« Les Bons Enfants » : différence entre les versions

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chap15
chap 16, 17 et 18
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On s’amusa beaucoup de la colère de la pauvre Mathurine, et on résolut d’aller en corps lui faire des excuses de la mauvaise nuit qu’on lui avait fait passer. Elle reçut d’abord assez mal
la députation ; mais elle s’adoucit par degrés, et finit par rire avec M. Éliant et les enfants.
 
===Visite aux singes===
 
Le lendemain, quand l’heure des histoires fut arrivée, personne ne se présentait pour en raconter ; les enfants étaient tous assis en rond, attendant avec impatience que le numéro 4
voulût bien commencer, mais personne ne disait mot.
 
« Allons donc ! voyons donc ! le numéro 4 pour raconter une histoire, s’écria Sophie avec impatience. Nous perdons notre temps. Qui est le numéro 4 ?
 
— C’est Élisabeth, s’écrièrent deux ou trois voix.
 
SOPHIE<BR>
Pourquoi ne dis-tu rien alors, puisque c’est ton tour ?
 
ÉLISABETH<BR>
C’est que je ne sais aucune histoire amusante. Je ne suis pas en train.
 
SOPHIE<BR>
Ah bah ! tu t’y mettras ! Je n’étais pas en train non plus, moi, et pourtant j’ai raconté de mon mieux.
 
ÉLISABETH<BR>
Aussi tu nous as tous un peu ennuyés.
 
SOPHIE<BR>
C’est que mon tour venait tout de suite après Camille, qui a raconté une histoire si amusante. Commence, tu vas voir que ce sera bien. Dis trois ou quatre ''Je commence'',
comme Pierre ; ce sera déjà quelque chose.
 
PIERRE<BR>
Je n’ai pas du tout dit ''Je commence'' trois ou quatre fois, mademoiselle, mais une seule fois ; tu exagères toujours.
 
SOPHIE<BR>
Ah ! par exemple ! je suis sûre de trois fois au moins. Demande à Camille.
 
CAMILLE<BR>
Au lieu de nous quereller, mes amis, écoutons l’histoire que prépare Élisabeth.
 
SOPHIE<BR>
Écoutons, silence ! »
 
Élisabeth se recueille, relève la tête et commence.
 
« Je vais vous raconter une visite au Jardin des Plantes. Vous savez tous que le Jardin des Plantes réunit dans son sein… »
 
SOPHIE<BR>
Ah ! ah ! ah ! dans son sein ! Comme si un jardin avait un sein !
 
ÉLISABETH, ''riant''<BR>
Dans ses entrailles, si tu aimes mieux.
 
SOPHIE<BR>
Encore mieux ! Elle sera jolie, ton histoire, à en juger par la première phrase.
 
LÉONCE<BR>
Mon Dieu, Sophie, que tu es ennuyeuse ! Tu critiques tout, tu interromps sans cesse. C’est impossible de raconter avec toi ! on ne sait plus ce qu’on dit.
 
VALENTINE<BR>
Ne l’écoute pas, ma pauvre Élisabeth. Raconte ta visite au Jardin des Plantes ; je suis sûre que ce sera amusant.
 
ÉLISABETH<BR>
Je crois que oui. Il y a deux choses à raconter : une terrible et une drôle. Je commence par la terrible. Il y avait beaucoup de monde ce jour-là au Jardin des Plantes…
 
SOPHIE<BR>
Ce jour-là, tu dis : quel jour ?
 
ÉLISABETH<BR>
Le jour dont je parle. Je ne te répondrai plus. La foule se pressait autour des fosses où étaient les ours ; on leur jetait du pain, des gâteaux ; ils grimpaient à des espèces d’arbres qui sont au milieu de leurs fosses ; je n’étais pas satisfaite quand je les voyais en haut, il me semblait qu’ils allaient s’élancer sur la foule. Pendant que nous regardions les ours manger, grimper et jouer, nous entendons les cris d’une dame qui appelle :
 
"Mon enfant ! mon enfant ! j’ai perdu mon enfant !"
 
Tout le monde se précipite de ce côté ; la femme criait :
 
"Paul ! Paul ! mon petit Paul, où es-tu ?"
 
Tout à coup on entend dans la foule une petite voix étouffée qui répond :
 
"Maman ! au secours ! on m’entraîne…"
 
Les personnes qui se trouvent du côté où cette petite voix se faisait entendre voient un homme à barbe noire qui avait l’air d’un diable et qui cherchait à s’échapper, entraînant avec
lui un petit garçon de trois ou quatre ans. On crie de tous côtés :
 
"Arrêtez le voleur ! Ôtez-lui l’enfant !"
 
