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Jean, malade, se cassait la tête à chercher comment il pourrait bien ravoir Françoise. Il y avait déjà un mois qu’il l’avait tenue, justement là, dans ce blé que l’on battait ; et elle s’échappait sans cesse, peureuse. Il désespérait de jamais recommencer. C’était un désir croissant, une passion envahissante. Tout en conduisant ses bêtes, il se demandait pourquoi il n’irait pas carrément chez les Buteau réclamer Françoise en mariage. Rien encore ne l’avait fâché avec eux d’une façon ouverte et définitive. Il leur criait toujours un bonjour en passant. Et, dès que cette idée de mariage lui eut poussé comme le seul moyen de ravoir la fille, il se persuada que son devoir était là, qu’il serait un malhonnête homme, s’il ne l’épousait point.
 
Pourtant, le lendemain matin, lorsque Jean retourna à la machine, la peur le prit. Jamais il n’aurait osé risquer la démarche s’il n’avait vu Buteau et Françoise partir ensemble pour les champs. Il songea que Lise lui avait toujours été favorable, qu’il tremblerait moins avec elle ; et il s’échappa un instant, après avoir confié ses chevaux à un camarade.
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et il s’échappa un instant, après avoir confié ses chevaux à un camarade.
 
— Tiens, c’est vous, Jean ! cria Lise, relevée gaillardement de ses couches. On ne vous voit plus. Qu’arrive-t-il ?
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— Ce sera comme elle voudra, Jean… Moi, je ne suis pas de l’avis de Buteau, qui la trouve trop jeune. Elle va sur ses dix-huit ans, elle est bâtie à prendre deux hommes au lieu d’un… Et puis, on a beau s’aimer entre sœurs, n’est-ce pas ? maintenant que la voilà femme, je préférerais avoir à sa place une servante que je commanderais… Si elle dit oui, épousez-la. Vous êtes un bon sujet, ce sont les plus vieux coqs souvent qui sont les meilleurs.
 
C’était un cri qui lui échappait, cette désunion lente, grandie invinciblement entre elle et sa cadette, cette hostilité aggravée par les petites blessures de chaque jour, un sourd ferment de jalousie et de haine couvant depuis qu’un homme était là, avec ses volontés et ses appétits de mâle.
C’était un cri qui lui échappait, cette désunion lente,
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grandie invinciblement entre elle et sa cadette, cette hostilité aggravée par les petites blessures de chaque jour, un sourd ferment de jalousie et de haine couvant depuis qu’un homme était là, avec ses volontés et ses appétits de mâle.
 
Jean, heureux, lui mit un gros baiser sur chaque joue, lorsqu’elle eut ajouté :
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Les Buteau, en effet, baptisaient leur enfant, après bien des retards. D’abord, Lise avait exigé d’être tout à fait solide, voulant manger au repas. Puis, travaillée d’une pensée d’ambition, elle s’était obstinée à avoir les Charles pour parrain et marraine ; et ceux-ci, par condescendance, ayant accepté, il avait fallu attendre Mme Charles, qui venait de partir à Chartres donner un coup de main dans l’établissement de sa fille : on était à la foire de septembre, la maison de la rue aux Juifs ne désemplissait pas. D’ailleurs, ainsi que Lise l’avait dit à Jean, on devait être simplement en famille : Fouan, la Grande et les Delhomme, en dehors du parrain et de la marraine.
 
