« La Terre/Troisième partie/3 » : différence entre les versions
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Ils trouvèrent le vieux dans son effarement habituel, piétinant au hasard, hébété devant un tas de bois, qu’il voulait scier, sans en avoir la force. Ce matin-là, ses pauvres mains tremblaient plus encore que de coutume, car il avait eu, la veille, à subir une rude attaque de Jésus-Christ, qui, pour lui faire vingt francs, en vue de la fête du lendemain, était venu jouer le grand jeu, beuglant à le rendre fou, se traînant par terre, menaçant de se percer le cœur d’un coutelas, apporté exprès dans sa manche. Et il avait donné les vingt francs, il l’avoua tout de suite au notaire, d’un air d’angoisse.
Alors, M. Baillehache profita de la circonstance.
Il jetait un regard oblique sur Delhomme, qui affectait de ne pas intervenir. Mais, quand celui-ci remarqua ce regard de défiance, il parla.
Et ni son gendre, ni le notaire, ne purent en tirer davantage. Il se plaignait qu’on le bousculât, son autorité peu à peu morte se réfugiait dans cette obstination de vieil homme, même contraire à son bien-être. En dehors de sa vague épouvante à l’idée de n’avoir plus de maison, lui qui souffrait déjà tant de n’avoir plus de terres, il disait non, parce que tous voulaient lui faire dire oui. Ces bougres-là avaient donc à y gagner ? Il dirait oui, quand ça lui plairait.
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La veille, Jésus-Christ, enchanté, ayant eu la faiblesse de montrer à la Trouille les quatre pièces de cent sous, ne s’était endormi qu’en les tenant dans son poing fermé ; car la garce, la dernière fois, lui en avait effarouché une sous son traversin, en profitant de ce qu’il était rentré gris, pour prétendre qu’il devait l’avoir perdue. A son réveil, il eut une terreur, son poing avait lâché les pièces, dans le sommeil ; mais il les retrouva sous ses fesses, toutes chaudes, et cela le secoua d’une joie énorme, salivant déjà à la pensée de les casser chez Lengaigne : c’était la fête, cochon qui reviendrait chez soi avec de la monnaie ! Vainement, pendant la matinée, la Trouille le cajola pour qu’il lui en donnât une, une toute petite, disait-elle. Il la repoussait, il ne fut même pas reconnaissant des œufs volés qu’elle lui servit en omelette. Non ! ça ne suffisait pas d’aimer bien son père, l’argent était fait pour les hommes. Alors, elle s’habilla de rage, mit sa robe de popeline bleue, un cadeau des temps de bombance, en disant qu’elle aussi allait s’amuser. Et elle n’était pas à vingt mètres de la porte, qu’elle se retourna, criant :
La main levée, elle montrait, au bout de ses doigts minces, une belle pièce de cent sous qui luisait comme un soleil.
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Jésus-Christ n’était sévère que sur un point, la morale. Aussi, une demi-heure plus tard, entra-t-il dans une grande colère. Il s’en allait à son tour, il fermait sa porte, lorsqu’un paysan endimanché, qui passait en bas, sur la route, le héla.
Alors, il leva ses deux poings au ciel, furieusement.
Il était rentré chez lui, pour décrocher, derrière la porte, à gauche, le grand fouet de routier dont il ne se servait que dans ces occasions ; et il partit, le fouet sous le bras, se courbant, filant le long des buissons, comme à la chasse, afin de tomber sur les amoureux sans être vu.
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Mais, lorsqu’il déboucha, au détour de la route, Nénesse qui faisait le guet, du haut d’un tas de pierres, l’aperçut. C’était Delphin qui était sur la Trouille, et chacun son tour d’ailleurs, l’un en sentinelle avancée, lorsque l’autre rigolait.
Il avait vu le fouet, il détala comme un fièvre, à travers champs.
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Dans le fossé herbu, la Trouille, d’une secousse, avait jeté Delphin de côté. Ah ! fichu sort, son père ! Et elle eut pourtant la présence d’esprit de donner au gamin la pièce de cent sous.
Jésus-Christ arrivait en ouragan, ébranlant la terre de son galop, faisant tournoyer son grand fouet, dont les claquements sonnaient ainsi que des coups de feu.