Les gardiens accourent ; l’homme voit qu’il va être pris, il lâche l’enfant et se rejette au milieu de la foule, espérant pouvoir s’y cacher, mais les gardiens le poursuivent ; il court d’un côté, de l’autre, partout il les voit qui lui barrent le passage : il s’élance sur le petit mur des ours et veut passer d’un côté à l’autre en longeant le mur ; son pied glisse, il trébuche ; il manque de tomber dans la fosse, se raccroche à moitié chemin au mur, appelle au secours ; un gardien
accourt, lui tend son mouchoir ; au moment où l’homme va le saisir, l’ours avance vers lui, se dresse sur ses pattes de derrière et grogne violemment ; l’homme a une telle peur qu’il lâche le mur et le mouchoir et qu’il tombe dans la fosse ; l’ours est si étonné qu’il reste immobile ; l’homme se relève et demande qu’on lui jette un couteau ou une arme quelconque pour se défendre. On ne trouve qu’un bâton, personne n’avait de couteau : on le lui jette ; il court pour le ramasser ; l’ours, qui avait été plus leste que lui, arrive le premier, attrape le bâton et le brise de ses deux pattes de devant comme je briserais une allumette. On jette un autre
bâton, l’homme parvient à le saisir ; l’ours vient à lui ; l’homme brandit son bâton, donne des coups épouvantables sur la tête et les pattes de l’ours, qui entre en fureur et s’élance sur l’homme avec tant de violence, qu’il le renverse. Au même moment, plusieurs soldats, qu’on avait été prévenir, accouraient avec leurs fusils chargés. Ils veulent tirer sur l’ours. Impossible ! l’ours et l’homme se débattaient, se roulaient ; en voulant tuer l’ours, les soldats auraient tué l’homme. Enfin, l’ours lâche l’homme, qui va rouler assez loin ; les soldats profitent de ce moment pour tirer tous ensemble sur l’ours ; qui paraît très blessé, car il se roule en rugissant ; le sang coule de plusieurs blessures ; en se tordant et en se roulant, il arrive sur l’homme, qu’il déchire avec ses griffes, et qui criait encore, mais faiblement ; les soldats avaient rechargé leurs fusils ; ils tirent encore, dans un moment où l’ours avait roulé loin de l’homme, et cette fois, après un ou deux gémissements horribles, l’ours reste immobile. On apporte des échelles, on descend dans la fosse et on emporte le malheureux homme, qui était tout déchiré, tout sanglant ; il n’était pas mort pourtant, mais on croyait qu’il ne pourrait pas guérir, tant il avait été mordu et déchiré.
Pendant que l’ours dévorait l’homme, la dame avait retrouvé son petit Paul, que ce méchant homme voulait voler. On a su depuis que cet homme volait des enfants pour les vendre à
des gens qu’on appelle des saltimbanques, et qui font faire des tours de force aux pauvres petits enfants. Le bon Dieu l’a bien puni cette fois-ci. Ce qui a rendu tout cela moins affreux, c’est la méchante action de cet homme barbu et noir ; tout le monde avait l’air content que le bon Dieu l’eût si terriblement puni. Moi aussi, j’ai été assez contente, tout en désirant de le voir délivrer par les soldats. Quand la pauvre mère a retrouvé son enfant, elle a tant pleuré, qu’on est allé lui chercher de l’eau fraîche pour l’empêcher d’avoir des convulsions ; le pauvre petit pleurait aussi en embrassant sa maman. Quand on a emporté l’homme, on a passé devant eux ; le petit garçon a poussé un cri en se cachant dans la robe de sa maman. Elle a dit : "Malheureux homme ! que Dieu te pardonne, comme je te pardonne de tout mon cœur !" et elle a demandé s’il était pauvre, s’il avait besoin de quelque chose ; et comme on lui a répondu qu’il allait probablement mourir, elle a demandé en grâce qu’on allât lui chercher un prêtre pour le consoler et le faire mourir en demandant pardon au bon Dieu. On le lui a promis, elle a donné de l’argent pour payer une voiture pour emmener l’homme à l’hôpital ou chez lui, et elle a laissé son adresse pour qu’on
lui fît savoir où il demeurait.
 
"Je lui enverrai, a-t-elle dit, une bonne sœur pour le soigner et un saint prêtre pour l’assister."
 
Puis elle est partie en voiture avec son petit Paul.
 
Voilà mon histoire terrible. À présent, je vais vous raconter l’autre.
 
MADELEINE<BR>
Elle est, en effet, bien terrible, cette histoire, et très intéressante.
 
MARGUERITE<BR>
Ce qui prouve combien elle était intéressante, c’est que Sophie n’a pas interrompu.
 
SOPHIE<BR>
Tiens ! c’est vrai, je n’y ai pas pensé. Au reste, soyez tranquilles, je n’interromprai plus, car je vois que c’est par malice que je le fais, pour impatienter celui qui raconte, et me venger ainsi de vos interruptions pendant que je racontais. Mais, je le répète, c’est fini, je n’interromprai plus.
 
JACQUES<BR>
C’est très bien, ce que dit Sophie ; n’est-ce pas, mes amis ? J’aime beaucoup la simplicité avec laquelle Sophie s’accuse quand elle a mal fait.
 
CAMILLE<BR>
Parce qu’elle est réellement bonne et sans orgueil ; elle s’aperçoit qu’elle a mal fait, elle l’avoue tout de suite.
 
SOPHIE<BR>
Prends garde, Camille, de m’en donner de l’orgueil, avec tes éloges. Écoutons plutôt l’histoire
d’Élisabeth.
 
ÉLISABETH<BR>
Après le départ de la dame et du voleur, personne ne voulut retourner aux bêtes féroces, et nous sommes allés voir les singes. Il faisait beau et chaud, tous les singes étaient dehors sous leur grillage. Ils s’amusaient à plusieurs jeux ; les grands se battaient presque continuellement. J’aperçus dans un coin une guenon avec son petit singe ; elle le mettait par terre, et le petit criait toujours pour qu’elle le reprît dans ses bras : enfin, la mère, ennuyée, donne à son petit un grand soufflet ; le petit se frotte la joue tout en regardant la guenon d’un air furieux. Elle se lève et fait quelques pas ; le petit court après et lui marche sur la queue ; elle se retourne : le petit avait sauté lestement de côté. La guenon continue à marcher gravement ; le petit recommence à lui marcher sur la queue sans que sa mère le voie. Au bout de trois ou quatre fois pourtant, elle se retourne si promptement qu’il n’a pas le temps de se sauver, et qu’elle voit sa malice. Alors elle veut l’attraper ; le petit se sauve, la mère le poursuit et l’attrape bien vite ; elle le prend dans ses bras, et malgré ses cris elle lui donne une dizaine de tapes bien appliquées, puis elle le jette par terre ; le petit se retire de très mauvaise humeur dans un coin, d’où il observe sa mère ; elle avait ramassé une carotte et la mangeait tranquillement. Le petit saisit une poignée de sable et la jette à l’oreille de sa mère pendant qu’elle regarde du côté opposé ; elle se retourne vers son petit, mais il avait si promptement repris son air insouciant et tranquille, qu’elle ne le croit pas coupable d’une telle insolence ; elle recommence à grignoter sa carotte ; le petit ramasse une seconde poignée de sable et la lance comme la première en choisissant un bon moment. La mère commence à se douter que c’est de son petit que lui vient le sable ; elle est plus attentive que jamais et se retourne au moment où le petit lançait sa poignée. Elle jette sa carotte, s’élance sur le petit, qui n’a pas le temps de s’esquiver, lui donne deux énormes soufflets et s’apprête à le battre ; les cris du petit attirent les autres singes, qui se rassemblent autour de la guenon et du petit, et prennent parti, les uns pour elle, les autres pour lui. Ils se mettent tous à gronder, à siffler, à claquer des dents ; ils se lancent quelques tapes, puis se jettent les uns sur les autres, et dans peu d’instants la bataille devient générale ; ils se mordent, ils se griffent, ils se roulent et se piétinent ; enfin, ce sont de tels cris, de tels hurlements, que les gardiens arrivent, séparent les combattants à grands coups de fouet et les font rentrer chacun dans sa cellule ; le petit a été rendu à sa mère et aura reçu une bonne correction pour son impertinence. Cette scène nous a beaucoup amusés, surtout quand tous les singes sont accourus et ont commencé à se disputer ; la triste impression de l’homme et de l’ours a été tout à fait effacée par la visite aux singes, et nous sommes partis riants et très gais.
 