Mais, au dernier moment, de grosses difficultés se présentèrent avec l’abbé Godard, qui ne décolérait plus contre Rognes. Il s’était efforcé de prendre son mal en patience, les six kilomètres que lui coûtait chaque messe, les exigences taquines d’un village sans vraie religion, tant qu’il avait espéré que le conseil municipal finirait par se donner le luxe d’une paroisse. A bout de résignation, il ne pouvait se leurrer davantage, le conseil repoussait chaque année la réparation du presbytère, le maire Hourdequin déclarait le budget trop grevé déjà, seul l’adjoint Macqueron ménageait les prêtres, par de sourdes visées ambitieuses. Et l’abbé, n’ayant désormais aucun ménagement à garder, traitait Rognes durement, ne lui accordait du culte que le strict nécessaire, sans gâteries de prières en plus, de cierges et d’encens brûlés pour le plaisir. Aussi vivait-il dans de continuelles querelles avec les femmes. En juin surtout, une véritable bataille s’était livrée, à propos de la première communion. Cinq enfants, deux filles et trois garçons, suivaient le catéchisme qu’il faisait le dimanche, après la messe ; et, comme il lui aurait fallu revenir pour les confesser, il avait exigé qu’ils vinssent eux-mêmes le trouver à Bazoches-le-Doyen. De là, une première révolte des femmes : merci ! trois quarts de lieue pour l’aller, autant pour le retour ! est-ce qu’on savait comment ça tournait, dès que des garçons et des filles couraient ensemble ? Puis, l’orage éclata, terrible, lorsqu’il refusa nettement de célébrer à Rognes la cérémonie, la grand-messe chantée et le reste. Il entendait la célébrer dans sa paroisse, les cinq enfants étaient libres de s’y rendre, s’ils en avaient le désir. Pendant quinze jours, à la fontaine, les femmes en bégayèrent de colère : quoi donc ! il les baptisait, il les mariait, il les enterrait chez eux, et il ne voulait pas les y faire communier proprement ! Il s’obstina, ne dit qu’une messe basse, expédia les cinq communiants, n’ajouta pas une fleur, pas un orémus de consolation ; même il brutalisa les femmes, quand, vexées aux larmes de cette solennité bâclée ainsi, elles le supplièrent de chanter les vêpres. Rien du tout ! il leur donnait ce qu’il leur devait, elles auraient eu la grand-messe, les vêpres, tout enfin, à Bazoches, si leur mauvaise tête ne les avait pas mises en rébellion contre Dieu. Depuis cette brouille, une rupture était imminente entre l’abbé Godard et Rognes, le moindre heurt allait amener la catastrophe.
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l’adjoint Macqueron ménageait les prêtres, par de sourdes visées ambitieuses. Et l’abbé, n’ayant désormais aucun ménagement à garder, traitait Rognes durement, ne lui accordait du culte que le strict nécessaire, sans gâteries de prières en plus, de cierges et d’encens brûlés pour le plaisir. Aussi vivait-il dans de continuelles querelles avec les femmes. En juin surtout, une véritable bataille s’était livrée, à propos de la première communion. Cinq enfants, deux filles et trois garçons, suivaient le catéchisme qu’il faisait le dimanche, après la messe ; et, comme il lui aurait fallu revenir pour les confesser, il avait exigé qu’ils vinssent eux-mêmes le trouver à Bazoches-le-Doyen. De là, une première révolte des femmes : merci ! trois quarts de lieue pour l’aller, autant pour le retour ! est-ce qu’on savait comment ça tournait, dès que des garçons et des filles couraient ensemble ? Puis, l’orage éclata, terrible, lorsqu’il refusa nettement de célébrer à Rognes la cérémonie, la grand-messe chantée et le reste. Il entendait la célébrer dans sa paroisse, les cinq enfants étaient libres de s’y rendre, s’ils en avaient le désir. Pendant quinze jours, à la fontaine, les femmes en bégayèrent de colère : quoi donc ! il les baptisait, il les mariait, il les enterrait chez eux, et il ne voulait pas les y faire communier proprement ! Il s’obstina, ne dit qu’une messe basse, expédia les cinq communiants, n’ajouta pas une fleur, pas un orémus de consolation ; même il brutalisa les femmes, quand, vexées aux larmes de cette solennité bâclée ainsi, elles le supplièrent de chanter les vêpres. Rien du tout ! il leur donnait ce qu’il leur devait, elles auraient eu la grand-messe, les vêpres, tout enfin, à Bazoches, si leur mauvaise tête ne les avait pas mises en rébellion contre Dieu. Depuis cette brouille, une rupture était imminente entre l’abbé Godard et Rognes, le moindre heurt allait amener la catastrophe.
 