Dans sa rage, lorsqu’il eut reconnu le fils au garde champêtre, il le manqua, pendant que celui-ci, mal reculotté, s’enfuyait à quatre pattes parmi les ronces. Elle, empêtrée, la jupe en l’air, ne pouvait nier. D’un coup, qui cingla les cuisses, il la mit debout, la tira hors du fossé. Et la chasse commença.
La Trouille, sans une parole, habituée à ces courses, galopait avec des sauts de chèvre. L’ordinaire tactique de son père était de la ramener ainsi à la maison, où il l’enfermait. Aussi essayait-elle de s’échapper vers la plaine, espérant le lasser. Cette fois, elle faillit réussir, grâce à une rencontre. Depuis un instant, M. Charles et Élodie, qu’il menait à la fête, étaient là, arrêtés, plantés au milieu de la route. Ils avaient tout vu, la petite les yeux écarquillés de stupéfaction innocente, lui rouge de honte, crevant d’indignation bourgeoise. Et le pis encore fut que cette Trouille impudique, en le reconnaissant, voulut se mettre sous sa protection. Il la repoussa, mais le fouet arrivait ; et, pour l’éviter, elle tourna autour de son oncle et de sa cousine, tandis que son père, avec des jurons et des mots de caserne, lui reprochait sa conduite, tournant, lui aussi, claquant à la volée, de toute la vigueur de son bras. M. Charles, emprisonné dans ce cercle abominable, étourdi, ahuri, dut se résigner à enfoncer la face d’Élodie dans son gilet. Et il perdait la tête à ce point, qu’il devint lui-même très grossier.
Délogée, la Trouille sentit qu’elle était perdue. Un coup de fouet, qui l’enveloppa aux aisselles, la fit virer comme une toupie ; un autre la culbuta, en lui arrachant une mèche de cheveux. Dès lors, ramenée dans le bon chemin, elle n’eut plus que l’idée de rentrer au terrier, le plus vivement possible. Elle sauta les haies, franchit les fossés, coupa à travers les vignes, sans craindre de s’empaler au milieu des échalas. Mais ses petites jambes ne pouvaient lutter, les coups pleuvaient sur ses épaules rondes, sur ses reins encore frémissants, sur toute cette chair de fillette précoce, qui s’en moquait d’ailleurs, qui finissait par trouver ça drôle, d’être chatouillée si fort. Ce fut en riant d’un rire nerveux qu’elle rentra d’un bond et qu’elle se réfugia dans un coin, où le grand fouet ne l’atteignait plus.
Elle jura qu’elle les avait perdus en courant. Mais il ricana d’incrédulité, et il la fouilla. Comme il ne trouvait rien, il s’emporta de nouveau.
Et il s’en alla, hors de lui, en l’enfermant, en criant qu’elle resterait là toute seule jusqu’au lendemain, car il comptait ne pas rentrer.
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Cependant, Jésus-Christ arrivait chez Lengaigne, quand il rencontra Bécu, qui avait sa plaque astiquée sur une blouse neuve. Il l’apostropha violemment.
Du coup, Bécu se fâcha.
Les deux hommes, nez à nez, se mangeaient. Et, brusquement, il y eut une détente, leur fureur tomba.
Alors, l’autre, très gai, sortit une première pièce de cinq francs, la fit sauter, se la planta dans l’œil.
Ils entrèrent chez Lengaigne, ricanant d’aise, se poussant d’une grande tape affectueuse. Cette année-là, Lengaigne avait eu une idée : comme le propriétaire du bal forain refusait de venir monter sa baraque, dégoûté de n’avoir pas fait ses frais, l’année précédente, le cabaretier s’était lancé à installer un bal dans sa grange, contiguë à la boutique, et dont la porte charretière ouvrait sur la route ; même il avait percé la cloison, les deux salles communiquaient maintenant. Et cette idée lui attirait la clientèle du village entier, son rival Macqueron enrageait, en face, de n’avoir personne.
Mais, comme Flore le servait, effarée, radieuse de tant de monde, il s’aperçut qu’il avait coupé la lecture d’une lettre que Lengaigne faisait à voix haute, debout au milieu d’un groupe de paysans. Interrogé, celui-ci répondit avec importance que c’était une lettre de son fils Victor, écrite du régiment.
Faut nous recommencer ça.
