« La Débâcle/Partie 3/Chapitre VI » : différence entre les versions

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les jours, sous le morne écrasement de
l’occupation prussienne.
 
Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique,
surtout, restait clos, comme inhabité : c’était
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pût trouver une lésion, la cause de cette mort
lente. Ainsi qu’une flamme, il s’éteignait.
 
Et Madame Delaherche, la mère, s’était enfermée
avec
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comme empoisonné quand même, il se mourait
davantage.
 
Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans
son besoin de vivre, Delaherche s’agitait,
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chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en
camarade.
 
Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du
nouvel hôte, M De Gartlauben, capitaine de la
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une continuelle satisfaction, car jamais il n’en
venait à croire qu’on pouvait se moquer de lui.
 
Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable
sauveur. Mais, dans les premiers temps, après
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croissantes, sous la fantaisie et la fréquence
excessive des réquisitions.
 
D’abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et
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guerre de loups que leur avaient déclarée les
francs-tireurs.
 
Delaherche venait justement de loger un
commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses
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ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire,
en trouvant lui-même ce tapage déplacé.
 
Le mois s’écoula, M De Gartlauben fut encore
amené à rendre quelques petits services. Les
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amie, désignée simplement pour héberger quelques
chefs de bonne éducation.
 
Aussi Delaherche finit-il par se départir de son
attitude froide. Les familles bourgeoises s’étaient
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du flot de sa parole, le prussien content d’avoir
fait preuve d’une urbanité toute parisienne.
 
Un soir, de son air gai d’étourderie, Gilberte
entra. Elle s’arrêta, en jouant la surprise.
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n’être pas pris pour un barbare, un soldat
grossier violentant les femmes.
 
Et la vie se trouva ainsi comme dédoublée, dans la
vaste maison noire de la rue Maqua. Tandis qu’aux
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s’imaginait que la France venait de subir
une défaite de plus.
 
Ce fut à ce moment qu’Henriette tomba un matin rue
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l’escalier, remontant chez le colonel, et à qui elle
crut devoir expliquer le but de sa visite.
 
— Oh ! Madame, que vous seriez bonne
d’intervenir !… Mon oncle est dans une position
terrible, on parle de l’envoyer en Allemagne.
 
La vieille dame, qui l’aimait pourtant, eut un
geste de colère.
 
— Mais, ma chère enfant, je n’ai aucun pouvoir… Il
ne faut pas s’adresser à moi…
 
puis, malgré l’émotion où elle la voyait :
Puis, malgré l’émotion où elle la voyait :
 
— Vous arrivez très mal, mon fils part ce soir pour
Bruxelles… D’ailleurs, il est comme moi, sans
puissance aucune… Adressez-vous donc à ma
belle-fille, qui peut tout.
 
Et elle laissa Henriette interdite, convaincue
maintenant qu’elle tombait dans un drame de
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faire, pour toute française qui se livrerait à un
allemand.
 
Lorsque Gilberte aperçut Henriette, elle poussa
un cri de joie.
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vieillit si vite, au milieu de ces vilaines
histoires !
 
Elle l’avait entraînée dans sa chambre, elle la
fit asseoir sur la chaise longue, se serra contre
elle.
 
— Voyons, tu vas déjeuner avec nous… Mais,
auparavant, causons. Tu dois avoir tant de choses à
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déjà fait des bavardages… Est-ce que c’est pour
lui que tu viens ?
 
Henriette tardait à répondre, prise d’un grand
trouble intérieur. N’était-ce pas, au fond, pour
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la conscience désormais souffrante, répugnant à
employer l’influence louche qu’elle lui croyait.
 
— Alors, répéta Gilberte, d’un air de malignité,
c’est pour ce garçon que tu as besoin de nous ?
 
Et, comme Henriette, acculée, parlait enfin de
l’arrestation du père Fouchard :
 
— Mais, c’est vrai ! Suis-je assez sotte ! Moi qui
en causais encore ce matin !… Oh ! Ma chère, tu as
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que j’ai eus ne sont pas bons. Ils veulent faire
un exemple.
 
