« La Faute de l’abbé Mouret/Livre premier » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
ThomasBot (discussion | contributions)
m Phe: match
Ligne 3 :
 
 
 
==__MATCH__:[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/1]]==
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/1]]==
 
=== I. ===
 
La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel. Elle s’était attardée à mettre en train la lessive du semestre. Elle traversa l’église, pour sonner l’Angélus, boitant davantage dans sa hâte, bousculant les bancs. La corde, près du confessionnal, tombait du plafond, nue, râpée, terminée par un gros nœud, que les mains avaient graissé ; et elle s’y pendit de toute sa masse, à coups réguliers, puis s’y abandonna, roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le sang crevant sa face large.
 
Après avoir ramené son bonnet d’une légère tape, essoufflée, la Teuse revint donner un coup de balai devant l’autel. La poussière s’obstinait là, chaque jour, entre les planches mal jointes de l’estrade. Le balai fouillait les coins avec un grondement irrité. Elle enleva ensuite le tapis de la table, et se fâcha en constatant que la grande nappe
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/2]]==
supérieure, déjà reprisée en vingt endroits, avait un nouveau trou d’usure au beau milieu ; on apercevait la seconde nappe, pliée en deux, si émincée, si claire elle-même, qu’elle laissait voir la pierre consacrée, encadrée dans l’autel de bois peint. Elle épousseta ces linges roussis par l’usage, promena vigoureusement le plumeau le long du gradin, contre lequel elle releva les cartons liturgiques. Puis, montant sur une chaise, elle débarrassa la croix et deux des chandeliers de leurs housses de cotonnade jaune. Le cuivre était piqué de taches ternes.
 
— Ah bien ! murmura la Teuse à demi-voix, ils ont joliment besoin d’un nettoyage ! Je les passerai au tripoli.
Ligne 22 ⟶ 26 :
— J’ai à vous gronder, continua-t-elle. La nappe est encore trouée. Ça n’a pas de bon sens ! Nous n’en avons qu’une de rechange, et je me tue les yeux depuis trois jours à la raccommoder… Vous laisserez le pauvre Jésus tout nu, si vous y allez de ce train.
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/3]]==
L’abbé Mouret souriait toujours. Il dit gaiement :
 
Ligne 38 ⟶ 44 :
Le prêtre, qui s’était lavé les mains, recueilli, les lèvres balbutiant une prière, fit un signe de tête affirmatif. La paroisse n’avait que trois chasubles, une violette, une noire et une d’étoffe d’or. Cette dernière, servant les jours où le blanc, le rouge ou le vert étaient prescrits, prenait une importance extraordinaire. La Teuse la souleva religieusement de la planche garnie de papier bleu, où elle la couchait après chaque cérémonie ; elle la posa sur le buffet, enlevant avec précaution les linges fins qui en garantissaient les broderies. Un agneau d’or y dormait sur une croix d’or, entouré de larges rayons d’or. Le tissu, limé aux plis, laissait échapper de minces houppettes ! les ornements en relief se rongeaient et s’effaçaient. C’était, dans la maison, une continuelle inquiétude autour d’elle, une tendresse terrifiée, à la voir s’en aller ainsi paillette à paillette. Le curé devait la mettre presque tous les jours. Et comment la remplacer, comment acheter les trois chasubles dont elle tenait lieu, lorsque les derniers fils d’or seraient usés !
 
La Teuse, pardessus la chasuble, étala l’étole, le manipule,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/4]]==
le cordon, l’aube et l’amict. Mais elle continuait à bavarder, tout en s’appliquant à mettre le manipule en croix sur l’étole, et à disposer le cordon en guirlande, de façon à tracer l’initiale révérée du saint nom de Marie.
 
— Il ne vaut pas plus grand’chose, ce cordon, murmurait-elle. Il faudra vous décider à en acheter un autre, monsieur le curé… Ce n’est pas l’embarras, je vous en tisserais bien un moi-même, si j’avais du chanvre.
Ligne 52 ⟶ 60 :
Le jeune prêtre la regarda sévèrement.
 
— Eh ! ce n’est pas un péché, continua-t-elle avec son bon sourire. Je l’ai servie une fois, la messe, du temps de monsieur Caffin. Je la sers mieux que des polissons qui rient comme des païens pour une mouche volant dans l’église…
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/5]]==
Allez, j’ai beau porter un bonnet, avoir soixante ans, être grosse comme un tour, je respecte plus le bon Dieu que ces vermines d’enfant, que j’ai surpris encore, l’autre jour, jouant à saute-mouton derrière l’autel.
 
Le prêtre continuait à la regarder, refusant de la tête.
Ligne 64 ⟶ 74 :
En voyant l’enfant, l’abbé Mouret avait pris l’amict. Il baisa la croix brodée au milieu, posa le linge un instant sur sa tête ; puis, le rabattant sur le collet de sa soutane, il croisa et attacha les cordons, le droit par-dessus le gauche. Il passa ensuite l’aube, symbole de pureté, en commençant par le bras droit. Vincent, qui s’était accroupi, tournait autour de lui, ajustant l’aube, veillant à ce qu’elle tombât également de tous les côtés, à deux doigts de terre. Ensuite, il présenta le cordon au prêtre, qui s’en ceignit fortement les reins, pour rappeler ainsi les liens dont le Sauveur fut chargé dans sa Passion.
 
La Teuse restait debout, jalouse, blessée, faisant effort pour
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/6]]==
se taire ; mais la langue lui démangeait tellement, qu’elle reprit bientôt :
 
— Frère Archangias est venu… Il n’aura pas un enfant, à l’école, aujourd’hui. Il est parti comme un coup de vent, pour aller tirer les oreilles à cette marmaille, dans les vignes… Vous ferez bien de le voir. Je crois qu’il a quelque chose à vous dire.
Ligne 76 ⟶ 88 :
=== II. ===
 
L’é
L’église, vide, était toute blanche, par cette matinée de mai. La corde, près du confessionnal, pendait de nouveau, immobile. La veilleuse, dans un verre de couleur, brûlait, pareille à une tache rouge, à droite du tabernacle, contre le mur. Vincent, après avoir porté les burettes sur la crédence, revint s’agenouiller à gauche, au bas du degré, tandis que le prêtre, ayant salué le Saint-Sacrement d’une génuflexion sur le pavé, montait à l’autel et étalait le corporal, au milieu duquel il plaçait le calice. Puis, ouvrant le Missel, il redescendit. Une nouvelle génuflexion le plia ; il se signa à voix haute, joignit les mains devant la poitrine, commença le grand drame divin, d’une face toute pâle de foi et d’amour.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/7]]==
glise, vide, était toute blanche, par cette matinée de mai. La corde, près du confessionnal, pendait de nouveau, immobile. La veilleuse, dans un verre de couleur, brûlait, pareille à une tache rouge, à droite du tabernacle, contre le mur. Vincent, après avoir porté les burettes sur la crédence, revint s’agenouiller à gauche, au bas du degré, tandis que le prêtre, ayant salué le Saint-Sacrement d’une génuflexion sur le pavé, montait à l’autel et étalait le corporal, au milieu duquel il plaçait le calice. Puis, ouvrant le Missel, il redescendit. Une nouvelle génuflexion le plia ; il se signa à voix haute, joignit les mains devant la poitrine, commença le grand drame divin, d’une face toute pâle de foi et d’amour.
 
— Introibo ad altare Dei.
Ligne 82 ⟶ 96 :
— Ad Deum qui laetificat juventutem meam, bredouilla Vincent, qui mangea les répons de l’antienne et du psaume, le derrière sur les talons, occupé à suivre la Teuse rôdant dans l’église.
 
La vieille servante regardait un des cierges d’un air inquiet.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/8]]==
Sa préoccupation parut redoubler, pendant que le prêtre, incliné profondément, les mains jointes de nouveau, récitait le Confiteor. Elle s’arrêta, se frappant à son tour la poitrine, la tête penchée, continuant à guetter le cierge. La voix grave du prêtre et les balbutiements du servant alternèrent encore pendant un instant.
 
— Dominus vobiscum.
Ligne 94 ⟶ 110 :
La Teuse ne put tenir davantage. Elle passa derrière l’autel, atteignit le cierge, qu’elle nettoya, du bout de ses ciseaux. Le cierge coulait. Il y avait déjà deux grandes larmes de cire perdues. Quand elle revint, rangeant les bancs, s’assurant que les bénitiers n’étaient pas vides, le prêtre, monté à l’autel, les mains posées au bord de la nappe, priait à voix basse. Il baisa l’autel.
 
Derrière lui, la petite église restait blafarde des pâleurs de la matinée. Le soleil n’était encore qu’au ras des tuiles. Les Kyrie, eleison coururent comme un frisson dans cette sorte d’étable, passée à la chaux, au plafond plat, dont on voyait les poutres badigeonnées. De chaque côté, trois hautes fenêtres, à vitres claires, fêlées, crevées pour la plupart, ouvraient des jours d’une crudité crayeuse. Le plein air du dehors entrait là brutalement, mettant à nu toute la misère du Dieu de ce village perdu. Au fond, au-dessus de la grande porte, qu’on n’ouvrait jamais, et dont des herbes barraient le seuil, une tribune en plan-ches, à laquelle on montait par une échelle de meunier, allait d’une muraille à l’autre, craquant sous les sabots les jours de fête. Près de l’échelle, le confessionnal, aux panneaux disjoints, était peint en jaune citron. En face, à côté de la petite porte, se trouvait le baptistère, un ancien bénitier posé sur un pied
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/9]]==
en maçonnerie. Puis, à droite et à gauche, au milieu, étaient plaqués deux minces autels, entourés de balustrades de bois. Celui de gauche, consacré à la sainte Vierge, avait une grande Mère de Dieu en plâtre doré, portant royalement une couronne d’or fermée sur ses cheveux châtains ; elle tenait, assis sur son bras gauche, un Jésus, nu et souriant, dont la petite main soulevait le globe étoilé du monde ; elle marchait au milieu de nuages, avec des têtes d’anges ailées sous les pieds. L’autel de droite, où se disaient les messes de mort, était surmonté d’un Christ en carton peint, faisant pendant à la Vierge ; le Christ, de la grandeur d’un enfant de dix ans, agonisait d’une effrayante façon, la tête rejetée en arrière, les côtes saillantes, le ventre creusé, les membres tordus, éclaboussés de sang. Il y avait encore la chaire, une caisse carrée, où l’on montait par un escabeau de cinq degrés, qui s’élevait vis-à-vis d’une horloge à poids, enfermée dans une armoire de noyer, et dont les coups sourds ébranlaient l’église entière, pareils aux battements d’un cœur énorme, caché quelque part, sous les dalles. Tout le long de la nef, les quatorze stations du chemin de la Croix, quatorze images grossièrement enluminées, encadrées de baguettes noires, tachaient du jaune, du bleu et du rouge de la Passion, la blancheur crue des murs.
 
— Deo gratias, bégaya Vincent, à la fin de l’Épître.
 
Le mystère d’amour, l’immolation de la sainte victime se préparait. Le servant prit le Missel, qu’il porta à gauche, du côté de l’Évangile, en ayant soin de ne point toucher les feuillets du livre. Chaque fois qu’il passait devant le tabernacle, il faisait de biais une génuflexion qui lui déjetait la taille. Puis, revenu à droite, il se tint debout, les bras croisés, pendant la lecture de l’Évangile. Le prêtre, après avoir fait un signe de croix sur le Missel, s’était signé lui-même : au front, pour dire qu’il ne rougirait jamais de
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/10]]==
la parole divine ; sur la bouche, pour montrer qu’il était toujours prêt à confesser sa foi ; sur son cœur, pour indiquer que son cœur appartenait à Dieu seul.
 
— Dominus vobiscum, dit-il en se tournant, le regard noyé, en face des blancheurs froides de l’église.
Ligne 108 ⟶ 128 :
— Orate, fratres, reprit le prêtre à voix haute, tourné vers les bancs vides, les mains élargies et rejointes, dans un geste d’appel aux hommes de bonne volonté.
 