Voilà ma seconde histoire. J’ai fini.
 
— Très bien ! très bien ! s’écrièrent les enfants ; tes histoires sont très jolies.
 
PIERRE<BR>
Qui est-ce qui doit en raconter une après ?
 
MADELEINE<BR>
C’est Henri.
 
HENRI<BR>
Moi, d’abord, je ne raconterai rien, parce que je ne sais rien.
 
JACQUES<BR>
Tu trouveras quelque chose, tout comme nous.
 
HENRI<BR>
Que veux-tu que je trouve ?
 
JACQUES<BR>
Je ne sais pas, moi ; un chien, par exemple.
 
HENRI<BR>
Quel chien ?
 
JACQUES<BR>
Je n’en sais rien ; c’est à toi à chercher. »
 
Henri cherche, tout le monde attend ; personne ne dit mot pour ne pas le déranger ; enfin, Pierre lui dit :
 
« Eh bien ! trouves-tu ? »
 
Henri ne répond pas ; il tient la tête baissée et ne regarde personne.
 
PIERRE<BR>
Mais réponds donc, Henri ! C’est ennuyeux ! nous attendons depuis dix minutes. »
 
Rien encore, pas de réponse ; les enfants s’approchent de lui, le regardent et s’aperçoivent qu’il pleure.
 
SOPHIE<BR>
Eh bien ! qu’est-ce que tu as ? Pourquoi pleures-tu ?
 
HENRI, ''pleurant''<BR>
Je ne sais pas d’histoire… Je ne sais que dire.
 
CAMILLE<BR>
Mais mon petit Henri, il ne faut pas pleurer pour cela. Tu n’es pas obligé de raconter une histoire, c’est pour nous amuser que nous avons imaginé cela ; si cela ne t’amuse pas, tu n’y es pas obligé.
 
HENRI<BR>
Ils vont tous dire que je suis un imbécile.
 
VALENTINE<BR>
Imbécile, non ; mais nigaud, oui.
 
HENRI<BR>
Raconte donc toi-même, si tu crois que c’est si facile. Je te cède mon tour ; prends-le.
 
VALENTINE<BR>
Très volontiers et tout de suite, si mes cousins et cousines le veulent bien.
 
TOUS LES ENFANTS<BR>
Certainement : raconte à la place de Henri, puisque tu as des idées.
 
VALENTINE<BR>
C’est un conte de fées que je vais vous raconter.
 
HENRIETTE<BR>
Tant mieux ! J’aime beaucoup les contes de fées.
 
MARGUERITE<BR>
Et moi aussi ; fais-en un aussi joli que celui de Camille.
 
VALENTINE<BR>
Je ne crois pas qu’il soit aussi joli, mais je ferai de mon mieux.
 
SOPHIE<BR>
Comment s’appelle-t-il ?
 
VALENTINE<BR>
Il s’appelle…
 
 
===La fée Prodigue et la fée Bonsens===
 
Il y avait une fois un roi, qui s’appelait le roi Pétaud, et une reine, qui avaient un tout petit royaume.
 
Ce roi et cette reine n’avaient pas encore d’enfants, mais ils avaient une amie très puissante qui s’appelait la fée Prodigue.
 
HENRIETTE<BR>
Comment étaient-ils amis ?
 
VALENTINE<BR>
Ils étaient amis parce que la mère de la fée Prodigue était la fée Drôlette, et que la reine était la fille d’une princesse Blondine et d’un prince Merveilleux que la fée Drôlette aimait beaucoup.
 
La fée Prodigue avait une sœur qui s’appelait la fée Bonsens ; la fée Bonsens aimait aussi beaucoup la reine, mais la reine l’aimait moins parce qu’elle ne lui accordait pas tout ce qu’elle lui demandait, et qu’elle lui faisait quelquefois la morale sur les mauvaises actions qu’elle commettait.
 
Un jour la reine était seule et pleurait. La fée Bonsens venait précisément lui faire une visite.
 
« Pourquoi pleurez-vous, chère reine ? lui demanda-telle.
 
LA REINE<BR>
Parce que tous mes sujets ont des enfants ; moi seule je n’en ai pas. Moi qui aime tant les enfants ! Je serais si contente d’en avoir !
 
LA FÉE<BR>
Si vous aviez des enfants, chère reine, ce serait peut-être pour votre malheur ; laissez les fées et la reine des fées arranger les choses à leur idée ; elles savent ce qu’il vous faut.
 
LA REINE<BR>
Il me faut un enfant ; je veux un enfant ; et je serai malheureuse tant que je n’aurai pas d’enfant.
 
LA FÉE<BR>
Vous n’êtes pas raisonnable, chère reine. Je vous laisse vous désoler toute seule, ajouta-t-elle, voyant que les pleurs de la reine redoublaient, car, pour votre bonheur, je ne veux pas vous accorder ce que vous désirez. »
 
La fée disparut en achevant ces mots, et la reine recommença ses gémissements.
 
« Fée Prodigue, fée Prodigue, s’écria-t-elle, vous ne me refuseriez pas comme l’a fait votre sœur, si je vous le demandais ! »
 
La fée Prodigue apparut immédiatement.
 
« Qu’est-ce, ma bonne petite reine ? Vous m’avez appelée ? Et pourquoi ces larmes sur ces jolies joues ?
 
LA REINE<BR>
Bonne et chère fée ; je veux un enfant et je n’en ai pas.
 
