« La Faute de l’abbé Mouret/Livre deuxième » : différence entre les versions

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Chaque jour, elle le fit ainsi asseoir devant la fenêtre, aux heures fraîches. Il commençait à hasarder quelques pas, en s’appuyant aux meubles. Ses joues avaient des lueurs roses, ses mains perdaient leur transparence de cire. Mais, dans cette convalescence, il fut pris d’une stupeur des sens qui le ramena à la vie végétative d’un pauvre être né de la ville. Il n’était qu’une plante, ayant la seule impression de l’air où il baignait. Il restait replié sur lui-même, encore trop pauvre de sang pour se dépen-ser au-dehors, tenant au sol, laissant boire toute la sève à son corps. C’était une seconde conception, une lente éclosion, dans l’œuf chaud du printemps. Albine, qui se souvenait de certaines paroles du docteur Pascal, éprouvait un grand effroi, à le voir demeurer ainsi, petit garçon, innocent, hébété. Elle avait enten-du conter que certaines maladies laissaient derrière elles la folie pour guérison. Et elle s’oubliait des heures à le regarder, s’ingéniant comme les mères à lui sourire, pour le faire sourire. Il ne riait pas encore. Quand elle lui passait la main devant les yeux, il ne voyait pas, il ne suivait pas cette ombre. A peine, lorsqu’elle lui parlait, tournait-il légèrement la tête du côté du bruit. Elle n’avait qu’une consolation : il poussait superbement, il était un bel enfant.
 
Alors, pendant une semaine, ce furent des soins délicats. Elle patientait, attendant qu’il grandît. A mesure qu’elle consta-taitconstatait certains éveils, elle se rassurait, elle pensait que l’âge en fe-rait un homme. C’étaient de légers tressaillements, lorsqu’elle le touchait. Puis, un soir, il eut un faible rire. Le lendemain, après l’avoir assis devant la fenêtre, elle descendit dans le jardin, où elle se mit à courir et à l’appeler. Elle disparaissait sous les ar-bres, traversait des nappes de soleil, revenait, essoufflée, tapant des mains. Lui, les yeux vacillants, ne la vit point d’abord. Mais, comme elle reprenait sa course, jouant de nouveau à cache-cache, surgissant derrière chaque buisson, en lui jetant un cri, il finit par suivre du regard la tache blanche de sa jupe. Et quand elle se planta brusquement sous la fenêtre, la face levée, il tendit les bras, il fit mine de vouloir aller à elle. Elle remonta, l’embrassa, toute fière.
 
– Ah ! tu m’as vue, tu m’as vue ! criait-elle. Tu veux bien venir dans le jardin avec moi, n’est-ce pas ?… Si tu savais comme tu me désoles, depuis quelques jours, à faire la bête, à ne pas me voir, à ne pas m’entendre !
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– Tu vas mieux, pourtant, continuait-elle. Te voilà assez fort pour descendre, quand tu voudras… Pourquoi ne me dis-tu plus rien ? Tu as donc perdu ta langue ? Ah ! quel marmot ! Vous verrez qu’il me faudra lui apprendre à parler !
 
Et, en effet, elle s’amusa à lui nommer les objets qu’il tou-chaittouchait. Il n’avait qu’un balbutiement, il redoublait les syllabes, ne prononçant aucun mot avec netteté. Cependant, elle commen-çaitcommençait à le promener dans la chambre. Elle le soutenait, le menait du lit à la fenêtre. C’était un grand voyage. Il manquait de tom-ber deux ou trois fois en route, ce qui la faisait rire. Un jour, il s’assit par terre, et elle eut toutes les peines du monde à le rele-verrelever. Puis, elle lui fit entreprendre le tour de la pièce, en l’asseyant sur le canapé, les fauteuils, les chaises, tour de ce pe-titpetit monde, qui demandait une bonne heure. Enfin, il put risquer quelques pas tout seul. Elle se mettait devant lui, les mains ou-vertesouvertes, reculait en l’appelant, de façon à ce qu’il traversât la chambre pour retrouver l’appui de ses bras. Quand il boudait, qu’il refusait de marcher, elle ôtait son peigne qu’elle lui tendait comme un joujou. Alors, il venait le prendre, et il restait tran-quilletranquille, dans un coin, à jouer pendant des heures avec le peigne, à l’aide duquel il grattait doucement ses mains.
 
