« La Débâcle/Partie 2/Chapitre V » : différence entre les versions

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en avant n’arrivait : allait-on passer la journée
là, à se laisser mitrailler, sans se battre ?
 
Même les hommes n’avaient plus le soulagement de
décharger leurs chassepots. Le capitaine Beaudoin
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Le soleil devenait accablant, on brûlait, ainsi
allongé par terre, sous le ciel en flammes.
 
Jean, qui se tourna, fut inquiet de voir que
Maurice avait laissé tomber sa tête, la joue contre
le sol, les yeux fermés. Il était très pâle,
la face immobile.
 
— Eh bien ! Quoi donc ?
 
Mais, simplement, Maurice s’était endormi.
L’attente, la fatigue, l’avaient terrassé, malgré la
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temps il avait sommeillé. Il lui semblait sortir
d’un néant infini et délicieux.
 
— Tiens ! Est-ce drôle, murmura-t-il, j’ai
dormi !…
ahAh ! ça m’a fait du bien.
 
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/299]]==
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village, il ajouta que ça ne portait pas chance de
toucher aux morts : on en mourait.
 
— Taisez-vous donc, tonnerre de dieu ! Cria le
lieutenant Rochas. Est-ce qu’on meurt !
 
Sur son grand cheval, le colonel De Vineuil
avait tourné la tête. Et il eut un sourire, le seul
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immobilité, toujours impassible sous les obus,
attendant des ordres.
 
Maurice, qui s’intéressait maintenant aux
brancardiers, suivait leurs recherches, dans les
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minutes, s’efforçant de ranimer un blessé,
attendant qu’il eût rouvert les yeux.
 
à une cinquantaine de mètres, sur la gauche,
À une cinquantaine de mètres, sur la gauche,
Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la
blessure d’un petit soldat, dont une manche laissait
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tâtant la terre du pied, d’un héroïsme
prudent et admirable.
 
Comme Maurice en regardait un, sur la droite, un
garçon maigre et chétif, qui emportait un lourd
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après avoir retourné et flairé le camarade mort,
reprit le blessé à son cou et l’emporta.
 
Alors, Maurice plaisanta Lapoulle.
 
— Dis, si le métier te plaît davantage, va donc
leur donner un coup de main !
 
Depuis un moment, les batteries de Saint-Menges
faisaient rage, la grêle des projectiles
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C’était une pitié, d’épuiser le moral des hommes,
pendant de si longues heures, sans les employer.
 
— Je n’ai pas d’ordre, répéta stoïquement le
colonel.
 
On vit encore le général Douay passer au galop,
suivi de son état-major. Il venait de se rencontrer
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l’horizon entier s’embrasait, tonnant, croisant les
feux sur le 7{{e}} et le 1er corps.
 
Le général Douay, alors, pendant que l’artillerie
ennemie préparait de la sorte l’attaque suprême du
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orage. Et le général s’entêta, fit avancer
d’autres régiments.
 
Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel
De Vineuil un ordre, dans l’effrayant vacarme.
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face ardente ; et, d’un grand geste de son épée,
montrant le calvaire :
 
— Enfin, mes enfants, c’est notre tour !… En
avant, là-haut !
 
Le 106{{e}}, entraîné, s’ébranla. Une des premières, la
compagnie Beaudoin s’était mise debout, au milieu
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tellement le feu devenait vif. Et l’on fila en
pliant l’échine.
 
— Mon petit, répétait Jean à Maurice, attention !
C’est le coup de chien… Ne montre pas le bout de
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en laisser en route. Ceux qui en reviendront,
cette fois, seront des bons.
 
Maurice entendait à peine, dans le bourdonnement, la
clameur de foule qui lui emplissait la tête. Il ne
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débridé, une révolte des muscles, obéissant aux
souffles épars.
 
Des hommes déjà retournaient en arrière, lorsque le
colonel se précipita.
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reculé, vous seriez les premiers à salir notre
drapeau…
 
il poussait son cheval, barrait le chemin aux
fuyards, trouvait des paroles pour chacun,
parlait de la France, d’une voix où tremblaient
des larmes.
 
Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu’il entra
dans une terrible colère, levant son épée, tapant
sur les hommes comme avec un bâton.
 
— Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups
de botte dans le derrière, moi ! Voulez-vous bien
obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne
les talons !
 
Mais ces violences, ces soldats menés au feu à
coups de pied, répugnaient au colonel.
 
— Non, non, lieutenant, ils vont tous me
suivre… N’est-ce pas, mes enfants, vous n’allez
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tout seul avec les Prussiens ?… En avant,
là-haut !
 
