« L’Œuvre (Zola)/9 » : différence entre les versions

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L’idée qu’il n’avait peut-être pas choisi, là-bas, sur nature, le meilleur éclairage, le tourmentait. Peut-être un effet de matin aurait-il mieux valu ? peut-être aurait-il dû choisir un temps gris ? Il retourna au pont des Saints-Pères, il y vécut trois mois encore.
 
À
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toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par
 
À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, un jour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut la voir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales, lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvres reste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rose par le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que, lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau qui tombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb, mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte, n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaient les toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à son déclin, se laissant reprendre par
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la nuit montée peu à peu de la rivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braise d’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui se rallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres qui lançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant ces vingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel que fût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue la première fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cette Cité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans la transparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, que traversait un vol de petits nuages.
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de sable ; des bêtes et des hommes tiraient, s’essoufflaient, sur les gros pavés en pente qui descendaient, jusqu’à l’eau, à ce bord de granit où s’amarrait une double rangée de chalands et de péniches ; et, pendant des semaines, il s’était appliqué à une étude, des ouvriers déchargeant un bateau de plâtre, portant sur l’épaule des sacs blancs, laissant derrière eux un chemin blanc, poudrés de blanc eux-mêmes, tandis que, près de là, un autre bateau, vide de son chargement de charbon, avait maculé la berge d’une large tache d’encre. Ensuite, il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu’un lavoir à l’autre plan, les châssis vitrés ouverts, les blanchisseuses alignées, agenouillées au ras du courant, tapant leur linge. Dans le milieu il étudia une barque menée à la godille par un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur du touage qui se halait sur sa chine et remontait un train de tonneaux et de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il en recommença pourtant des morceaux, les deux trouées de la Seine, un grand ciel tout seul où ne s’élevaient que les flèches et les tours dorées de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussi perdu qu’un creux lointain de roches, rarement un curieux le dérangeait, les pêcheurs à la ligne passaient avec le mépris de leur indifférence, il n’avait guère pour compagnon que le chat du surveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans le tumulte du monde d’en haut.
 
Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques jours une esquisse d’ensemble, et la grande œuvre fut commencée. Mais, durant tout l’été, il s’engagea, rue Tourlaque, entre lui et sa toile immense, une première bataille ; car il s’était obstiné à
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à vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s’en tirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindre déviation de ce tracé mathématique, dont il n’avait point l’habitude.
 
Cela l’indignait. Il passa outre, quitte à corriger plus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fièvre qu’il vivait sur son échelle les journées entières, maniant des brosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer des montagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s’endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallait que sa femme le couchât, ainsi qu’un enfant.
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Ce fut d’abord une lutte sourde de toutes les minutes.
 
Elle s’imposait, glissait à chaque instant ce qu’elle pouvait de son corps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau. Toujours, elle demeurait là, à
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là, à l’envelopper de son haleine, à lui rappeler qu’il était sien. Puis, son ancienne idée repoussa, peindre elle aussi, l’aller retrouver au fond même de sa fièvre d’art : pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsi qu’une élève près du maître, dont elle copiait docilement une étude ; et elle ne lâcha qu’en voyant sa tentative tourner contre son but, car il achevait d’oublier la femme en elle, comme trompé par cette besogne commune, sur un pied de simple camaraderie, d’homme à homme. Aussi revint-elle à son unique force.
 
Souvent, déjà, pour camper les petites figures de ses derniers tableaux, Claude avait pris d’après Christine des indications, une tête, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait un manteau aux épaules, il la saisissait dans un mouvement et lui criait de ne plut bouger.
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Enfin, il s’interrompit de fatigue, il remarqua qu’elle tremblait.
 
« 
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Tiens ! est-ce que tu as froid ?
 
« Tiens ! est-ce que tu as froid ?
 