Un matin, Albine trouva Serge debout. Il avait déjà réussi à ouvrir un volet. Il s’essayait à marcher, sans s’appuyer aux meubles.
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– Tu as l’air d’un arbre qui marche.
 
Et elle l’adossa contre le mûrier, dans la pluie de soleil tombant des branches. Puis, elle le laissa, elle s’en alla d’un bond, en lui criant de ne pas bouger. Serge, les mains pendan-tes, tournait lentement la tête, en face du parc. C’était une en-fanceenfance. Les verdures pâles se noyaient d’un lait de jeunesse, bai-gnaientbaignaient dans une clarté blonde. Les arbres restaient puérils, les fleurs avaient des chairs de bambin, les eaux étaient bleues d’un bleu naïf de beaux yeux grands ouverts. Il y avait, jusque sous chaque feuille, un réveil adorable.
 
Serge s’était arrêté à une trouée jaune qu’une large allée faisait devant lui, au milieu d’une masse épaisse de feuillage ; tout au bout, au levant, des prairies trempées d’or semblaient le champ de lumière où descendait le soleil ; et il attendait que le matin prît cette allée pour couler jusqu’à lui. Il le sentait venir dans un souffle tiède, très faible d’abord, à peine effleurant sa peau, puis s’enflant peu à peu, si vif, qu’il en tressaillait tout en-tier. Il le goûtait venir, d’une saveur de plus en plus nette, lui apportant l’amertume saine du grand air, mettant à ses lèvres le régal des aromates sucrés, des fruits acides, des bois laiteux. Il le respirait venir avec les parfums qu’il cueillait dans sa course, l’odeur de la terre, l’odeur des bois ombreux, l’odeur des plantes chaudes, l’odeur des bêtes vivantes, tout un bouquet d’odeurs, dont la violence allait jusqu’au vertige. Il l’entendait venir, du vol léger d’un oiseau, rasant l’herbe, tirant du silence le jardin entier, donnant des voix à ce qu’il touchait, lui faisant sonner aux oreilles la musique des choses et des êtres. Il le voyait venir, du fond de l’allée, des prairies trempées d’or, l’air rose, si gai, qu’il éclairait son chemin d’un sourire, au loin gros comme une tache de jour, devenu en quelques bonds la splendeur même du soleil. Et le matin vint battre le mûrier contre lequel Serge s’adossait. Serge naquit dans l’enfance du matin.
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– Serge ! Serge, cria la voix d’Albine, perdue derrière les hauts buissons du parterre. N’aie pas peur, je suis là.
 
Mais Serge n’avait plus peur. Il naissait dans le soleil, dans ce bain pur de lumière qui l’inondait. Il naissait à vingt-cinq ans, les sens brusquement ouverts, ravi du grand ciel, de la terre heureuse, du prodige de l’horizon étalé autour de lui. Ce jardin, qu’il ignorait la veille, était une jouissance extraordinaire. Tout l’emplissait d’extase, jusqu’aux brins d’herbe, jusqu’aux pierres des allées, jusqu’aux haleines qu’il ne voyait pas et qui lui pas-saient sur les joues. Son corps entier entrait dans la possession de ce bout de nature, l’embrassait de ses membres ; ses lèvres le buvaient, ses narines le respiraient ; il l’emportait dans ses oreilles, il le cachait au fond de ses yeux. C’était à lui. Les roses du parterre, les branches hautes de la futaie, les rochers sonores de la chute des sources, les prés où le soleil plantait ses épis de lumière, étaient à lui. Puis, il ferma les yeux, il se donna la vo-luptévolupté de les rouvrir lentement, pour avoir l’éblouissement d’un second réveil.
 
– Les oiseaux ont mangé toutes les fraises, dit Albine, qui accourait, désolée. Tiens, je n’ai pu trouver que ces deux-là.
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– Jamais je ne t’avais vu.
 
Il avait certainement grandi. Vêtu d’un vêtement lâche, il était planté droit, un peu mince encore, les membres fins, la poitrine carrée, les épaules rondes. Son cou blanc, taché de brun à la nuque, tournait librement, renversait légèrement la tête en arrière. La santé, la force, la puissance, étaient sur sa face. Il ne souriait pas, il était au repos, avec une bouche grave et douce, des joues fermes, un nez grand, des yeux gris, très clairs, souve-rainssouverains. Ses longs cheveux, qui lui cachaient tout le crâne, retom-baient sur ses épaules en boucles noires ; tandis que sa barbe, légère, frisait à sa lèvre et à son menton laissant voir le blanc de la peau.
 