Lorsque Lise se rendit chez le curé, pour le baptême de sa petite, il parla de le fixer au dimanche, après la messe. Mais elle le pria de revenir le mardi, à deux heures, car la marraine ne rentrerait de Chartres que ce jour-là, dans la matinée ; et il finit par consentir, en recommandant d’être exact, décidé, criait-il, à ne pas attendre une seconde.
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matinée ; et il finit par consentir, en recommandant d’être exact, décidé, criait-il, à ne pas attendre une seconde.
 
Le mardi, à deux heures précises, l’abbé Godard était à l’église, essoufflé de sa course, mouillé par une averse brusque. Personne n’était encore arrivé. Il n’y avait qu’Hilarion, à l’entrée de la nef, en train de déblayer un coin du baptistère, encombré de vieilles dalles rompues, qu’on avait toujours vues là. Depuis la mort de sa sœur, l’infirme vivait de la charité publique, et le curé, qui lui glissait de temps en temps des pièces de vingt sous, avait eu l’idée de l’occuper à ce nettoyage, vingt fois résolu et sans cesse remis. Pendant quelques minutes, il s’intéressa à ce travail. Puis, il eut un premier sursaut de colère.
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— Mais qu’est-ce qu’ils font ? mais faudra donc les amener par les oreilles !
 
Enfin, il vit sortir, de chez les Buteau, la Grande, qui marchait de son air de vieille reine méchante, aussi droite et sèche qu’un chardon, malgré ses quatre-vingt-cinq ans. Un gros ennui effarait la famille : tous les invités étaient là, sauf la marraine, qu’on attendait vainement depuis le matin ; et M. Charles, confondu, répétait sans cesse que c’était bien étonnant, qu’il avait encore reçu une lettre la veille au soir, que sûrement Mme Charles, retenue peut-être à Cloyes, allait arriver d’un instant à l’autre. Lise, inquiète, sachant que le curé n’aimait guère attendre, avait fini par avoir l’idée de lui envoyer la Grande, pour le faire patienter.
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la veille au soir, que sûrement Mme Charles, retenue peut-être à Cloyes, allait arriver d’un instant à l’autre. Lise, inquiète, sachant que le curé n’aimait guère attendre, avait fini par avoir l’idée de lui envoyer la Grande, pour le faire patienter.
 
— Quoi donc ? lui demanda-t-il de loin, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?… Vous croyez peut-être que le bon Dieu est à vos ordres ?
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— On verra, qu’il vienne demain.
 
 
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Hilarion, qui avait compris, se mit à trembler tellement, qu’il faillit s’écraser les pieds, en laissant tomber son dernier morceau de dalle, dehors. Et il eut, quand il s’éloigna, un regard furtif sur sa grand-mère, un regard d’animal battu, épouvanté et soumis.
 
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Tous se regardèrent, Delhomme et Fanny hochèrent la tête, Fouan déclara :
 
a— Ça ne se peut pas, ce serait une sottise.
— Ç
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a ne se peut pas, ce serait une sottise.
 
— Mille pardons, monsieur le curé, dit M. Charles, qui crut devoir expliquer les choses en homme de belle éducation, c’est de notre faute, sans l’être… Ma femme m’avait formellement écrit qu’elle rentrerait ce matin. Elle est à Chartres…
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— Je sais bien que vos vaches ont plus de religion que vous… Adieu ! et trempez-le dans la mare, pour le baptiser, votre enfant de sauvages !
 
Il courut arracher son surplis, il retraversa l’église et s’en alla, dans un tel coup de tempête, que les gens du baptême, laissés ainsi en détresse, n’eurent pas le temps d’ajouter une parole, béants, les yeux écarquillés.
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s’en alla, dans un tel coup de tempête, que les gens du baptême, laissés ainsi en détresse, n’eurent pas le temps d’ajouter une parole, béants, les yeux écarquillés.
 
