« La Terre/Troisième partie/5 » : différence entre les versions

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— Pourvu que la Coliche ne vêle pas en même temps que moi !… Ça en ferait, une affaire ! Ah ! bon sang ! nous serions propres !
 
On gâtait beaucoup la Coliche, qui était depuis dix ans dans la maison. Elle avait fini par être une personne de la famille. Les Buteau se réfugiaient près d’elle, l’hiver, n’avaient pas d’autre chauffage que l’exhalaison chaude de ses flancs. Et elle-même se montrait très affectueuse, surtout à l’égard de Françoise. Elle la léchait de sa langue rude, à la faire saigner, elle lui prenait, du bout des dents, des morceaux de sa jupe, pour l’attirer et la garder toute à elle. Aussi la soignait-on davantage, à mesure que le vêlage approchait : des soupes chaudes, des sorties aux bons moments de la journée, une surveillance de chaque heure. Ce n’était pas seulement qu’on l’aimât,
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c’étaient aussi les cinquante pistoles qu’elle représentait, le lait, le beurre, les fromages, une vraie fortune, qu’on pouvait perdre, en la perdant.
 
Depuis la moisson, une quinzaine venait de s’écouler. Dans le ménage, Françoise avait repris sa vie habituelle, comme s’il ne se fût rien passé entre elle et Buteau. Il semblait avoir oublié, elle-même évitait de songer à ces choses, qui la troublaient. Jean, rencontré et averti par elle, n’était pas revenu. Il la guettait au coin des haies, il la suppliait de s’échapper, de le rejoindre le soir, dans des fossés qu’il indiquait. Mais elle refusait, effrayée, cachant sa froideur sous des airs de grande prudence. Plus tard, quand on aurait moins besoin d’elle à la maison. Et, un soir qu’il l’avait surprise descendant chez Macqueron acheter du sucre, elle lui parla tout le temps de la Coliche, des os qui commençaient à se casser, du derrière qui s’ouvrait, signes certains auxquels lui-même déclara que ça ne pouvait pas aller bien loin, maintenant.
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Pliée en deux, tenant à pleins bras son ventre à elle, le brutalisant pour le punir, elle récriminait, elle lui parlait : est-ce qu’il n’allait pas lui foutre la paix ? il pouvait bien attendre ! C’étaient comme des mouches qui la piquaient aux flancs, et les coliques lui partaient des reins, pour lui descendre jusque dans les genoux. Elle refusait de se mettre au lit, elle piétinait, en répétant qu’elle voulait faire rentrer ça.
 
Vers dix heures, lorsqu’on eut couché le petit Jules, Buteau, ennuyé de voir que rien n’arrivait, décidé à dormir, laissa Lise et Françoise s’entêter dans l’étable, autour de la Coliche, dont les souffrances grandissaient.
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Toutes deux commençaient à être inquiètes, ça ne marchait guère, bien que le travail, du côté des os, parût fini. Le passage y était, pourquoi le veau ne sortait-il pas ? Elles flattaient la bête, l’encourageaient, lui apportaient des friandises, du sucre, que celle-ci refusait, la tête basse, la croupe agitée de secousses profondes. A minuit, Lise, qui jusque-là s’était tordue, se trouva brusquement soulagée : ce n’était encore, pour elle, qu’une fausse alerte, des douleurs errantes ; mais elle fut persuadée qu’elle avait rentré ça, comme elle aurait réprimé un besoin. Et, la nuit entière, elle et sa sœur veillèrent la Coliche, la soignant, faisant chauffer des torchons qu’elles lui appliquaient brûlants sur la peau ; tandis que l’autre vache, Rougette, la dernière achetée au marché de Cloyes, étonnée de cette chandelle qui brûlait, les suivait de ses gros yeux bleuâtres, ensommeillés.
 
Au soleil levant, Françoise, voyant qu’il n’y avait toujours rien, se décida à courir chercher leur voisine, la Frimat. Celle-ci était réputée pour ses connaissances, elle avait aidé tant de vaches, qu’on recourait volontiers à elle dans les cas difficiles, afin de s’éviter la visite du vétérinaire. Dès qu’elle arriva, elle eut une moue.
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— Pourtant, conclut-elle, v’là la bouteille qui vient… Faut attendre pour voir.
 