— Oui, un peu.
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Mais, dès le lendemain, Christine dut se remettre nue, dans l’air glacé, sous la lumière brutale. N’était-ce pas son métier, désormais ? Comment se refuser, à présent que l’habitude en était prise ? Jamais elle n’aurait causé un chagrin à Claude ; et elle recommençait chaque jour cette défaite de son corps. Lui, n’en parlait même plus, de ce corps brûlant et humilié. Sa passion de la chair s’était reportée dans son œuvre, sur les amantes peintes qu’il se donnait. Elles faisaient seules battre son sang, celles dont chaque membre naissait d’un de ses efforts.
 
Là-bas, à
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à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait cru tenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleins bras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ils étaient restés quand même étrangers ; et il préférait l’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamais atteinte, ce désir fou que rien ne contenait.
 
Ah ! les vouloir toutes, les créer selon son rêve, des gorges de satin, des hanches couleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimer que pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoir les étreindre !
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Son existence devint misérable. Jamais le doute de lui-même ne l’avait traqué ainsi. Il disparaissait des journées entières ; même il découcha une nuit, rentra hébété le lendemain, sans pouvoir dire d’où il revenait : on pensa qu’il avait battu la banlieue, plutôt que de se retrouver en face de son œuvre manquée. C’était son unique soulagement, fuir dès que cette œuvre l’emplissait de honte et de haine, ne reparaître que lorsqu’il se sentait le courage de l’affronter encore. Et, à son retour, sa femme elle-même n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir, après l’anxiété de l’attente. Il courait furieusement Paris, les faubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec des manœuvres, exprimant à chaque crise son ancien désir d’être le goujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir des membres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ils étaient taillés ? Il avait raté son existence, il aurait dû se faire embaucher autrefois, quand il déjeunait chez Gomard, au Chien de Montargis, où il avait eu pour ami un Limousin, un grand gaillard très gai, dont il enviait les gros bras. Puis, lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crâne vide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu’on risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à ce qu’un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin, lui fît remonter une flamme au visage.
 
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La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesure que le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un sou ne resta des vingt mille
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francs, elle s’abattit, affreuse, irréparable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas même coudre : elle se désolât, les mains inertes, s’irritait contre son éducation imbécile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait à se gâter. Lui, tombé dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avec des camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant le public s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons de l’arc-en-ciel. Les marchands étaient en fuite, M. Hue seul faisait le voyage de la rue Tourlaque, restait là, extasié, devant les morceaux excessifs, ceux qui éclataient en fusées imprévues, se désespérant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avait beau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de les accepter, le petit bourgeois y mettait une délicatesse extraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loin en loin, puis emportait alors avec religion la toile délirante, qu’il pendait à côté de ses tableaux de maître. Cette aubaine était trop rare, Claude avait dû se résigner à des travaux de commerce, si répugné, si désespéré de culbuter à ce bagne où il jurait de ne jamais descendre, qu’il aurait préféré mourir de faim, sans les deux pauvres êtres qui agonisaient avec lui. Il connut les chemins de croix bâclés au rabais, les saints et les saintes à la grosse, les stores dessinés d’après des poncifs, toutes les besognes basses encanaillant la peinture dans une imagerie bête et sans naïveté. Même il eut la honte de se faire refuser des portraits à vingt-cinq francs, parce qu’il ratait la ressemblance : et il en arriva au dernier
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dernier degré de la misère, il travailla « au numéro » : des petits marchands infimes, qui vendent sur les ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tant par toile, deux francs, trois francs, selon la dimension réglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il en dépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse, regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné, sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti les mains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vaste baraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christine s’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, si active ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à la balayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre ; et le petit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas fûts debout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, mal soignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’à l’orgueil d’eux-mêmes.
 
Après une année encore, Claude, dans un de ces jours de défaite où il fuyait son tableau manqué, fit une rencontre. Cette fois, il s’était juré de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi, comme s’il avait entendu galoper derrière ses talons le spectre blafard de la grande figure nue, ravagée de continuelles retouches, toujours laissée informe, le poursuivant de son désir douloureux de naître. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissant les rues boueuses. Et ; vers cinq heures, il traversait la rue Royale de son pas de somnambule, au risque d’être écrasé, les vêtements en loques, crotté jusqu’à l’échine, quand un coupé s’arrêta brusquement.
 