LA FÉE<BR>
Et c’est pour cela que vous pleurez, ma reinette ? Vous êtes pourtant heureuse ! Qui sait ce que deviendra votre bonheur avec des enfants ?
 
LA REINE, ''pleurant plus fort''<BR>
C’est égal, j’en veux un. Oh ! bonne fée, donnez-moi un enfant.
 
LA FÉE<BR>
Je vous en donnerai deux, ma bonne petite reine. Ce n’est pas pour rien que je m’appelle Prodigue. Vous aurez deux filles dans peu de temps.
 
— Merci, bonne et aimable fée ; votre sœur, à qui j’avais fait la même demande, vient de me refuser ; j’étais bien sûre que vous ne feriez pas comme elle.
 
— Ma sœur est un peu trop sage, dit la fée en souriant, et les gens sages sont souvent ennuyeux. Adieu et au revoir, ma bonne reine ; je reviendrai vous voir dès que vos filles seront nées. »
 
La fée disparut, laissant la reine transportée de joie ; elle courut raconter au roi la promesse de la fée ; il en fut enchanté, quoiqu’il conservât un peu d’inquiétude du refus de la fée Bonsens. Quelque temps après, la reine eut deux filles, comme le lui avait dit la fée. Aussitôt qu’elles furent nées, la fée Prodigue parut, et, prenant dans ses bras une des petites
princesses, elle l’embrassa et lui dit :
 
« Je te donne le nom d’INSATIABLE et je t’accorde le don de réussir dans tout ce que tu entreprendras, d’obtenir tout ce que tu désireras…
 
— Excepté si son désir est injuste ou cruel, ma sœur, dit la fée Bonsens, qui parut tout à coup, et seulement jusqu’à quinze ans. Je corrige ainsi le mal que vous lui faites et qu’elle pourrait faire à d’autres. Quant à toi, enfant, ajouta la fée Bonsens en s’adressant à l’autre petite fille, je te donne le nom de MODESTE et je te doue d’une grande sagesse et de ne
jamais désirer que ce qui est juste et raisonnable. Je veillerai sur elle, ajouta la fée, et voici mon présent de marraine pour ma filleule. »
 
Elle présenta à la reine un miroir encadré d’or, de diamants et de rubis.
 
« Toute personne qui regardera dans cette glace, dit-elle, y verra comment elle doit agir, le mal qu’elle a fait et le bien qu’elle peut faire. »
 
La reine saisit le miroir, s’y regarda un instant, rougit, le rendit à la fée d’un air de dépit, et lui demanda de le serrer jusqu’à ce que Modeste fût assez grande pour s’en servir.
 
La fée sourit en reprenant le miroir, et le déposa dans une cassette dont elle confia la clef à la reine.
 
La fée Prodigue était contrariée de l’arrivée de sa sœur et mécontente de
l’empêchement qu’elle avait mis, dans l’avenir, aux désirs de sa filleule Insatiable. Celle-ci ne tarda pas à faire voir qu’elle mériterait le nom que lui avait donné sa marraine, car elle ne se trouvait jamais satisfaite et criait sans cesse. Modeste, au contraire, était douce et tranquille et ne criait jamais.
 
Le roi et la reine auraient dû préférer Modeste à Insatiable ; mais la reine sentit une grande affection pour Insatiable et une grande indifférence pour Modeste. À mesure que les deux petites filles grandissaient, Insatiable montrait de plus en plus son mauvais caractère ; elle voulait être seule caressée, soignée. Modeste avait beau lui céder tout ce qu’elle possédait, jamais elle ne parvenait à la contenter.
 
Un jour, Modeste mangeait un gâteau que lui avait donné une des dames de la reine ; Insatiable, qui en avait déjà mangé deux, voulut avoir celui de sa sœur ; Modeste avait faim et ne voulut pas lui donner le sien. Insatiable se jeta sur elle pour le lui arracher, mais elle ne put pas le saisir ; elle avait beau allonger le bras, ouvrir la main, elle ne pouvait atteindre le gâteau. Elle se mit à pousser des cris de rage ; la reine voulut la contenter et prendre le gâteau, mais elle aussi ne put pas
l’avoir. Elle se souvint alors de ce que la fée Bonsens avait ajouté au don de Prodigue et en fut très mécontente. Son humeur se porta sur la pauvre Modeste.
 
« Emportez cette petite, dit-elle ; elle est insupportable ; elle ne fait que contrarier et faire crier sa sœur. »
 
Un autre jour, Insatiable vit un nid d’oiseaux-mouches dans les mains de Modeste.
 
« Je voudrais un nid comme Modeste », cria-t-elle.
 
Aussitôt un page entra et présenta à Insatiable un nid tout semblable qu’on venait d’apporter pour elle.
 
« Je veux un second nid. »
 
Un autre nid fut apporté de la même manière.
 
« Je veux le nid de Modeste », s’écria-t-elle.
 
Mais pour le nid, comme pour le gâteau, elle ne put le saisir.
 
Plusieurs fois de pareilles scènes se renouvelèrent. Insatiable, habituée à voir tous ses désirs satisfaits, entrait dans des colères effroyables devant la moindre résistance, et comme c’était toujours avec sa sœur qu’elle éprouvait ces contrariétés, elle la prit en haine et dit à la reine de chasser Modeste, qui la tourmentait sans cesse.
 
La reine ordonna que Modeste fût emmenée dans un château éloigné. La nourrice qui avait élevé Modeste fut chargée de l’accompagner dans sa nouvelle demeure avec une suite nombreuse.
 
Modeste voyait que sa mère ne l’aimait pas, elle souffrait du caractère méchant de sa sœur, et elle partit sans regret. Le château qu’elle devait habiter était charmant ; il y avait à côté une ferme où Modeste passait une partie de sa journée avec les vaches, les moutons, les poulets, dindons et oisillons de toute espèce. Elle y vivait heureuse avec sa bonne, qu’elle aimait, et sa sœur de lait, qu’elle aimait plus encore ; elle
recevait souvent la visite de sa marraine, la fée Bonsens, qui
lui témoignait beaucoup d’amitié.
 