Alors, toute la matinée fut employée à regarder se former la bouteille, la poche que les eaux gonflent et poussent au-dehors. On l’étudiait, on la mesurait, on la jugeait : une bouteille tout de même qui en valait une autre, bien qu’elle s’allongeât, trop grosse. Mais, dès neuf heures, le travail s’arrêta de nouveau, la bouteille pendit, stationnaire, lamentable, agitée d’un balancement régulier, par
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les frissons convulsifs de la vache, dont la situation empirait à vue d’œil.
 
Lorsque Buteau rentra des champs pour déjeuner, il prit peur à son tour, il parla d’aller chercher Patoir, tout en frémissant à l’idée de l’argent que ça coûterait.
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— Vaudrait mieux ne pas le bousculer, dit sagement la Frimat. Il finira bien par sortir.
 
Françoise était de cet avis. Mais Buteau s’agitait, venait toucher les pieds à toutes minutes, en se fâchant de ce qu’ilsqu’
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ils ne s’allongeaient pas. Brusquement, il prit une corde, qu’il y noua d’un nœud solide, aidé de sa femme, aussi frémissante que lui ; et, comme justement la Bécu rentrait, amenée par son flair, on tira, tous attelés à la corde, Buteau d’abord, puis la Frimat, la Bécu, Françoise, Lise elle-même, accroupie, avec son gros ventre.
 
— Ohé hisse ! criait Buteau, tous ensemble !… Ah ! le chameau, il n’a pas grouillé d’un pouce, il est collé là-dedans !… Aïe donc ! aïe donc ! bougre !
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— Ça soulage tout de même.
 
On avait heureusement envoyé le petit Jules chez le cousin Delhomme, pour s’en débarrasser. Il était trois heures, on attendit jusqu’à sept. Rien ne vint, la maison étaité
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tait un enfer : d’un côté, Lise qui s’entêtait sur une vieille chaise, à se tortiller, en geignant ; de l’autre, la Coliche qui ne jetait qu’un cri, dans des frissons et des sueurs, d’un caractère de plus en plus grave. La seconde vache, Rougette, s’était mise à meugler de peur. Françoise alors perdit la tête, et Buteau, jurant, gueulant, voulut tirer encore. Il appela deux voisins, on tira à six, comme pour déraciner un chêne, avec une corde neuve, qui ne cassa pas, cette fois. Mais la Coliche, ébranlée, tomba sur le flanc et resta dans la paille, allongée, soufflante, pitoyable.
 
— Le bougre, nous ne l’aurons pas ! déclara Buteau en nage, et la garce y passera avec lui !
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Lorsque, deux heures plus tard, Patoir arriva enfin, il trouva tout au même point, la Coliche râlant sur le flanc, et Lise se tordant comme un ver, à moitié glissée de sa chaise. Il y avait vingt-quatre heures que les choses duraient.
 
— Pour laquelle, voyons ? demanda le vétérinaire, qui était d’esprit jovial.
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Pour laquelle, voyons ? demanda le vétérinaire, qui était d’esprit jovial.
 
Et, tout de suite, tutoyant Lise :
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— Ah ! le veau, on s’en fout, du veau !… Sauvez notre vache, monsieur Patoir, sauvez-la !
 
Alors, le vétérinaire, qui avait apporté un grand tablier bleu, se fit prêter un pantalon de toile ; et, s’étant mis tout
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nu dans un coin, derrière la Rougette, il enfila simplement le pantalon, puis attacha le tablier à ses reins. Quand il reparut, avec sa bonne face de dogue, gros et court dans ce costume léger, la Coliche souleva la tête, s’arrêta de se plaindre, étonnée sans doute. Mais personne n’eut un sourire, tellement l’attente serrait les cœurs.
 
— Allumez des chandelles !
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— Mais, nom de Dieu ! va donc faire ton affaire chez toi, laisse-moi faire la mienne ici ! Ça me dérange, ça me tape sur les nerfs, parole d’honneur ! de t’entendre pousser derrière moi… Voyons, est-ce qu’il y a du bon sens ? emmenez-la, vous autres !
 
La Frimat et la Bécu se décidèrent à prendre chacune Lise sous un bras et à la conduire dans sa chambre. Elle s’abandonnait, elle n’avait plus la force de résister. Mais, en traversant la cuisine, où brûlait une chandelle solitaire, elle exigea pourtant qu’on laissât toutes les portes ouvertes, dans l’idée qu’elle serait ainsi moins loin. Déjà, la Frimat avait préparé le lit de misère, selon l’usage des campagnes : un simple drap jeté au milieu de la pièce, sur une botte de paille, et trois chaises renversées. Lise s’accroupit, s’écartela, adossée à une des chaises, la jambe droite contre la seconde, la gauche contre la troisième. Elle ne s’était pas même déshabillée, ses pieds s’arc-boutaient dans leurs savates, ses bas bleus montaient à ses genoux ; et sa jupe rejetée sur sa gorge, découvrait son
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ventre monstrueux, ses cuisses grasses, très blanches, si élargies, qu’on lui voyait jusqu’au cœur.
 