« 
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Claude, hé ! Claude !… Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? » C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soie grise, recouverte de Chantilly. Elle avait abaissé d’une main vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de la portière. – « Où allez-vous ? ».
 
« Claude, hé ! Claude !… Vous ne reconnaissez donc pas vos amies ? » C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soie grise, recouverte de Chantilly. Elle avait abaissé d’une main vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de la portière. – « Où allez-vous ? ».
 
Lui, béant ; répondit qu’il n’allait nulle part. Elle s’égaya plus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussis de lèvres pervers d’une dame que tourmente l’envie subite d’une crudité, aperçue chez une fruitière borgne.
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« Montez alors, il y a si longtemps qu’on ne s’est vus !… Montez donc, vous allez être renversé ! » En effet, les cochers s’impatientaient, poussaient leurs chevaux, au milieu d’un vacarme ; et il monta, étourdi ; et elle l’emporta, ruisselant, avec son hérissement farouche de pauvre, dans le petit coupé de satin bleu, assis à moitié sur les dentelles de sa jupe ; tandis que le fiacres rigolaient de l’enlèvement, en prenant la queue, pour rétablir la circulation.
 
Irma Bécot avait enfin réalisé son rêve d’un hôtel à elle, sur l’avenue de Villiers. Mais elle y avait mis des années, le terrain d’abord acheté par un amant, puis les cinq cent mille francs de la bâtisse, les trois cent mille francs de meubles fournis par d’autres, au petit bonheur des coups de passion. C’était une demeure princière, d’un luxe magnifique, surtout d’un extrême raffinement dans le bien-être voluptueux, une grande alcôve de femme sensuelle, un grand lit d’amour qui commençait aux tapis du vestibule, pour monter et s’étendre jusqu’aux murs capitonnés des chambres. Aujourd’hui, après avoir beaucoup coûté, l’auberge rapportait davantage, car on
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on y payait le renom de ses matelas de pourpre, les nuits y étaient chères.
 
En rentrant avec Claude, Irma défendit sa porte. Elle aurait mis le feu à toute cette fortune pour un caprice satisfait. Comme ils passaient ensemble dans la salle à manger, monsieur, l’amant qui payait alors, tenta d’y pénétrer quand même ; mais elle le fit renvoyer, très haut, sans craindre d’être entendue. Puis, à table, elle eut des rires d’enfant, mangea de tout, elle qui n’avait jamais faim ; et elle couvait le peintre d’un regard ravi, l’air amusé de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travail aux boutons arrachés. Lui, dans un rêve, se laissait faire, mangeait aussi avec l’appétit glouton des grandes crises. Le dîner fut silencieux, le maître d’hôtel servait avec une dignité hautaine.
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Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse de cette bonne fortune. Il en éprouvait un singulier mélange de vanité et de remords, qui pendant deux jours le rendit indifférent à la peinture, rêvassant qu’il avait peut-être bien manqué sa vie. D’ailleurs, il était si étrange à son retour, si débordant de sa nuit, que, Christine l’ayant questionné, il balbutia d’abord, puis avoua tout. Il y eut une scène, elle pleura longtemps, pardonna encore, pleine d’une indulgence infinie pour ses fautes, s’inquiétant maintenant, comme si elle eût craint qu’une pareille nuit ne l’eût trop fatigué. Et, du fond de son chagrin, montait une joie inconsciente, l’orgueil qu’on ait pu l’aimer, l’égaiement passionné de le voir capable d’une escapade, l’espoir aussi qu’il lui reviendrait, puisqu’il était allé chez une autre. Elle frissonnait dans l’odeur de désir qu’il rapportait, elle n’avait toujours au cœur qu’une jalousie, cette peinture exécrée, à ce point qu’elle l’aurait plutôt jeté à une femme.
 