Et, se retournant devant l’autel, il continua, en baissant la voix. Vincent marmotta une longue phrase latine dans laquelle il se perdit. Ce fut alors que des flammes jaunes entrèrent par les fenêtres. Le soleil, à l’appel du prêtre, venait à la messe. Il éclaira de larges nappes dorées la muraille gauche, le confessionnal, l’autel de la Vierge, la grande horloge. Un craquement secoua le confessionnal ; la
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/11]]==
Mère de Dieu, dans une gloire, dans l’éblouissement de sa couronne et de son manteau d’or, sourit tendrement à l’enfant Jésus, de ses lèvres peintes ; l’horloge, réchauffée, battit l’heure, à coups plus vifs. Il sembla que le soleil peuplait les bancs des poussières qui dansaient dans ses rayons. La petite église, l’étable blanchie, fut comme pleine d’une foule tiède. Au dehors, on entendait les petits bruits du réveil heureux de la campagne, les herbes qui soupiraient d’aise, les feuilles s’essuyant dans la chaleur, les oiseaux lissant leurs plumes, donnant un premier coup d’ailes. Même la campagne entrait avec le soleil : à une des fenêtres, un gros sorbier se haussait, jetant des branches par les carreaux cassés, allongeant ses bourgeons, comme pour regarder à l’intérieur ; et, par les fentes de la grande porte, on voyait les herbes du perron, qui menaçaient d’envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante, le grand Christ, resté dans l’ombre, mettait la mort, l’agonie de sa chair barbouillée d’ocre, éclaboussée de laque. Un moineau vint se poser au bord d’un trou ; il regarda, puis s’envola ; mais il reparut presque aussitôt, et, d’un vol silencieux, s’abattit entres les bancs, devant l’autel de la Vierge. Un second moineau le suivit. Bientôt, de toutes les branches du sorbier, des moineaux descendirent, se promenant tranquille-ment à petits sauts, sur les dalles.
 
— Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus, Deus, Sabaoth, dit le prêtre à demi-voix, les épaules légèrement penchées.
Ligne 116 ⟶ 138 :
— Les gueux ! ils vont tout salir… Je parie que mademoiselle Désirée est encore venue leur mettre des mies de pain.
 
L’instant redoutable approchait. Le corps et le sang d’un
L’instant redoutable approchait. Le corps et le sang d’un Dieu allaient descendre sur l’autel. Le prêtre baisait la nappe, joignait les mains, multipliait les signes de croix sur l’hostile et sur le calice. Les prières du canon ne tombaient plus de ses lèvres que dans une extase d’humilité et de reconnaissance. Ses attitudes, ses gestes, ses inflexions de voix, disaient le peu qu’il était, l’émotion qu’il éprouvait à être choisi pour une si grande tâche. Vincent vint s’agenouiller derrière lui ; il prit la chasuble de la main gauche, la soutint légèrement, apprêtant la clochette. Et lui, les coudes appuyés au bord de la table, tenant l’hostie entre le pouce et l’index de chaque main, prononça sur elle les paroles de la consécration : Hoc est enim corpus meum. Puis, ayant fait une génuflexion, il l’éleva lentement, aussi haut qu’il put, en la suivant des yeux, pendant que le servant sonnait, à trois fois, prosterné. Il consacra ensuite le vin : Hic est enim calix, les coudes de nouveau sur l’autel, saluant, élevant le ca-lice, le suivant à son tour des yeux, la main droite serrant le nœud, la gauche soutenant le pied. Le servant donna trois derniers coups de clochette. Le grand mystère de la Rédemption venait d’être renouvelé, le Sang adorable coulait une fois de plus.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/12]]==
Dieu allaient descendre sur l’autel. Le prêtre baisait la nappe, joignait les mains, multipliait les signes de croix sur l’hostile et sur le calice. Les prières du canon ne tombaient plus de ses lèvres que dans une extase d’humilité et de reconnaissance. Ses attitudes, ses gestes, ses inflexions de voix, disaient le peu qu’il était, l’émotion qu’il éprouvait à être choisi pour une si grande tâche. Vincent vint s’agenouiller derrière lui ; il prit la chasuble de la main gauche, la soutint légèrement, apprêtant la clochette. Et lui, les coudes appuyés au bord de la table, tenant l’hostie entre le pouce et l’index de chaque main, prononça sur elle les paroles de la consécration : Hoc est enim corpus meum. Puis, ayant fait une génuflexion, il l’éleva lentement, aussi haut qu’il put, en la suivant des yeux, pendant que le servant sonnait, à trois fois, prosterné. Il consacra ensuite le vin : Hic est enim calix, les coudes de nouveau sur l’autel, saluant, élevant le ca-lice, le suivant à son tour des yeux, la main droite serrant le nœud, la gauche soutenant le pied. Le servant donna trois derniers coups de clochette. Le grand mystère de la Rédemption venait d’être renouvelé, le Sang adorable coulait une fois de plus.
 
— Attendez, attendez, gronda la Teuse, en tâchant d’effrayer les moineaux, le poing tendu.
 
Mais les moineaux n’avaient plus peur. Ils étaient revenus, au beau milieu des coups de clochette, effrontés, voletant sur les bancs. Les tintements répétés les avaient même mis en joie. Ils répondirent par de petits cris, qui coupaient les paroles latines d’un rire perlé de gamins libres. Le soleil leur chauffait les plumes, la pauvreté douce de l’église les enchantait. Ils étaient là chez eux, comme dans une grange, dont on aurait laissé une lucarne ouverte, piaillant, se battant, se disputant les mies rencontrées à terre. Un d’eux alla se poser sur le voile d’or de la Vierge qui souriait ; un autre vint, lestement, reconnaîtrereconnaî
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/13]]==
tre les jupes de la Teuse, que cette audace mit hors d’elle. A l’autel, le prêtre anéanti, les yeux arrêtés sur la sainte hostie, le pouce et l’index joints, n’entendait point cet envahissement de la nef par la tiède matinée de mai, ce flot montant de soleil, de verdures, d’oiseaux, qui débordait jusqu’au pied du Calvaire où la nature damnée agonisait.
 
— Per omnia saecula saeculorum, dit-il.
Ligne 132 ⟶ 158 :
— Il y en a treize ! cria-t-elle. Tous les œufs étaient bons !
 
Et entr’ouvrant son tablier, montrant une couvée de
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/14]]==
poussins qui grouillaient, avec leurs plumes naissantes et les points noirs de leurs yeux :
 
— Regardez donc ! sont-ils mignons, les amours !… Oh ! le petit blanc qui monte sur le dos des autres ! Et celui-là, le moucheté, qui bat déjà des ailes !… Les œufs étaient joliment bons. Pas un de clair !
Ligne 142 ⟶ 170 :
Une odeur forte de basse-cour venait par la porte ouverte, soufflant comme un ferment d’éclosion dans l’église, dans le soleil chaud qui gagnait l’autel. Désirée resta un instant debout, toute heureuse du petit monde qu’elle portait, regardant Vin-cent verser le vin de la purification, regardant son frère boire ce vin, pour que rien des saintes espèces ne restât dans sa bouche. Et elle était encore là, lorsqu’il revint tenant le calice à deux mains, afin de recevoir sur le pouce et sur l’index, le vin et l’eau de l’ablution, qu’il but également. Mais la poule, cherchant ses petits, arrivait en gloussant, menaçait d’entrer dans l’église. Alors, Désirée s’en alla, avec des paroles maternelles pour les poussins, au moment où le prêtre, après avoir appuyé le purificatoire sur les lèvres, le passait sur les bords, puis dans l’intérieur du calice.
 
C’était la fin, les actions de grâce rendues à Dieu. Le ser-vant alla chercher une dernière fois le Missel, le rapporta à droite. Le prêtre remit sur le calice le purificatoire, la patène, la pale ; puis, il pinça de nouveau les deux larges plis du voile, et posa la bourse, dans laquelle il avait plié le corporal. Tout son être était un ardent remerciement. Il demandait au ciel la rémission de ses péchés, la grâce d’une sainte vie, le mérite de la vie éternelle. Il restait abîmé
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/15]]==
dans ce miracle d’amour, dans cette immolation continue qui le nourrissait chaque jour du sang et de la chair de son Sauveur.
 
Après avoir lu les Oraisons, il se tourna, disant :
Ligne 160 ⟶ 190 :
=== III. ===
 
La
La Teuse se hâta d’éteindre les cierges. Mais elle s’attarda à vouloir chasser les moineaux. Aussi, quand elle rapporta le Missel à la sacristie, ne trouva-t-elle plus l’abbé Mouret, qui avait rangé les ornements sacrés, après s’être lavé les mains. Il était déjà dans la salle à manger, debout, déjeunant d’une tasse de lait.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/16]]==
Teuse se hâta d’éteindre les cierges. Mais elle s’attarda à vouloir chasser les moineaux. Aussi, quand elle rapporta le Missel à la sacristie, ne trouva-t-elle plus l’abbé Mouret, qui avait rangé les ornements sacrés, après s’être lavé les mains. Il était déjà dans la salle à manger, debout, déjeunant d’une tasse de lait.
 
— Vous devriez bien empêcher votre sœur de jeter du pain dans l’église, dit la Teuse en entrant. C’est l’hiver dernier qu’elle a inventé ce joli coup-là. Elle disait que les moineaux avaient froid, que le bon Dieu pouvait bien les nourrir… Vous verrez qu’elle finira par nous faire coucher avec ses poules et ses lapins.
Ligne 168 ⟶ 200 :
La servante se planta au milieu de la pièce.
 
— Oh ! vous ! reprit-elle, vous accepteriez que les pies
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/17]]==
elles-mêmes bâtissent leurs nids dans l’église. Vous ne voyez rien, vous trouvez tout parfait… Votre sœur est joliment heureuse que vous l’ayez prise avec vous, au sortir du séminaire. Pas de père, pas de mère. Je voudrais savoir qui lui permettrait de patauger comme elle le fait, dans une basse-cour ?
 
Puis, changeant de ton, s’attendrissant :
Ligne 182 ⟶ 216 :
— Oui, j’ai oublié, je crois, dit-il.
 
La Teuse le regarda en face, en haussant les épaules. Elle plia dans la serviette une tartine de pain bis qui était également
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/18]]==
restée sur la table. Puis, comme le curé allait sortir, elle courut à lui, s’agenouilla, en criant :
 
— Attendez, les cordons de vos souliers ne sont seulement pas noués… Je ne sais pas comment vos pieds résistent, dans ces souliers de paysan. Vous, si mignon, qui avez l’air d’avoir été drôlement gâté !… Allez, il fallait que l’évêque vous connût bien, pour vous donner la cure la plus pauvre du département.
Ligne 198 ⟶ 234 :
— Rien, répondit la Teuse, de son air terrible. C’est le pres-bytère qui tombe. Mais vous vous trouvez bien, vous avez tout ce qu’il vous faut… Ah ! Dieu, les crevasses ne manquent pas. Regardez-moi ce plafond. Est-il assez fendu ! Si nous ne som-mes pas écrasés un de ces jours, nous devrons un fameux cierge à notre ange gardien. Enfin, puisque ça vous convient… C’est comme l’église. Il y a deux ans qu’on aurait dû remettre les car-reaux cassés. L’hiver, le bon Dieu gèle. Puis, ça empêcherait d’entrer ces gueux de moineaux. Je finirai par coller du papier, moi, je vous en avertis.
 
— Eh ! c’est une idée, murmura le prêtre, on pourrait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/19]]==
coller du papier… Quant aux murs, ils sont plus solides qu’on ne croit. Dans ma chambre, le plancher a fléchi seulement devant la fe-nêtre. La maison nous enterrera tous.
 
Arrivé sous le petit hangar, près de la cuisine, il s’extasia sur l’excellence de la lessive, voulant faire plaisir à la Teuse ; il fallut même qu’il la sentit, qu’il mit les doigts dedans. Alors, la vieille femme, enchantée, se montra maternelle. Elle ne gronda plus, elle courut chercher une brosse, disant :
Ligne 218 ⟶ 256 :
Et elle se sauva. L’abbé Mouret dit qu’il rentrerait vers onze heures, pour le déjeuner. Il partait, lorsque la Teuse, qui l’avait accompagné jusqu’au seuil, lui cria ses dernières recommanda-tions.
 
