse accusation et du dérangement qu’elle avait causé au bourgmeister et à toute son escorte.
 
Quand ils entrèrent, ils trouvèrent la chambre telle que ma tante l’avait laissée ; la cassette, les manteaux, la montre, tout y était, rien ne manquait. Ma tante fit mille excuses au bourgmeister, témoigna ses vifs regrets à l’aubergiste et lui donna une forte somme pour lui faire oublier sa fausse accusation. Le bourgmeister demanda à ma tante de vouloir bien monter dans sa voiture pour revenir à Bamberg. Ma tante n’osa refuser, mais elle était si honteuse qu’elle aurait bien préféré être seule avec Pulchérie dans sa berline.
 
Avant de partir, elle demanda à l’aubergiste comment elle s’était trouvée près d’un ours et d’un loup. L’aubergiste sourit et lui dit que le mauvais temps avait forcé un conducteur d’ours et de loups savants à lui demander un abri pour la nuit, et qu’il avait mis les bêtes féroces sous la remise à la place de la voiture. Tout était expliqué, à la plus grande confusion de ma tante, qui avait pensé que l’ours et le loup étaient là pour manger les corps des gens assassinés par l’aubergiste.
 
Le bourgmeister rit de si bonne grâce de l’erreur de ma tante, qu’il finit pas la mettre à l’aise et qu’elle s’en amusa
elle-même par la suite. Elle continua et acheva heureusement son voyage ; c’est elle-même qui nous a raconté cette histoire, qui nous a bien amusés.
 
« Et moi aussi, elle m’a bien amusée, s’écria Sophie en se jetant au cou de Louis et en l’embrassant. Quand tu as
commencé, je ne croyais pas que ce serait si bien.
 
LOUIS<BR>
C’est qu’il fallait me donner le temps de me mettre en train. En commençant, ça ne va pas.
 
PIERRE<BR>
Mais ça a joliment été après. C’est une des plus jolies histoires que nous avons entendues.
 
— C’est vrai ! c’est vrai ! dirent tous les enfants.
 
MARGUERITE<BR>
Eh bien ! Henri, l’exemple de Louis ne te donne pas de courage ?
 
HENRI<BR>
Non, au contraire ; je suis sûr que je ne pourrais rien trouver, et je ne chercherai seulement pas.
 
LÉONCE<BR>
Il faudra bien que tu trouves pourtant, car si tu ne racontes pas, on te chassera de notre société.
 
CAMILLE<BR>
Ne lui dis pas cela, Léonce, tu lui fais de la peine ; ce n’est pas sa faute, s’il n’a pas le don des histoires.
 
HENRI, ''pleurant''<BR>
Je ne veux pas qu’on me chasse.
 
CAMILLE<BR>
Non, mon cher petit, on ne te chassera pas ; c’est Léonce qui invente cela.
 
SOPHIE<BR>
Il est mauvais, Léonce ; il taquine presque toujours.
 
LÉONCE<BR>
Je te conseille de parler, toi qui ne fais pas autre chose, et qui tout à l’heure encore as tellement taquiné ce pauvre Louis, que je t’aurais claquée si je ne m’étais retenu.
 
SOPHIE<BR>
Essaye donc de me claquer ; tu verras si je sais me défendre.
 
VALENTINE<BR>
Voyons, Sophie ! tu es toujours prête à la bataille.
 
SOPHIE<BR>
Écoute ! moi, je n’aime pas à me laisser écraser !
 
LÉONCE<BR>
Écraser ! Ah ! ah ! ah ! Écraser ! Qui est-ce qui serait assez hardi pour écraser un si gros morceau ? Avec tes
grosses joues, tes gros bras, tes grosses jambes ?
 
SOPHIE<BR>
C’est parce que tu es jaloux de mes belles joues, de mes beaux bras et de mes belles jambes que tu dis cela ! toi qui es maigre, sec, effilé comme un fil de fer. Tu as l’air d’un faucheux ; et moi !…
 
LÉONCE<BR>
Toi, tu as l’air de la grenouille qui s’enfle et qui crève.
 
SOPHIE<BR>
Ah ! ah ! monsieur en colère ! Monsieur croit dire des injures ! Mais cela m’est bien égal ! Tu es furieux, ce
qui prouve que j’ai dit vrai.
 
LÉONCE, ''se levant''<BR>
Mes amis, faites-la taire, je vous en prie. Quelle insupportable fille ! Plus désagréable qu’elle n’est grosse ! ce qui n’est pas peu dire.
 
SOPHIE, ''se levant aussi''<BR>
Voyons, que veux-tu ? Veux-tu boxer ? j’y suis. »
 
Sophie se met en posture pour boxer. Léonce s’élance sur elle, Sophie se sauve en riant et ne revient plus. Léonce se cache près de la porte par laquelle elle est sortie ; les enfants rient et attendent. Sophie apparaît, sans faire de bruit, à une autre porte derrière Léonce ; elle fait signe aux autres de ne rien dire. Léonce se penche avec précaution pour voir si elle arrive ; un petit jet d’eau lui tombe sur la nuque et dans l’oreille. Pendant qu’il se retourne pour voir d’où cela vient, Sophie se sauve précipitamment.
 
« Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? dit Léonce avec colère. Qui m’a lancé cela ? »
 
Les enfants rient tous. Léonce cherche dans leurs mains, dans leurs poches, il ne trouve rien et commence à se fâcher. Sophie rentre et dit :
 
« C’est moi, Léonce, c’est moi ; j’ai voulu te rafraîchir le sang en te seringuant un peu d’eau. Tout cela c’est pour rire, vois-tu. Je t’aime beaucoup, tu sais, et quand je te taquine, c’est toujours pour rire, et je ne t’en aime que plus. »
 
Léonce n’avait pas l’air de trop approuver la plaisanterie de Sophie ; mais, comme il était bon garçon, il se décida à en rire, et on ne parla plus que de l’intéressante histoire de Louis.
 
 
===La pêche aux écrevisses===
 
Le lendemain, madame de Rouville proposa aux enfants une pêche aux écrevisses. Ils acceptèrent avec des transports de joie.
 
ÉLISABETH<BR>
Il y a longtemps que je désirais pêcher des écrevisses.
 
MADELEINE<BR>
Et il est temps de les pêcher, car l’été finit, et bientôt il fera trop froid.
 
JEANNE<BR>
Ce sera bien joli et bien amusant d’attraper ces petites bêtes rouges.
 
HENRIETTE<BR>
Elles ne sont pas rouges du tout, elles sont grises.
 
JEANNE<BR>
Ah ! par exemple ! Où as-tu jamais vu des écrevisses grises ? Quelle bêtise ! Des écrevisses grises !
 
HENRIETTE<BR>
J’en ai vu partout, car elles sont toujours grises.
 
JEANNE<BR>
Et moi, je te dis qu’elles sont rouges ; j’en ai assez mangé pour le savoir.
 
HENRIETTE<BR>
Je vous dis, mademoiselle, qu’elles sont grises avant d’être cuites, quand elles sont vivantes.
 
JEANNE<BR>
Je vous dis, mademoiselle, que vous ne savez ce que vous dites. Nous allons demander à Camille. Camille,
n’est-il pas vrai que les… ?
 
HENRIETTE<BR>
Ce n’est pas comme cela qu’on demande. Camille, les écrevisses sont-elles grises ou rouges ?
 
CAMILLE<BR>
Elles sont grises et rouges : grises quand elles sont en vie, rouges quand elles sont cuites.
 
JEANNE<BR>Tu vois bien que j’avais raison.
 
HENRIETTE<BR>
Comment, toi ! c’est moi, au contraire.
 
JEANNE<BR>
Puisque Camille a dit qu’elles étaient rouges !
 
HENRIETTE<BR>
Pas du tout ; elles étaient grises.
 
JEANNE<BR>
Camille, n’est-il pas vrai que les écrevisses que nous avons mangées l’autre jour étaient rouges ?
 
CAMILLE, ''riant''<BR>
Certainement, tu le sais bien.
 
JEANNE<BR>
Tu vois ! je t’avais bien dit.
 
HENRIETTE<BR>
Camille, n’est-ce pas que les écrevisses sont grises ?
 
CAMILLE<BR>
Certainement ; vous vous disputez et vous avez raison toutes les deux, puisque les écrevisses vivantes sont grises et qu’elles deviennent rouges en cuisant.
 
JEANNE<BR>
C’est tout de même moi qui avais raison.
 
HENRIETTE<BR>
C’est trop fort cela ! Si je ne me retenais, je te dirais des sottises.
 
JEANNE<BR>
Dis toujours ; je saurais bien t’en répondre.
 
HENRIETTE<BR>
Non, je veux me retenir et être douce comme Sophie.
 
JEANNE<BR>
Douce comme Sophie ! C’est comme tes écrevisses grises, cela.
 
HENRIETTE<BR>
Précisément ! Comme mes écrevisses qui sont grises et rouges. Sophie est colère pas sa nature et douce par sa volonté. »
 
Pendant cette discussion on faisait les préparatifs de la pêche ; les unes apportaient les pêchettes, les autres y mettaient de petits morceaux de viande crue, d’autres visitaient les ficelles qui attachaient les pêchettes. Quand tout fut prêt, on partit pour commencer la pêche. Il y avait une grande pelouse à traverser ; elle descendait en pente douce jusqu’à un petit ruisseau ombragé de saules, de bouleaux et
d’aunes. L’eau y était si peu profonde, qu’on pouvait le traverser en se mouillant seulement jusqu’à mi-jambes ; elle était si claire, qu’on voyait les cailloux qui tapissaient le fond.
 
Quand on fut arrivé, chacun s’élança pour jeter les pêchettes dans l’eau. Mme de Rouville les arrêta.
 
« Vous ne prendrez rien si vous vous précipitez tous à la fois, mes enfants. Et puis vous faites trop de bruit, les écrevisses resteront au fond de leurs trous.
 
VALENTINE<BR>
Comment, ma tante, elles sont dans des trous ? Je croyais qu’elles nageaient comme les poissons.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Elles ne se mettent dans l’eau que pour attraper leur nourriture ; elles restent habituellement dans des trous formés par des pierres. Maintenant mettez-vous à l’ouvrage ; les garçons vont placer les pêchettes sans faire de bruit, les filles prendront les écrevisses qui se trouveront dans les pêchettes quand on les relèvera.
 