Insatiable, de son côté, ne cessait de vouloir une chose, une autre ; tout l’ennuyait parce que tout lui venait trop facilement ; elle avait en telle
abondance joujoux, livres, robes, bijoux, que rien ne lui faisait ni plaisir ni envie. Il en était de même pour son travail ; elle apprenait avec une telle facilité qu’elle ne s’intéressait à rien.
 
Sans cesse elle obligeait son père de changer ses ministres, de changer les lois, de changer d’alliés et d’amis : elle portait partout le trouble ; on faisait tout ce qu’elle voulait, et cependant on ne pouvait jamais la contenter. Tout le royaume était dans la confusion à cause d’elle.
 
Cependant elle approchait de ses quinze ans ; elle dit alors à son père qu’elle voulait se mettre à la tête des troupes. Elle eut d’abord quelques succès ; mais le temps passait, les quinze ans d’Insatiable arrivèrent, elle perdit plusieurs batailles ; ses soldats se révoltèrent et refusèrent de la suivre, et elle fut obligée de s’enfuir honteusement.
 
Quand Insatiable revint à la cour de son père, tout y était en désordre ; chacun la maudissait, la détestait ; on l’appelait à la cour une Pétaudière, par dérision, par moquerie. Le roi, voyant que c’était elle qui avait causé ses malheurs, la chassa de sa présence ; la reine l’engagea à aller rejoindre sa sœur et lui conseilla de se regarder dans le miroir de Modeste. Insatiable, affligée, humiliée, alla retrouver sa sœur et lui
demanda où était ce miroir dont lui avait parlé la reine.
 
« Le voici, dit Modeste en le lui présentant ; c’est lui qui a été mon maître, qui m’a empêchée de mal faire et qui m’a montré à bien faire. »
 
Insatiable le prit, y jeta un coup d’œil et poussa un cri d’effroi, mais elle ne put en détacher ses regards ; elle voyait tout le mal dont elle s’était rendue coupable depuis sa naissance ; elle ne pouvait en croire ses yeux. Quand elle eut tout vu, elle tomba dans les bras de sa sœur et pleura amèrement. Modeste chercha vainement à la consoler ; le
souvenir des maux qu’elle avait causés la poursuivait jour et nuit ; elle ne dormait pas, ne mangeait plus. Enfin elle tomba dans un état si alarmant, que Modeste envoya un exprès au roi et à la reine ; ils arrivèrent tous deux, et, voyant leur fille si mal, ils appelèrent Prodigue à leur secours. La fée arriva triste et morne.
 
« Je n’y puis rien, dit-elle ; c’est sa conscience qui la fait mourir ; elle sent que le monde la hait, la méprise, et qu’elle ne peut vivre ; mais elle se repent, on lui pardonnera. »
 
Insatiable, se sentant mourir, demanda pardon au roi, à la reine, à sa sœur, à toute la cour, et expira dans les bras de Modeste. On la regretta peu, tout en pleurant sa triste mort. La reine et le roi se regardèrent aussi dans le miroir de la fée Bonsens. Effrayés des fautes de leur vie, ils résolurent de s’amender et de reprendre chez eux la princesse Modeste,
exilée depuis tant d’années. Elle fut heureuse de ce retour de tendresse de son père et de sa mère, mais elle regretta beaucoup et toujours sa ferme et son château, où elle avait vécu si longtemps calme et sans chagrins. Du reste, elle vécut très heureuse, se maria avec un prince excellent et succéda à son père après sa mort. Sa sœur de lait ne la quitta jamais et éleva tous ses enfants.
 
« Voilà mon histoire, mes enfants, elle est longue et je suis fatiguée.
 
— Merci, merci, Valentine, s’écrièrent tous les enfants, c’est charmant, c’est très amusant. »
 
Ce jour-là, les enfants causèrent longuement de l’histoire qu’ils venaient d’entendre.
 
MADELEINE<BR>
Ce n’est pas toi qui l’as composée, n’est-ce pas, Valentine ?
 
VALENTINE<BR>
Si, c’est moi.
 
SOPHIE<BR>
Quand donc l’as-tu faite ?
 
VALENTINE<BR>
En la racontant. J’inventais à mesure que je parlais.
 
LÉONCE<BR>
Mais c’est superbe ! c’est étonnant ! Jamais je n’aurais pu faire comme toi.
 
VALENTINE<BR>
Si tu essayes, tu verras que ce n’est pas difficile. C’est tout justement ton tour demain.
 
 
===Les loups et les ours===
 
Le lendemain, quand les enfants se rangèrent autour de Léonce, il commença gravement : « Mes amis, je sais que vous voulez savoir le nom de mon histoire : elle s’appelle de deux noms terribles…
 
— Ah ! mon Dieu ! s’écria Jeanne.
 
— Ne t’effraye pas, Jeanne, reprit Léonce, les loups et les ours dont je vais parler sont heureusement bien loin de nous ; ils vivent dans la Lithuanie, pays qui appartient à la Russie, et mon histoire s’appelle : LES LOUPS ET LES OURS. Écoutez bien et ne m’interrompez pas.
 
MARGUERITE, ''riant''<BR>
Quel drôle d’air tu as ?
 
LÉONCE<BR>
J’ai l’air que j’ai toujours.
 
MARGUERITE<BR>
Non, non, tu as un air grave comme si tu allais nous juger et nous condamner.
 
LÉONCE, ''gaiement''<BR>
En effet, je vous condamne à entendre mon histoire, après vous avoir jugés dignes de l’écouter.
 
ÉLISABETH<BR>
Ah, ah, ah ! très joli ! Nous écoutons.
 
LÉONCE<BR>
Il y avait une famille qui vivait en Russie dans une belle et agréable province du Midi : cette famille n’était pas nombreuse ; il y avait le père, la mère, trois fils, deux filles et une sœur imbécile.
 
SOPHIE<BR>
Tu appelles cela pas nombreux ? Combien t’en faut-il donc ?
 
LÉONCE<BR>
Sophie, Sophie, j’ai dit de ne pas m’interrompre… J’appelle cette famille peu nombreuse pour la Russie ; car, dans ce pays, il arrive souvent qu’une famille est composée de douze ou de quatorze enfants.
 
