« Au bonheur des dames/8 » : différence entre les versions
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Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l’oncle Baudu, la rue était justement barrée par une file de tombereaux, qui déchargeaient des briques devant l’ancien Hôtel Duvillard. Debout sur le seuil de sa boutique, l’oncle regardait d’un œil morne. À mesure que le Bonheur des Dames s’élargissait, il semblait que le Vieil Elbeuf diminuât… La jeune fille trouvait les vitrines plus noires, plus écrasées sous l’entresol bas, aux baies rondes de prison ; l’humidité avait encore déteint la vieille enseigne verte, une détresse tombait de la façade entière, plombée et comme amaigrie.
Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de cœur. Elle la revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de la ruine ; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, la poussière envahissait les comptoirs et les casiers ; tandis qu’une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu’on ne remuait plus. À la caisse, Mme Baudu et Geneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin de solitude, où personne ne venait les déranger. La mère ourlait des torchons. La fille, les mains tombées sur les genoux, regardait le vide devant elle.
Mme Baudu l’embrassa, très émue.
Celle-ci s’éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit ses baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuite Pépé, qui tendait ses petits bras. Et la réconciliation fut complète.
Elle se doutait de quelque histoire extraordinaire, elle voulait l’excuser d’avance.
Puis, se tournant vers le fond obscur de la boutique :
Denise n’avait pas aperçu le commis. La tante lui expliqua qu’ils avaient dû congédier l’autre vendeur et la demoiselle. Les affaires devenaient si mauvaises, que Colomban suffisait ; et encore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant au sommeil, les yeux ouverts.
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Dans la salle à manger, le gaz brûlait, bien qu’on fût aux longs jours de l’été. Denise eut un léger frisson en entrant, les épaules saisies par la fraîcheur qui tombait des murs. Elle retrouva la table ronde, le couvert mis sur une toile cirée, la fenêtre prenant l’air et la lumière au fond du boyau empesté de la petite cour. Et ces choses lui paraissaient, comme la boutique, s’être assombries encore et avoir des larmes.
Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.
En effet, on étouffa. C’était un dîner de famille, fort simple. Après le potage, dès que la bonne eut servi le bouilli, l’oncle en vint fatalement aux gens d’en face. Il se montra d’abord très tolérant, il permettait à sa nièce d’avoir une opinion différente.
Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chez Robineau : l’évolution logique du commerce, les nécessités des temps modernes, la grandeur de ces nouvelles créations, enfin le bien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la bouche épaisse, l’écoutait, avec une visible tension d’intelligence. Puis, quand elle eut terminé, il secoua la tête.
Une sourde colère le soulevait peu à peu. Il brandit tout d’un coup sa fourchette.
La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mains tremblantes, il découpa ; et il n’avait plus son coup d’œil juste, son autorité à peser les parts. La conscience de sa défaite lui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s’était imaginé que l’oncle se fâchait : il avait fallu le calmer, en lui donnant tout de suite du dessert, des biscuits qui se trouvaient devant son assiette. Alors l’oncle, baissant la voix, essaya de parler d’autre chose. Un instant, il causa des démolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouée allait certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, de nouveau, il revint au Bonheur des Dames ; tout l’y ramenait, c’était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on ne vendait plus rien, depuis que les voitures de matériaux barraient la rue. D’ailleurs, ce serait ridicule, à force d’être grand ; les clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles ? Et, malgré les regards suppliants de sa femme, malgré son effort, il passa des travaux au chiffre d’affaires du magasin. N’était-ce pas inconcevable ? en moins de quatre ans, ils avaient quintuplé ce chiffre : leur recette annuelle, autrefois de huit millions, atteignait le chiffre de quarante, d’après le dernier inventaire. Enfin, une folie, une chose qui ne s’était jamais vue, et contre laquelle il n’y avait plus à lutter. Toujours ils s’engraissaient, ils étaient maintenant mille employés, ils annonçaient vingt-huit rayons. Ce nombre de vingt-huit rayons surtout le jetait hors de lui. Sans doute on devait en avoir dédoublé quelques-uns, mais d’autres étaient complètement nouveaux : par exemple un rayon de meubles et un rayon d’articles de Paris. Comprenait-on cela ? des articles de Paris ! Vrai, ces gens n’étaient pas fiers, ils finiraient par vendre du poisson. L’oncle, tout en affectant de respecter les idées de Denise, en arrivait à l’endoctriner.