JEANNE<BR>
Avec quoi les prendrons-nous, ma tante ?
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Avec nos mains, comme de raison.
 
HENRIETTE<BR>
Mais elles pincent, elles nous feront mal.
 
SOPHIE<BR>
Poltronne, va ! Je les prendrai bien, moi !
 
ÉLISABETH<BR>
Oh oui ! j’en ai pris bien des fois dans mes mains.
 
JACQUES<BR>
Il faut seulement les prendre avec précaution par le milieu du corps.
 
PIERRE<BR>
Commençons !… Deux pêchettes à l’eau.
 
LÉONCE<BR>
Et encore deux. »
 
Ils mettent leurs pêchettes dans le ruisseau, et les autres continuent jusqu’à ce que les douze y soient. Ensuite, ils s’asseyent sur l’herbe et attendent quelques instants. Ils tirent leurs pêchettes : celles de Pierre, de Léonce et de Henri ont plusieurs écrevisses ; celles de Jacques, d’Arthur et de Louis en ont à peine une ou deux.
 
Les filles accourent et veulent toutes, à l’exception de Camille et de Madeleine, prendre les écrevisses ; pour en avoir davantage, Sophie les prend à poignée dans la pêchette de Léonce ; aussitôt après les avoir saisies, elle pousse un grand cri, ouvre la main, les écrevisses retombent dans l’eau.
 
« Mes écrevisses ! s’écrie Léonce.
 
— Ma main ! elles m’ont pincée au sang ! s’écrie Sophie.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Voilà ce que c’est que d’être si impatiente et égoïste. Tu as voulu en avoir plus que les autres, et non seulement tu n’as rien, mais tu t’es fait pincer.
 
SOPHIE, ''pleurant''<BR>
Dieu, que cela pince fort ! Ma main saigne.
 
CAMILLE<BR>
Mets ta main dans le ruisseau ; la fraîcheur de l’eau te fera du bien. »
 
Pendant que Sophie baignait sa main, les autres ne perdaient pas leur temps ; elles prenaient les écrevisses une à une et les mettaient dans un panier à salade d’où elles ne pouvaient s’échapper. Léonce était très contrarié d’avoir perdu ses écrevisses.
 
« C’est dommage, dit-il, il y en avait deux qui étaient énormes. Cette Sophie fait toujours des bêtises !
 
— Nous les retrouverons ; j’ai une manière ; tu vas voir, dit Jacques en ôtant ses souliers, ses bas, et en retroussant son pantalon.
 
PIERRE<BR>
Qu’est-ce que tu vas faire ?
 
JACQUES<BR>
Entrer dans le ruisseau et les reprendre à la main.
 
LOUIS<BR>
Tu vas avoir les pieds gelés.
 
JACQUES<BR>
Bah ! l’eau est tiède par un beau temps comme ça. »
 
Et Jacques, sautant dans l’eau, se mit à chercher avec ses mains dans les trous et sous les pierres.
 
JACQUES<BR>
En voici une déjà ! Oh ! qu’elle est belle !
 
LÉONCE<BR>
Magnifique ! Je crois que c’est la mienne.
 
JACQUES<BR>
Encore une, deux ! »
 
Les autres garçons, voyant la pêche à la main si bien réussir, firent comme Jacques, et tous barbotèrent dans l’eau. Le bruit qu’ils firent attira l’attention de leurs cousines et de Mme de Rouville.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Mais vous allez vous enrhumer, mes enfants !
 
HENRI<BR>
Pas de danger, ma tante. L’eau est chaude.
 
— Moi aussi, je voudrais aller dans l’eau, s’écria Sophie.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Quelle idée tu as ! tes jupons seraient trempés !
 
SOPHIE<BR>
Je les relèverai !
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Ce serait joli ! Est-ce que les filles peuvent faire comme les garçons ! Ramasse les écrevisses avec tes cousines ; voici encore des pêchettes qui en ont beaucoup.
 
SOPHIE<BR>
Non, non, ma tante ! Je ne veux plus y toucher.
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
Tu as tort ; parce que tu as fait une bêtise en les prenant à poignée, cela ne veut pas dire que tu ne puisses y toucher.
 
SOPHIE<BR>
C’est vrai, ma tante ; je vais essayer. »
 
Elle en prend une avec précaution et la pose dans le panier sans avoir été pincée. Enhardie par ce succès, elle continue à les prendre et finit par ne plus en avoir peur. En peu de temps les enfants en prennent une si grande quantité, que le panier se trouve plein.
 
PIERRE<BR>
Quelle belle pêche nous avons faite !
 
JACQUES<BR>
Oui, et en si peu de temps ! Il y a deux heures que nous avons commencé.
 
HENRIETTE<BR>
Tu vois bien, Jeanne, que les écrevisses sont grises.
 
JEANNE<BR>
C’est vrai ; mais tout de même elles deviennent rouges.
 
HENRIETTE<BR>
Oui, en cuisant.
 
JEANNE<BR>
Si nous allions voir comment on les cuit ?
 
HENRIETTE<BR>
Oui, ce sera très amusant ; je voudrais bien voir comment on les fait mourir. Sais-tu, toi ?
 
JEANNE<BR>
Non ; mais je pense qu’on les égorge comme des moutons.
 