Et il partit, et tous en effet le suivirent,
tellement il avait dit cela en brave homme de père,
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détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent
tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.
 
Maurice et Jean avaient eu la chance de
rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent
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chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les
épaules.
 
— Ce que j’ai soif ! Bégaya Maurice. Il me semble
que j’ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas
cette odeur de roussi, de laine brûlée ?
 
Jean hocha la tête.
 
— Ça sentait la même chose à Solférino. Peut-être
bien que c’est l’odeur de la guerre… Attends,
j’ai encore de l’eau-de-vie, nous allons boire
un coup.
 
Derrière la haie, tranquillement, ils
s’arrêtèrent une minute. Mais l’eau-de-vie, au
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croix rongée par les vents et la pluie, entre deux
maigres tilleuls.
 
— Ah ! Bon sang, nous y voilà ! Cria Jean. Mais le
tout est d’y rester !
 
Il avait raison, l’endroit n’était pas précisément
agréable, comme le fit remarquer Lapoulle d’une
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les hommes se retournaient, dans l’attente de
ces canons qui n’arrivaient pas.
 
— C’est ridicule, ridicule ! Répétait le capitaine
Beaudoin, qui avait repris sa promenade saccadée.
On n’envoie pas ainsi un régiment en l’air, sans
l’appuyer tout de suite.
 
Puis, ayant aperçu un pli de terrain, sur la
gauche, il cria à Rochas :
 
— Dites donc, lieutenant, la compagnie pourrait
se terrer là.
 
Rochas, debout, immobile, haussa les épaules.
 
— Oh ! Mon capitaine, ici ou là-bas, allez !
La danse est la même… Le mieux est encore
de ne pas bouger.
 
Alors, le capitaine Beaudoin, qui ne jurait
jamais, s’emporta.
 
— Mais, nom de dieu ! Nous allons y rester tous !
On ne peut pas se laisser détruire ainsi !
 
Et il s’entêta, voulut se rendre compte
personnellement de la position meilleure qu’il
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culbuta sur le dos, en jetant un cri aigu de
femme surprise.
 
— C’était sûr, murmura Rochas. ça ne vaut rien de
tant remuer, et ce qu’on doit gober, on le gobe.
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par courir jusqu’à lui, suivi aussitôt de
Maurice.
 
— Mes amis, au nom du ciel ! Ne m’abandonnez pas,
emportez-moi à l’ambulance !
 
— Dame ! Mon capitaine, ce n’est guère commode…
on peut toujours essayer…
 
déjà, ils se concertaient pour savoir par quel bout
Déjà, ils se concertaient pour savoir par quel bout
le prendre, lorsqu’ils aperçurent, abrités
derrière la haie qu’ils avaient longée, deux
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aventure. Mais le chemin était long, et la grêle de
fer augmentait encore.
 
Comme les brancardiers, après avoir bandé fortement
la jambe, pour la maintenir, emportaient le
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Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de
Saint-Cyr, il l’aimait et se montrait très ému.
 
— Mon pauvre enfant, ayez du courage… Ce ne sera
rien, on vous sauvera…
 
le capitaine eut un geste de soulagement, comme si
Le capitaine eut un geste de soulagement, comme si
beaucoup de bravoure lui était venue enfin.
 
— Non, non, c’est fini, j’aime mieux ça. Ce qui est
exaspérant, c’est d’attendre ce qu’on ne peut
éviter.
 
On l’emporta, les brancardiers eurent la chance
d’atteindre sans encombre la haie, le long de
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derrière le bouquet d’arbres, où se trouvait
l’ambulance, il eut un soupir de soulagement.
 
— Mais, mon colonel, cria soudain Maurice, vous
êtes blessé, vous aussi !
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et un morceau de la tige était même entré dans les
chairs.
 
M De Vineuil se pencha tranquillement sur la
selle, regarda un instant son pied, qui devait
le brûler et peser lourd, au bout de sa jambe.
 
— Oui, oui, murmura-t-il, j’ai attrapé ça tout à
l’heure… Ce n’est rien, ça ne m’empêche pas de me
tenir à cheval…
 
et il ajouta, en retournant prendre sa place, à la
Et il ajouta, en retournant prendre sa place, à la
tête de son régiment :
 
— Quand on est à cheval et qu’on peut s’y tenir, ça
va toujours.
 
Enfin, les deux batteries de l’artillerie de
réserve arrivaient. Ce fut pour les hommes anxieux
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qu’ils s’avançaient d’un train fou, au travers des
chaumes, avec un sourd grondement d’orage.
 