Mais le pis fut qu’à ce moment, comme l’abbé Godard dévalait dans la nouvelle rue à Macqueron, on vit arriver par la route une carriole, où se trouvaient Mme Charles et Élodie. La première expliqua qu’elle s’était arrêtée à Châteaudun, désireuse d’embrasser la chère petite, et qu’on lui avait permis de l’emmener en vacances, deux jours. Elle se montrait désolée du retard, elle n’avait pas même poussé jusqu’à Roseblanche pour déposer sa malle.
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— Et adieu, cette fois !
 
Les Buteau et leur monde, essoufflés d’avoir été menés d’un tel train, le regardèrent disparaître au coin de la place, dans l’envolement noir de sa soutane. Tout le village était aux champs, il n’y avait là que trois gamins, convoitant des dragées. Au milieu du grand silence, on entendait le ronflement lointain de la batteuse à vapeur, qui ne cessait pas.
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des dragées. Au milieu du grand silence, on entendait le ronflement lointain de la batteuse à vapeur, qui ne cessait pas.
 
Dès qu’on fut rentré chez les Buteau, à la porte desquels la carriole était restée avec la malle, on tomba d’accord qu’on allait boire un coup, puis qu’on reviendrait dîner le soir. Il n’était que quatre heures, qu’est-ce qu’on aurait fait ensemble, jusqu’à sept ? Alors, quand les verres et les deux litres furent sur la table de la cuisine, Mme Charles voulut absolument qu’on descendît la malle, pour faire ses cadeaux. Elle l’ouvrit, en tira la robe et le bonnet qui arrivaient un peu tard, sortit ensuite les six boîtes de bonbons qu’elle donnait à l’accouchée.
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— Dame ! les draps ne sont pas neufs. Voilà bien cinq ans qu’ils servent, et à la longue le frottement du corps, ça use… Vous voyez, ils ont un grand trou au milieu ; mais les bords sont encore bons, on peut tailler là-dedans une foule de choses.
 
Tous y mettaient le nez, et ils tâtaient avec des hochements de tête approbateurs, les femmes surtout, la Grande et Fanny, dont les lèvres pincées disaient l’envie sourde. Buteau, lui, avait un rire silencieux, aiguisé des gaudrioles qu’il retenait, par convenance ; tandis que Fouan et Delhomme, très graves, montraient le respect du linge, la vraie richesse après la terre.
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et Fanny, dont les lèvres pincées disaient l’envie sourde. Buteau, lui, avait un rire silencieux, aiguisé des gaudrioles qu’il retenait, par convenance ; tandis que Fouan et Delhomme, très graves, montraient le respect du linge, la vraie richesse après la terre.
 
— Quant aux chemises, continua Mme Charles, en les dépliant à leur tour, voyez donc ! elles ne sont pas usées du tout… Ah ! pour les déchirures, elles ne manquent pas, un vrai massacre ; et, comme on ne peut toujours les recoudre, que ça finit par faire des épaisseurs et que ce n’est guère riche, on préfère les jeter au vieux linge… Mais toi, Lise, tu en tireras un bon parti.
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— Mais bien sûr, ma chérie… C’est-à-dire, c’est le linge à ses demoiselles de magasin. Il en faut, va ! dans le commerce.
 