HENRIETTE<BR>
Comment veux-tu qu’on les égorge, puisqu’on ne voit rien à leur cou quand on les sert à table ?
 
JEANNE<BR>
C’est vrai ! Alors… on les étouffe peut-être.
 
HENRIETTE<BR>
Ce n’est pas facile d’étouffer des écrevisses avec leur grosse écaille dure. Au reste nous allons le savoir,
puisque nous les verrons cuire à la cuisine, et tu penses bien qu’avant de les cuire il faut les tuer.
 
JEANNE<BR>
Certainement ; je sais bien. »
 
On ne fut pas longtemps à arriver à la cuisine, et on remit au cuisinier le panier rempli d’écrevisses.
 
« Allez-vous les tuer tout de suite, Luche ? lui dit Jeanne.
 
LUCHE<BR>
Oui, mademoiselle, je vais les faire cuire tout de suite.
 
JEANNE<BR>
Tant mieux, car je voudrais bien voir comment vous les tuez.
 
LUCHE<BR>
Je ne les tue pas, mademoiselle ; elles meurent toutes seules.
 
JEANNE<BR>
Et de quoi donc ? Est-ce de peur ?
 
LUCHE<BR>
Je ne pense pas, mademoiselle : c’est la chaleur qui les étouffe.
 
HENRIETTE<BR>
Que c’est singulier ! Eh bien ! qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi leur tirez-vous la queue ?
 
LUCHE<BR>
C’est pour les vider, pour arracher leurs entrailles, mademoiselle.
 
HENRIETTE<BR>
Mais vous leur faites mal, à ces pauvres bêtes ! C’est méchant, ce que vous faites, Luche.
 
LUCHE<BR>
Que voulez-vous, mademoiselle ? il le faut bien. La queue serait amère si je ne leur ôtais leurs entrailles. »
 
Tout en causant, Luche préparait le court-bouillon, c’est-à-dire la marmite ou casserole dans laquelle on devait cuire les écrevisses ; et les enfants virent avec surprise qu’il les mettait dans la casserole toutes vivantes.
 
HENRIETTE<BR>
Vous n’allez donc pas les tuer ?
 
LUCHE<BR>
Non, mademoiselle, elles vont mourir en cuisant.
 
HENRIETTE<BR>
Mais c’est très cruel, cela ! c’est abominable ! Pourquoi les faites-vous mourir si méchamment ?
 
LUCHE<BR>
C’est toujours comme cela qu’on accommode les écrevisses : il n’y aurait pas moyen de faire autrement. »
 
Jeanne et Henriette ne voulurent pas assister jusqu’à la fin au supplice des pauvres écrevisses ; elles s’en allèrent raconter à leurs cousins et cousines ce qu’elles venaient de voir.
 
CAMILLE<BR>
Mais, Jeanne, on fait souffrir toutes les bêtes que nous mangeons ; vois les poissons : on leur ouvre le
ventre tout vivants, on leur arrache les entrailles, et on les coupe en morceaux ; chaque morceau remue encore quand on les met frire. Et les poulets, les moutons, et toutes les autres bêtes, crois-tu qu’elles ne souffrent pas quand on leur coupe le cou ?
 
JEANNE<BR>
C’est vrai ça ! Elles souffrent, ces pauvres bêtes… Je conçois que cela est nécessaire… Mais ce qui est
singulier, c’est que le bon Dieu, qui est bon, permette que les hommes aussi souffrent si souvent.
 
CAMILLE<BR>
Quand tu seras plus grande, tu le comprendras, et tu verras que cela n’empêche pas le bon Dieu d’être bon.
 
JEANNE<BR>
Dis-le-moi tout de suite, Camille ; je le comprendrai, je t’assure.
 
CAMILLE<BR>
Eh bien, le bon Dieu permet que les hommes souffrent pour nous faire voir que notre vraie bonne vie n’est pas dans ce monde, et puis pour nous punir du mal que nous faisons tous les jours et continuellement.
 
JEANNE<BR>
Je comprends très bien… c’est bien cela ; c’est juste ; mais tout de même, si j’étais le bon Dieu, je crois que je ferais autrement.
 
CAMILLE<BR>
Si tu étais le bon Dieu, je te respecterais et je te vénérerais autrement que je ne le fais, parce que tu serais autrement que tu n’es. Mais comme tu n’es que la petite Jeanne, je t’engage à aller rejoindre ta bonne, parce que je vais prendre mes leçons avec maman.
 
 
===Le chien===
 
Les enfants s’amusaient un jour sous un grand chêne qui était près de la grand-route ; les uns descendaient en courant une pente rapide qui se trouvait à côté ; d’autres cherchaient à grimper sur les branches du chêne ; Jacques et Louis étaient montés très haut et disaient qu’ils voyaient au-delà du bois des choses charmantes et très éloignées.
 
« Un monsieur qui arrive à cheval, s’écria Jacques.
 
— Suivi d’un beau chien blanc et d’un chien noir, dit Louis.
 
VALENTINE<BR>
Où donc ? où est le monsieur ? où est le chien ?
 
MADELEINE<BR>
Tu vois bien qu’ils inventent et qu’il n’y a ni monsieur ni chien.
 