Maurice, qui s’était de nouveau couché dans un
sillon, se souleva, enthousiasmé, pour dire à
Jean :
 
— Tiens ! Là, celle qui s’établit à gauche, c’est
la batterie d’Honoré. Je reconnais les hommes.
 
D’un revers de main, Jean l’avait déjà rejeté sur
le sol.
 
— Allonge-toi donc ! Et fais le mort !
 
Mais tous deux, la joue collée à la terre, ne
perdirent plus de vue la batterie, très intéressés
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bravoure calme et active de ces hommes, dont ils
attendaient encore la victoire.
 
Brusquement, à gauche, sur une crête nue, la
batterie venait de s’arrêter ; et ce fut l’affaire
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plateau. Et l’on entendit ce capitaine crier, après
qu’il eut rapidement fait son calcul :
 
— La hausse à seize cents mètres !
 
L’objectif allait être la batterie prussienne, à
gauche de Fleigneux, derrière des broussailles,
dont le feu terrible rendait le calvaire d’Illy
intenable.
 
— Tu vois, se remit à expliquer Maurice, qui ne
pouvait se taire, la pièce d’Honoré est dans la
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porteur, une bête alezane superbe, c’est
Adolphe…
 
la pièce avec ses six servants et son maréchal des
logis, plus loin l’avant-train et ses quatre chevaux
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pour ne pas rester inutilement exposés, dans
l’enfilade du tir.
 
Mais Honoré s’occupait du chargement de sa pièce.
Les deux servants du centre revenaient déjà de
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poussait insensiblement la pièce plus à droite
ou plus à gauche.
 
— Ça doit y être, dit-il en se relevant.
 
Le capitaine, son grand corps plié en deux, vint
vérifier la hausse. à chaque pièce, l’aide-pointeur
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le fulminate. Et les ordres furent criés, par
numéros, lentement :
 
— Première pièce, feu !… Deuxième pièce,
feu !…
 
les six coups partirent, les canons reculèrent,
furent ramenés, pendant que les maréchaux des logis
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venait la grande cohésion de la batterie entière,
une solidité et une tranquillité de bon ménage.
 
Parmi le 106{{e}}, des acclamations avaient accueilli la
première salve. Enfin, on allait donc leur clouer le
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d’avoir atteint les broussailles, là-bas, où se
cachait l’artillerie ennemie.
 
— Honoré, reprit Maurice, dit que les autres sont
des clous, à côté de la sienne… Ah ! La sienne, il
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comme il la fait essuyer, pour qu’elle n’ait pas
trop chaud !
 
Il plaisantait avec Jean, tous deux ragaillardis
par cette belle bravoure calme des artilleurs. Mais,
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absorbé les hommes au point de les empêcher de voir
et d’entendre.
 
Mais ce qui frappa surtout Maurice, ce fut
l’attitude des conducteurs, à quinze mètres en
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brave. Il n’y a pas d’héroïsme plus obscur ni plus
grand.
 
Un homme encore venait d’avoir la tête emportée,
deux chevaux d’un caisson râlaient, le ventre
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malgré les inconvénients d’un changement de place.
Le capitaine n’hésita plus, cria l’ordre :
 
— Amenez les avant-trains !
 
Et la dangereuse manœuvre s’exécuta avec une
rapidité foudroyante : les conducteurs refirent leur
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arrêt, dans un tel branle, que le sol n’avait
pas cessé de trembler.
 
Cette fois, Maurice poussa un cri. De nouveau, en
trois coups, les batteries prussiennes venaient de
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eut débarrassé les roues du cadavre d’un autre
servant, dont le sang avait éclaboussé l’affût.
 
— Non, ce n’est pas le petit Louis, continua à
penser tout haut Maurice. Le voilà qui pointe, et
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malgré son instruction plus grande, serait
l’humble valet du conducteur, l’homme à cheval…
 
Jean, qui se taisait, l’interrompit, d’un cri
d’angoisse :
 
— Jamais ils ne tiendront, c’est foutu !
 
En effet, cette seconde position, en moins de
cinq minutes, était devenue aussi intenable que la
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canon ni un artilleur. C’était un écrasement
balayant tout.
 
Alors, le cri du capitaine retentit une seconde
fois :
 
— Amenez les avant-trains !
 
La manœuvre recommença, les conducteurs
galopèrent, refirent demi-tour, pour que les servants
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embrassés, farouchement tordus, mariés jusque dans
la mort.
 