Dès que Lise eut tout fait disparaître dans son armoire, avec l’aide de Françoise, on trinqua enfin, on but à la santé de l’enfant baptisée, que la marraine avait nommée Laure, de son prénom. Puis, l’on s’oublia un instant, à causer ; et l’on entendit M. Charles, assis sur la malle, interroger Mme Charles, sans attendre d’être seul avec elle, dans l’impatience où il était de savoir comment les choses marchaient, là-bas. Il se passionnait encore, il rêvait toujours de cette maison, si énergiquement fondée autrefois, tant regrettée depuis. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Certes, leur fille Estelle avait de la poigne et de la tête ; mais, décidément, leur gendre Vaucogne, ce mollasson d’Achille, ne la secondait pas. Il passait les journées à fumer des pipes, il laissait tout salir, tout casser : ainsi les rideaux des chambres avaient des taches, la glace du petit salon rouge était fêlée, partout les pots à eau et les cuvettes s’ébréchaient, sans qu’il intervînt seulement ; et le bras d’un homme était si nécessaire, pour faire respecter le mobilier de la maison ! A chaque nouveau dégât qu’il apprenait ainsi, M. Charles poussait un soupir, ses bras tombaient, sa pâleur augmentait. Une dernière plainte, murmurée à voix plus basse, l’acheva.
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mollasson d’Achille, ne la secondait pas. Il passait les journées à fumer des pipes, il laissait tout salir, tout casser : ainsi les rideaux des chambres avaient des taches, la glace du petit salon rouge était fêlée, partout les pots à eau et les cuvettes s’ébréchaient, sans qu’il intervînt seulement ; et le bras d’un homme était si nécessaire, pour faire respecter le mobilier de la maison ! A chaque nouveau dégât qu’il apprenait ainsi, M. Charles poussait un soupir, ses bras tombaient, sa pâleur augmentait. Une dernière plainte, murmurée à voix plus basse, l’acheva.
 
— Enfin, il monte lui-même avec celle du 5, une grosse…
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— Eh ! Françoise, viens-tu ?
 
Lise, le nez dans un ragoût de veau aux carottes, et qui avait chargé sa sœur de surveiller une épinée de cochon à la broche, voulut empêcher celle-ci d’obéir. Mais Buteau, mal planté, parla de les rosser toutes les deux.
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avait chargé sa sœur de surveiller une épinée de cochon à la broche, voulut empêcher celle-ci d’obéir. Mais Buteau, mal planté, parla de les rosser toutes les deux.
 
— Nom de Dieu de femelles ! je vas vous foutre vos casseroles à la gueule !… Faut bien gagner du pain, puisque vous fricasseriez la maison pour la bâfrer avec les autres !
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Après dix minutes, Buteau jeta un léger cri. Les fléaux s’arrêtèrent, et il retourna la gerbe. Puis, les fléaux repartirent. Au bout de dix autres minutes, il commanda un nouvel arrêt, il ouvrit la gerbe. Jusqu’à six fois, elle dut ainsi passer sous les battoirs, avant que les grains fussent complètement détachés des épis, et qu’il pût nouer la paille. Une à une, les gerbes se succédaient. Durant deux heures, on n’entendit dans la maison que le toc-toc régulier des fléaux, que dominait au loin le ronflement prolongé de la batteuse à vapeur.
 
Françoise, maintenant, avait le sang aux joues, les poignets gonflés, la peau entière brûlante, dégageant autour d’elle comme une onde de flamme, qui tremblait, visible, dans l’air. Un souffle fort sortait de ses lèvres ouvertes. Des brins de paille s’étaient accrochés aux mèches envolées de ses cheveux. Et, à chaque coup, lorsqu’elle relevait le fléau, son genou droit tendait sa jupe, la hanche et le sein s’enflaient, crevaient l’étoffe, toute une ligne s’indiquait rudement, la nudité même de son corps de fille solide. Un bouton du corsage s’arracha, Buteau vit la chair blanche, sous la ligne hâlée du cou, une montée de chair que le tour de bras, continuellement, faisait saillir, dans le jeu puissant des muscles de l’épaule. Il semblait s’en exciter davantage, comme du coup de reins d’une bonne femelle, vaillante à la besogne ; et les fléaux s’abattaient toujours, le grain sautait, pleuvait en grêle, sous le toc-toc haletant du couple de batteurs.
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Et, à chaque coup, lorsqu’elle relevait le fléau, son genou droit tendait sa jupe, la hanche et le sein s’enflaient, crevaient l’étoffe, toute une ligne s’indiquait rudement, la nudité même de son corps de fille solide. Un bouton du corsage s’arracha, Buteau vit la chair blanche, sous la ligne hâlée du cou, une montée de chair que le tour de bras, continuellement, faisait saillir, dans le jeu puissant des muscles de l’épaule. Il semblait s’en exciter davantage, comme du coup de reins d’une bonne femelle, vaillante à la besogne ; et les fléaux s’abattaient toujours, le grain sautait, pleuvait en grêle, sous le toc-toc haletant du couple de batteurs.
 