— N’oubliez pas de voir Frère Archangias… Passez
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/20]]==
aussi chez les Brichet ; la femme est venue hier, toujours pour ce ma-riage… Monsieur le curé, écoutez donc ! J’ai rencontré la Rosa-lie. Elle ne demanderait pas mieux, elle, que d’épouser le grand Fortuné. Parlez au père Bambousse, peut-être qu’il vous écoute-ra, maintenant… Et ne revenez pas à midi, comme l’autre jour. A onze heures, dites, à onze heures, n’est-ce pas ?
 
Mais le prêtre ne se tournait plus. Elle rentra, en disant en-tre ses dents :
Ligne 226 ⟶ 266 :
=== IV. ===
 
 
Quand l’abbé Mouret ne sentit plus la Teuse derrière lui il s’arrêta, heureux d’être enfin seul. L’église était bâtie sur un ter-tre peu élevé, qui descendait en pente douce jusqu’au village ; elle s’allongeait, pareille à une bergerie abandonnée, percée de larges fenêtres, égayée par des tuiles rouges. Le prêtre se re-tourna, jetant un coup d’œil sur le presbytère, une masure grisâ-tre, collée au flanc même de la nef ; puis, comme s’il eût craint d’être repris par l’intarissable bavardage bourdonnant à ses oreilles depuis le matin, il remonta à droite, il ne se crut en sû-reté que devant le grand portail, où l’on ne pouvait l’apercevoir de la cure. La façade de l’église, toute nue, rongée par les soleils et les pluies, était surmontée d’une étroite cage en maçonnerie, au milieu de laquelle une petite cloche mettait son profil noir ; on voyait le bout de la corde, entrant dans les tuiles. Six mar-ches rompues, à demi enterrées par un bout, menaient à la haute porte ronde, crevassée, mangée de poussière, de rouille, de toiles d’araignées, si lamentable sur ses gonds arrachés, que les coups de vent semblaient devoir entrer, au premier souffle. L’abbé Mouret, qui avait des tendresses pour cette ruine, alla s’adosser contre un des vantaux, sur le perron. De là, il embras-sait d’un coup d’œil tout le pays. Les mains aux yeux, il regarda, il chercha à l’horizon.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/21]]==
Quand l’abbé Mouret ne sentit plus la Teuse derrière lui il s’arrêta, heureux d’être enfin seul. L’église était bâtie sur un ter-tre peu élevé, qui descendait en pente douce jusqu’au village ; elle s’allongeait, pareille à une bergerie abandonnée, percée de larges fenêtres, égayée par des tuiles rouges. Le prêtre se re-tourna, jetant un coup d’œil sur le presbytère, une masure grisâ-tre, collée au flanc même de la nef ; puis, comme s’il eût craint d’être repris par l’intarissable bavardage bourdonnant à ses oreilles depuis le matin, il remonta à droite, il ne se crut en sû-reté que devant le grand portail, où l’on ne pouvait l’apercevoir de la cure. La façade de l’église, toute nue, rongée par les soleils et les pluies, était surmontée d’une étroite cage en maçonnerie, au milieu de laquelle une petite cloche mettait son profil noir ; on voyait le bout de la corde, entrant dans les tuiles. Six mar-ches rompues, à demi enterrées par un bout, menaient à la haute porte ronde, crevassée, mangée de poussière, de rouille, de toiles d’araignées, si lamentable sur ses gonds arrachés,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/22]]==
que les coups de vent semblaient devoir entrer, au premier souffle. L’abbé Mouret, qui avait des tendresses pour cette ruine, alla s’adosser contre un des vantaux, sur le perron. De là, il embras-sait d’un coup d’œil tout le pays. Les mains aux yeux, il regarda, il chercha à l’horizon.
 
En mai, une végétation formidable crevait ce sol de cail-loux. Des lavandes colossales, des buissons de genévriers, des nappes d’herbes rudes, montaient sur le perron, plantaient des bouquets de verdure sombre jusque sur les tuiles. La première poussée de la sève menaçait d’emporter l’église, dans le dur tail-lis des plantes noueuses. A cette heure matinale, en plein travail de croissance c’était un bourdonnement de chaleur, un long ef-fort silencieux soulevant les roches d’un frisson. Mais l’abbé ne sentait pas l’ardeur de ces couches laborieuses ; il crut que la marche basculait, et s’adossa contre l’autre battant de la porte.
 
Le pays s’étendait à deux lieues, fermé par un mur de colli-nes jaunes, que des bois de pins tachaient de noir ; pays terrible aux landes séchées, aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Les quelques coins de terre labourable étalaient des mares saignan-tes, des champs rouges, où s’alignaient des files d’amandiers maigres, des têtes grises d’oliviers, des traînées de vignes, rayant la campagne de leurs souches brunes. On aurait dit qu’un immense incendie avait passé là, semant sur les hauteurs les cendres des forêts, brûlant les prairies, laissant son éclat et sa chaleur de fournaise dans les creux. A peine, de loin en loin, le vert pâle d’un carré de blé mettait-il une note tendre. L’horizon restait farouche,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/23]]==
sans un filet d’eau, mourant de soif, s’envolant par grandes poussières aux moindres haleines. Et, tout au bout, par un coin écroulé des collines de l’horizon, on apercevait un lointain de verdures humides, une échappée de la vallée voisine, que fécondait la Viorme, une rivière descendue des gorges de la Seille.
 
Le prêtre, les yeux éblouis, abaissa les regards sur le vil-lage, dont les quelques maisons s’en allaient à la débandade, au bas de l’église. Misérables maisons, faites de pierres sèches et de planches maçonnées, jetées le long d’un étroit chemin, sans rues indiquées. Elles étaient au nombre d’une trentaine, les unes tas-sées dans le fumier, noires de misère, les autres plus vastes, plus gaies, avec leurs tuiles roses. Des bouts de jardin, conquis sur le roc, étalaient des carrés de légumes, coupés de haies vives. A cette heure, les Artaud étaient vides ; pas une femme aux fenê-tres, pas un enfant vautré dans la poussière ; seules, des bandes de poules allaient et venaient, fouillant la paille, quêtant jus-qu’au seuil des maisons, dont les portes laissées ouvertes bâil-laient complaisamment au soleil. Un grand chien noir, assis sur son derrière, à l’entrée du village, semblait le garder.
 
Une paresse engourdissait peu à peu l’abbé Mouret. Le so-leil montant le baignait d’une telle tiédeur, qu’il se laissait aller contre la porte de l’église, envahi par une paix heureuse. Il son-geait à ce village des Artaud, poussé là, dans les pierres, ainsi qu’une des végétations noueuses de la vallée. Tous les habitants étaient parents, tous portaient le même nom, si bien qu’ils pre-naient des surnoms dès le berceau, pour se distinguer entre eux. Un ancêtre, un Artaud, était venu, qui s’était fixé dans cette lande, comme un paria ; puis, sa famille avait grandi, avec la vitalité farouche des
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/24]]==
herbes suçant la vie des rochers ; sa famille avait fini par être une tribu, une commune, dont les cousinages se perdaient, remontaient à des siècles. Ils se mariaient entre eux, dans une promiscuité éhontée ; on ne citait pas un exemple d’un Artaud ayant amené une femme d’un village voisin ; les filles seules s’en allaient, parfois. Ils naissaient, ils mouraient, attachés à ce coin de terre, pullulant sur leur fumier, lentement, avec une simplicité d’arbres qui repoussaient de leur semence, sans avoir une idée nette du vaste monde, au delà de ces roches jaunes, entre lesquelles ils végétaient. Et pourtant déjà, parmi eux, se trouvaient des pauvres et des riches ; des poules ayant disparu, les poulaillers, la nuit, étaient fermés par de gros cade-nas ; un Artaud avait tué un Artaud, un soir, derrière le moulin. C’était, au fond de cette ceinture désolée de collines, un peuple à part, une race née du sol, une humanité de trois cents têtes qui recommençait les temps.
 
Lui, gardait toute l’ombre morte du séminaire. Pendant des années, il n’avait pas connu le soleil. Il l’ignorait même encore, les yeux fermés, fixés sur l’âme, n’ayant que du mépris pour la nature damnée. Longtemps, aux heures de recueillement, lors-que la méditation le prosternait, il avait rêvé un désert d’ermite, quelque trou dans une montagne, où rien de la vie, ni être, ni plante, ni eau, ne le viendrait distraire de la contemplation de Dieu. C’était un élan d’amour pur, une horreur de la sensation physique. Là, mourant à lui-même, le dos tourné à la lumière, il aurait attendu de n’être plus, de se perdre dans la souveraine blancheur des âmes. Le ciel lui apparaissait tout blanc, d’un blanc de lumière, comme s’il neigeait des lis, comme si toutes les puretés, toutes les innocences, toutes les chastetés flam-baient. Mais son confesseur le grondait, quand il lui racontait ses désirs de solitude, ses besoins de candeur divine ; il le rap-pelait aux luttes de l’Église, aux nécessités du sacerdoce. Plus tard, après son ordination, le jeune prêtre était venu aux Ar-taud, sur sa propre demande, avec l’espoir de réaliser son rêve d’anéantissement humain. Au milieu de cette misère, sur ce col stérile, il pourrait se boucher les oreilles aux bruits du monde, il vivrait dans le sommeil des saints. Et, depuis plusieurs mois, en effet, il demeurait souriant ; à peine un frisson du village le troublait-il de loin en loin ; à peine une
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/25]]==
morsure plus chaude du soleil le prenait-elle à la nuque, lorsqu’il suivait les sentiers, tout au ciel, sans entendre l’enfantement continu au milieu duquel il marchait.
 
Le grand chien noir qui gardait les Artaud venait de se dé-cider à monter auprès de l’abbé Mouret. Il s’était assis de nou-veau sur son derrière, à ses pieds. Mais le prêtre restait perdu dans la douceur du matin. La veille, il avait commencé les exer-cices du Rosaire de Marie ; il attribuait la grande joie qui des-cendait en lui à l’intercession de la Vierge auprès de son divin Fils. Et que les biens de la terre lui semblaient méprisables ! Avec quelle reconnaissance il se sentait pauvre ! En entrant dans les ordres, ayant perdu son père et sa mère le même jour, à la suite d’un drame dont il ignorait encore les épouvantes, il avait laissé à un frère aîné toute la fortune. Il ne tenait plus au monde que par sa sœur. Il s’était chargé d’elle, pris d’une sorte de tendresse religieuse pour sa tête faible. La chère innocente était si puérile, si petite fille, qu’elle lui apparaissait avec la pu-reté de ces pauvres d’esprit, auxquels l’Évangile accorde le royaume des cieux. Cependant, elle l’inquiétait depuis quelque temps ; elle devenait trop forte, trop saine ; elle sentait trop la vie. Mais c’était à peine un malaise. Il passait ses journées dans l’existence intérieure qu’il s’était faite, ayant tout quitté pour se donner entier. Il fermait la porte de ses sens, cherchait à s’affranchir des nécessités du corps, n’était plus qu’une âme ra-vie par la contemplation. La nature ne lui présentait que pièges, qu’ordures ; il mettait sa gloire à lui faire violence, à la mépriser, à se dégager de sa boue humaine. Le juste doit être insensé se-lon le monde. Aussi se regardait-il comme un exilé sur la terre ; il n’envisageait que les biens célestes, ne pouvant comprendre qu’on mît en balance une éternité de félicité avec quelques heu-res d’une joie périssable. Sa raison le trompait, ses désirs men-taient. Et, s’il avançait dans la vertu, c’était surtout par son hu-milité et son obéissance.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/26]]==
Il voulait être le dernier de tous, sou-mis à tous, pour que la rosée divine tombât sur son cœur comme sur un sable aride ; il se disait couvert d’opprobre et de confusion, indigne à jamais d’être sauvé du péché. Être humble, c’est croire, c’est aimer. Il ne dépendait même plus de lui-même, aveugle, sourd, chair morte. Il était la chose de Dieu. Alors, de cette abjection où il s’enfonçait, un hosannah l’emportait au-dessus des heureux et des puissants, dans le resplendissement d’un bonheur sans fin.
 