— Oui, j’ai songé à vous autres, continua Henriette
d’une voix hésitante. J’ai pensé que tu me donnerais
un bon conseil, que tu pourrais peut-être agir…
 
la jeune femme eut un bel éclat de rire.
La jeune femme eut un bel éclat de rire.
 
— Es-tu bête, je vais faire relâcher ton oncle
avant trois jours !… On ne t’a donc pas dit que
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je veux ?… Tu entends, ma chère, il n’a rien à me
refuser !
 
Et elle riait plus fort, simplement écervelée dans
son triomphe de coquette, tenant les deux mains
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Quelle sérénité, quelle gaieté fraîche
pourtant !
 
— Laisse-moi faire, je te renverrai contente
ce soir.
 
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Henriette
resta surprise de la délicate beauté d’Edmond,
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à manger bien chaude, prit le tour d’une intimité
délicieuse.
 
— Et c’est pour nous intéresser au sort du père
Fouchard que vous êtes venue ? Reprit le fabricant.
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soir… Mais ma femme va vous arranger ça, elle est
irrésistible, elle obtient tout ce qu’elle veut.
 
Il riait, il disait ces choses avec une bonhomie
parfaite, simplement flatté de ce pouvoir dont il
tirait lui-même quelque orgueil. Puis,
brusquement :
 
— À propos, ma chère, Edmond ne t’a pas dit sa
trouvaille ?
 
— Non, quelle trouvaille ? Demanda gaiement
 
Gilberte, en tournant vers le jeune sergent ses
jolis yeux de caresse.
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plaisir, chaque fois qu’une femme le regardait
de la sorte.
 
— Mon dieu ! Madame, il ne s’agit simplement que de
la vieille dentelle, que vous regrettiez de ne pas
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compte. La marchande viendra vous les montrer
tout à l’heure.
 
Elle fut ravie, elle l’aurait embrassé.
 
— Oh ! Que vous êtes gentil, je vous récompenserai !
 
Puis, comme on servait encore une terrine de foies
gras, achetée en Belgique, la conversation
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de grosses bulles de gaz montaient, crevaient
à la surface, empestant l’air d’une odeur infecte.
 
— Cela va bien qu’il gèle, fit remarquer
Delaherche. Mais, dès que la neige disparaîtra,
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désinfecter tout ça, autrement nous y resterions
tous.
 
Et, sa femme l’ayant supplié en riant de passer
à des sujets plus propres, pendant qu’on mangeait,
il conclut simplement :
 
— Dame ! Voilà le poisson de la Meuse compromis
pour longtemps.
 
Mais on avait fini, on servait le café, quand la
femme de chambre annonça que M De Gartlauben
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malheureux ouvrier de la fabrique, emprisonné à la
suite d’une rixe avec un soldat prussien.
 
Alors, Gilberte profita de l’occasion pour parler
du père Fouchard.
 
— Capitaine, je vous présente une de mes plus chères
amies… Elle désire se mettre sous votre
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qu’on a trouvé dans un sac… Oh ! C’est grave,
très grave ! Je crains bien de ne rien pouvoir.
 
— Capitaine, vous me feriez tant de plaisir !
 
Elle le regardait de ses yeux de caresse, il eut
une satisfaction béate, s’inclina d’un air de
galante obéissance. Tout ce qu’elle voudrait !
 
— Monsieur, je vous en serai bien reconnaissante,
articula avec peine Henriette, prise d’un
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de son mari, de son pauvre Weiss, fusillé
là-bas, à Bazeilles.
 
Mais Edmond, qui s’en était allé discrètement,
dès l’arrivée du capitaine, venait de reparaître,
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de fenêtre, tandis qu’ils continuaient de causer
très haut.
 