Déjà, malgré les chevaux tués, malgré le désordre
que la bordée meurtrière avait jeté parmi les
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tandis que les servants, tout de suite, rouvraient le
feu, avec un entêtement d’héroïsme invincible.
 
— C’est la fin de tout ! Dit Maurice, dont la voix
se perdit.
 
Il semblait, en effet, que la terre et le ciel se
fussent confondus. Les pierres se fendaient, une
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coupé en deux, il se cassa et tomba, comme la
hampe d’un drapeau.
 
Mais, autour de la pièce d’Honoré surtout, l’effort
continuait, sans hâte et obstiné. Lui, malgré ses
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fini par arriver, deux nouveaux servants donnèrent
un coup de main.
 
Cependant, une fois encore, la batterie était
démontée. On ne pouvait pousser plus loin la folie
héroïque. L’ordre allait être crié de se replier
définitivement.
 
— Dépêchons, camarades ! Répétait Honoré. Nous
l’emmènerons au moins, et ils ne l’auront pas !
 
C’était son idée, sauver sa pièce, ainsi qu’on
sauve le drapeau. Et il parlait encore,
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que ses doigts crispés avaient prise et que le
sang tachait, goutte à goutte.
 
Le seul lieutenant qui ne fût pas mort, jeta le
commandement :
 
— Amenez les avant-trains !
 
Un caisson avait sauté, avec un bruit de pièces
d’artifice qui fusent et éclatent. On dut se
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derrière les premiers arbres du bois de la
Garenne.
 
Maurice avait tout vu. Il répétait, avec un petit
grelottement d’horreur, d’une voix machinale :
 
— Oh ! Le pauvre garçon ! Le pauvre garçon !
 
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replier. D’une minute à l’autre, des masses
considérables pouvaient attaquer le plateau.
 
— Écoute, dit-il à Jean, il faut que je mange…
j’aime mieux manger et qu’on me tue tout de suite !
 
Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses
deux mains tremblantes, il se mit à mordre dedans,
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éclatèrent à quelques mètres. Mais plus rien
n’existait, il n’y avait que sa faim à satisfaire.
 
— Jean, en veux-tu ?
 
Celui-ci le regardait, hébété, les yeux gros,
l’estomac déchiré du même besoin.
 
— Oui, tout de même, je veux bien, je souffre trop.
 
Ils partagèrent, ils achevèrent goulûment le pain,
sans s’inquiéter d’autre chose, tant qu’il en
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dû fuir. Alors, obligé de céder au torrent, levant
son épée, les yeux pleins de larmes :
 
— Mes enfants, cria M De Vineuil, à la garde de
— Mes enfants, cria M. de Vineuil, à la garde de
Dieu qui n’a pas voulu de nous !
 
Des bandes de fuyards l’entouraient, il disparut
dans un pli de terrain.
 
Puis, sans savoir comment, Jean et Maurice se
trouvèrent derrière la haie, avec les débris de leur
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avait lieu sur leur droite, et qu’on ramenait des
régiments en ligne, afin de l’appuyer.
 
Maurice, alors, comprit l’étreinte lente,
invincible, qui achevait de s’accomplir. Le matin,
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Maurice, qui pensait à Prosper, assista au
terrible spectacle.
 
Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que
pousser son cheval, dans des marches et des
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réveillaient plus ; et il fallait les mettre
debout, les tirer de ce néant à coups de pied.
 
— Mais qu’est-ce qu’on fiche, qu’est-ce qu’on fiche
de nous ? Répétait Prosper, pour secouer cette
torpeur irrésistible.
 
Le canon tonnait depuis six heures. En montant sur
un coteau, il avait eu deux camarades tués par un
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pli de terrain, un peu au-dessous du calvaire,
à gauche de la route. Les trompettes avaient
sonné "« piedPied à terre ! "» et le commandement des
officiers retentit :
 
— Sanglez les chevaux, assurez les paquetages !
 
Descendu de cheval, Prosper s’étira, flatta
Zéphir de la main. Ce pauvre Zéphir, il était
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sangles et qu’il s’assurait que tout cela tenait
bien.
 
Ce fut un rude moment. Prosper, qui n’était pas
plus poltron qu’un autre, alluma une cigarette,
tant il avait la bouche sèche. Quand on va charger,
chacun peut se dire : "« cette fois, j’y reste ! "»
cela dura bien cinq ou six minutes, on racontait que
le général Margueritte était allé en avant,
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chaque colonne avait sept escadrons de profondeur,
de quoi donner à manger aux canons.
 
Tout d’un coup, les trompettes sonnèrent : à
cheval ! Et, presque aussitôt, une autre sonnerie
éclata : sabre à la main !
 