Aux Artaud, l’abbé Mouret avait ainsi trouvé les ravisse-ments du cloître, si ardemment souhaités jadis, à chacune de ses lectures de l’Imitation. Rien en lui n’avait encore combattu. Il était parfait, dès le premier agenouillement, sans lutte, sans secousse, comme foudroyé par la grâce, dans l’oubli absolu de sa chair. Extase de l’approche de Dieu que connaissent quelques jeunes prêtres ; heure bienheureuse où tout se tait, où les désirs ne sont qu’un immense besoin de pureté. Il n’avait mis sa consolation chez aucune créature. Lorsqu’on croit qu’une chose est tout, on ne saurait être ébranlé, et il croyait que Dieu était tout, que son humilité, son obéissance, sa chasteté, étaient tout. Il se souvenait d’avoir entendu parler de la tentation comme d’une torture abominable qui éprouve les plus saints. Lui, sou-riait. Dieu ne l’avait jamais abandonné. Il marchait dans sa foi, ainsi que dans une cuirasse qui le protégeait contre les moin-dres souffles mauvais. Il se rappelait qu’à huit ans il pleurait d’amour, dans les coins ; il ne savait pas qui il aimait ; il pleu-rait, parce qu’il aimait quelqu’un, bien loin. Toujours il était res-té attendri. Plus tard, il avait voulu être prêtre, pour satisfaire ce besoin d’affection surhumaine qui faisait son seul tourment. Il ne voyait pas où aimer davantage. Il contentait là son être, ses prédispositions de race, ses rêves d’adolescent, ses
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/27]]==
premiers désirs d’homme. Si la tentation devait venir, il l’attendait avec sa sérénité de séminariste ignorant. On avait tué l’homme en lui, il le sentait, il était heureux de se savoir à part, créature châtrée, déviée, marquée de la tonsure ainsi qu’une brebis du Seigneur.
 
=== V. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/28]]==
Cependant, le soleil chauffait la grande porte de l’église. Des mouches dorées bourdonnaient autour d’une grande fleur qui poussait entre deux des marches du perron. L’abbé Mouret, un peu étourdi, se décidait à s’éloigner, lorsque le grand chien noir s’élança, en aboyant violemment, vers la grille du petit ci-metière, qui se trouvait à gauche de l’église. En même temps une voix âpre cria :
 
Ligne 254 ⟶ 310 :
Mais le Frère ne lâchait pas l’oreille.
 
— Ah ! c’est vous, monsieur le curé, gronda-t-il. Imaginez-vous que ce gredin est toujours fourré dans le cimetière. Je ne sais pas quel mauvais coup il peut faire ici… Je devrais le lâcher pour qu’il allât se casser la tête, là-bas au fond. Ce serait bien fait.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/29]]==
Ah ! c’est vous, monsieur le curé, gronda-t-il. Imaginez-vous que ce gredin est toujours fourré dans le cimetière. Je ne sais pas quel mauvais coup il peut faire ici… Je devrais le lâcher pour qu’il allât se casser la tête, là-bas au fond. Ce serait bien fait.
 
L’enfant ne soufflait mot, cramponné aux broussailles, ses yeux sournoisement fermés.
Ligne 278 ⟶ 336 :
— Oh ! je n’ai pas peur, dit-il. Les morts, ça ne bouge plus.
 
Le
Le cimetière, en effet, n’avait rien d’effrayant. C’était un terrain nu, où d’étroites allées se perdaient sous l’envahissement des herbes. Des renflements bossuaient la terre, de place en place. Une seule pierre, debout, toute neuve, la pierre de l’abbé Caffin, mettait sa découpure blanche, au mi-lieu. Rien autre que des bras de croix arrachés, des buis séchés, de vieilles dalles fendues, mangées de mousse. On n’enterrait pas deux fois l’an. La mort ne semblait point habiter ce sol va-gue, où la Teuse venait, chaque soir, emplir son tablier d’herbe pour les lapins de Désirée. Un cyprès gigantesque, planté à la porte, promenait seul son ombre sur le champ désert. Ce cyprès, qu’on voyait de trois lieues à la ronde, était connu de toute la contrée sous le nom de Solitaire.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/30]]==
cimetière, en effet, n’avait rien d’effrayant. C’était un terrain nu, où d’étroites allées se perdaient sous l’envahissement des herbes. Des renflements bossuaient la terre, de place en place. Une seule pierre, debout, toute neuve, la pierre de l’abbé Caffin, mettait sa découpure blanche, au mi-lieu. Rien autre que des bras de croix arrachés, des buis séchés, de vieilles dalles fendues, mangées de mousse. On n’enterrait pas deux fois l’an. La mort ne semblait point habiter ce sol va-gue, où la Teuse venait, chaque soir, emplir son tablier d’herbe pour les lapins de Désirée. Un cyprès gigantesque, planté à la porte, promenait seul son ombre sur le champ désert. Ce cyprès, qu’on voyait de trois lieues à la ronde, était connu de toute la contrée sous le nom de Solitaire.
 
— C’est plein de lézards, ajouta Vincent, qui regardait le mur crevassé de l’église. On s’amuserait joliment…
Ligne 298 ⟶ 358 :
— Eh ! Voriau ! eh !
 
Le grand chien noir hésita un instant, la queue battante, cherchant à lire dans les yeux du gamin. Puis, aboyant de
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/31]]==
joie, il descendit vers le village. L’abbé Mouret et Frère Archangias le suivirent, en causant. Cent pas plus loin, Vincent les quittait sournoisement, remontant vers l’église, les surveillant, prêt à se jeter derrière un buisson, s’ils tournaient la tête. Avec une sou-plesse de couleuvre, il se glissa de nouveau dans le cimetière, ce paradis où il y avait des nids, des lézards, des fleurs.
 
Cependant, tandis que Voriau les devançait sur la route poudreuse, Frère Archangias disait au prêtre, de sa voix irritée :
Ligne 310 ⟶ 372 :
— On ne doit jamais désespérer des pécheurs, dit l’abbé Mouret, qui marchait à petits pas, dans sa paix intérieure.
 
— Non, ceux-là sont au diable, reprit plus violemment le Frère. J’ai été paysan comme eux. Jusqu’à dix-huit ans, j’ai pio-ché la terre. Et plus tard, à l’Institution, j’ai balayé, épluché des légumes, fait les plus gros travaux. Ce n’est pas leur rude beso-gne que je leur reproche. Au contraire,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/32]]==
Dieu préfère ceux qui vivent dans la bassesse… Mais les Artaud se conduisent en bê-tes, voyez-vous ! Ils sont comme leurs chiens qui n’assistent pas à la messe, qui se moquent des commandements de Dieu et de l’Église. Ils forniqueraient avec leurs pièces de terre, tant ils les aiment !
 
Voriau, la queue au vent, s’arrêtait, reprenait son trot, après s’être assuré que les deux hommes le suivaient toujours.
Ligne 326 ⟶ 390 :
Et comme l’abbé Mouret, la tête penchée, n’ouvrait point la bouche, il continua :
 
— La religion s’en va des campagnes, parce qu’on la fait trop bonne femme. Elle a été respectée tant qu’elle a parlé
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/33]]==
en maîtresse sans pardon… Je ne sais ce qu’on vous apprend dans les séminaires. Les nouveaux curés pleurent comme des enfants avec leurs paroissiens. Dieu semble tout changé… Je jurerais, monsieur le curé, que vous ne savez même plus votre caté-chisme par cœur ?
 
Le prêtre, blessé de cette volonté qui cherchait à s’imposer si rudement, leva la tête, disant avec quelque sécheresse :
Ligne 338 ⟶ 404 :
— Oui, murmura l’abbé Mouret, c’est un grand scandale… Je cherche justement le père Bambousse pour lui parler de cette affaire. Il serait désirable, maintenant, que le mariage eût lieu au plus tôt… Le père de l’enfant, paraît-il, est Fortuné, le grand fils des Brichet. Malheureusement les Brichet sont pauvres.
 
— Cette Rosalie ! poursuivit le Frère, elle a juste dix-huit ans. Ça se perd sur les bancs de l’école. Il n’y a pas quatre ans, je l’avais encore. Elle était déjà vicieuse… J’ai maintenant sa sœur Catherine, une gamine de onze ans qui promet d’être plus éhon-tée que son aînée. On la rencontre dans tous les trous avec ce petit misérable de Vincent… Allez, on a beau leur tirer les oreil-les jusqu’au sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont la damnation dans leurs jupes. Des créatures bonnes à jeter au fumier, avec leurs
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/34]]==
saletés qui empoisonnent ! Ça serait un fa-meux débarras, si l’on étranglait toutes les filles à leur nais-sance.
 
Le dégoût, la haine de la femme le firent jurer comme un charretier. L’abbé Mouret, après l’avoir écouté, la face calme, finit par sourire de sa violence. Il appela Voriau, qui s’était écar-té dans un champ voisin.
Ligne 346 ⟶ 414 :
Et il partit en courant, son rabat sale volant sur l’épaule, sa grande soutane graisseuse arrachant les chardons. L’abbé Mou-ret le regarda tomber au milieu de la bande des enfants, qui se sauvèrent comme un vol de moineaux effarouchés. Mais il avait réussi à saisir par les oreilles Catherine et un autre gamin. Il les ramena du côté du village, les tenant ferme de ses gros doigts velus, les accablant d’injures.
 
Le prêtre reprit sa marche. Frère Archangias lui causait parfois d’étranges scrupules ; il lui apparaissait dans sa vulgari-té, dans sa crudité, comme le véritable homme de Dieu, sans attache terrestre, tout à la volonté du ciel, humble, rude, l’ordure à la bouche contre le péché. Et il se désespérait de ne pouvoir se dépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde, puant la vermine des saints. Lorsque le Frère l’avait révolté par des paroles trop crues, par quelque brutalité trop prompte, il s’accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature, comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes les faiblesses de ce monde ? Cette fois encore, il sourit tristement, en songeant
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/35]]==
qu’il avait failli se fâcher, de la leçon emportée du Frère. C’était l’orgueil, pensait-il, qui cher-chait à le perdre en lui faisant prendre les simples en mépris. Mais, malgré lui, il se sentait soulagé d’être seul, de s’en aller à petits pas, lisant son bréviaire, délivré de cette voix âpre qui troublait son rêve de tendresse pure.
 
=== VI. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/36]]==
La route tournait entre des écroulements de rocs au milieu desquels les paysans avaient, de loin en loin, conquis quatre ou cinq mètres de terre crayeuse, plantée de vieux oliviers. Sous les pieds de l’abbé, la poussière des ornières profondes avait de lé-gers craquements de neige. Parfois, en recevant à la face un souffle plus chaud, il levait les yeux de son livre, cherchant d’où lui venait cette caresse ; mais son regard restait vague, perdu sans le voir, sur l’horizon enflammé, sur les lignes tordues de cette campagne de passion, séchée, pâmée au soleil, dans un vautrement de femme ardente et stérile. Il rabattait son chapeau sur son front, pour échapper aux haleines tièdes ; il reprenait sa lecture, paisiblement ; tandis que sa soutane, derrière lui, soule-vait une petite fumée, qui roulait au ras du chemin.
 
— Bonjour, monsieur le curé, lui dit un paysan qui passa.
 
Des bruits de bêche, le long des pièces de terre, le sortaient encore de son recueillement. Il tournait la tête, apercevait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/37]]==
au milieu des vignes de grands vieillards noueux, qui le saluaient. Les Artaud, en plein soleil, forniquaient avec la terre, selon le mot de Frère Archangias. C’étaient des fronts suants apparais-sant derrière les buissons, des poitrines haletantes se redressant lentement, un effort ardent de fécondation, au milieu duquel il marchait de son pas si calme d’ignorance. Rien de troublant ne venait jusqu’à sa chair du grand labeur d’amour dont la splen-dide matinée s’emplissait.
 