La jeune fille se contenta de sourire, gênée, comprenant l’inutilité des bonnes raisons. Il reprit :
Un silence régna. Son ancienne violence tombait à cette résignation fiévreuse. Comme on suffoquait dans l’étroite salle, chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir la fenêtre ; et la pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommes de terre sautées avaient paru. On se servit lentement, sans une parole.
Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deux fois par jour depuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaient avec mesure. Ils n’avaient pas dit un mot. Lui, exagérant l’épaisse bonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses paupières tombantes, la flamme intérieure qui le brûlait ; tandis que, la tête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde, elle, s’abandonnait, comme ravagée par une souffrance secrète.
Denise, pour le contenter, interrogea les jeunes gens.
Et elle regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d’un air absorbé. Quand il sentit sur lui les yeux de la jeune fille, il lâcha des mots violents.
Mais Geneviève, le visage sévère et douloureux, ne quittait pas Colomban du regard. Elle pénétrait jusqu’à son cœur, et il se troublait, il redoublait d’invectives. Mme Baudu, devant eux, allait de l’un à l’autre, inquiète et silencieuse, comme si elle eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelque temps la tristesse de sa fille l’effrayait, elle la sentait mourir.
On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causer avec un courtier, qui venait prendre des ordres. Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer des images. La bonne, vivement, avait desservi, et Denise s’oubliait près de la fenêtre, intéressée par la petite cour, lorsque, en se retournant, elle aperçut Geneviève, toujours à sa place, les yeux sur la toile cirée, humide encore d’un coup d’éponge.
La jeune fille ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément, une cassure de la toile, comme envahie tout entière par les réflexions qui continuaient en elle. Puis, elle releva la tête avec peine, elle regarda le visage compatissant, penché vers le sien. Les autres étaient donc partis ? que faisait-elle sur cette chaise ? Et, tout d’un coup, des sanglots l’étouffèrent, sa tête retomba au bord de la table. Elle pleurait, elle trempait sa manche de larmes.
Geneviève l’avait saisie nerveusement au bras. Elle la retenait, elle bégayait :
Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frêle de grands frissons. Il semblait que le tas de ses cheveux noirs lui écrasât la nuque. Comme elle roulait sa tête malade sur ses bras repliés, une épingle se défit, les cheveux coulèrent dans son cou, l’ensevelirent de leurs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit, de peur d’éveiller l’attention, tâchait de la soulager. Elle la dégrafa et resta navrée de cette maigreur souffrante : la pauvre fille avait la poitrine creuse d’une enfant, le néant d’une vierge mangée d’anémie. À pleines mains, Denise lui prit les cheveux, ces cheveux superbes qui semblaient boire sa vie ; puis, elle les noua fortement, pour la dégager et lui donner un peu d’air.
Pourtant, la crise se calmait. Elle restait brisée sur la chaise, elle regardait fixement sa cousine, et, au bout d’un silence, elle demanda :
Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. Elle avait parfaitement compris qu’il s’agissait de Colomban et de Clara. Mais elle affecta la surprise.
Geneviève hochait la tête d’un air incrédule.
Jamais Denise n’avait éprouvé un embarras pareil. Elle baissait les yeux, devant cette enfant toujours muette, et qui devinait tout. Cependant, elle eut la force de la tromper encore.
Alors, Geneviève fit un geste désespéré.
La jeune fille respira fortement. Elle eut un faible sourire. Puis, d’une voix affaiblie de convalescente :
Et, lorsqu’elle tint la carafe, elle vida d’un trait un grand verre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu’elle ne se fit du mal.
Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement :
Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières se mouillaient aussi de pitié, lui demanda : .
D’une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousine voulut l’empêcher de boire.