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« Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non, ce n’est plus ça !… Les jambes, oh ! les jambes, très bien encore ; c’est ce qui s’en va en dernier, chez la femme. Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gâte. Ainsi, regarde-toi dans la glace : il y a là, près des aisselles, des poches qui se gonflent, et ça n’a rien de beau. Va, tu peux chercher sur son corps, à elle, ces poches n’y sont pas. » D’un regard tendre, il désignait la figure couchée ; et il conclut :
 
« Ce
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n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui me fiche dedans… Ah ! pas de chance ! » Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant à un supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelle invention, de l’accabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beauté disparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœur d’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étude faite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout son malheur était là : sa gorge montrée d’abord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même, après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vie entière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdu jusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ; car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchée de l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme debout du nouveau tableau.
 
« Ce n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui me fiche dedans… Ah ! pas de chance ! » Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures de pose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant à un supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelle invention, de l’accabler, avec sa jeunesse, de souffler sur sa jalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beauté disparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle ne pouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœur d’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étude faite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout son malheur était là : sa gorge montrée d’abord dans son sommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en une minute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même, après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vie entière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdu jusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elle ressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ; car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchée de l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme debout du nouveau tableau.
 
Alors, à chaque séance, Christine se sentit vieillir. Elle abaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir se creuser des rides, se déformer les lignes pures. Jamais elle ne s’était étudiée ainsi, elle avait la honte et le dégoût de son corps, ce désespoir infini des femmes ardentes, lorsque l’amour les quitte avec leur beauté.
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Pourtant, Claude s’obstinait cette fois, et il acheva le tableau, il jura qu’il l’enverrait quand même au Salon. Il ne quittait plus son échelle, il nettoyait les fonds jusqu’à la nuit noire. Enfin, épuisé, il déclara qu’il n’y toucherait pas davantage ; et, ce jour-là, comme Sandoz montait le soir, vers quatre heures, il ne le trouva point. Christine répondit qu’il venait de sortir, pour prendre l’air un moment sur la butte.
 
La lente rupture s’était aggravée entre Claude et les amis de l’ancienne bande. Chacun de ces derniers avait écourté et espacé ses visites, mal à l’aise devant cette peinture troublante, de plus en plus bousculé par le détraquage de cette admiration de jeunesse ; et, maintenant, tous étaient en fuite, pas un n’y retournait. Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour aller habiter l’une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement de la location de l’autre, après s’être marié, à la stupéfaction des camarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. Quant à Mahoudeau, il alléguait son travail, car il commençait à gagner quelque argent, grâce à un fabricant de bronzes d’art qui lui faisait retoucher ses modèles. C’était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait, depuis que Mathilde le tenait cloîtré, despotiquement : elle le nourrissait à crever de petits plats, l’abêtissait de pratiques amoureuses, le gorgeait de tout ce qu’il aimait, à un tel point, que lui, l’ancien coureur de trottoirs, l’avare qui ramassait ses plaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en était tombé à une domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent, ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement où elle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait même qu’en fille
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qu’en fille autrefois dévote, afin de consolider sa conquête, elle le jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avait une peur atroce.
 
Seul, Fagerolles affectait une vive cordialité à l’égard de son vieil ami, lorsqu’il le rencontrait, promettant toujours d’aller le voir, ce qu’il ne faisait jamais du reste : il avait tant d’occupations, depuis son grand succès, tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes et tous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guère que Dubuche, par une lâcheté tendre des vieux souvenirs d’enfance, malgré les froissements que la différence de leurs natures avait amenés plus tard. Mais Dubuche, semblait-il, n’était pas heureux non plus de son côté, comblé de millions sans doute, et cependant misérable, en continuelle dispute avec son beau-père qui se plaignait d’avoir été trompé sur ses capacités d’architecte, obligé de vivre dans les potions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fœtus venus avant terme, que l’on élevait sous de la ouate. De toutes ces amitiés mortes, il n’y avait donc que Sandoz qui parût connaître encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misère, le remuait profondément, comme une de ces visions de grandes amoureuses qu’il aurait voulu faire passer dans ses livres.
 
Et, surtout, sa fraternité d’artiste augmentait, depuis qu’il voyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie héroïque de l’art. D’abord, il en était resté plein d’étonnement, car il avait cru à son ami plus qu’à lui-même, il se mettait le second depuis le collège, en le plaçant très haut, au rang des maîtres qui révolutionnent une é
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poqueépoque. Ensuite, un attendrissement douloureux lui était venu de cette faillite du génie, une amère et saignante pitié, devant ce tourment effroyable de l’impuissance.
 