JACQUES<BR>
Tiens, le chien blanc a l’air de vouloir venir de notre côté.
 
LOUIS<BR>
Certainement ! le voilà qui entre dans le bois. »
 
Valentine court au bois pour mieux voir.
 
MADELEINE<BR>
C’est pour t’attraper qu’ils disent cela ; ils veulent s’amuser de nous, mais nous ne les croyons pas. »
 
À peine avait-elle dit ces mots, qu’un beau chien épagneul blanc sortit du bois et s’approcha des enfants.
 
« C’est pourtant vrai, dit Madeleine ; voilà le chien blanc.
 
ÉLISABETH<BR>
Pourquoi donc reste-t-il à nous regarder, au lieu de suivre son maître ?
 
Le chien se coucha à leurs pieds.
 
MADELEINE<BR>
Qu’est-ce qu’il fait donc ? Le voilà qui se couche, au lieu de rejoindre son maître, qui va s’éloigner.
 
VALENTINE<BR>
Jacques, vois-tu le maître du chien ?
 
JACQUES<BR>
Oui, je le vois, mais à peine ; il est déjà très loin avec son autre chien tout noir.
 
ÉLISABETH<BR>
C’est drôle, cela. Mais ce pauvre chien va être perdu.
 
LÉONCE<BR>
Oh ! que non ! les chiens retrouvent la trace de leurs maîtres à dix et vingt lieues. »
 
Le chien restait toujours couché ; quand les enfants s’approchaient et le caressaient, il remuait la queue, leur léchait la main et avait l’air content.
 
Quand les enfants voulurent s’en aller pour rentrer à la maison, le chien se leva et les suivit à leur grande joie. Ils l’amenèrent ainsi jusqu’à la maison, et ils demandèrent à leurs parents la permission de le garder.
 
« Gardez-le tant que vous voudrez, mes enfants, dirent les parents, puisque c’est lui-même qui vous a choisis pour ses maîtres. C’est un beau chien ! Quelle belle queue !
 
CAMILLE<BR>
Et quelles oreilles soyeuses, et quels beaux poils !
 
MADAME DE ROUVILLE<BR>
C’est singulier qu’il ait ainsi quitté son maître.
 
JACQUES<BR>
Et je ne comprends pas comment il a su que nous étions là, et pourquoi il est venu près de nous. Je l’ai
aperçu quand je suis monté au haut du grand chêne. Il suivait le cheval de son maître, qui a caressé un autre chien noir : alors le blanc s’est arrêté, a levé le nez comme s’il voulait sentir quelque chose dans l’air, puis il est entré dans le bois et il est venu à nous.
 
PIERRE<BR>
Comment l’appellerons-nous ?
 
ÉLISABETH<BR>
Ce ne sera toujours pas Fidèle, puisqu’il a été infidèle à son maître.
 
LÉONCE<BR>
Ah ! tu fais des calembours ! appelons-le Caprice, car c’est vraiment par caprice qu’il est venu avec
nous.
 
— Très bien ! s’écrièrent les enfants ; Caprice est son nom. »
 
Le chien, malgré son nouveau nom, restait fidèle à ses jeunes maîtres, et ne permettait à aucun autre chien de les approcher. Les enfants remarquaient avec surprise la haine qu’il témoignait à tous les chiens ; quand il en voyait un qui paraissait vouloir faire connaissance avec lui, ses yeux flamboyaient, ses poils se hérissaient, il était prêt à se jeter sur le nouveau venu, qui s’enfuyait prudemment pour éviter
les dents de Caprice.
 
Il y avait près d’un mois qu’il vivait paisiblement au milieu des enfants, lorsque, dans une promenade qu’ils faisaient sur la grand-route, ils virent arriver un monsieur à cheval suivi d’un chien noir. Le monsieur s’arrêta à quelque distance des enfants, descendit de cheval et s’approcha d’eux.
 
« C’est le maître de Caprice ! s’écria Jacques.
 
VALENTINE<BR>
Ah ! mon Dieu, il va nous le prendre !
 
HENRI<BR>
Tâchons de nous sauver.
 
PIERRE<BR>
C’est impossible ! Il nous a vus ; le voici qui avance.
 
— Messieurs et Mesdemoiselles, dit le monsieur en saluant très poliment, pardon si je vous dérange, mais je crois que vous avez un chien qui est à moi et que j’avais perdu depuis quelque temps ; je viens demander la permission de le reprendre.
 
VALENTINE<BR>
Oh non ! non, monsieur ; je vous en prie, laissez-nous Caprice ; il nous aime tant ! il est si bon !
 
— Ah ! vous l’avez appelé Caprice, reprit le monsieur en souriant ; c’est bien nommé ; je regrette de vous chagriner, ma gentille demoiselle, mais il faut que je remmène mon chien ; j’en ai besoin pour les chasses qui vont commencer. Ici, Brillant ! ici ! » cria le monsieur d’une voix impérieuse et dure.
 