— Capitaine, vous accepterez bien un petit verre…
voyez-vous, je ne me gêne pas, je vous dis tout ce
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Est-ce que c’est juste, est-ce que c’est
raisonnable ?
 
M De Gartlauben hochait la tête, se contentait de
répondre :
 
— Que voulez-vous ? C’est la guerre, c’est la
guerre !
 
Et l’attente se prolongeait, les oreilles
d’Henriette bourdonnaient, toutes sortes de vagues
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papier-monnaie de la caisse du crédit industriel,
qui avait sauvé la ville d’un désastre financier.
 
— Capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de
cognac.
 
Et il sauta à un autre sujet.
 
— Ce n’est pas la France qui a fait la guerre,
c’est l’empire… Ah ! L’empereur m’a bien
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des gens raisonnables l’accompagnent,
puisse-t-il réussir !
 
D’un geste, il acheva sa pensée, car il eût jugé
malséant, devant un prussien, même sympathique,
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allusion aux proclamations enflammées de
Gambetta :
 
— Non, non ! Nous ne pouvons pas être avec les fous
furieux. ça devient du massacre… Moi, je suis avec
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qui me gêne, on la gardera s’il le faut, en
attendant mieux.
 
Très poliment, M De Gartlauben continuait à
hocher la tête d’un air d’approbation, en répétant :
 
— Sans doute, sans doute…
 
Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put
rester davantage. C’était, en elle, une irritation
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recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps
attendre.
 
Mais, comme elle entrait dans la chambre à coucher,
elle resta stupéfaite, en apercevant, étendue sur
la chaise longue, son amie en larmes,
bouleversée par une émotion extraordinaire.
 
— Eh bien ! Quoi donc ? Que t’arrive-t-il ?
 
Les pleurs de la jeune femme redoublèrent, elle se
refusait à parler, envahie maintenant d’une
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au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant dans
les bras grands ouverts, tendus vers elle :
 
— Oh ! Ma chérie, si tu savais… Jamais je
n’oserais te dire… Et pourtant je n’ai que toi,
tu peux seule me donner peut-être un bon conseil…
elle eut un frémissement, elle bégaya davantage.
 
— J’étais avec Edmond… Alors, à l’instant,
Madame Delaherche vient de me surprendre…
 
— Comment, de te surprendre ?
 
— Oui, nous étions là, il me tenait, il
m’embrassait…
 
et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras
Et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras
tremblants, elle lui dit tout.
 
— Oh ! Ma chérie, ne me juge pas trop mal, ça me
 
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faire instruire… Je t’assure, je n’ai pas pu
refuser.
 
Henriette l’écoutait, effarée, ne revenant pas de sa
surprise.
 
— Comment ! C’était avec le petit sergent !… Mais,
ma chère, tout le monde te croit la maîtresse du
prussien !
 
Du coup, Gilberte se releva, s’essuya les yeux,
protestant.
 
— La maîtresse du prussien… Ah ! Non, par
exemple ! Il est affreux, il me répugne… Pour qui
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d’une pareille infamie ? Non, non, jamais !
J’aimerais mieux mourir !
 
Dans sa révolte, elle était devenue grave, d’une
beauté douloureuse et irritée qui la transfigurait.
Et, brusquement, sa gaieté coquette, son insoucieuse
légèreté revinrent, au milieu d’un invincible rire.
 
— Ça, c’est vrai, je m’amuse de lui. Il m’adore, et
je n’ai qu’à le regarder, pour qu’il obéisse… Si
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ce gros homme, qui a toujours l’air de croire
qu’on va enfin le récompenser !
 
— Mais c’est un jeu très dangereux, dit
sérieusement Henriette.
 
— Crois-tu ? Qu’est-ce que je risque ? Lorsqu’il
s’apercevra qu’il ne doit compter sur rien, il ne
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de se dire qu’il a agi correctement, en galant
homme qui a longtemps habité Paris.
 