Et la lettre, dans ses quatre pages d’écriture appliquée, ne contenait guère autre chose. Le même détail revenait à l’infini, en phrases qui s’allongeaient. Tous, du reste, se récriaient chaque fois sur le prix du vin : il y avait des pays comme ça, fichue garnison ! Aux dernières lignes, perçait une tentative de carotte, douze francs demandés pour remplacer une paire de souliers perdus.
Après les deux litres, Jésus-Christ en demanda deux autres, du vin bouché, à vingt sous ; il payait à mesure, pour étonner, cognant son argent sur la table, révolutionnant le cabaret ; et, quand la première pièce de cinq francs fut bue, il en tira une seconde, se la vissa de nouveau dans l’œil, cria que lorsqu’il n’y en avait plus, il y en avait encore. L’après-midi s’écoula de la sorte, dans la bousculade des buveurs qui entraient et qui sortaient, au milieu de la soûlerie montante. Tous, si mornes et si réfléchis en semaine, gueulaient, tapaient des poings, crachaient violemment. Un grand maigre eut l’idée de se faire raser, et Lengaigne, tout de suite, l’assit parmi les autres, lui gratta le cuir si rudement, qu’on entendait le rasoir sur la couenne, comme s’il avait échaudé un cochon. Un deuxième prit la place, ce fut une rigolade. Et les langues allaient leur train, on daubait sur le Macqueron, qui n’osait plus sortir. Est-ce que ce n’était pas sa faute, à cet adjoint manqué, si le bal avait refusé de venir ? On s’arrange. Mais bien sûr qu’il aimait mieux voter des routes, pour se faire payer trois fois leur valeur les terrains qu’il donnait. Cette allusion souleva une tempête de rires. La grosse Flore, dont ce jour-là devait rester le triomphe, courait à la porte éclater d’une gaieté insultante, chaque fois qu’elle voyait passer, derrière les vitres d’en face, le visage verdi de Coelina.
Comme la nuit était tombée, et qu’on allumait les lampes à pétrole, la Bécu entra, venant chercher son homme. Mais une terrible partie de cartes s’était engagée.
Il la regarda fixement, d’un air majestueux d’ivrogne.
Alors, Jésus-Christ déborda.
Il feignit de se fouiller longuement. Puis, tout d’un coup, il sortit sa troisième pièce, qu’il tint en l’air.
On se tordit, un gros faillit s’en étrangler. Ce bougre de Jésus-Christ était tout de même bien rigolo ! Et il y en avait qui faisaient la farce de le tâter du haut en bas, comme s’il avait eu des écus dans la viande, pour en sortir ainsi jusqu’à plus soif.
Elle était très sale, ne sachant pas, disait-elle, qu’elle resterait à la fête ; et elle riait, chafouine, noire, d’une maigreur rouillée de vieille aiguille ; tandis que le gaillard, sans tarder, lui empoignait les cuisses à nu sous la table. Le mari, ivre mort, bavait, ricanait, gueulait que la garce n’en aurait pas trop de deux.
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Dix heures sonnaient, le bal commença. Par la porte de communication, on voyait flamber les quatre lampes, que des fils de fer attachaient aux poutres. Clou, le maréchal-ferrant, était là, avec son trombone, ainsi que le neveu d’un cordier de Bazoches-le-Doyen, qui jouait du violon. L’entrée était libre, on payait deux sous chaque danse. La terre battue de la grange venait d’être arrosée, à cause de la poussière. Quand les instruments se taisaient, on entendait, au-dehors, les détonations du tir, sèches et régulières. Et la route, si sombre d’habitude, était incendiée par les réflecteurs des deux autres baraques, le bimbelotier étincelant de dorures, le jeu de tournevire, orné de glaces et tendu de rouge comme une chapelle.
C’était la Trouille, en effet, qui faisait son entrée au bal, suivie de Delphin et de Nénesse ; et le père ne semblait pas surpris de la voir là, bien qu’il l’eût enfermée. Outre le nœud rouge qui éclatait dans ses cheveux, elle avait au cou un épais collier en faux corail, des perles de cire à cacheter, saignantes sur sa peau brune. Tous trois, du reste, las de rôder devant les baraques, étaient hébétés et empoissés d’une indigestion de sucreries. Delphin, en blouse, avait la tête nue, une tête ronde et inculte de petit sauvage, ne se plaisant qu’au grand air. Nénesse, tourmenté déjà d’un besoin d’élégance citadine, était vêtu d’un complet acheté chez Lambourdieu, un de ces étroits fourreaux cousus à la grosse dans la basse confection de Paris ; et il portait un chapeau melon, en haine de son village, qu’il méprisait.