Dans l’étable, Buteau et Françoise étaient restés pour éclairer Patoir, tous les deux assis sur leurs talons, approchant chacun une chandelle, tandis que le vétérinaire, allongé de nouveau, pratiquait au bistouri une section autour du jarret de gauche. Il décolla la peau, tira sur l’épaule qui se dépouilla et s’arracha. Mais Françoise, pâlissante, défaillante, laissa tomber sa chandelle et s’enfuit en criant :
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— Bon ! voilà que vous crevez la bouteille, vous aussi !
 
En effet, les eaux étaient parties d’un jet brusque, que la paille, sous le drap, but tout de suite ; et les derniers efforts de l’expulsion commencèrent. Le ventre nu poussait malgré lui, s’enflait à éclater, pendant que les jambes, avec leurs bas bleus, se repliaient et s’ouvraient,
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d’un mouvement inconscient de grenouille qui plonge.
 
— Voyons, reprit la Bécu, pour vous tranquilliser, j’y vas aller, moi, et je vous donnerai des nouvelles.
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— Bien sûr, bien sûr, murmura Buteau, en retournant dans l’étable avec lui. Tout de même, c’est vous qui l’avez coupé.
 
Par terre, Lise, entre ses trois chaises, était parcourue d’une houle, qui lui descendait des flancs, sous la peau,
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pour aboutir, au fond des cuisses, en un élargissement continu des chairs. Et Françoise, qui jusque-là n’avait pas vu, dans sa désolation, demeura tout d’un coup stupéfaite, debout devant sa sœur, dont la nudité lui apparaissait en raccourci, rien que les angles relevés des genoux, à droite et à gauche de la boule du ventre, que creusait une cavité ronde. Cela était si inattendu, si défiguré, si énorme, qu’elle n’en fut pas gênée. Jamais elle ne se serait imaginé une chose pareille, le trou bâillant d’un tonneau défoncé, la lucarne grande ouverte du fenil, par où l’on jetait le foin, et qu’un lierre touffu hérissait de noir. Puis, quand elle remarqua qu’une autre boule, plus petite, la tête de l’enfant, sortait et rentrait à chaque effort, dans un perpétuel jeu de cache-cache, elle fut prise d’une si violente envie de rire, qu’elle dut tousser, pour qu’on ne la soupçonnât pas d’avoir mauvais cœur.
 
— Un peu de patience encore, déclara la Frimat. Ça va y être.
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— Oh ! oui, oh ! oui, et personne ne me plaint… Si l’on me plaignait… Oh ! là, là, ça recommence, il ne sortira donc pas !
 
Ça pouvait durer longtemps, lorsque des exclamations vinrent de l’étable. C’était Patoir, qui, étonné de voir la Coliche s’agiter et meugler encore, avait soupçonné la présence d’un second veau ; et, en effet, replongeant la main, il en avait tiré un, sans difficulté aucune cette fois, comme il aurait sorti un mouchoir de sa poche. Sa gaieté de gros homme farceur fut telle, qu’il oublia la décence, au point de courir dans la chambre de l’accouchée,
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portant le veau, suivi de Buteau qui plaisantait aussi.
 
— Hein ! ma grosse, t’en voulais un… Le v’là !
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— C’est une fille, déclara la Frimat.
 
— Non, non, fit Lise, je n’en veux pas, je veux un garçon.
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Non, non, fit Lise, je n’en veux pas, je veux un garçon.
 
— Alors, je la renfile, ma belle, et tu feras un garçon demain.
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Lui ricanait, la voix étranglée.
 
— Voyons, qu’est-ce que ça te fout ?… Je suis bon pour vous deux.
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Voyons, qu’est-ce que ça te fout ?… Je suis bon pour vous deux.
 
Il la connaissait bien, il savait qu’elle ne crierait pas. En effet, elle résistait sans une parole, trop fière pour appeler sa sœur, ne voulant mettre personne dans ses affaires, pas même celle-ci. Il l’étouffait, il était sur le point de la vaincre.