HENRIETTE<BR>
Ah ! quelle bêtise !
 
LÉONCE<BR>
Pas bêtise du tout, puisque j’ai une tante russe qui a eu dix-sept enfants. Voyons ! silence à présent ! Cette famille devait aller en Lithuanie pour passer quelques mois près d’un vieux grand-père très malade.
 
JEANNE<BR>
Qu’est-ce qu’il avait ?
 
LÉONCE<BR>
Une hydropisie, c’est-à-dire une enflure énorme du ventre, qui se remplit d’eau et qui vous étouffe. Ils allaient donc en Lithuanie ; la neige couvrait déjà la terre ; on avait mis la grande voiture, qui contenait toute la famille, sur des patins.
 
HENRI<BR>Qu’est-ce que c’est, des patins ?
 
LÉONCE<BR>
Des patins sont des traîneaux sur lesquels on attache les voitures quand il gèle et quand il y a de la neige. Ne m’interrompez plus, vous me dérangez ; je ne sais plus où j’en suis…
 
On avait mis la grande voiture sur des patins ; on y avait attelé huit bons chevaux, et on n’allait pas très vite, parce que la course était longue et qu’on ménageait les chevaux pour la traversée de la forêt. Une fois arrivé à la forêt, le cocher devait fouetter les chevaux et marcher vite, pour ne pas donner aux bandes de loups le temps de se rassembler et de les poursuivre : car il faut vous dire que les forêts de ces pays sont pleines de loups. Quand on en rencontre un, deux, trois même, on s’en moque, parce que les loups sont poltrons et qu’ils n’osent attaquer les voitures que lorsqu’ils sont en bandes.
 
On arrive à la forêt ; le cocher arrête ses chevaux quelques minutes, leur donne de l’avoine, leur remet leurs brides et entre dans la forêt. Les chevaux trottaient, galopaient, allaient bon train ; le cocher se réjouissait de n’avoir plus qu’une demi-heure à faire pour sortir de la forêt, lorsqu’on entend un hououou ! très éloigné.
 
« Les loups ! crie le cocher ; les loups !
 
— Fouettez les chevaux, Nikita, s’écria le maître, nommé M. Bogoslafe, fouettez ferme ; tâchons de sortir de la forêt avant que les loups nous aient rejoints. »
 
Le cocher fouette ; les chevaux, tremblants eux-mêmes, vont comme le vent. Les hurlements se rapprochaient pourtant ; la peur donnait des ailes aux chevaux. Nikita se retournait de temps en temps ; il ne voyait pas les loups ; mais une fois, après s’être retourné, il crie :
 
« Les voici ! je vois une masse noire dans le lointain ; il y en a plus de cinq cents.
 
— Nous sommes perdus ! dit M. Bogoslafe.
 
— Non, mon cher maître ; nous pouvons encore être sauvés, si Dieu nous protège. Je connais une grange à cent pas d’ici. Si la grande porte est ouverte, nous sommes sauvés. »
 
Et, fouettant les chevaux avec une nouvelle vigueur, il les dirige vers la grange, dont la grande porte restait heureusement ouverte pour laisser aux voyageurs la facilité d’entrer et se mettre à l’abri des loups, qui ne tardaient ordinairement pas à se disperser. Les hurlements des loups
devenaient de plus en plus distincts ; la masse noire avançait toujours ; Nikita touche à la grange, y entre ventre à terre ; les chevaux s’abattent en touchant le mur de leur front. Nikita les laisse se débattre, saute à bas de son siège et se précipite pour fermer les deux battants ; il en ferme un, les loups approchent ; il pousse l’autre et met les verrous juste à temps pour empêcher les loups de se précipiter dans la grange. M.
Bogoslafe avait ouvert la portière et était descendu de la voiture pour aider Nikita à barricader solidement la porte, de manière que les loups ne pussent en forcer l’entrée. La grange était grande, peu éclairée, car on avait fait les ouvertures petites et très hautes pour que les loups ne pussent pas y pénétrer. Quand toute la famille fut un peu remise de sa
frayeur, tous se jetèrent à genoux pour remercier Dieu de les avoir sauvés ; ensuite le maître embrassa Nikita et lui dit avec émotion :
 
« Mon ami, c’est toi après Dieu qui nous a sauvés. Et si Dieu permet que nous sortions vivants d’ici, je te donnerai ta liberté et je te ferai une pension pour que tu puisses vivre sans servir. »
 
Nikita se mit à genoux, baisa la main de son maître, essuya ses yeux du revers de sa main et alla vers ses chevaux pour les dételer et les arranger. Les pauvres bêtes étaient encore tremblantes de la frayeur que leur causaient les hurlements des loups, de la vitesse de leur course et de la violence de leur chute. Pendant que Nikita arrangeait la litière des chevaux avec la paille qui était entassée dans un coin, M. Bogoslafe faisait sortir sa femme et ses enfants de la voiture, dans laquelle ils avaient voulu remonter, s’y croyant plus en sûreté contre les loups.
 
« Examinez bien cette grange, leur dit-il, et voyez comme elle est solidement bâtie : les loups ont beau gratter et sauter, ils ne peuvent y faire de trou. »
 
Mme Bogoslafe et ses enfants se laissèrent enfin persuader, et firent le tour de la grange pour s’assurer qu’il n’y avait aucun passage possible pour les loups.
 
« Combien de temps devrons-nous rester ici ? demanda Mme Bogoslafe.
 
— Je ne sais, répondit le mari ; nous ne pourrons sortir avant le départ des loups ; j’ignore quelles sont leurs habitudes dans ces occasions. Que penses-tu, Nikita ? Combien de temps allons-nous être entourés par les loups ?
 
— Quand ils ont poursuivi des gens qui leur échappent, maître, ils ont l’habitude de ne pas les quitter si promptement. Demain ils seront encore là, à moins qu’ils ne se mettent à la poursuite de quelque autre voyageur qui pourrait être moins heureux que nous.
 
— Tu crois, Nikita, que nous devons passer la nuit dans cette grange ?
 
— Oui, maître ; je serais bien étonné que les ennemis nous laissassent tranquilles avant demain.
 
— Et comment allons-nous faire ? Hommes et chevaux nous n’avons ni à boire ni à manger.
 