Il la fit boire dans son verre, tandis que la Bécu demandait sévèrement à Delphin :
Mais Bécu intervint, ricanant et flatté au souvenir des gaillardises précoces de son fils.
La Trouille se mit à rire.
Le bal s’animait, on n’entendait que le trombone de Clou, pétaradant et étouffant le jeu grêle du petit violon. La terre battue, trop arrosée, faisait boue sous les lourdes semelles ; et, bientôt, de toutes les cottes remuées, des vestes et des corsages que mouillaient, aux aisselles, de larges taches de sueur, il monta une violente odeur de bouc, qu’accentuait l’âcreté filante des lampes. Mais, entre deux quadrilles, une chose émotionna, l’entrée de Berthe, la fille aux Macqueron, vêtue d’une toilette de foulard, pareille à celles que les demoiselles du percepteur portaient à Cloyes, le jour de la Saint-Lubin. Quoi donc ? ses parents lui avaient-ils permis de venir ? ou bien, derrière leur dos, s’était-elle échappée ? Et l’on remarqua qu’elle dansait uniquement avec le fils d’un charron, que son père lui avait défendu de voir, à cause d’une haine de famille. On en plaisantait : paraît que ça ne l’amusait plus, de se détruire la santé toute seule !
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Jésus-Christ, depuis un instant, bien qu’il fût très gris, s’était avisé de la sale tête de Lequeu, planté à la porte de communication, regardant Berthe sauter aux bras de son galant. Et il ne put se tenir.
Lequeu, furieux d’avoir été deviné, tourna le dos, resta là, immobile, dans un de ces silences d’homme supérieur, où il s’enfermait, par prudence et dédain. Et, Lengaigne s’étant avancé, Jésus-Christ le harponna. Hein ? lui avait-il lâché son affaire, à ce chieur d’encre ! On lui en donnerait, des filles riches ! Ce n’était point que N’en-a-pas fût si chic, car elle n’avait des cheveux que sur la tête ; et, très allumé, il affirma la chose comme s’il l’avait vue. Ça se disait de Cloyes à Châteaudun, les garçons en rigolaient, pas un poil, parole d’honneur ! la place aussi nue qu’un menton de curé, Tous alors, stupéfiés du phénomène, se haussèrent pour contempler Berthe, en la suivant avec une légère grimace de répugnance, chaque foi que la danse la ramenait, très blanche dans le vol de ses jupes.
Celui-ci répondit, d’un air de vanité :
Suzanne, maintenant, était à Paris, dans la haute, disait-on. Il se montrait discret, parlait d’une belle place. Mais des paysans entraient toujours, et un fermier lui ayant demandé des nouvelles de Victor, il sortit de nouveau la lettre. « Mes chers parents, c’est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre… » On l’écoutait, des gens qui l’avaient déjà entendue cinq ou six fois, se rapprochaient. Il y avait bien seize sous le litre ? oui, seize sous !
A ce moment, Jean parut. Il alla tout de suite donner un coup d’œil dans le bal, comme s’il y cherchait quelqu’un. Puis, il revint, désappointé, inquiet. Depuis deux mois, il n’osait plus faire de si fréquentes visites chez Buteau, car il le sentait froid, presque hostile. Sans doute, il avait mal caché ce qu’il éprouvait pour Françoise, cette amitié croissante qui l’enfiévrait à cette heure, et le camarade s’en était aperçu. Ça devait lui déplaire, déranger des calculs.
Jean accepta ; et quand il eut trinqué :
En effet, Buteau entrait, mais seul. Lentement, il fit le tour du cabaret, donna des poignées de main ; puis, arrivé devant la table de son père et de son beau-frère, il resta debout, refusant de s’asseoir, ne voulant rien prendre.
Buteau le regarda fixement, de ses petits yeux durs.
Mais une scène, près d’eux, coupa court, en les intéressant. Jésus-Christ s’empoignait avec Flore. Il demandait un litre de rhum pour faire un brûlot, et elle refusait de l’apporter.
Il avait caché dans son poing sa quatrième pièce de cent sous, il se pinça le nez entre deux doigts, souffla fortement, et eut l’air d’en tirer la pièce, qu’il promena ensuite comme un ostensoir.