Brillant ne bougeait pas ; il restait effrayé et tremblant derrière Camille et Madeleine, en les regardant avec tendresse et chagrin. Il avait l’air de leur dire :
 
« Mes chères petites maîtresses que j’ai choisies, protégez-moi contre ce méchant maître, qui me traite mal et que je n’aime pas. »
 
Camille, attendrie par le regard suppliant du pauvre chien, avança vers le monsieur et se hasarda à lui dire :
 
« Monsieur, nous savons que vous avez le droit d’emmener Caprice, puisqu’il est à vous ; mais nous vous prions tous de ne pas nous en séparer, car il nous a choisis pour maîtres, il nous aime et nous l’aimons ; ce sera un grand chagrin pour nous de ne plus l’avoir.
 
— Ma chère demoiselle, reprit le monsieur après quelques instants d’hésitation, ce chien n’a pas son pareil pour chasser ; sans lui je n’ai plus de plaisir à la chasse ; il faut que je l’emmène à quinze lieues d’ici, chez mon frère qui m’attend. »
 
En finissant ces mots, le monsieur salua poliment, s’approcha de Brillant, lui attacha une corde au cou et voulut l’emmener. Mais le chien résista de toutes ses forces ; il ne voulait pas avancer, il se faisait traîner, il se débattait en hurlant plaintivement et en regardant les enfants comme pour implorer leur secours. Les enfants, obligés de céder, étaient très affligés de perdre Caprice : les uns se détournaient pour ne pas voir la lutte du chien et du maître ; les autres regardaient avec les yeux pleins de larmes. Le maître, voyant ses efforts inutiles pour se faire suivre de Brillant, tira de sa poche un fouet de chasse et lui en donna plusieurs coups ; le pauvre Brillant hurla, gémit, jeta sur les enfants un dernier regard d’adieu et suivit son ancien maître, non sans se faire tirer assez fortement ; quelques coups de fouet le firent marcher plus vite. Le monsieur remonta à cheval et partit au trot ; les enfants restèrent consternés.
 
« Méchant homme ! s’écria Valentine.
 
SOPHIE<BR>
Vous auriez tous dû vous jeter sur lui et le chasser.
 
PIERRE<BR>
Nous ne le pouvions pas. Il avait le droit de reprendre un chien qui lui appartenait ; d’ailleurs il était le
plus fort et nous n’aurions réussi qu’à faire maltraiter ce pauvre Caprice, qui ne se souciait pas du tout de retourner avec son ancien maître.
 
JACQUES<BR>
Pauvre Caprice ! comme il va être malheureux avec ce méchant homme ! »
 
Les enfants eurent beau se lamenter, il fallut bien qu’ils se résignassent à perdre ce chien auquel ils s’étaient attachés et qui avait l’air de tant les aimer.
 
Ils apprirent par un garde voisin que le maître, qui s’appelait M. Fonnebot, avait enchaîné Caprice, qu’il le menait promener en laisse et lui faisait une vie très malheureuse.
 
Il y avait trois semaines que Caprice leur avait été enlevé, lorsqu’un ami de M. de Rouville offrit aux enfants un très joli chien caniche avec de belles soies blanches. Ils l’acceptèrent avec plaisir, et dès le lendemain le caniche Follet fut installé dans la maison ; il ne remplaçait pas Caprice, dont il n’avait pas les rares qualités, mais il suivait les enfants partout, et les amusait par ses mouvements lourds et maladroits.
 
Un jour on était à table ; Follet jappait, s’impatientait pour avoir à manger, lorsque la porte fut poussée, et Caprice se précipita joyeusement vers les enfants. Il avait encore au cou un morceau de sa chaîne qu’il avait réussi à casser, et sa maigreur prouvait combien il avait souffert depuis trois semaines ou un mois. Il avait l’air heureux de se retrouver avec ses amis ; il allait de l’un à l’autre, leur faisait mille caresses, lorsque tout à coup il aperçoit Follet. Il s’arrête comme frappé de stupeur ; il regarde les enfants d’un air de reproche ; toute sa joie disparaît ; il pousse un hurlement plaintif, va lécher la main de chacun des enfants et, sans rien écouter, il reprend le chemin de la porte, laissée ouverte. Les enfants le suivent, l’appellent, Caprice se retourne, s’arrête, paraît indécis, lorsque le gros pataud de Follet accourt également et saute autour des enfants. À l’aspect de son rival, Caprice reprend sa course et disparaît pour ne plus revenir. Il avait fait en courant dix lieues pour rejoindre ses chers petits maîtres. En arrivant, il avait trouvé un autre chien installé à sa place. Son caractère jaloux ne lui permit pas de supporter un rival ; il s’affligea de ce qu’il croyait être l’ingratitude de ses maîtres et il retourna prendre sa chaîne et sa triste existence. Les enfants apprirent qu’il était mort peu de temps après ; il passait son temps à hurler lamentablement, et il mourut dans un état de maigreur effrayant. Il fut très regretté et pleuré par les enfants, qui ne voulurent plus garder Follet.
 
« C’est lui, disaient-ils, qui est la cause de la fuite et du chagrin de notre pauvre Caprice. Va-t’en ; nous ne voulons pas de toi. »
 
Follet, un peu bête, ne comprenait pas bien ce que lui disait Léonce et voulait rentrer dans la maison ; mais quelques coups de baguette lui firent comprendre qu’il ferait sagement de s’en aller.
 
