« Au bonheur des dames/6 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m Phe: match
Phe (discussion | contributions)
m split
Ligne 5 :
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/184]]==
 
<br />
 
Ligne 50 ⟶ 49 :
À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une autre nouvelle.
 
— C’est du propre, je viens de voir l’amant de la malmalpeignée…
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/188]]==
peignée… Un ouvrier, imaginez-vous ! oui, un sale petit ouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers les vitres.
 
Dès lors, ce fut une vérité acquise : Denise avait un manœuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On la cribla d’allusions méchantes. La première fois qu’elle comprit, elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareilles suppositions. C’était abominable, elle voulut s’excuser, elle balbutia :
Ligne 70 ⟶ 69 :
davantage. Jean continuait à n’être pas raisonnable, il la harcelait toujours de demandes d’argent. Peu de semaines se passaient, sans qu’elle reçût de lui toute une histoire, en quatre pages ; et quand le vaguemestre de la maison lui remettait ces lettres d’une grosse écriture passionnée, elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeuses affectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, après avoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres à l’autre bout du magasin, elle était prise de terreurs : ce pauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaient auprès d’elle, des aventures d’amour extraordinaires, dont son ignorance de ces choses exagérait encore les périls. C’étaient une pièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d’une femme, et des cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l’honneur d’une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elle avait eu l’idée de chercher un petit travail, en dehors de son emploi. Elle s’en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard ; et il lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous la douzaine. La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre six douzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallait déduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jour entretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil, elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n’avait une fois encore bouleversé son budget. À la fin de la seconde quinzaine, lorsqu’elle s’était présentée chez l’entrepreneuse des nœuds de cravate, elle avait trouvé porte close : une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trente centimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du rayon disparaissaient devant ce désastre.
 
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/190]]==
<br />
Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?
 
Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?
 
Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en essayant de sourire :
Ligne 100 ⟶ 101 :
— Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie… Tant pis ! on m’a envoyée là-haut, à l’atelier, pour un poignet.
 
Elles se séparèrent. La jeune fille, d’un air affairé, comme si elle courait de caisse en caisse, à la recherche d’une erreur, gagna l’escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures moins un quart, la première table venait d’être sonnée. Un lourd soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l’air immobile. Par moments, une haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaient d’un mince filet d’eau. C’était une somnolence, une sieste d’été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, où l’ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries, traversaient
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/192]]==
traversaient le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleil tourmente.
 
Comme Denise descendait, Favier mettait justement une robe de soie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, les départements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées, des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin :
Ligne 122 ⟶ 123 :
Et il conclut, après un nouveau silence :
 
— Ce
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/193]]==
<br />
que je m’en fiche !
 
— Ce que je m’en fiche !
 
À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, en ralentissant sa marche et en regardant autour d’elle, pour découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie du blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s’étaient aperçus de son manège.
Ligne 150 ⟶ 152 :
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/194]]==
<br />
 
Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l’attendait, dans une colère froide. Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d’où sortait-elle ? pas de l’atelier, bien sûr ? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur. C’était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle se promettait de redescendre.
 
Ligne 226 ⟶ 230 :
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/199]]==
<br />
 
Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence de Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps, les plaintes des employés devenaient telles, que la direction affectait de descendre juger par elle-même la qualité de la nourriture. Sur les trente sous qu’elle donnait au chef, par jour et par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz, personnel ; et elle montrait des étonnements naïfs, quand ce n’était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait délégué un vendeur, Mignot et Liénard s’étaient chargés de parler au nom de leurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, où Mouret et Bourdoncle venaient d’entrer. Celui-ci déclarait le bœuf excellent ; et Mignot, suffoqué par cette affirmation tranquille, répétait : « Mâchez-le, pour voir » ; pendant que Liénard, s’attaquant à la raie, disait avec douceur : « Mais elle pue, monsieur ! » Alors, Mouret se répandit en paroles cordiales : il ferait tout pour le bien-être de ses employés, il était leur père, il préférait manger du pain sec que de les savoir mal nourris.
 
Ligne 284 ⟶ 290 :
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/203]]==
<br />
 
En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces messieurs, en se rendant à sa table.
 
Ligne 371 ⟶ 379 :
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/208]]==
<br />
 
Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux et recourbé, aux appétits de taureau.
 
Ligne 393 ⟶ 403 :
La salle à manger demeurait vide, le garçon n’avait point reparu. Jouve, l’oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard autour de lui ; et, très excité, sortant de sa tenue, dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur le cou.
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/209]]==
<br />
Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu’on est si bête ? Venez donc ce soir, c’est pour rire.
 
Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-ce qu’on est si bête ? Venez donc ce soir, c’est pour rire.
 
Mais elle s’affolait, dans une révolte terrifiée, à l’approche de ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d’un coup, elle le poussa, d’un effort si rude, qu’il chancela et faillit tomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut ; tandis que le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa la cravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sans s’essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille. Comment ! lorsqu’il ne s’attendait à rien, lorsqu’il n’y mettait pas ses forces et qu’il cédait simplement à sa bonté !
Ligne 467 ⟶ 478 :
Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons le souffle du père Jouve, qui s’était mis également à courir. Ils traversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent au pied de l’escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de la Michodière.
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/213]]==
<br />
Va-t’en ! répétait Denise, va-t’en !… Si je peux, je t’enverrai les quinze francs tout de même.
 
Va-t’en ! répétait Denise, va-t’en !… Si je peux, je t’enverrai les quinze francs tout de même.
 
Jean, étourdi, se sauva. Hors d’haleine, l’inspecteur, qui arrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et les boucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Un instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Il avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont le nœud, très large, luisait comme une neige.
Ligne 517 ⟶ 529 :
— Mademoiselle, dit l’employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter sept francs de tant pour cent et de guelte. C’est bien votre compte, n’est-ce pas ?
 
==[[Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/216]]==
<br />
Oui, monsieur… Merci.
 
Oui, monsieur… Merci.
 
Et Denise s’en allait avec son argent, lorsqu’elle rencontra enfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit de retrouver l’entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait, il s’emportait : quelle existence ! se voir à la continuelle merci d’un caprice ! être jeté dehors d’une heure à l’autre, sans pouvoir même exiger les appointements du mois entier ! Denise monta prévenir Mme Cabin, qu’elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu’elle se trouva sur le trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.