Une acclamation ébranla les murs, et Flore, subjuguée, apporta le litre de rhum et du sucre. Il fallut encore un saladier. Ce bougre de Jésus-Christ tint alors la salle entière, en remuant le punch, les coudes hauts, sa face rouge allumée par les flammes, qui achevaient de surchauffer l’air, le brouillard opaque des lampes et des pipes. Mais Buteau, que la vue de l’argent avait exaspéré, éclata tout d’un coup.
L’autre le prit à la rigolade.
L’ivrogne tapa sa cuiller, déchaîna une tempête de feu dans le saladier, en étouffant de rire.
Du coup, Jésus-Christ s’anima. Son punch s’éteignait, il se carra, se renversa sur sa chaise, en voyant que tous les buveurs se taisaient et écoutaient, pour juger.
Les paysans rirent encore, pendant que Buteau, surpris par la rudesse de cette attaque, se contentait de bégayer :
Un silence de mort se faisait peu à peu dans le cabaret. Personne ne riait plus, les faces inquiètes des paysans se tournaient vers ce grand diable, qui lâchait dans l’ivresse le pêle-mêle baroque de ses opinions, les idées de l’ancien troupier d’Afrique, du rouleur de villes, du politique de marchands de vin. Ce qui surnageait, c’était l’homme de 48, le communiste humanitaire, resté à genoux devant 89.
Bécu, trop ivre pour défendre l’autorité, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit des restrictions.
Un murmure d’approbation courut, et Buteau prit sa revanche.
Les rires recommencèrent, et Jésus-Christ perdit toute mesure, se mit debout, en tapant des poings.
Déjà Lequeu, après avoir écouté d’un air fermé, était parti, en fonctionnaire qui ne pouvait se compromettre plus longtemps. Fouan et Delhomme, le nez dans leur chope, ne soufflaient mot, honteux, sachant que, s’ils intervenaient, l’ivrogne crierait davantage. Aux tables voisines, les paysans finissaient par se fâcher : comment ? leurs biens n’étaient pas à eux, on viendrait les leur prendre ? et ils grondaient, ils allaient tomber, sur « le partageu », le jeter dehors à coups de poing, lorsque Jean se leva. Il ne l’avait pas quitté du regard, ne perdant pas une de ses paroles, la face sérieuse, comme s’il eût cherché ce qu’il y avait de juste, dans ces choses qui le révoltaient.
Ce garçon si froid, cette remarque si sage, calmèrent subitement Jésus-Christ. Il retomba sur sa chaise, en déclarant qu’il s’en foutait, après tout. Et il recommença ses farces : il embrassa la Bécu, dont le mari dormait sur la table, assommé, il acheva le punch, en buvant au saladier. Les rires avaient repris, dans la fumée épaisse.
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Au fond de la grange, on dansait toujours, Clou enflait les accompagnements de son trombone, dont le tonnerre étouffait le chant grêle du petit violon. La sueur coulait des corps, ajoutait son âcreté à la puanteur filante des lampes. On ne voyait plus que le nœud rouge de la Trouille, qui tournait aux bras de Nénesse et de Delphin, à tour de rôle. Berthe, elle aussi, était encore là, fidèle à son galant, ne dansant qu’avec lui. Dans un coin, des jeunes gens qu’elle avait éconduits, ricanaient : dame ! si ce godiche ne tenait pas à ce qu’elle en eût, elle avait raison de le garder, car on en connaissait d’autres qui, malgré son argent, auraient bien sûr attendu qu’il lui en poussât, pour voir à l’épouser.
Puis, dehors, lorsque Jean les eut quittés, le vieux marcha en silence, ayant l’air de ruminer les choses qu’il venait d’entendre ; et, brusquement, comme si ces choses l’avaient décidé, il se tourna vers son gendre.
Lentement, il rentra seul. Mais son cœur était gros, ses pieds butaient sur la route noire, une tristesse affreuse le faisait chanceler, ainsi qu’un homme ivre. Déjà il n’avait plus de terre, et bientôt il n’aurait plus de maison. Il lui semblait qu’on sciait les vieilles poutres, qu’on enlevait les ardoises, au-dessus de sa tête. Désormais, il n’avait pas même une pierre où s’abriter, il errait par les campagnes comme un pauvre, nuit et jour, continuellement ; et, quand il pleuvrait, la pluie froide, la pluie sans fin, tomberait sur lui.
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