Le beau temps était fini, l’hiver approchait : la campagne n’était plus agréable à habiter ; chacun se préparait à retourner à Paris. Mme de Rouville faisait ses visites d’adieu dans le voisinage ; Camille l’accompagnait. Elles arrivèrent chez une voisine de campagne qui avait un fils et une fille. Pendant que la mère causait avec Mme de Rouville, Camille s’amusait comme elle pouvait avec la fille et le garçon, âgés de douze et quatorze ans.
 
« Que je voudrais aller à Paris ! s’écria Innocent ; maman n’y va jamais.
 
— Et moi donc ! que ne donnerais-je pas pour passer un hiver à Paris ! dit sa sœur Simplicie.
 
CAMILLE<BR>
Paris n’est pas si amusant que vous le pensez ! vous y regretteriez souvent la campagne. Quant à moi,
j’aimerais mieux passer toute l’année à la campagne qu’à Paris.
 
INNOCENT<BR>
Oh ! mademoiselle ! est-il possible ! Comment pouvez-vous dire cela ? Ce n’est pas croyable.
 
CAMILLE<BR>
Je vous assure que si vous passiez un hiver à Paris, vous ne le trouveriez pas si agréable.
 
SIMPLICIE<BR>
Et moi, mademoiselle, je vous assure que si vous passiez un hiver à la campagne, vous la trouveriez
insupportable.
 
CAMILLE<BR>
J’y en ai passé plusieurs, et je m’y suis trouvée très heureuse.
 
INNOCENT<BR>
Vous, mademoiselle, vous qui paraissez avoir tant d’esprit, vous vous plaisez à la campagne !
 
CAMILLE<BR>
Beaucoup, monsieur ; j’ai sans doute l’esprit trop borné pour en sentir les ennuis ; mais je répète que je me trouve toujours plus agréablement à la campagne qu’à Paris.
 
SIMPLICIE<BR>
Mais on dit qu’on s’amuse tant à Paris ! L’Hippodrome, le Jardin des Plantes, le bois de Boulogne, les
boulevards garnis de boutiques éclairées toute la nuit, les faiseurs de tours de force, les chevaux tournants et tant d’autres choses qu’on ne trouve qu’à Paris !
 
CAMILLE<BR>
Et la boue, et les voitures qui vous éclaboussent, qui vous écrasent, et les gens qui vous coudoient, et les brouillards qui vous aveuglent, et l’ennui de ne pas voir les personnes qu’on aime le plus, et tant d’autres désagréments qu’on ne trouve pas à la campagne.
 
INNOCENT<BR>
On peut toujours voir ceux qu’on aime en allant chez eux.
 
CAMILLE<BR>
On y va, mais on ne les trouve pas ; ils viennent chez vous, vous êtes sorti.
 
INNOCENT<BR>
Malgré tout, mademoiselle, j’espère, si nous allons cet hiver à Paris, avoir le plaisir de vous voir chez vous et chez nous.
 
CAMILLE<BR>
Vous pouvez toujours essayer ; ce sera une manière comme une autre de vous promener et de passer le temps.
 
SIMPLICIE<BR>
Je voudrais bien, Camille, que vous me donnassiez l’adresse de vos cousins et cousines à Paris ; nous
irons les voir.
 
— Très volontiers : je vous la donnerai la première fois que nous nous rencontrerons à Paris. »
 
La conversation continua ainsi pendant tout le temps que dura la visite de Mme de Rouville, ce qui ennuya beaucoup Camille ; mais elle était trop bonne pour le laisser paraître, et quand elle partit, Innocent et Simplicie trouvèrent qu’elle avait été charmante.
 
« Comme elle a l’air bon et aimable ! » dit Simplicie.
 
INNOCENT<BR>
Oui ; ce n’est pas comme toi, avec ton air maussade et pimbêche.
 
SIMPLICIE<BR>
Maussade toi-même, avec ta tournure de grand vaurien et tes manières de singe.
 
INNOCENT<BR>
Mlle Camille n’aurait jamais dit les sottises que tu dis, toi, à la journée.
 
SIMPLICIE<BR>
Je n’en dis pas ; et si j’en disais, ce serait pour faire comme toi, mon aîné de deux ans.
 
INNOCENT<BR>
Tu oublies qu’en qualité d’aîné je suis aussi le plus fort, et que, si je voulais te donner une gifle, elle serait bonne.
 
SIMPLICIE<BR>
Une gifle ! Comme c’est parlé, ça !
 
INNOCENT<BR>
Et comment dirais-tu, toi, fille prétentieuse et bête ?
 
SIMPLICIE<BR>
Je ne dirais pas, mais je ferais. Tiens, comme cela, vois-tu ? »
 
Et Simplicie, joignant l’action à la parole, donna à son frère un soufflet qui retentit comme une batte sur du linge mouillé. Innocent riposta par un coup de poing qui jeta Simplicie par terre. Pendant qu’elle se relevait, Innocent disparut majestueusement, mais promptement, pour éviter une seconde démonstration de la force et de l’agilité de sa sœur.
 
Pendant qu’ils se disputaient et se battaient, Camille racontait à sa maman la conversation qu’elle avait eue avec Innocent et Simplicie.
 
« J’étais si ennuyée de ce qu’ils me disaient, maman, que j’avais toujours peur de leur répondre quelque chose de pas bien, de pas aimable. J’ai été bien contente quand vous vous êtes levée pour partir.
 