On entendit s’élever la voix de Baudu. Alors, cédant à une poussée de son cœur, Denise s’agenouilla, entoura Geneviève de ses bras fraternels. Elle la baisait, elle lui jurait que tout irait bien, qu’elle épouserait Colomban, qu’elle guérirait et serait heureuse. Vivement, elle se releva. L’oncle l’appelait.
C’était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner. Quand on lui dit que huit heures sonnaient, il demeura béant ! Pas possible, il sortait de chez son patron. On le plaisanta, sans doute il avait pris par le bois de Vincennes. Mais, dès qu’il put s’approcher de sa sœur, il lui souffla très bas :
Il sortit une minute, et revint dîner, car Mme Baudu ne voulait absolument pas qu’il repartît sans manger au moins une soupe. Geneviève avait reparu, dans son silence et son effacement habituels. Colomban sommeillait à demi, derrière un comptoir. La soirée coula triste et lente, animée uniquement par les pas de l’onde, qui se promenait d’un bout à l’autre de la boutique vide. Un seul bec de gaz brûlait, l’ombre du plafond bas tombait à larges pelletées, comme la terre noire d’une fosse.
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Avant de se coucher, le soir, comme Mme Baudu était déjà au lit, Baudu se promena longtemps dans la chambre. Il faisait doux, un temps humide de dégel. Au-dehors, malgré les fenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler les machines des travaux d’en face.
Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, il gardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté son rêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers sa femme ; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait un instant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait ses vieilles accusations, ses doléances désespérées sur les temps nouveaux : on n’avait jamais vu ça, des commis gagnaient à cette heure plus que des commerçants, c’étaient les caissiers qui rachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, la famille n’existait plus, on vivait à l’hôtel, au lieu de manger honnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisant que le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouillet avec des actrices.
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Mme Baudu l’écoutait, la tête droite sur l’oreiller, si pâle, que son visage avait la couleur de la toile.
Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeux à terre. Puis, il reprit :
Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projets vagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sans remuer la tête.
Debout devant le lit, il était plein de surprise.
Mme Baudu restait toujours immobile. Après une grande minute, elle déclara seulement de son air réfléchi :
Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits lui revenaient : Était-ce possible que sa fille tombât malade, à cause du commis ? Elle l’aimait donc au point de ne pouvoir attendre ? Encore un malheur de ce côté ! Cela le bouleversait, d’autant plus qu’il avait lui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il n’aurait voulu le conclure dans les conditions présentes. Pourtant, l’inquiétude l’attendrissait.
Et, sans ajouter une parole, il continua sa promenade. Bientôt les yeux de sa femme se fermèrent, elle dormait toute blanche, comme morte. Lui, marchait encore. Avant de se coucher, il écarta les rideaux, il jeta un coup d’œil ; de l’autre côté de la rue, les fenêtres béantes de l’ancien Hôtel Duvillard ouvraient des trous sur le chantier, où les ouvriers s’agitaient, dans l’éblouissement des lampes électriques.
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Dès le lendemain matin, Boudu emmena Colomban au fond d’un étroit magasin de l’entresol. La veille, il avait arrêté ce qu’il aurait à dire.
Le jeune homme, qui semblait redouter l’entretien, attendait d’un air gauche. Ses petits yeux clignotaient dans sa large face, et il restait la bouche ouverte, signe chez lui d’une perturbation profonde.
« Tiens ! l’année où je suis entré, on a vendu tant de drap, et cette année-ci, l’année où je sors, on en a vendu dix mille ou vingt mille francs de plus… » Enfin, tu comprends, un serment que je me suis fait, le désir bien naturel de me prouver que la maison n’a pas perdu entre mes mains. Autrement, il me semblerait que je vous vole.
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Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre, il demanda :
Mais Colomban n’avait rien à dire. Il hochait la tête, il attendait, de plus en plus troublé, croyant deviner où allait en venir le patron. C’était le mariage à bref délai. Comment refuser ? Jamais il n’aurait la force. Et l’autre, celle dont il rêvait la nuit, la chair brûlée d’une telle flamme, qu’il se jetait tout nu sur le carreau, de peur d’en mourir !