A sept heures moins un quart, au jour tombant, Fouan et les Delhomme se présentèrent.
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— J’ai idée, père Fouan, qu’il a une demande à vous faire.
 
Quelle demande ? dit le vieux.
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Quelle demande ? dit le vieux.
 
Jean rougissait, et il balbutia, très contrarié que la chose s’engageât de la sorte, si vite, devant tous. Du reste, Buteau l’interrompit violemment, le regard rieur que sa femme jetait sur Françoise ayant suffi à le renseigner.
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— Qu’est-ce que ça te fiche, si je veux d’elle et si elle veut de moi !
 
Et il se tourna vers Françoise, pour qu’elle se prononçât. Mais elle restait effarée, raidie, sans avoir l’air de comprendre. Elle ne pouvait pas dire non, elle ne dit pas oui, pourtant. Buteau, d’ailleurs, la regardait à la tuer, à lui enfoncer le oui dans la gorge. Si elle se mariait, il la perdait, il perdait aussi la terre. La pensée brusque de cette conséquence acheva de l’enrager.
==[[Page:Emile Zola - La Terre.djvu/276]]==
perdait, il perdait aussi la terre. La pensée brusque de cette conséquence acheva de l’enrager.
 
— Voyons, papa, voyons, Delhomme, ça ne vous dégoûte pas, cette gamine à ce vieux bougre, qui n’est pas même du pays, qui vient on ne sait d’où, après avoir roulé partout sa bosse ?… Un menuisier manqué, qui s’est fait paysan, parce que, bien sûr, il avait à cacher quelque sale affaire !
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Béants, les Charles reçurent les mots à la volée, en plein visage. Mme Charles se précipita, comme pour couvrir de son corps Élodie qui écoutait, puis, la poussant vers le potager, elle cria elle-même très fort :
 
— Viens voir les salades, viens voir les choux… Oh ! les beaux choux ! Buteau continuait, inventant des détails, racontant que, lorsque l’une avait sa ration, c’était au tour de l’autre à se faire bourrer jusqu’à la gorge ; et il lâchait cela en termes crus, un flot d’égout charriant les mots abominables qu’on ne dit pas. Lise, étonnée simplement de cet accès brusque, se contentait de hausser les épaules, en répétant :
==[[Page:Emile Zola - La Terre.djvu/277]]==
faire bourrer jusqu’à la gorge ; et il lâchait cela en termes crus, un flot d’égout charriant les mots abominables qu’on ne dit pas. Lise, étonnée simplement de cet accès brusque, se contentait de hausser les épaules, en répétant :
 
— Il est fou, c’est pas Dieu possible ! il est fou.
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Il ramassa son fléau, il en fit tournoyer le battoir, et Jean n’eut que le temps de saisir l’autre fléau, celui de Françoise, pour se défendre. Il y eut des cris, on voulut se jeter entre eux ; mais ils étaient si terribles, qu’on recula. Les grands manches portaient les coups à plusieurs mètres, la cour en était balayée. Eux seuls restèrent, au milieu, à distance l’un de l’autre, élargissant le cercle de leurs moulinets. Ils ne disaient plus un mot, les dents serrées. On n’entendait que les claquements secs des pièces de bois, à chaque parade.
 