Est-ce qu’on savait jamais, en art, où était le fou ? Tous les ratés le touchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait à l’aberration, à l’effort grotesque et lamentable, plus il frémissait de charité, avec le besoin d’endormir pieusement dans l’extravagance de leurs rêves ces foudroyés de l’œuvre. Le jour où Sandoz était monté sans trouver le peintre, il ne s’en alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougis de larmes.
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« Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques est malade ? »
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Elle recouvrait l’enfant, dont les mains, sans cesse, repoussaient le drap.
 
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— Oui. » Claude répondait sèchement, avec l’obstination de l’idée fixe, qui dédaigne même de donner des raisons. Il avait croisé les deux bras sous sa nuque, il se mit à parler d’autre chose, sans quitter des yeux son tableau, que le crépuscule commençait à obscurcir d’une ombre fine.
 
« Tu ne sais pas d’où je viens ? Je viens de chez Courajod… Hein ? le grand paysagiste, le peintre de la Mare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu te rappelles, je le croyais mort, et nous avons su qu’il habitait une maison près d’ici, de l’autre côté de la Butte, rue de l’Abreuvoir… Eh bien, mon vieux, il me tracassait, Courajod ! En allant prendre l’air parfois, j’avais découvert sa baraque, je ne pouvais plus passer devant, sans avoir l’envie d’entrer. Pense donc ! un maître, un gaillard qui a inventé notre paysage d’à présent, et qui vit là, inconnu, fini, terré
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terré comme une taupe !… Puis, tu n’as pas idée de la rue ni de la cambuse : une rue de campagne emplie de volailles, bordée de talus gazonnés ; une cambuse pareille à un jouet d’enfant, avec de petites fenêtres, une petite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette de terre en pente raide, plantée de quatre poiriers, encombrée de toute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plâtres, de grillages en fer consolidés de ficelles… » Sa voix se ralentissait, il clignait les paupières, comme si la préoccupation de son tableau fût invinciblement rentrée en lui, l’envahissant peu à peu, au point de le gêner dans ce qu’il disait.
 
« Aujourd’hui, voilà que j’aperçois justement Courajod sur sa porte… Un vieux de quatre-vingts ans passés, ratatiné, rapetissé à la taille d’un gamin. Non ! il faut l’avoir rencontré avec ses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme… Et, bravement, je m’approche, je lui dis : « Monsieur Courajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableau qui est un chef-d’œuvre, permettez à un peintre de vous serrer la main, ainsi qu’à un maître. » Ah ! du coup, si tu l’avais vu prendre peur, bégayer, reculer, comme si je voulais le battre. Une fuite… Je l’avais suivi, il s’est calmé, m’a montré ses poules, ses canards, ses lapins, ses chiens, une ménagerie extraordinaire, jusqu’à un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plus qu’à des bêtes. Quant à l’horizon, superbe ! toute la plaine Saint-Denis, des lieues et des lieues, avec des rivières, des villes, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent.
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Enfin, un vrai trou d’ermite dans la montagne, le dos tourné à Paris, les yeux là-bas, dans la campagne sans bornes… Naturellement, je suis revenu à mon affaire.
 
« 
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« Oh ! monsieur. Courajod, quel talent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pour vous ! Vous êtes une de nos gloires, vous resterez comme notre père à tous. » Ses lèvres s’étaient remises à trembler, il me regardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pas repoussé d’un geste plus suppliant, si j’avais déterré devant lui quelque cadavre de sa jeunesse ; et il mâchonnait des paroles sans suite, entre ses gencives, un zézaiement de vieillard retombé en enfance, impossible à comprendre :
 