— Eh ! Voriau, on ne mange pas le monde ! cria gaiement une voix forte, faisant taire le chien qui aboyait violemment.
Ligne 374 ⟶ 448 :
L’abbé Mouret allait continuer, lorsque le vieil Artaud, dit Brichet, qu’il n’avait pas vu d’abord, sortit de l’ombre d’un buis-son, derrière lequel il mangeait avec sa femme. Il était petit, sé-ché par l’âge, la mine humble.
 
— On vous aura conté des menteries, monsieur le curé, s’écria-t-il. L’enfant est tout prêt à épouser la Rosalie… Ces jeu-nesses
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/38]]==
sont allées ensemble. Ce n’est la faute de personne. Il y en a d’autres qui ont fait comme eux et qui n’en ont pas moins bien vécu pour cela… L’affaire ne dépend pas de nous. Il faut parler à Bambousse. C’est lui qui nous méprise, à cause de son argent.
 
— Oui, nous sommes trop pauvres, gémit la mère Brichet, une grande femme pleurnicheuse, qui se leva à son tour. Nous n’avons que ce bout de champ, où le diable fait grêler les cail-loux, bien sûr. Il ne nous donne pas du pain… Sans vous, mon-sieur le curé, la vie ne serait pas possible.
Ligne 392 ⟶ 468 :
— C’est bien. Je vais parler à Bambousse. Il est là, aux Oli-vettes, je crois.
 
Le prêtre s’éloignait, lorsque la mère Brichet lui demanda ce qu’était devenu son cadet Vincent, parti depuis le matin pour aller servir la messe. C’était un galopin qui avait bien besoin des conseils de monsieur le curé. Et elle accompagna
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/39]]==
le prêtre pen-dant une centaine de pas, se plaignant de sa misère, des pom-mes de terre qui manquaient, du froid qui avait gelé les oliviers, des chaleurs qui menaçaient de brûler les maigres récoltes. Elle le quitta, en lui affirmant que son fils Fortuné récitait ses priè-res, matin et soir.
 
Voriau, maintenant, devançait l’abbé Mouret. Brusque-ment, à un tournant de la route, il se lança dans les terres. L’abbé dut prendre un petit sentier qui montait sur un coteau. Il était aux Olivettes, le quartier le plus fertile du pays, où le maire de la commune, Artaud, dit Bambousse, possédait plusieurs champs de blé, des oliviers et des vignes. Cependant, le chien s’était jeté dans les jupes d’une grande fille brune, qui eut un beau rire, en apercevant le prêtre.
Ligne 406 ⟶ 484 :
Et elle ne s’en retourna pas, effrontée, gardant son rire sournois de bête impudique. Bambousse, gras, suant, la face ronde, lâcha sa besogne pour venir gaiement à la rencontre de l’abbé.
 
— Je jurerais que vous voulez me parler des réparations de l’église, dit-il, en tapant ses mains pleines de terre. Eh bien ! non, monsieur le curé, ce n’est pas possible. La
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/40]]==
commune n’a pas le sou… Si le bon Dieu fournit le plâtre et les tuiles, nous fournirons les maçons.
 
Cette plaisanterie de paysan incrédule le fit éclater d’un rire énorme. Il se frappa sur les cuisses, toussa, faillit étrangler.
Ligne 422 ⟶ 502 :
Le prêtre surpris, lui expliqua qu’il fallait couper court au scandale, qu’il devait pardonner à Fortuné, puisque celui-ci vou-lait bien réparer sa faute, enfin que l’honneur de sa fille exigeait un prompt mariage.
 
— Ta, ta, ta, reprit Bambousse en branlant la tête, que de paroles ! Je garde ma fille, entendez-vous. Tout ça ne me re-garde pas… Un gueux, ce Fortuné. Pas deux liards. Ce serait commode si, pour épouser une jeune fille, il suffisait d’aller avec elle. Dame ! entre jeunesses, on verrait des noces matin et soir… Dieu merci ! je ne suis pas en peine de Rosalie : on sait ce qui lui est arrivé : ça ne la
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/41]]==
rend ni bancale, ni bossue, et elle se mariera avec qui elle voudra dans le pays.
 
— Mais son enfant ? interrompit le prêtre.
Ligne 442 ⟶ 524 :
— Laissez donc ! monsieur le curé, dit le paysan. C’était de la terre molle. J’aurais dû lui jeter ces cailloux… On voit bien que vous ne connaissez pas les filles. Elles sont joliment dures. Je tremperais celle-là au fond de notre puits, je lui casserais les os à coups de trique, qu’elle n’en irait pas moins à ses saletés ! Mais je la guette, et si je la surprends !… Enfin, elles sont toutes comme cela.
 
Il se consolait. Il but un coup de vin, à une grande bouteille
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/42]]==
plate, garnie de sparterie, qui chauffait sur la terre ardente. Et, retrouvant son gros rire :
 
— Si j’avais un verre, monsieur le curé, je vous en offrirais de bon cœur.
Ligne 462 ⟶ 546 :
— Oh ! maintenant, murmura-t-elle en souriant de son air effronté, il n’y a plus de risque, puisque ça y est.
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/43]]==
Il ne comprit pas, il lui peignit l’enfer, où brûlent les vilai-nes femmes. Puis, il la quitta, ayant fait son devoir, repris par cette sérénité qui lui permettait de passer sans un trouble au milieu des ordures de la chair.
 
=== VII. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/44]]==
La matinée devenait brûlante. Dans ce vaste cirque de ro-ches, le soleil allumait, dès les premiers beaux jours, un flam-boiement de fournaise. L’abbé Mouret, à la hauteur de l’astre, comprit qu’il avait tout juste le temps de rentrer au presbytère, s’il voulait être là à onze heures, pour ne pas se faire gronder par la Teuse. Son bréviaire lu, sa démarche auprès de Bambousse faite, il s’en retournait à pas pressés, regardant au loin la tache grise de son église, avec la haute barre noire que le grand cy-près, le Solitaire, mettait sur le bleu de l’horizon. Il songeait, dans l’assoupissement de la chaleur, à la façon la plus riche pos-sible, dont il décorerait, le soir, la chapelle de la Vierge, pour les exercices du mois de Marie. Le chemin allongeait devant lui un tapis de poussière doux aux pieds, une pureté d’une blancheur éclatante.
 
Ligne 472 ⟶ 560 :
— Eh ! Serge, eh ! mon garçon !
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/45]]==
Le cabriolet s’était arrêté, un homme se penchait. Alors, le jeune prêtre reconnut un de ses oncles, le docteur Pascal Rou-gon, que le peuple de Plassans, où il soignait les pauvres gens pour rien, nommait « monsieur Pascal » tout court. Bien qu’ayant à peine dépassé la cinquantaine, il était déjà d’un blanc de neige, avec une grande barbe, de grands cheveux, au milieu desquels sa belle figure régulière prenait une finesse pleine de bonté.
 
Ligne 496 ⟶ 586 :
Le docteur Pascal ne put retenir un éclat de rire.
 
— Lui ! Jeanbernat ! dit-il, ah ! bien ! si tu le convertis ja-mais,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/46]]==
celui-là !… Ça ne fait rien, viens toujours. Ta vue seule est capable de le guérir.
 
Le prêtre monta. Le docteur, qui parut regretter sa plaisan-terie, se montra très affectueux, tout en jetant au cheval de lé-gers claquements de langue. Il regardait son neveu curieuse-ment, du coin de l’œil, de cet air aigu des savants qui prennent des notes. Il l’interrogea, par petites phrases, avec bonhomie, sur sa vie, sur ses habitudes, sur le bonheur tranquille dont il jouissait aux Artaud. Et, à chaque réponse satisfaisante, il mur-murait, comme se parlant à lui-même, d’un ton rassuré :
Ligne 514 ⟶ 606 :
Il riait, mais avec tant d’amitié, que Serge lui-même arriva à plaisanter.
 
— C’est qu’il y en a, dans le tas, continua-t-il, qui ne seront pas aisés à mener en paradis. Tu entendrais de belles confes-sions, s’ils venaient à tour de rôle… Moi, je n’ai pas besoin qu’ils se confessent, je les suis de loin, j’ai leurs
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/47]]==
dossiers chez moi, avec mes herbiers et mes notes de praticien. Un jour, je pourrai établir un tableau d’un fameux intérêt… On verra, on verra !
 
Il s’oubliait, pris d’un enthousiasme juvénile pour la science. Un coup d’œil jeté sur la soutane de son neveu, l’arrêta net.
Ligne 532 ⟶ 626 :
— Il y a de beaux arbres, fit remarquer l’abbé, en levant la tête, surpris des masses de verdure qui débordaient.
 
— Oui, ce coin-là est très fertile. Aussi le parc est-il une vé-ritable forêt, au milieu des roches pelées qui l’entourent…
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/48]]==
D’ailleurs, c’est de là que le Mascle sort. On m’a parlé de trois ou quatre sources, je crois.
 
Et, en phrases hachées, coupées d’incidentes étrangères au sujet, il raconta l’histoire du Paradou, une sorte de légende qui courait le pays. Du temps de Louis XV, un seigneur y avait bâti un palais superbe, avec des jardins immenses, des bassins, des eaux ruisselantes, des statues, tout un petit Versailles perdu dans les pierres, sous le grand soleil du Midi. Mais il n’y était venu passer qu’une saison, en compagnie d’une femme adora-blement belle, qui mourut là sans doute, car personne ne l’avait vue en sortir. L’année suivante, le château brûla, les portes du parc furent clouées, les meurtrières des murs elles-mêmes s’emplirent de terre ; si bien que, depuis cette époque lointaine, pas un regard n’était entré dans ce vaste enclos, qui tenait tout un des hauts plateaux des Garrigues.
Ligne 544 ⟶ 640 :
— Ma foi, on ne sait pas, répondit le docteur. Le proprié-taire est venu dans le pays, il y a une vingtaine d’années. Mais il a été tellement effrayé par ce nid à couleuvres, qu’il n’a plus re-paru… Le vrai maître est le gardien de la propriété, ce vieil ori-ginal de Jeanbernat, qui a trouvé le moyen de se loger dans un pavillon, dont les pierres tiennent encore… Tiens, tu vois, cette masure grise, là bas, avec ces grandes fenêtres mangées de lierre.
 
Le cabriolet passa devant une grille seigneuriale, toute sai-gnante de rouille, garnie à l’intérieur de planches maçonnées. Les sauts-de-loup étaient noirs de ronces. A une centaine de mètres, le pavillon habité par Jeanbernat se
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/49]]==
trouvait enclavé dans le parc, sur lequel une de ses façades donnait. Mais le gar-dien semblait avoir barricadé sa demeure, de ce côté ; il avait défriché un étroit jardin, sur la route ; il vivait là, au midi, tour-nant le dos au Paradou, sans paraître se douter de l’énormité des verdures débordant derrière lui.
 
Le jeune prêtre sauta à terre, regardant curieusement, in-terrogeant le docteur qui se hâtait d’attacher le cheval à un an-neau scellé dans le mur.
Ligne 558 ⟶ 656 :
=== VIII. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/50]]==
Au soleil de midi, la maison dormait, les persiennes closes, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu’aux tuiles. Une paix heureuse baignait cette ruine ensoleillée. Le docteur poussa la porte de l’étroit jardin, qu’une haie vive, très élevée, entourait. Là, à l’ombre d’un pan de mur, Jeanbernat, redressant sa haute taille, fumait tranquil-lement sa pipe, dans le grand silence, en regardant pousser ses légumes.
 
Ligne 570 ⟶ 670 :
Le vieux se calma un peu.
 
— Je ne veux pas de calotin chez moi, murmura-t-il. Ça suf-fit
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/51]]==
pour faire crever les gens. Entendez-vous, docteur, pas de drogues et pas de prêtres quand je m’en irai ; autrement, nous nous fâcherions… Qu’il entre tout de même, celui-là, puisqu’il est votre neveu.
 
L’abbé Mouret, interdit, ne trouva pas une parole. Il restait debout, au milieu d’une allée, à examiner cette étrange figure, ce solitaire couturé de rides, à la face de brique cuite, aux membres séchés et tordus comme des paquets de cordes, qui semblait porter ses quatre-vingts ans avec un dédain ironique de la vie. Le docteur ayant tenté de lui prendre le pouls, il se fâcha de nouveau.
Ligne 586 ⟶ 688 :
— Comment, Dieu n’existe pas ! s’écria l’abbé Mouret, sor-tant de son mutisme.
 