— Pardon, maître, la nourriture ne manquera pas : j’en ai rempli les deux grands coffres de la voiture ; et quant à la boisson, il doit y avoir ici une citerne : on a toujours soin d’en faire une dans ces granges qui doivent servir de refuge contre les loups.
 
— Mais tes chevaux, que leur donneras-tu ?
 
— D’abord, maître, j’ai un grand sac d’avoine sous le siège, et puis les pauvres bêtes n’ont guère envie de manger, elles ont trop peur. Pour ce qui est du coucher, il ne manque pas de paille dans ce coin. Non, non, nous ne manquerons de rien. »
 
Les enfants de Mme Bogoslafe finirent par se rassurer un peu ; vers le soir ils demandèrent à manger ; Nikita tira les provisions de dedans les coffres de la voiture ; il étala une couche de paille dans le coin le plus éloigné des chevaux, apporta et plaça à côté des pâtés, des viandes froides, des gâteaux, du vin, de la bière, et tira de l’eau d’une citerne qu’il
avait trouvée dans un autre coin du bâtiment.
 
On se mit par terre sur la paille et on mangea de bon appétit, quoique silencieusement. M. Bogoslafe donna à Nikita le reste des provisions. Il mangea peu et rangea soigneusement ce qui restait.
 
« Il faut être économe, dit-il, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si les loups s’entêtent à rester près de la grange, il n’y aura pas trop des provisions que nous avons, et même… qui sait ?… »
 
Quand la nuit fut venue, le nombre des loups semblait avoir augmenté, à en juger par la force de leurs hurlements. M. et Mme Bogoslafe et leurs enfants s’étaient étendus sur la paille en se couvrant de leurs pelisses. Nikita ne se coucha pas ; il veilla pour entretenir le feu qu’il avait allumé.
 
Quand le jour parut, les hurlements des loups diminuèrent. Nikita appliqua une échelle contre le mur pour grimper jusqu’à une des fenêtres et voir s’il restait encore des loups. Il vit avec épouvante que les loups avaient établi leur domicile près de la grange ; ils étaient étendus sur la neige de tous côtés ; Nikita en compta cent vingt-trois ; le reste était
caché par les arbres. Le brave homme descendit de son échelle tout triste.
 
« Eh bien, Nikita, lui dit M. Bogoslafe, tu n’as vu rien de bon, ton visage le dit assez.
 
— Ils sont là, maître, et ils y resteront… J’ai quelque chose à vous proposer, maître : c’est une chance à courir… Il faut sacrifier les chevaux.
 
— Et à quoi nous servirait ce sacrifice ? Huit chevaux ne peuvent apaiser la faim de quatre à cinq cents bêtes féroces. Et comment partirons-nous sans chevaux !
 
— Vous n’en manquerez pas, maître, si vous voulez m’écouter. Les chevaux ont bien bu et bien mangé, ils sont bien reposés ; je les mettrai dehors à coups de fouet ; je n’en garderai que deux, vous allez voir pourquoi. Les chevaux, effrayés à la vue des loups, se mettront à courir du côté de la maison, par où nous sommes venus ; tous les loups se mettront à leur poursuite ; quand ils seront loin, je prendrai le cheval qui sera resté et je courrai à la ville voisine, où je demanderai une escorte et des chevaux pour vous ramener. Si je ne suis pas revenu avec l’escorte à la fin de la journée, alors, maître, vous monterez l’autre cheval et vous aurez, Dieu aidant, une meilleure chance que moi.
 
— Excellent homme ! dit M. Bogoslafe, ton plan est bon, mais tu en seras la victime, et je ne puis accepter ton dévouement : c’est moi qui partirai le premier.
 
— Non, maître, car c’est là où sera le danger si les loups ne sont pas tous assez éloignés ; il y a toujours des traînards parmi eux. Vous êtes le maître, vous devez rester près de madame et des enfants ; moi je suis le serviteur et je dois chercher à nous sauver tous. D’ailleurs, maître, l’idée est à moi, j’ai le droit de l’exécuter.
 
— Va, mon brave Nikita, et que Dieu te protège. »
 
Nikita ôta son chapeau, fit un grand signe de croix, détacha six chevaux, les plaça près de la porte.
 
« Entrouvrez la porte, maître. »
 
M. Bogoslafe ouvrit la porte suffisamment pour le passage d’un cheval. Nikita donna de grands coups de fouet aux chevaux, qui se précipitèrent dehors ; il referma vivement la porte et la barricada. Dès que les chevaux furent dehors, des hurlements s’élevèrent, les loups se précipitèrent de tous côtés sur les chevaux, qui se mirent à courir, comme l’avait prévu Nikita, dans le chemin qu’ils avaient parcouru la veille. Toute la bande hurlante se mit à leur poursuite. Quand on n’entendit plus rien, Nikita sauta sur un des chevaux restants, salua son maître, fit un signe de croix et se dirigea vers la porte.
 
« Ouvrez, maître ! et que le bon Dieu vous bénisse, vous, madame et les enfants. »
 
M. Bogoslafe fit aussi le signe de croix, ouvrit la porte et la referma sur ce fidèle serviteur qui payerait peut-être de sa vie son dévouement à ses maîtres. M. Bogoslafe écouta, mais n’entendit rien que le galop du cheval, puis quelques hurlements éloignés, puis rien. Deux heures se passèrent dans la plus vive inquiétude. On n’entendit plus aucun bruit ; une troisième heure se passa, rien encore.
 
« Je vais partir, dit M. Bogoslafe : notre pauvre Nikita a sans doute été dévoré par les loups.
 
— Attendez encore, lui dirent sa femme et ses enfants. Une heure encore ! »
 
M. Bogoslafe attendit une heure et se prépara à partir malgré le désespoir et la terreur de sa femme et de ses enfants. Il allait monter à cheval, lorsqu’un bruit étrange l’arrêta. « Encore une bande de loups ! » dit-il.
 
Le bruit approchait. Des hourras, des cris de joie rassurèrent la malheureuse famille, qui devina sans peine que c’était l’escorte amenée par Nikita. « La porte, maître ? » cria Nikita d’une voix triomphante.
 