— J’espère bien qu’ils ne viendront pas à Paris et que nous ne les verrons pas ; je n’aime pas à voir des gens prétentieux et qui ne pensent qu’à s’amuser. Comme si l’on n’avait pas à faire autre chose que de s’amuser ! »
 
Quand tout le monde fut rentré, les enfants se racontèrent ce qu’ils avaient vu dans leurs visites. Camille ne disait pas grand-chose et répondait avec hésitation aux questions que lui adressaient ses cousins et cousines.
 
SOPHIE<BR>
Mais parle donc, Camille ; tu ne nous racontes rien.
 
CAMILLE<BR>
C’est que je n’ai rien à dire, c’est pour cela que je me tais.
 
SOPHIE<BR>
Ce qui signifie que tu n’as rien de bon à dire, et que, pour ne pas dire de mal, tu aimes mieux être ennuyeuse.
 
JACQUES<BR>
Camille n’est pas du tout ennuyeuse ; je ne vois pas où tu prends cela.
 
SOPHIE<BR>
Je prends cela dans ma sagesse, car tu sauras que Sophie veut dire "sagesse".
 
VALENTINE<BR>
Dans quelle langue, donc ?
 
SOPHIE<BR>
En grec, mademoiselle l’ignorante.
 
VALENTINE<BR>
Je ne suis pas obligée de savoir le grec, mademoiselle la savante.
 
LÉONCE<BR>
Ne vas-tu pas faire la pédante, maintenant, et nous faire croire que tu sais le grec ?
 
SOPHIE<BR>
J’en sais toujours plus que toi, imbécile.
 
LÉONCE<BR>
Pas si imbécile que je ne puisse voir que tu es une sotte.
 
CAMILLE<BR>
Mes amis, ne vous disputez pas, je vous en prie. Si Mlle Simplicie et M. Innocent vous entendaient, ils
perdraient leur haute opinion des gens de Paris.
 
ÉLISABETH<BR>
Ah ! que croient-ils de nous autres Parisiens ?
 
CAMILLE<BR>
Ils croient que nous sommes les plus heureuses gens du monde…
 
PIERRE<BR>
Hem ! ils ne se trompent pas de beaucoup.
 
CAMILLE<BR>
C’est vrai ; mais ils trouvent que notre bonheur est de passer l’hiver à Paris.
 
ÉLISABETH<BR>
J’aimerais bien mieux le passer à la campagne, tous ensemble comme nous sommes ici.
 
LÉONCE<BR>
Moi aussi, à la condition qu’on attacherait la langue de Sophie.
 
SOPHIE<BR>
Celui qui attachera ma langue sera bien habile.
 
PIERRE<BR>
Aussi ne se présentera-t-il personne pour l’essayer.
 
SOPHIE<BR>
Et l’on fera bien, car je ne me laisserais pas faire ; je ne suis pas un agneau.
 
LÉONCE<BR>
Oh ! tu n’as pas besoin de le dire ; cela se voit sans lunettes.
 
SOPHIE<BR>
Comme tes défauts… et tes bonnes qualités, ajouta-t-elle après un instant de réflexion.
 
MADELEINE<BR>
Bien, Sophie ! Tu as bien fini après avoir mal commencé. N’est-ce pas, Léonce ?
 
LÉONCE<BR>
C’est vrai. Je suis battu par la fin de la phrase, qui est agréable et généreuse. Elle a du bon tout de même, cette Sophie !
 
SOPHIE<BR>
Parce que je t’ai dit quelque chose de flatteur ?
 
LÉONCE<BR>
Mais non ; c’est la vérité.
 
CAMILLE<BR>
En résumé, mes chers amis, vous ferez connaissance cet hiver, avec Mlle Simplicie et M. Innocent Gargilier ; ils m’ont demandé vos adresses à tous.
 
MADELEINE<BR>
J’espère que tu ne les as pas données ?
 
CAMILLE<BR>
Non, non ! Seulement je les ai promises à notre première rencontre à Paris.
 
ÉLISABETH<BR>
Qui n’arrivera jamais, j’espère.
 
CAMILLE<BR>
Peut-être ! et peut-être aussi nos voisins de campagne gagneront-ils à un hiver passé à Paris.
 
ÉLISABETH<BR>
Que veux-tu qu’ils gagnent ?
 
CAMILLE<BR>
Du bon sens, de la sagesse, pour être semblables à Sophie.
 
SOPHIE<BR>
Ah ! toi aussi, ma bonne Camille, tu te moques de moi ! Mais je te prie de remarquer que j’ai parlé de mon nom et pas de ma personne.
 
CAMILLE<BR>
Je croyais les deux fondus dans un. »
 
Les enfants continuèrent à se faire part de leurs observations pendant leurs visites de la matinée. Peu de jours après, ils quittèrent tous la campagne et se dispersèrent dans Paris, chacun chez soi. Malgré la difficulté de s’y rencontrer, il n’est pas dit que nous ne puissions les retrouver en nous mettant de la suite de Simplicie et d’Innocent. Ils partent aussi pour Paris. Fermons le livre et partons avec eux. Nous nous amuserons peut-être plus qu’ils ne le voudraient des aventures dont ils seront victimes et dont je vous raconterai tout ce que je pourrai découvrir.
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