« Sais pas… si loin… trop vieux… m’en fiche bien… » Bref, il m’a flanqué dehors, je l’ai entendu qui tournait sa clef violemment, qui se barricadait avec ses bêtes, contre les tentatives d’admiration de la rue… Ah ! ce grand homme finissant en épicier retiré, ce retour volontaire au néant, avant la mort ! Ah ! la gloire, la gloire pour qui nous mourrons, nous autres ! » De plus en plus étouffée, sa voix s’éteignit en un grand soupir douloureux. La nuit continuait à se faire, une nuit dont le flot peu à peu amassé dans les coins montait d’une crue lente, inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toute la confusion des choses traînant sur le carreau. Déjà, le bas de la toile se noyait ; et lui, les yeux désespérément fixés, semblait étudier le progrès des ténèbres, comme s’il eût enfin jugé son œuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieu du profond silence, on n’entendait plus que le souffle rauque du petit malade, près de qui apparaissait encore la silhouette noire de la mère, immobile.
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Sandoz, alors, parla à son tour, les bras également noués sous la nuque, le dos renversé sur un coussin du divan.
 
« 
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Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis du catéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais ! Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité… Ah ! misère ! », Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, qui réveillait tout ce qu’il sentait là de souffrance humaine.
 
« Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cette gloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis du catéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais ! Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité… Ah ! misère ! », Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, il dit ses propres tourments, qui réveillait tout ce qu’il sentait là de souffrance humaine.
 
« Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux, oui ! moi qui commence à faire mes affaires, comme disent les bourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, eh bien, moi, j’en meurs !… Je te l’ai répété souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, d’être vu, loué ou éreinté… Ah ! sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin… Écoute, le travail a pris mon existence.
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est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas, deux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien, moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh ! c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potées d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies.
 
Simple fatalité de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà é
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perduéperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… » Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dut souffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolait tout son lyrisme impénitent :
 
« Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera, pour que le travail me la vole et pour que j’en meure encore ! » La nuit s’était faite, on n’apercevait plus la silhouette raidie de la mère, il semblait que le souffle rauque de l’enfant vînt des ténèbres, une détresse énorme et lointaine montant des rues. De tout l’atelier, tombé à un noir lugubre, la grande toile seule gardait une pâleur, un dernier reste de jour qui s’effaçait. On voyait, pareille à une vision agonisante, flotter la figure nue, mais sans forme précise, les jambes déjà évanouies, un bras mangé, n’ayant de
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Le lendemain matin, Claude achevait de s’habiller, lorsqu’il entendit la voix effarée de Christine. Elle aussi venait de s’éveiller en sursaut, du lourd sommeil qui l’avait engourdie sur la chaise, pendant qu’elle gardait le malade.
 
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« Comment, il est mort ? » Un instant, ils restèrent béants au-dessus du lit. Le pauvre être, sur le dos, avec sa tête trop grosse d’enfant du génie, exagérée jusqu’à l’enflure des crétins, ne paraissait pas avoir bougé depuis la veille ; seulement, sa bouche élargie, décolorée, ne soufflait plus, et ses yeux vides s’étaient ouverts. Le père le toucha, le trouva d’un froid de glace. « C’est vrai, il est mort. » Et leur stupeur était telle, qu’un instant encore ils demeurèrent les yeux secs, uniquement frappés de la brutalité de l’aventure, qu’ils jugeaient incroyable.
 
Puis, les genoux cassés, Christine s’abattit devant le lit ; et elle pleurait à grands sanglots, qui la secouaient toute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans ce premier moment terrible, son désespoir s’aggravait surtout d’un poignant remords, celui de ne l’avoir pas aimé assez, le pauvre enfant. Une vision rapide déroulait les jours, chacun d’eux lui apportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses différées, des rudesses même parfois. Et c’était fini, jamais plus elle ne le dédommagerait du vol qu’elle lui avait fait de son cœur. Lui qu’elle trouvait si désobéissant, il venait de trop obéir. Elle lui avait tant de fois répété, quand il jouait : « Tiens-toi tranquille,
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« Tiens-toi tranquille, laisse travailler ton père ! » qu’à la fin il était sage, pour longtemps. Cette idée la suffoqua, chaque sanglot lui arrachait un cri sourd.
 
Claude s’était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmes rares, qu’il essuyait régulièrement, d’un revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empêcher de lui jeter un regard.