Colomban, soulagé, s’était assis sur des pièces de molleton. Ses jambes gardaient un tremblement. Il craignait de laisser voir sa joie, il baissait la tête, en roulant les doigts sur les genoux.
Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, le drapier reprit avec lenteur :
Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu de phrases contradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné à demi-mot et avoir la main forcée. Puisqu’il avait promis sa fille et la boutique, la stricte probité le forçait à donner les deux en bon état, sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le fardeau lui semblait trop lourd, des supplications perçaient dans sa voix balbutiante. Les mots s’embrouillaient davantage sur ses lèvres, il attendait, chez Colomban, un élan, un cri du cœur, qui ne venait point.
Il se tut, frémissant ; et, comme le jeune homme demeurait toujours la tête basse, il lui demanda pour la troisième fois, au bout d’un silence pénible :
Enfin, sans le regarder, Colomban répondit :
C’était fini, Baudu espérait encore qu’il allait se jeter dans ses bras, en criant : « Père, reposez-vous, nous nous battrons à notre tour, donnez-nous la boutique telle qu’elle est, pour que nous fassions le miracle de la sauver ! » Puis, il le regarda, et il fut pris de honte, il s’accusa sourdement d’avoir voulu duper ses enfants. La vieille honnêteté maniaque du boutiquier se réveillait en lui ; c’était ce garçon prudent qui avait raison, car il n’y a pas de sentiment dans le commerce, il n’y a que des chiffres.
Le soir, dans leur chambre, quand Mme Baudu questionna son mari sur le résultat de l’entretien, celui-ci avait retrouvé son obstination à combattre en personne, jusqu’au bout. Il fit un grand éloge de Colomban : un garçon solide, ferme dans ses idées, élevé d’ailleurs selon les bons principes, incapable par exemple de rire avec les clientes, ainsi que les godelureaux du Bonheur. Non, c’était honnête, c’était de la famille, ça ne jouait pas sur la vente comme sur une valeur de Bourse.
Elle n’eut pas un geste, elle dit seulement :
Baudu se retint, soulevé de colère. C’était lui, qui en mourrait, si on le bouleversait ainsi continuellement ! Était-ce sa faute ? Il aimait sa fille, il parlait de donner son sang pour elle ; mais il ne pouvait cependant pas faire que la. maison marchât quand elle ne voulait plus marcher. Geneviève devait avoir un peu de raison et patienter jusqu’à un meilleur inventaire. Que diable ! Colomban restait là, personne ne le lui volerait !
Mme Baudu n’ajouta rien. Sans doute elle avait deviné les tortures jalouses de Geneviève ; mais elle n’osa les confier à son mari. Une singulière pudeur de femme l’avait toujours empêchée d’aborder avec lui certains sujets de tendresse délicate. Quand il la vit muette, il tourna sa colère contre les gens d’en face, il tendait les poings dans le vide, du côté du chantier, où l’on posait, cette nuit-là, des charpentes de fer, à grands coups de marteau.
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Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. Elle avait compris que les Robineau, forcés de restreindre leur personnel, ne savaient comment la congédier. Pour tenir encore, il leur fallait tout faire par eux-mêmes ; Gaujean, obstiné dans sa rancune, allongeait les crédits, promettait même de leur trouver des fonds ; mais la peur les prenait, ils voulaient tenter de l’économie et de l’ordre. Pendant quinze jours, Denise les sentit gênés avec elle ; et elle dut parler la première, dire qu’elle avait une place autre part. Ce fut un soulagement, Mme Robineau l’embrassa, très émue, en jurant qu’elle la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une question, la jeune fille répondit qu’elle retournait chez Mouret, Robineau devint pâle.