Le colonel de chaque régiment avait déjà galopé,
prenant sa place de bataille, à vingt-cinq mètres en
Ligne 949 ⟶ 1 067 :
dernier, et cette masse immobile allait s’ébranler,
se ruer d’un train de tempête.
 
Mais, à ce moment, sur la crête du coteau, un
officier parut, à cheval, blessé, et que deux
Ligne 958 ⟶ 1 077 :
agita le bras, là-bas, vers l’ennemi.
La clameur grandissait toujours.
 
— Notre général… Vengeons-le, vengeons-le !
Alors, le colonel du premier régiment, levant en
l’air son sabre, cria d’une voix de tonnerre :
 
— Chargez !
 
Ligne 995 ⟶ 1 116 :
sol tremblait, laissant au soleil une odeur
de laine brûlée et de fauves en sueur.
 
à cinq cents mètres, Prosper culbuta, sous un
À cinq cents mètres, Prosper culbuta, sous un
remous effroyable, qui emportait tout. Il saisit
Zéphir à la crinière, put se remettre en selle.
Ligne 1 025 ⟶ 1 147 :
fut ainsi fauché à son tour, anéanti, laissant la
place à ceux qui le suivaient.
 
Alors, dans l’entêtement héroïque, lorsque la
troisième charge se produisit, Prosper se trouva
Ligne 1 083 ⟶ 1 206 :
Prosper, dont la douleur fut si vive, qu’il
perdit connaissance.
 
Maurice et Jean, qui avaient suivi l’héroïque
galop des escadrons, eurent un cri de colère :
 
— Tonnerre de dieu, ça ne sert à rien d’être brave !
 
Et ils continuèrent à décharger leur chassepot,
accroupis derrière les broussailles du petit
Ligne 1 096 ⟶ 1 222 :
s’achevait enfin, le ve corps et la garde venaient de
se rejoindre, fermant la boucle.
 
Jean, tout d’un coup, fut renversé.
==[[Page:Zola - La Débâcle.djvu/323]]==
Ligne 1 110 ⟶ 1 237 :
rouges d’un épais flot de sang. Et la sensation fut
si forte, qu’il s’évanouit.
 
À ce moment, Rochas donnait l’ordre de se
replier. Une compagnie prussienne n’était plus qu’à
deux ou trois cents mètres. On allait être pris.
 
— Ne vous pressez pas, retournez-vous et lâchez
votre coup… Nous nous rallierons là-bas,
Ligne 1 119 ⟶ 1 248 :
— Mon lieutenant, nous n’allons pas laisser là notre
caporal ?
 
— S’il a son compte, que voulez-vous y faire ?
 
— Non, non ! Il respire… Emportons-le !
 
D’un haussement d’épaules, Rochas sembla dire
qu’on ne pouvait s’embarrasser de tous ceux qui
Ligne 1 126 ⟶ 1 258 :
comptent plus. Alors, suppliant, Maurice s’adressa à
Pache et à Lapoulle.
 
— Voyons, donnez-moi un coup de main. Je suis trop
faible, à moi tout seul.
 
Ils ne l’écoutaient pas, ne l’entendaient pas, ne
songeaient qu’à eux, dans l’instinct surexcité de la
Ligne 1 133 ⟶ 1 267 :
genoux, disparaissaient, au galop, vers le petit
mur. Les Prussiens n’étaient plus qu’à cent mètres.
 
Et, pleurant de rage, Maurice, resté seul avec
Jean évanoui, l’empoigna dans ses bras, voulut
Ligne 1 149 ⟶ 1 284 :
qu’il allait mourir, lui aussi, sur le corps de son
compagnon.
 
Lentement, Maurice s’était relevé. Il se tâtait,
n’avait rien, pas une égratignure. Pourquoi donc ne
Ligne 1 164 ⟶ 1 300 :
eu que deux hommes, dont l’un n’aurait pu
renoncer à l’autre, sans renoncer à lui-même.
 
Si Maurice, une heure auparavant, n’avait pas
mangé son croûton de pain sous les obus, jamais il
Ligne 1 178 ⟶ 1 315 :
l’escouade, tirant toujours, défendant le drapeau,
que le sous-lieutenant tenait sous son bras.
 
En cas d’insuccès, aucune ligne de retraite n’avait
été indiquée aux corps d’armée. Dans cette
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colère et d’épouvante, charriant les hommes et les
bêtes.
 
Mais, à ce moment, Maurice s’aperçut avec joie que
Jean rouvrait les yeux ; et, comme il courait à un