— Oh ! comme vous voudrez, reprit railleusement Jeanber-nat. Nous recommencerons ensemble, si cela peut vous
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/52]]==
faire plaisir… Seulement, je vous préviens que je suis très fort. Il y a là-haut, dans une chambre, quelques milliers de volumes sauvés de l’incendie du Paradou, tous les philosophes du dix-huitième siècle, un tas de bouquins sur la religion. J’en ai appris de bel-les, là dedans. Depuis vingt ans, je lis ça… Ah ! dame, vous trou-verez à qui parler, monsieur le curé.
 
Il s’était levé. D’un long geste, il montra l’horizon entier, la terre, le ciel, en répétant solennellement :
Ligne 600 ⟶ 704 :
Il fit de nouveau son large geste autour de l’horizon, en re-prenant :
 
— Entendez-vous, rien, il n’y a rien… Tout ça, c’est de la farce.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/53]]==
Entendez-vous, rien, il n’y a rien… Tout ça, c’est de la farce.
 
Le docteur Pascal se mit à rire.
Ligne 614 ⟶ 720 :
Il donna un coup de poing sur la table, haussant brusque-ment la voix, criant à l’abbé Mouret :
 
— Allons, encore un coup, monsieur le curé. Le diable n’est pas au fond de la bouteille, allez !
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/54]]==
Allons, encore un coup, monsieur le curé. Le diable n’est pas au fond de la bouteille, allez !
 
Le prêtre éprouvait un malaise. Il se sentait sans force pour ramener à Dieu cet étrange vieillard, dont la raison lui parut singulièrement détraquée. Maintenant, il se rappelait certains bavardages de la Teuse sur le Philosophe, nom que les paysans des Artaud donnaient à Jeanbernat. Des bouts d’histoires scan-daleuses traînaient vaguement dans sa mémoire. Il se leva, fai-sant un signe au docteur, voulant quitter cette maison, où il croyait respirer une odeur de damnation. Mais, dans sa crainte sourde, une singulière curiosité l’attardait. Il restait là, allant au bout du petit jardin, fouillant le vestibule du regard, comme pour voir au delà, derrière les murs. Par la porte grande ouverte, il n’apercevait que la cage noire de l’escalier. Et il revenait, cher-chant quelque trou, quelque échappée sur cette mer de feuilles, dont il sentait le voisinage, à un large murmure qui semblait battre la maison d’un bruit de vagues.
Ligne 630 ⟶ 738 :
— Ah bien ! oui, c’est une fameuse gourgandine… Au revoir, monsieur le curé. Tout à votre disposition.
 
Mais l’abbé Mouret n’eut pas le temps de relever ce défi du Philosophe. Une porte venait de s’ouvrir brusquement, au fond du vestibule ; une trouée éclatante s’était faite, dans le noir de la muraille. Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfonce-ment de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre saisit nettement, au loin,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/55]]==
des détails précis : une grande fleur jaune au centre d’une pelouse, une nappe d’eau qui tombait d’une haute pierre, un arbre colossal empli d’un vol d’oiseaux ; le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d’un tel gâ-chis de verdure, d’une débauche telle de végétation, que l’horizon entier n’était plus qu’un épanouissement. La porte claqua, tout disparut.
 
— Ah ! la gueuse ! cria Jeanbernat, elle était encore dans le Paradou !
Ligne 652 ⟶ 762 :
— Pardi ! il y a de l’ombre ; sans cela, le soleil me mangerait la figure… On est bien à l’ombre, dans les feuilles.
 
Et elle tournait, emplissant l’étroit jardin du vol de ses ju-pes,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/56]]==
secouant cette âpre senteur de verdure qu’elle portait sur elle. Elle avait souri à l’abbé Mouret, sans honte aucune, sans s’inquiéter des regards surpris dont il la suivait. Le prêtre s’était écarté. Cette enfant blonde, à la face longue, ardente de vie, lui semblait la fille mystérieuse et troublante de cette forêt entrevue dans une nappe de soleil.
 
— Dites, j’ai un nid de merles, le voulez-vous ? demanda Albine au docteur.
Ligne 676 ⟶ 788 :
=== IX. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/57]]==
Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, le long de l’interminable mur du Paradou. L’abbé Mouret, silen-cieux, levait les yeux, regardait les grosses branches qui se ten-daient par-dessus ce mur, comme des bras de géants cachés. Des bruits venaient du parc, des frôlements d’ailes, des frissons de feuilles, des bonds furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployant les jeunes pousses, toute une haleine de vie rou-lant sur les cimes d’un peuple d’arbres. Et, parfois, à certain cri d’oiseau qui ressemblait à un rire humain, le prêtre tournait la tête avec une sorte d’inquiétude.
 
— Une drôle de gamine ! disait l’oncle Pascal, en lâchant un peu les guides. Elle avait neuf ans, lorsqu’elle est tombée chez ce païen. Un frère à lui, qui s’est ruiné, je ne sais plus dans quoi. La petite se trouvait en pension quelque part, quand le père s’est tué. C’était même une demoiselle, savante déjà, lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquette donc ! Je l’ai vue arriver, avec des bas à jour,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/58]]==
des jupes brodées, des guimpes, des manchettes, un tas de falbalas… Ah bien ! les falbalas ont duré longtemps !
 
Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser le cabriolet.
Ligne 692 ⟶ 808 :
L’oncle Pascal écouta.
 
— Non, dit-il au bout d’un silence, c’est le bruit de la voi-ture, contre les pierres… Va, la petite ne tape plus sur les pianos, à présent. Je crois même qu’elle ne sait plus lire. Imagine-toi une demoiselle retournée à l’état de vaurienne libre, lâchée en récréation dans une île abandonnée. Elle n’a gardé que son fin sourire de coquette, quand elle veut… Ah ! par exemple, si tu sais jamais une fille à élever, je ne te conseille pas de la confier à Jeanbernat. Il a une façon de laisser agir la nature tout à fait primitive. Lorsque je me suis hasardé à lui parler d’Albine, il m’a répondu qu’il ne fallait pas empêcher les arbres de pousser à leur gré. Il est, dit-il, pour le développement normal des tem-
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/59]]==
péraments… N’importe, ils sont bien intéressants tous les deux. Je ne passe pas dans les environs sans leur rendre visite.
 
Le cabriolet sortait enfin du chemin creux. Là, le mur du Paradou faisait un coude, se développant ensuite à perte de vue, sur la crête des coteaux. Au moment où l’abbé Mouret tournait la tête pour donner un dernier regard à cette barre grise, dont la sévérité impénétrable avait fini par lui causer un singulier aga-cement, des bruits de branches violemment secouées se firent entendre, tandis qu’un bouquet de jeunes bouleaux semblaient saluer les passants, du haut de la muraille.
Ligne 712 ⟶ 830 :
— Je suis grande comme les arbres, toutes les feuilles qui tombent sont des baisers, reprit la voix, changée par l’éloignement, si musicale, si fondue dans les haleines roulantes du parc, que le jeune prêtre resta frissonnant.
 
La route devenait meilleure. A la descente, les Artaud repa-rurent, au fond de la plaine brûlée. Quand le cabriolet coupa
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/60]]==
le chemin du village, l’abbé Mouret ne voulut jamais que son oncle le reconduisit à la cure. Il sauta à terre en distant :
 
— Non, merci, j’aime mieux marcher, cela me fera du bien.
Ligne 724 ⟶ 844 :
=== X. ===
 
Quand
Quand l’abbé Mouret se retrouva seul, dans la poussière du chemin, il se sentit plus à l’aise. Ces champs pierreux rendaient à son rêve de rudesse, de vie intérieure vécue au désert. Le long du chemin creux, les arbres avaient laissé tomber sur sa nuque, des fraîcheurs inquiétantes, que maintenant le soleil ardent sé-chait. Les maigres amandiers, les blés pauvres, les vignes infir-mes, aux deux bords de la route, l’apaisaient, le tiraient du trou-ble où l’avaient jeté les souffles trop gras du Paradou. Et, au mi-lieu de la clarté aveuglante qui coulait du ciel sur cette terre nue, les blasphèmes de Jeanbernat ne mettaient même plus une om-bre. Il eut une joie vive lorsque, en levant la tête, il aperçut à l’horizon la barre immobile du Solitaire, avec la tache des tuiles roses de l’église.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/61]]==
l’abbé Mouret se retrouva seul, dans la poussière du chemin, il se sentit plus à l’aise. Ces champs pierreux rendaient à son rêve de rudesse, de vie intérieure vécue au désert. Le long du chemin creux, les arbres avaient laissé tomber sur sa nuque, des fraîcheurs inquiétantes, que maintenant le soleil ardent sé-chait. Les maigres amandiers, les blés pauvres, les vignes infir-mes, aux deux bords de la route, l’apaisaient, le tiraient du trou-ble où l’avaient jeté les souffles trop gras du Paradou. Et, au mi-lieu de la clarté aveuglante qui coulait du ciel sur cette terre nue, les blasphèmes de Jeanbernat ne mettaient même plus une om-bre. Il eut une joie vive lorsque, en levant la tête, il aperçut à l’horizon la barre immobile du Solitaire, avec la tache des tuiles roses de l’église.
 
Mais, à mesure qu’il avançait, l’abbé était pris d’une autre inquiétude. La Teuse allait le recevoir d’une belle façon, avec son déjeuner froid qui devait attendre depuis près de deux heu-res. Il s’imaginait son terrible visage, le
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/62]]==
flot de paroles dont elle l’accueillerait, les bruits irrités de vaisselle qu’il entendrait l’après-midi entière. Quand il eut traversé les Artaud, sa peur devint si vive, qu’il hésita, pris de lâcheté, se demandant s’il ne serait pas plus prudent de faire le tour et de rentrer par l’église. Mais, comme il se consultait, la Teuse en personne parut, au seuil du presbytère, le bonnet de travers, les poings aux han-ches. Il courba le dos, il dut monter la pente sous ce regard gros d’orage, qu’il sentait peser sur ses épaules.
 
— Je crois bien que je suis en retard, ma bonne Teuse, bal-butia-t-il, dès le dernier coude du sentier.
Ligne 740 ⟶ 864 :
Pas de réponse. La Teuse, debout, attendait qu’il eût vidé son assiette pour la lui enlever. Alors, sentant qu’il ne pourrait manger sous cette paire d’yeux implacables qui l’écrasaient, il repoussa son couvert. Ce geste de colère fut comme un coup de fouet, qui tira la Teuse de sa roideur entêtée. Elle bondit.
 
— Ah ! c’est comme ça ! cria-t-elle. C’est encore vous qui vous fâchez ! Eh bien ! je m’en vais ! Vous allez me payer
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/63]]==
mon voyage, pour que je m’en retourne chez moi. J’en ai assez des Artaud, et de votre église ! et de tout !
 
Elle retirait son tablier de ses mains tremblantes.
Ligne 760 ⟶ 886 :
— Je vous dis que non !… Vous êtes un enjôleur. Je lis dans votre jeu, je vois bien que vous voulez m’endormir, avec vos pa-roles sucrées… Où êtes-vous allé ? Nous verrons ensuite.
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/64]]==
Il se remit à table, gaiement, en homme qui a victoire ga-gnée.
 
Ligne 778 ⟶ 906 :
Puis, joignant les mains d’un air d’admiration envieuse :
 
— Avez-vous dû bavarder, monsieur le curé ! Plus d’une demi-journée pour arriver à ce beau résultat !… Et vous êtesê
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/65]]==
tes revenu tout doucement ? Il devait faire diablement chaud sur la route ?
 
L’abbé ; qui s’était levé, ne répondit pas. Il allait parler du Paradou, demander des renseignements. Mais la crainte d’être questionné trop vivement, une sorte de honte vague qu’il ne s’avouait pas à lui-même, le firent garder le silence sur sa visite à Jeanbernat. Il coupa court à tout nouvel interrogatoire, en demandant :
Ligne 794 ⟶ 924 :
— Il faut la laisser reposer tant qu’elle voudra, dit-il.
 