Il était moins facile d’annoncer la nouvelle au vieux Bourras. Pourtant, Denise devait lui donner congé, et elle tremblait, car elle lui gardait une vive reconnaissance. Bourras, justement, ne décolérait plus, en plein dans le vacarme du chantier voisin. Les voitures de matériaux barraient sa boutique ; les pioches tapaient dans ses murs ; tout, chez lui, les parapluies et les cannes, dansait au bruit des marteaux. Il semblait que la masure, s’entêtant au milieu de ces démolitions, allait se fendre. Mais le pis était que l’architecte, pour relier les rayons existants du magasin, avec les rayons qu’on installait dans l’ancien Hôtel Duvillard, avait imaginé de creuser un passage, sous la petite maison qui les séparait. Cette maison appartenant à la société Mouret et Cie, et le bail portant que le locataire devrait supporter les travaux de réparation, des ouvriers se présentèrent un matin. Du coup, Bourras faillit avoir une attaque. N’était-ce pas assez de l’étrangler de tous les côtés, à gauche, à droite, derrière ? il fallait encore qu’on le prît par les pieds, qu’on mangeât la terre sous lui ! Et il avait chassé les maçons, il plaiderait. Des travaux de réparation, soit ! mais c’étaient là des travaux d’embellissement. Le quartier pensait qu’il gagnerait, sans pourtant jurer de rien. En tout cas, le procès menaçait d’être long, on se passionnait pour ce duel interminable.
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Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourras revenait précisément de chez son avocat.
Puis, quand la jeune fille lui eut annoncé qu’elle partait, qu’elle rentrait au Bonheur avec mille francs d’appointements, il fut si saisi, qu’il leva seulement vers le ciel ses vieilles mains tremblantes. L’émotion l’avait fait tomber sur une chaise.
Au bout d’un silence, il demanda :
De nouveau, ils se turent. Elle l’aurait préféré furieux, jurant, tapant du poing ; ce vieillard suffoqué, écrasé, la navrait. Mais il se remettait peu à peu, il recommençait à crier.
Denise ne devait quitter Robineau qu’à la fin du mois. Elle avait revu Mouret, tout se trouvait réglé. Un soir, elle allait remonter chez elle, lorsque Deloche, qui la guettait sous une porte cochère, l’arrêta au passage. Il était bien heureux, il venait d’apprendre la grande nouvelle, tout le magasin en causait, disait-il. Et il lui conta gaiement les commérages des comptoirs.
Il était devenu rouge. Elle, toute pâle, s’écria :
Denise, rentrée chez elle, se sentit défaillir. C’était sûrement d’avoir monté trop vite. Accoudée à la fenêtre, elle eut la brusque vision de Valognes, de la rue déserte, au pavé moussu, qu’elle voyait de sa chambre d’enfant ; et un besoin la prenait de revivre là-bas, de se réfugier dans l’oubli et la paix de la province. Paris l’irritait, elle haïssait le Bonheur des Dames, elle ne savait plus pourquoi elle avait consenti à y retourner. Certainement, elle y souffrirait encore, elle souffrait déjà d’un malaise inconnu, depuis les histoires de Deloche. Alors, sans motif, une crise de larmes la força de quitter la fenêtre. Elle pleura longtemps, elle retrouva quelque courage à vivre.
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Le lendemain, au déjeuner, comme Robineau l’avait envoyée en course et qu’elle passait devant le Vieil Elbeuf, elle poussa la porte, en voyant Colomban seul dans la boutique. Les Baudu déjeunaient, on entendait le bruit des fourchettes, au fond de la petite salle.
Mais elle le fit taire, elle l’attira dans un coin. Et, baissant la voix :
Elle était toute frémissante, sa fièvre de la veille la secouait de nouveau. Lui, effaré, étonné de cette brusque attaque, ne trouvait pas une parole.
Il parla enfin, tout à fait bouleversé.
Denise, rudement, releva ce mensonge. Elle avait senti que la moindre insistance du jeune homme déciderait l’oncle. Quant à la surprise de Colomban, elle n’était pas feinte : il ne s’était réellement jamais aperçu de la lente agonie de Geneviève. Ce fut, pour lui, une révélation très désagréable. Tant qu’il ignorait, il n’avait pas de reproches trop gros à se faire.
Très pâle, il l’écoutait ; et, à chacune des phrases qu’elle lui jetait à la face, entre ses dents serrées, il avait un petit tremblement des lèvres. Elle, prise de cruauté, cédait à un emportement dont elle n’avait pas conscience.
Sa voix s’était étranglée, elle devint plus pâle que lui. Tous deux se regardèrent.