– Tu es beau, tu es beau ! répétait Albine, lentement ac-croupieaccroupie devant lui, levant des regards caressants. Mais pourquoi me boudes-tu, maintenant ? Pourquoi ne me dis-tu rien ?
 
Lui, sans répondre, demeurait debout. Il avait les yeux au loin, il ne voyait pas cette enfant à ses pieds. Il parla seul. Il dit, dans le soleil :
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Elle tomba, à peine murmurée, comme un souffle musical, un frisson de la chaleur et de la vie. Il y avait quelques jours déjà qu’Albine n’avait plus entendu la voix de Serge. Elle la retrou-vait, ainsi que lui, changée. Il lui sembla qu’elle s’élargissait dans le parc avec plus de douceur que la phrase des oiseaux, plus d’autorité que le vent courbant les branches. Elle était reine, elle commandait. Tout le jardin l’entendit, bien qu’elle eût passé comme une haleine, et tout le jardin tressaillit de l’allégresse qu’elle lui apportait.
 
– Parle-moi, implora Albine. Tu ne m’as jamais parlé ainsi. En haut, dans la chambre, quand tu n’étais pas encore muet, tu causais avec un babillage d’enfant… D’où vient donc que je ne reconnais plus ta voix ? Tout à l’heure, j’ai cru que ta voix des-cendaitdescendait des arbres, qu’elle m’arrivait du jardin entier, qu’elle était un de ces soupirs profonds qui me troublaient la nuit, avant ta venue… Écoute, tout se tait pour t’entendre parler en-core.
 
Mais il continuait à ne pas la savoir là. Et elle se faisait plus tendre.
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– Non, ne parle pas, si cela te fatigue. Assois-toi à mon cô-té. Nous resterons sur ce gazon, jusqu’à ce que le soleil tourne… Et, regarde, j’ai trouvé deux fraises. J’ai eu bien de la peine, va ! Les oiseaux mangent tout. Il y en a une pour toi, les deux si tu veux ; ou bien nous les partagerons, pour goûter à chacune… Tu me diras merci, et je t’entendrai.
 
Il ne voulut pas s’asseoir, il refusa les fraises qu’Albine jeta avec dépit. Elle-même n’ouvrit plus les lèvres. Elle l’aurait pré-férépréféré malade, comme aux premiers jours, lorsqu’elle lui donnait sa main pour oreiller et qu’elle le sentait renaître sous le souffle dont elle lui rafraîchissait le visage. Elle maudissait la santé, qui maintenant le dressait dans la lumière pareil à un jeune dieu indifférent. Allait-il donc rester ainsi, sans regard pour elle ? Ne guérirait-il pas davantage, jusqu’à la voir et à l’aimer ? Et elle rêvait de redevenir sa guérison, d’achever par la seule puissance de ses petites mains cette cure de seconde jeunesse. Elle voyait bien qu’une flamme manquait au fond de ses yeux gris, qu’il avait une beauté pâle, semblable à celle des statues tombées dans les orties du parterre. Alors, elle se leva, elle vint le re-prendre à la taille, lui soufflant sur la nuque pour l’animer. Mais, ce matin-là, Serge n’eut pas même la sensation de cette haleine qui soulevait sa barbe soyeuse. Le soleil avait tourné, il fallut rentrer. Dans la chambre, Albine pleura.
 
A partir de cette matinée, tous les jours, le convalescent fit une courte promenade dans le jardin. Il dépassa le mûrier, il alla jusqu’au bord de la terrasse, devant le large escalier dont les marches rompues descendaient au parterre. Il s’habituait au grand air, chaque bain de soleil l’épanouissait. Un jeune mar-ronniermarronnier, poussé d’une graine tombée, entre deux pierres de la balustrade, crevait la résine de ses bourgeons, déployait ses éventails de feuilles avec moins de vigueur que lui. Même un jour, il avait voulu descendre l’escalier ; mais, trahi par ses for-cesforces, il s’était assis sur une marche, parmi des pariétaires gran-diesgrandies dans les fentes des dalles. En bas, à gauche, il apercevait un petit bois de roses. C’était là qu’il rêvait d’aller.
 
– Attends encore, disait Albine. Le parfum des roses est trop fort pour toi. Je n’ai jamais pu m’asseoir sous les rosiers, sans me sentir toute lasse, la tête perdue, avec une envie très douce de pleurer… Va, je te mènerai sous les rosiers, et je pleu-rerai, car tu me rends bien triste.