— Bien sûr… Est-ce malheureux qu’elle soit si innocente ! Voyez donc, ces gros bras ! Quand je l’habille, je pense toujours à la belle femme qu’elle serait devenue. Allez, elle vous aurait donné de fiers neveux, monsieur le
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/66]]==
curé… Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à cette grande dame de pierre qui est à la halle au blé de Plassans ?
 
Elle voulait parler d’une Cybèle allongée sur des gerbes, œuvre d’un élève de Puget, sculptée au fronton du marché. L’abbé Mouret, sans répondre, la poussa doucement hors du salon, en lui recommandant de faire le moins de bruit possible. Et, jusqu’au soir, le presbytère resta dans un grand silence. La Teuse achevait sa lessive, sous le hangar. Le prêtre, au fond de l’étroit jardin, son bréviaire tombé sur les genoux, était abîmé dans une contemplation pieuse, pendant que des pétales roses pleuvaient des pêchers en fleurs.
Ligne 800 ⟶ 932 :
=== XI. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/67]]==
Vers six heures, ce fut un brusque réveil. Un tapage de por-tes ouvertes et refermées, au milieu d’éclats de rire, ébranla toute la maison, et Désirée parut, les cheveux tombants, les bras toujours nus jusqu’aux coudes, criant :
 
Ligne 810 ⟶ 944 :
Il se fit beaucoup prier. La basse-cour l’effrayait un peu. Mais voyant des larmes dans les yeux de Désirée, il céda. Alors, elle se jeta à son cou, avec une joie soudaine de jeune chien, riant plus fort, sans même s’essuyer les joues.
 
— Ah ! tu es gentil ! balbutia-t-elle en l’entraînant. Tu ver-ras les poules, les lapins, les pigeons, et mes canards qui ont de l’eau fraîche, et ma chèvre, dont la chambre est
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/68]]==
aussi propre que la mienne à présent… Tu sais, j’ai trois oies et deux dindes. Viens vite. Tu verras tout.
 
Désirée avait alors vingt-deux ans. Grandie à la campagne, chez sa nourrice, une paysanne de Saint-Eutrope, elle avait poussé en plein fumier. Le cerveau vide, sans pensées graves d’aucune sorte, elle profitait du sol gras, du plein air de la cam-pagne, se développant toute en chair, devenant une belle bête, fraîche, blanche, au sang rose, à la peau ferme. C’était comme une ânesse de race qui aurait eu le don du rire. Bien que patau-geant du matin au soir, elle gardait ses attaches fines, les lignes souples de ses reins, l’affinement bourgeois de son corps de vierge ; si bien qu’elle était une créature à part, ni demoiselle, ni paysanne, une fille nourrie de la terre, avec une ampleur d’épaules et un front borné de jeune déesse.
 
Sans doute, ce fut sa pauvreté d’esprit qui la rapprocha des animaux. Elle n’était à l’aise qu’en leur compagnie, entendait mieux leur langage que celui des hommes, les soignait avec des attendrissements maternels. Elle avait, à défaut de raisonne-ment suivi, un instinct qui la mettait de plain-pied avec eux. Au premier cri qu’ils poussaient, elle savait où était leur mal. Elle inventait des friandises sur lesquelles ils tombaient gloutonne-ment. Elle mettait la paix d’un geste dans leurs querelles, sem-blait connaître d’un regard leur caractère bon ou mauvais, ra-contait des histoires considérables, donnait des détails si abon-dants, si précis, sur les façons d’être du moindre poussin, qu’elle stupéfiait profondément les gens pour lesquels un petit poulet ne se distingue en aucune façon d’un autre petit poulet. Sa basse-cour était ainsi devenue tout un pays, où elle régnait en maîtresse absolue ; un pays d’une organisation très compliquée, troublé par des révolutions, peuplé des êtres les plus différents, dont elle seule connaissait les annales. Cette certitude de l’instinct allait si loin, qu’elle
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/69]]==
flairait les œufs vides d’une cou-vée, et qu’elle annonçait à l’avance le nombre des petits, dans une portée de lapins.
 
A seize ans, lorsque la puberté était venue, Désirée n’avait point eu les vertiges ni les nausées des autres filles. Elle prit une carrure de femme faite, se porta mieux, fit éclater ses robes sous l’épanouissement splendide de sa chair. Dès lors, elle eut cette taille ronde qui roulait librement, ces membres largement assis de statue antique, toute cette poussée d’animal vigoureux. On eût dit qu’elle tenait au terreau de sa basse-cour, qu’elle suçait la sève par ses fortes jambes, blanches et solides comme de jeunes arbres. Et, dans cette plénitude, pas un désir charnel ne monta. Elle trouva une satisfaction continue à sentir autour d’elle un pullulement. Des tas de fumier, des bêtes accouplées, se déga-geait un flot de génération, au milieu duquel elle goûtait les joies de la fécondité. Quelque chose d’elle se contentait dans la ponte des poules ; elle portait ses lapines au mâle, avec des rires de belle fille calmée ; elle éprouvait des bonheurs de femme grosse à traire sa chèvre. Rien n’était plus sain. Elle s’emplissait innocemment de l’odeur, de la chaleur, de la vie. Aucune curio-sité dépravée ne la poussait à ce souci de la reproduction, en face des coqs battant des ailes, des femelles en couches, du bouc empoisonnant l’étroite écurie. Elle gardait sa tranquillité de belle bête, son regard clair, vide de pensées, heureuse de voir son petit monde se multiplier, ressentant un agrandissement de son propre corps, fécondée, identifiée à ce point avec toutes ces mères, qu’elle était comme la mère commune, la mère naturelle, laissant tomber de ses doigts, sans un frisson, une sueur d’engendrement.
 
Depuis que Désirée était aux Artaud, elle passait ses jour-nées en pleine béatitude. Enfin, elle contentait le rêve de son existence, le seul désir qui l’eût tourmentée, au milieu de sa puérilité de faible d’esprit. Elle possédait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/70]]==
une basse-cour, un trou qu’on lui abandonnait, où elle pouvait faire pousser les bê-tes à sa guise. Dès lors, elle s’enterra là, bâtissant elle-même des cabanes pour les lapins, creusant la mare aux canards, tapant des clous, apportant de la paille, ne tolérant pas qu’on l’aidât. La Teuse en était quitte pour la débarbouiller. La basse-cour se trouvait située derrière le cimetière ; souvent même, Désirée devait rattraper, au milieu des tombes, quelque poule curieuse, sautée par-dessus le mur. Au fond, se trouvait un hangar où étaient la lapinière et le poulailler ; à droite, logeait la chèvre, dans une petite écurie. D’ailleurs, tous les animaux vivaient en-semble, les lapins lâchés avec les poules, la chèvre prenant des bains de pieds au milieu des canards, les oies, les dindes, les pintades, les pigeons fraternisant en compagnie de trois chats. Quand elle se montrait à la barrière de bois qui empêchait tout ce monde de pénétrer dans l’église, un vacarme assourdissant la saluait.
 
— Hein ! les entends-tu ? dit-elle à son frère, dès la porte de la salle à manger.
Ligne 826 ⟶ 966 :
— Laissez-moi donc, bêtes ! criait-elle, toute sonore de son beau rire, chatouillée par ces plumes, ces pattes, ces becs qui la frôlaient.
 
Et elle ne faisait rien pour se débarrasser. Comme elle le disait, elle se serait laissé manger, tout cela lui était doux, de sentir cette vie s’abattre contre elle et la mettre
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/71]]==
dans une cha-leur de duvet. Enfin, un seul chat s’entêta à vouloir rester sur son dos.
 
— C’est Moumou, dit-elle. Il a des pattes comme du velours.
Ligne 850 ⟶ 992 :
— Il y des petits dans toutes les cases, dit-elle, en tapant les mains d’enthousiasme.
 
Alors, longuement, elle lui expliqua les portées. Il fallut qu’il s’accroupît, qu’il mît le nez contre le treillage, pendant qu’elle donnait des détails minutieux. Les mères, avec leurs grandes oreilles anxieuses, les regardaient de biais, soufflantes, clouées de peur. Puis, c’était, dans une case, un trou de poils, au fond duquel grouillait un tas vivant,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/72]]==
une masse noirâtre, indis-tincte, qui avait une grosse haleine, comme un seul corps. A cô-té, les petits se hasardaient au bord du trou, portant des têtes énormes. Plus loin, ils étaient déjà forts, ils ressemblaient à de jeunes rats, furetant, bondissant, le derrière en l’air, taché du bouton blanc de la queue. Ceux-là avaient des grâces joueuses de bambins, faisant le tour des cases au galop, les blancs aux yeux de rubis pâle, les noirs aux yeux luisants comme des bou-tons de jais. Et des paniques les emportaient brusquement, dé-couvrant à chaque saut leurs pattes minces, roussies par l’urine. Et ils se remettaient en un tas, si étroitement, qu’on ne voyait plus les têtes.
 
— C’est toi qui leur fais peur, disait Désirée. Moi, ils me connaissent bien.
Ligne 860 ⟶ 1 004 :
Le prêtre s’était relevé, mais elle ne se lassait point de sou-rire aux chers petits.
 
— Tu vois, le gros, là-bas, celui qui est tout blanc, avec les oreilles noires… Eh bien ! il adore les coquelicots. Il les choisit très bien, parmi les autres herbes… L’autre jour, il a eu des coli-ques. Ça le tenait sous les pattes de derrière.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/73]]==
Alors, je l’ai pris, je l’ai gardé au chaud, dans ma poche. Depuis ce temps-là, il est joliment gaillard.
 
Elle allongeait les doigts entre les mailles du treillage, elle leur caressait l’échine.
Ligne 878 ⟶ 1 024 :
— Mais rien ne t’appelle ! cria-t-elle ; tu as l’air de toujours te sauver… Et mes petits poussins, donc ! Ils sont nés de cette nuit.
 
Elle prit du riz, elle en jeta une poignée devant elle. La poule, avec des gloussements d’appel, s’avança gravement, sui-vie de toute la bande des poussins, qui avaient un gazouillis et des courses folles d’oiseaux égarés. Puis, quand ils furent au beau milieu des grains de riz, la mère donna de furieux coups de bec, rejetant les grains qu’elle cassait,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/74]]==
tandis que les petits pi-quaient devant elle, d’un air pressé. Ils étaient adorables d’enfance, demi-nus, la tête ronde, les yeux vifs comme des pointes d’acier, le bec planté si drôlement, le duvet retroussé d’une façon si plaisante, qu’ils ressemblaient à des joujoux de deux sous. Désirée riait d’aise, à les voir.
 
— Ce sont des amours ! balbutiait-elle.
Ligne 896 ⟶ 1 044 :
Elle s’était baissée. Le coq ne se sauva pas sous sa caresse. Il sembla qu’un flot de sang allumait sa crête. Les ailes battan-tes, le cou tendu, il lança un cri prolongé, qui sonna comme soufflé par un tube d’airain. A quatre reprises, il chanta, tandis que tous les coqs des Artaud répondaient, au loin. Désirée s’amusa beaucoup de la mine effarée de son frère.
 
— Hein ! il te casse les oreilles, dit-elle. Il a un fameux go-sier… Mais, je t’assure, il n’est pas méchant. Ce sont les poules qui sont méchantes…
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/75]]==
poules qui sont méchantes…
 
Tu te rappelles la grosse mouchetée, celle qui faisait des œufs jaunes ? Avant-hier, elle s’était écorché la patte. Quand les autres ont vu le sang, elles sont devenues comme folles. Toutes la suivaient, la piquaient, lui buvaient le sang, si bien que le soir elles lui avaient mangé la patte… Je l’ai trouvée la tête derrière une pierre, comme une imbécile, ne disant rien, se laissant dé-vorer.
Ligne 908 ⟶ 1 058 :
Elle courut au tas de fumier, trouva un ver qu’elle prit sans dégoût. Les poules se jetaient sur ses mains. Mais elle, tenant le ver très haut, s’amusait de leur gloutonnerie. Enfin, elle ouvrit les doigts. Les poules se poussèrent, s’abattirent ; puis, une d’elles se sauva, poursuivie par les autres, le ver au bec. Il fut ainsi pris, perdu, repris, jusqu’à ce qu’une poule, donnant un grand coup de gosier, l’avala. Alors, toutes s’arrêtèrent net, le cou renversé, l’œil rond, attendant un autre ver. Désirée, heu-reuse, les appelait par leurs noms, leur disait des mots d’amitié ; tandis que l’abbé Mouret, reculait de quelques pas, en face de cette intensité de vie vorace.
 