La porte s’ouvrit ; le maître se jeta dans les bras de son serviteur et l’embrassa comme un frère ; Nikita était rayonnant. On attela huit chevaux frais et vigoureux à la voiture ; la famille Bogoslafe y monta ; Nikita prit sa place sur le siège, et la voiture partit au galop, suivie et
entourée d’une escorte de deux cents cavaliers.
 
On arriva sans autre accident chez le vieux grand-père, qui fit distribuer à l’escorte de l’eau-de-vie et de l’argent. Nikita reçut le jour même sa liberté et une somme d’argent considérable. Il demanda à son maître de rester cocher à son service : « Vous êtes un bon maître, dit-il, je suis heureux près de vous. Que ferais-je si je vivais à rien faire ? Je m’ennuierais et je ferais peut-être des sottises. »
 
Nikita resta donc chez M. Bogoslafe jusqu’à sa mort, et y fut traité en ami plus qu’en domestique.
 
« C’est fini ! dit Léonce en s’essuyant le front. Comme cela fait chaud de raconter des histoires !
 
PIERRE<BR>
Est-ce que tu l’as inventée ?
 
LÉONCE<BR>
Pas tout à fait ; j’ai lu une histoire de ce genre, que j’ai arrangée en la racontant.
 
ÉLISABETH<BR>
Elle est bien intéressante et bien terrible, comme tu le disais. Mais où sont les ours ? Je n’en vois pas un seul.
 
LÉONCE<BR>
Je crois bien, c’est une autre histoire. Mais celle des loups a été longue, je suis fatigué.
 
JACQUES<BR>
Mais tu nous la raconteras demain ?
 
LÉONCE<BR>
Oui, si cela ne vous ennuie pas.
 
CAMILLE<BR>
Comment peux-tu croire cela ? Tu racontes si bien !
 
LÉONCE<BR>
Après moi, c’est le tour de Jeanne.
 
JEANNE<BR>
Ah bien ! Je ferai comme Henri, je pleurerai.
 
SOPHIE<BR>
Par exemple ! si tout le monde pleure au lieu de raconter, nous n’aurons pas d’histoires.
 
JEANNE<BR>
C’est trop difficile de raconter ; je n’ai rien dans la tête et je ne me souviens de rien d’amusant.
 
SOPHIE<BR>
Tu feras comme moi, tu conteras une histoire bête.
 
JEANNE<BR>
On se moquera de moi comme on s’est moqué de toi ; crois-tu que ce soit agréable ?
 
SOPHIE<BR>
Tant pis pour ceux qui se moquent. On se venge en se moquant aussi.
 
JEANNE<BR>
C’est que je ne veux pas me moquer, cela me fait de la peine ; je n’ai pas autant d’esprit que toi.
 
SOPHIE<BR>
Ce qui veut dire que tu es meilleure que moi. Il ne faut pas avoir d’esprit pour se moquer, mais seulement un peu de méchanceté.
 
MARGUERITE<BR>
Tu es donc méchante, toi ?
 
SOPHIE<BR>
Je crois que oui ; demande à Camille.
 
CAMILLE<BR>
Non, Marguerite, elle n’est pas méchante, mais un peu malicieuse et trop vive.
 
MARGUERITE<BR>
Eh bien, sais-tu ce que je pense, moi ? que c’est très agréable d’être malicieuse, parce qu’on amuse tout le monde. Sophie est très amusante.
 
CAMILLE<BR>
C’est vrai, mais elle fait de la peine quelquefois, et il vaut mieux ne pas amuser et ne jamais chagriner personne.
 
SOPHIE<BR>
Camille a raison : j’ai souvent des remords d’avoir taquiné et peiné mes cousins et cousines, et c’est désagréable d’avoir des remords.
 
JEANNE<BR>
En quoi est-ce désagréable ?
 
SOPHIE<BR>
Parce qu’on sent qu’on a été méchant ; on voudrait demander pardon, et on a honte. On ne sait comment faire, et on est triste.
 
JEANNE<BR>
Moi, je ne serais pas si bête. Si j’avais fait une méchanceté, je demanderais vite pardon et je ne recommencerais pas.
 
SOPHIE<BR>
Tu as raison ; je tâcherai de le faire une autre fois.
 
LÉONCE<BR>
Ha ! ha ! ha ! c’est très joli, cela ! Tu veux donc être méchante, puisque tu dis qu’une autre fois…
 
SOPHIE<BR>
Tu m’ennuies, toi, avec tes réflexions. Dis-nous plutôt si les pauvres chevaux lâchés ont été mangés par les loups.
 
LÉONCE<BR>
Je n’y ai pas pensé ; faut-il les faire manger ?
 
JACQUES<BR>
Non, non, ces pauvres bêtes ! Il faut les sauver.
 
LÉONCE<BR>
On ne peut les sauver tous. Il y en a quatre qui sont revenus chez eux, et deux qui ont disparu, ce qui doit faire croire que les loups les ont mangés.
 
JACQUES<BR>
J’en suis fâché ; puisque c’est toi qui composes l’histoire, tu peux bien dire qu’ils sont revenus tous les six.
 
LÉONCE<BR>
Mais ce serait peu probable. Juge donc, cinq cents loups qui poursuivent six chevaux, il faut bien leur en laisser dévorer deux.
 
HENRIETTE<BR>
Oh non ! oh non ! Léonce, je t’en prie, sauve les tous.
 
LÉONCE<BR>
Je veux bien. Alors pour la fin de l’histoire, je dis que les chevaux avaient une telle vigueur, grâce aux soins de Nikita, qu’ils sont parvenus à mettre les loups en fuite en leur cassant la mâchoire par leurs ruades quand ils
approchaient de trop près. Et puis j’ajoute encore que deux régiments ont été envoyés contre les loups ; qu’ils les ont entourés et fusillés tous, de sorte qu’il n’en est pas resté un seul en vie, et que les corbeaux, les vautours et les éperviers ont dévoré leurs cadavres ; ainsi on n’a pas eu à craindre la peste dans le pays. J’espère que tout le monde est content de cette fin si heureuse. »
 
Les enfants se mirent à rire et attendirent le lendemain avec impatience pour entendre de nouvelles histoires.
 
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