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Puis, il bégaya :
Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-elle ainsi à ce garçon et qu’avait-elle à se passionner ? Elle resta muette, le simple mot qu’il venait de répondre lui retentissait dans le cœur, avec un lointain bruit de cloche, dont elle était assourdie. « Je l’aime, je l’aime », et cela s’élargissait : il avait raison, il ne pouvait en épouser une autre.
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Comme elle se tournait, elle aperçut Geneviève, sur le seuil de la salle à manger.
Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. Elle n’avait plus de sang au visage. Justement, une cliente poussait la porte, Mme Bourdelais, une des dernières fidèles du Vieil Elbeuf, où elle trouvait des articles solides ; depuis longtemps, Mme de Boves avait suivi la mode, en passant au Bonheur, Mme Marty elle-même ne venait plus, conquise tout entière par les séductions des étalages d’en face. Et Geneviève fut forcée d’avancer, pour dire de sa voix blanche :
Mme Bourdelais voulait voir de la flanelle. Colomban descendit une pièce d’un casier, Geneviève montra l’étoffe ; et, tous deux, les mains froides, se trouvaient rapprochés derrière le comptoir. Cependant, Baudu sortait le dernier de la petite salle, à la suite de sa femme, qui était allée s’asseoir sur la banquette de la caisse. Mais il ne se mêla pas d’abord de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout, en regardant Mme Bourdelais.
Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence. Mme Bourdelais examinait l’étoffe.
Une contraction légère passa sur le visage de Baudu : Il ne put s’empêcher d’intervenir, très poliment. Madame se trompait sans doute, cet article-là aurait dû être vendu six francs cinquante, il était impossible qu’on le donnât à cinq francs. Certainement, il s’agissait d’un autre article.
Et la discussion finit par s’aigrir, Baudu, la bile au visage, faisait effort pour rester souriant. Son amertume contre le Bonheur crevait dans sa gorge.
Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue :
Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s’en alla, sans se retourner, en répondant :
Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis. Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu’il venait de dire. La phrase était partie sans qu’il le voulût, dans l’explosion d’une longue rancune amassée. Et, maintenant, les Baudu, immobiles, les bras tombés, suivaient du regard Mme Bourdelais, qui traversait la rue. Elle leur semblait emporter leur fortune. Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la haute porte du Bonheur, lorsqu’ils virent son dos se noyer dans la foule, il y eut en eux comme un arrachement.
Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l’engagement nouveau :
Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n’avait pu entendre Colomban, lui disait à l’oreille :
Mais la jeune fille lui répondit très bas, d’une voix déchirée :
Et elle s’était assise sur la banquette de la caisse, près de sa mère. Celle-ci avait sans doute deviné le nouveau coup reçu par la jeune fille, car ses yeux navrés allèrent d’elle à Colomban, puis se reportèrent sur le Bonheur. C’était vrai, il leur volait tout : au père, la fortune ; à la mère, son enfant mourante ; à la fille, un mari attendu depuis dix ans. Devant cette famille condamnée, Denise, dont le cœur se noyait de compassion, eut un instant peur d’être mauvaise. N’allait-elle pas remettre la main à la machine qui écrasait le pauvre monde ? Mais elle se trouvait comme emportée par une force, elle sentait qu’elle ne faisait pas le mal.
Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternation blême ; et tous restaient les yeux sur le monstre, attirés, possédés, se rassasiant de leur malheur. Les travaux s’achevaient, on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan du colossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués de larges vitrines claires. Justement, le long du trottoir, rendu enfin à la circulation, s’alignaient huit voitures, que des garçons chargeaient l’une après l’autre, devant le bureau du départ. Sous le soleil, dont un rayon enfilait la rue, les panneaux verts, aux rechampis jaunes et rouges, miroitaient comme des glaces, envoyaient des reflets aveuglants jusqu’au fond du Vieil Elbeuf. Les cochers vêtus de noir, d’une allure correcte, tenaient court les chevaux, des attelages superbes, qui secouaient leurs mors argentés. Et chaque fois qu’une voiture était pleine, il y avait, sur le pavé, un roulement sonore, dont tremblaient les petites boutiques voisines.
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