Buteau avait lancé le premier coup, et Jean, baissé encore, aurait eu la tête fracassée, s’il ne s’était jeté d’un saut en arrière. Tout de suite, d’un raidissement brusque des muscles : il leva, il abattit le fléau, comme un batteur écrasant le grain. Mais déjà l’autre tapait aussi, les deux battoirs de cornouiller se rencontrèrent, se replièrent sur leurs courroies, dans un vol fou d’oiseaux blessés. Trois fois, le même heurt se reproduisit. On ne voyait que ces bâtons, en l’air, tourner et siffler au bout des manches, toujours près de retomber et de fendre les crânes qu’ils menaçaient.
==[[Page:Emile Zola - La Terre.djvu/278]]==
des muscles : il leva, il abattit le fléau, comme un batteur écrasant le grain. Mais déjà l’autre tapait aussi, les deux battoirs de cornouiller se rencontrèrent, se replièrent sur leurs courroies, dans un vol fou d’oiseaux blessés. Trois fois, le même heurt se reproduisit. On ne voyait que ces bâtons, en l’air, tourner et siffler au bout des manches, toujours près de retomber et de fendre les crânes qu’ils menaçaient.
 
Delhomme et Fouan, pourtant, se précipitaient, lorsque les femmes crièrent. Jean venait de rouler dans la paille, pris en traître par Buteau, qui, d’un coup de fouet, à ras de terre, heureusement amorti, l’avait touché aux jambes. Il se remit debout, il brandit son fléau dans une rage que décuplait la douleur. Le battoir décrivit un large cercle, tomba à droite, lorsque l’autre l’attendait à gauche. Quelques lignes de plus, et la cervelle sautait. Il n’y eut que l’oreille d’effleurée. Le coup, obliquant, tapa en plein sur le bras, qui fut cassé net. L’os avait eu un bruit de verre qu’on brise.
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— Ah ! Caporal ! quelle cogne, cria-t-elle. L’os a fait clac ! C’était rien drôle !
 
Il ne répondit pas, ralentissant sa marche d’un air accablé. Et elle le suivit, elle siffla ses oies, qu’elle avait emmenées, pour avoir le prétexte de stationner et d’écouter derrière les murs. Lui, machinalement, retournait vers la batteuse, qui fonctionnait encore dans le jour finissant. Il songeait que c’était fichu, qu’il ne pourrait revoir les Buteau, que jamais on ne lui donnerait Françoise. Était-ce bête ! dix minutes venaient de suffire : une querelle qu’il n’avait pas cherchée, un coup si malheureux, juste au moment où les choses marchaient ! et jamais, jamais plus, maintenant ! Le ronflement de la machine, au fond du crépuscule, se prolongeait comme une grande plainte de détresse.
==[[Page:Emile Zola - La Terre.djvu/279]]==
batteuse, qui fonctionnait encore dans le jour finissant. Il songeait que c’était fichu, qu’il ne pourrait revoir les Buteau, que jamais on ne lui donnerait Françoise. Était-ce bête ! dix minutes venaient de suffire : une querelle qu’il n’avait pas cherchée, un coup si malheureux, juste au moment où les choses marchaient ! et jamais, jamais plus, maintenant ! Le ronflement de la machine, au fond du crépuscule, se prolongeait comme une grande plainte de détresse.
 
Mais il y eut une rencontre. Les oies de la Trouille, qu’elle rentrait, se trouvèrent, à l’angle d’un carrefour, en face des oies du père Saucisse, qui redescendaient toutes seules au village. Les deux jars, en tête, s’arrêtèrent brusquement, hanchant sur une patte, leurs grands becs jaunes tournés l’un vers l’autre ; et les becs de chaque bande, tous à la fois, suivirent le bec de leur chef, tandis que les corps hanchaient du même côté. Un instant, l’immobilité fut complète, on eût dit une reconnaissance en armes, deux patrouilles échangeant le mot d’ordre. Puis, l’œil rond et satisfait, l’un des jars continua tout droit, l’autre jars prit à gauche ; tandis que chaque troupe filait derrière le sien, allant à ses affaires, d’un déhanchement uniforme.