Elle s’égayait, elle ajouta :
 
— En attendant, il va faire remettre en liberté
l’oncle Fouchard, et il n’aura pour sa peine qu’une
tasse de thé, sucrée de ma main.
 
Mais, tout d’un coup, elle revint à ses craintes,
à l’effroi d’avoir été surprise. Des larmes
reparurent au bord de ses paupières.
 
— Mon dieu ! Et Madame Delaherche ?… Que va-t-il
se passer ? Elle ne m’aime guère, elle est capable de
tout dire à mon mari.
 
Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya
les yeux de son amie, elle la força de réparer le
désordre de ses vêtements.
 
— Écoute, ma chère, je n’ai pas la force de te
gronder, et pourtant tu sais si je te blâme !
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que l’autre histoire, ma foi ! Est un soulagement…
calme-toi, tout peut s’arranger.
 
C’était fort sage, d’autant plus que Delaherche,
presque aussitôt, entra avec sa mère. Il expliqua
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faire ses adieux à sa femme. Puis, se tournant vers
Henriette :
 
— Soyez tranquille, Monsieur De Gartlauben, en me
quittant, m’a promis de s’occuper de votre
oncle ; et, quand je ne serai plus là, ma femme
fera le reste.
 
Depuis que Madame Delaherche était entrée,
Gilberte ne la quittait pas des yeux, le cœur
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sourire, elle qui ne s’était pas égayée depuis la
bonne nouvelle de Coulmiers.
 
— Au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais
tes affaires et reviens-nous vite.
 
Et elle s’en alla, elle rentra lentement, de
l’autre côté du palier, dans la chambre murée, où
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l’ombre, en dehors du pâle rond de clarté qui
tombait de la lampe.
 
Le soir même, Henriette retourna à Remilly ; et,
trois jours plus tard, elle eut la joie de voir, un
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fait de mal. Ce n’était pas lui qui avait tué le
prussien, n’est-ce pas ? Alors, il s’était contenté
de dire aux autorités : "« cherchez, moi je ne sais
rien. "» et il avait bien fallu le lâcher,
ainsi que le maire, puisqu’on n’avait pas de preuves
contre eux. Mais ses yeux de paysan rusé et
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avoir assez, à présent qu’ils le chicanaient sur la
qualité de sa viande.
 
Décembre s’acheva, Jean voulut partir. Maintenant,
sa jambe était solide, le docteur déclarait qu’il
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formelle de partir, Henriette n’eut que cette
plainte sourde :
 
— Mon dieu ! C’est donc fini, je vais donc rester
seule !
 
Le désir de Jean était d’aller rejoindre l’armée du
nord, que le général Faidherbe venait de
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cette bataille au résultat indécis, que les
français avaient failli gagner.
 
Ce fut encore le docteur Dalichamp qui offrit de le
conduire à Bouillon, dans son cabriolet. Il était
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Henriette pauvre, avait accepté les cinquante
francs que le docteur lui offrait pour son voyage.
 
Le père Fouchard, pour les adieux, fit bien les
choses. Il envoya Silvine chercher deux
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avec le docteur, avec Henriette, avec Jean, il
s’écria :
 
— À la santé de tous ! Que chacun fasse son affaire
et ne se porte pas plus mal que moi !
 
Henriette avait absolument voulu accompagner Jean
jusqu’à Sedan. Il était en bourgeois, avec un
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qui avait servi de couverture à un livre, et où se
trouvait le récit de la reddition de Metz.
 
— Ma chère, dit Gilberte à Henriette, Monsieur De
Gartlauben, tout à l’heure, en descendant l’escalier,
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l’a vu, et, n’est-ce pas ? C’est un homme
décidément très bien.
 
Jamais encore Jean n’avait embrassé Henriette.
Avant de remonter dans le cabriolet, avec le
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— Adieu ! Adieu !
 
Cette nuit-là, Henriette, rentrée à Remilly,
était de service à l’ambulance. Pendant sa longue