— Non, je ne suis pas rassuré, dit-il à sa sœur qui voulait lui faire peser une poule qu’elle engraissait. Ça m’inquiète, quand je touche des bêtes vivantes.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/76]]==
Non, je ne suis pas rassuré, dit-il à sa sœur qui voulait lui faire peser une poule qu’elle engraissait. Ça m’inquiète, quand je touche des bêtes vivantes.
 
Il tâchait de sourire. Mais Désirée le traita de poltron.
Ligne 918 ⟶ 1 070 :
— Tiens, c’est plein de lait, ajouta-t-elle en soulevant les pis énormes de la bête.
 
L’abbé battit des paupières, comme si on lui eût montré une obscénité. Il se souvenait d’avoir vu, dans le cloître de Saint-Saturnin, à Plassans, une chèvre de pierre décorant une gargouille, qui forniquait avec un moine. Les chèvres, puant le bouc, ayant des caprices et des entêtements de filles, offrant leurs mamelles pendantes à tout venant, étaient restées pour lui des créatures de l’enfer, suant la lubricité. Sa
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/77]]==
sœur n’avait obte-nu d’en avoir une qu’après des semaines de supplications. Et lui, quand il venait, évitait le frôlement des longs poils soyeux de la bête, défendait sa soutane de l’approche de ses cornes.
 
— Va, je vais te rendre la liberté, dit Désirée qui s’aperçut de son malaise croissant. Mais, auparavant, il faut que je te montre encore quelque chose… Tu promets de ne pas me gronder ? Je ne t’en ai pas parlé, parce que tu n’aurais pas voulu… Si tu sa-vais comme je suis contente !
Ligne 936 ⟶ 1 090 :
— Je ne veux pas ici de cet animal ! s’écria le prêtre très contrarié.
 
— Serge, mon bon Serge, supplia de nouveau Désirée, ne sois pas méchant… Vois comme il est innocent, le cher petit. Je le débarbouillerai, je le tiendrai bien propre. C’est la Teuse qui se l’est fait donner pour moi. On ne peut pas
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/78]]==
le renvoyer main-tenant… Tiens, il te regarde, il te sent. N’aie pas peur, il ne te mangera pas.
 
Mais elle s’interrompit, prise d’un rire fou. Le petit cochon, ahuri, venait de se jeter dans les jambes de la chèvre, qu’il avait culbutée. Il reprit sa course, criant, roulant, effarant toute la basse-cour. Désirée, pour le calmer, dut lui donner une terrine d’eau de vaisselle. Alors, il s’enfonça dans la terrine jusqu’aux oreilles ; il gargouillait, il grognait, tandis que de courts frissons passaient sur sa peau rose. Sa queue, défrisée, pendait.
Ligne 944 ⟶ 1 100 :
— Te voilà tout rouge, à présent, dit Désirée en le rejoignant de l’autre côté de la barrière. Tu n’es pas content d’avoir tout vu ?… Les entends-tu crier ?
 
Les bêtes, en la voyant partir, se poussaient contre les treil-lages, jetaient des cris lamentables. Le petit cochon surtout avait un gémissement prolongé de scie qu’on aiguise. Mais, elle, leur faisait des révérences, leur envoyait des baisers
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/79]]==
du bout des doigts, riant de les voir tous là, en tas, comme amoureux d’elle. Puis, se serrant contre son frère, l’accompagnant au jardin :
 
— Je voudrais une vache, lui dit-elle à l’oreille, toute rougis-sante.
Ligne 956 ⟶ 1 114 :
=== XII. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/80]]==
Frère Archangias dînait à la cure tous les jeudis. Il venait de bonne heure, d’ordinaire, pour causer de la paroisse. C’était lui qui, depuis trois mois, mettait l’abbé au courant, le rensei-gnait sur toute la vallée. Ce jeudi-là, en attendant que la Teuse les appelât, ils allèrent se promener à petits pas, devant l’église. Le prêtre, lorsqu’il raconta son entrevue avec Bambousse, fut très surpris d’entendre le Frère trouver naturelle la réponse du paysan.
 
Ligne 964 ⟶ 1 124 :
Le Frère haussa ses fortes épaules. Il eut un rire inquiétant.
 
— Si vous croyez, cria-t-il, que vous allez guérir le pays, avec ce mariage !… Avant deux ans, Catherine sera grosse ; puis, les autres viendront, toutes y passeront. Du moment
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/81]]==
qu’on les ma-rie, elles se moquent du monde… Ces Artaud poussent dans la bâtardise, comme dans leur fumier naturel. Il n’y aurait qu’un remède, je vous l’ai dit, tordre le cou aux femelles, si l’on voulait que le pays ne fût pas empoisonné… Pas de mari, des coups de bâton, monsieur le curé, des coups de bâton !
 
Il se calma, il ajouta :
Ligne 974 ⟶ 1 136 :
— Tenez, cria Frère Archangias, qui s’interrompit pour montrer une grande fille se laissant embrasser par son amou-reux, derrière un buisson, voilà encore une gueuse, là-bas !
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/82]]==
Il agita ses longs bras noirs, jusqu’à ce qu’il eût mis le cou-ple en fuite. Au loin, sur les terres rouges, sur les roches pelées, le soleil se mourait, dans une dernière flambée d’incendie. Peu à peu, la nuit tomba. L’odeur chaude des lavandes devint plus fraîche, apportée par les souffles légers qui se levaient. Il y eut, par moments, un large soupir, comme si cette terre terrible, toute brûlée de passions, se fût enfin calmée, sous la pluie grise du crépuscule. L’abbé Mouret, son chapeau à la main, heureux du froid, sentait la paix de l’ombre redescendre en lui.
 
Ligne 990 ⟶ 1 154 :
— Il faut être régulier dans ses repas, monsieur le curé.
 
Cependant Désirée, qui avait, elle aussi, mangé sa soupe, sérieusement, sans ouvrir les lèvres, venait de se lever pour sui-vre la Teuse à la cuisine. Le Frère, resté seul avec l’abbé Mouret,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/83]]==
se taillait de longues bouchées de pain, qu’il avalait, tout en at-tendant le plat.
 
— Alors, vous avez fait une grande tournée ? demanda-t-il.
Ligne 1 014 ⟶ 1 180 :
L’abbé Mouret s’avança. Il crut voir, en effet, derrière un genévrier, la jupe orange d’Albine. Mais Frère Archangias se haussa violemment derrière lui, allongeant le poing, branlant sa tête rude, tonnant :
 
— Que le diable te prenne, fille de bandit ! Je te traînerai par les cheveux autour de l’église, si je t’attrape à venir ici tes maléfices !
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/84]]==
Que le diable te prenne, fille de bandit ! Je te traînerai par les cheveux autour de l’église, si je t’attrape à venir ici tes maléfices !
 
Un éclat de rire, frais comme une haleine de la nuit, monta du sentier. Puis, il y eut une course légère, un murmure de robe coulant sur l’herbe, pareil à un frôlement de couleuvre. L’abbé Mouret, debout devant la fenêtre, suivait au loin une tache blonde glissant entre les bois de pins, ainsi qu’un reflet de lune. Les souffles qui lui arrivaient de la campagne, avaient ce puis-sant parfum de verdure, cette odeur de fleurs sauvages qu’Albine secouait de ses bras nus, de sa taille libre, de ses che-veux dénoués.
Ligne 1 032 ⟶ 1 200 :
La Teuse s’arrêta net, les jambes comme cassées.
 
— Ne mentez pas, monsieur le curé, bégaya-t-elle ; ne men-tez pas, ça augmenterait encore votre péché… Comment osez-vous dire que je ne vous ai pas parlé du Philosophe, de ce païen qui est le scandale de toute la contrée ! La vérité est que vous ne m’écoutez jamais, quand je cause. Ça vous entre par une oreille, ça sort par l’autre… Ah ! si vous m’écoutiez, vous vous éviteriez bien des regrets !
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/85]]==
Ne mentez pas, monsieur le curé, bégaya-t-elle ; ne men-tez pas, ça augmenterait encore votre péché… Comment osez-vous dire que je ne vous ai pas parlé du Philosophe, de ce païen qui est le scandale de toute la contrée ! La vérité est que vous ne m’écoutez jamais, quand je cause. Ça vous entre par une oreille, ça sort par l’autre… Ah ! si vous m’écoutiez, vous vous éviteriez bien des regrets !
 
— Je vous ai dit aussi un mot de ces abominations, affirma le Frère.
Ligne 1 052 ⟶ 1 222 :
— Laissez, monsieur le curé n’en veut faire qu’à sa tête, monsieur le curé a des secrets pour nous, maintenant.
 
Un gros silence régna. Pendant un instant, on n’entendit que le bruit des mâchoires du Frère, accompagné de l’étrange ronflement de son gosier. Désirée, entourant de ses bras nus le nid de merles resté sur son assiette, la face penchée, souriant aux petits, leur parlait longuement, tout
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/86]]==
bas, dans un gazouillis à elle, qu’ils semblaient comprendre.
 
— On dit ce qu’on fait, quand on n’a rien à cacher ! cria brusquement la Teuse.
Ligne 1 074 ⟶ 1 246 :
— Monsieur Caffin me disait tout, cria-t-elle encore.
 
Mais elle se calmait. Frère Archangias achevait un gros morceau de fromage, sans paraître le moins du monde dérangé par cette scène. Selon lui, l’abbé Mouret avait besoin
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/87]]==
d’être me-né droit ; la Teuse faisait bien de lui faire sentir la bride. Il vida un dernier verre de piquette, se renversa sur sa chaise, digérant.
 
— Enfin, demanda la vieille servante, qu’est-ce que vous avez vu, au Paradou ? Racontez-nous, au moins.
Ligne 1 090 ⟶ 1 264 :
— Jamais elle n’a fait sa première communion, dit la Teuse, à demi-voix, avec un léger frisson.
 
— Non, jamais, reprit Frère Archangias. Elle doit avoir seize ans. Elle grandit comme une bête. Je l’ai vue courir à
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/88]]==
quatre pattes, dans un fourré, du côté de la Palud.
 
— A quatre pattes, murmura la servante, qui se tourna vers la fenêtre, prise d’inquiétude.
Ligne 1 110 ⟶ 1 286 :
— Vous n’allez pas coucher là, mademoiselle, dit-elle. Lais-sez donc ces vilaines bêtes.
 
Mais Désirée défendit l’assiette. Elle couvrait le nid de
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/89]]==
ses bras nus, ne riant plus, s’irritant d’être dérangée.
 
— J’espère qu’on ne va pas garder ces oiseaux, s’écria Frère Archangias. Ça porterait malheur… Il faut leur tordre le cou.
Ligne 1 134 ⟶ 1 312 :
— Oui, répondit l’abbé Mouret. Ces jours derniers, les filles du pays, qui avaient de gros travaux, n’ont pu venir, selon l’usage, orner la chapelle de la Vierge. La cérémonie a été remise à ce soir.
 
— Un joli usage, marmotta le Frère. Quand je les vois dépo-ser
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/90]]==
chacune leurs rameaux, j’ai envie de les jeter par terre, pour qu’elles confessent au moins leurs vilenies, avant de toucher à l’autel… C’est une honte de souffrir que des femmes promènent leurs robes si près des saintes reliques.
 
L’abbé s’excusa du geste. Il n’était aux Artaud que depuis peu, il devait obéir aux coutumes.
Ligne 1 150 ⟶ 1 330 :
=== XIII. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/91]]==
Dans l’église, l’abbé Mouret trouva une dizaine de grandes filles, tenant des branches d’olivier, de laurier, de romarin. Les fleurs de jardin ne poussant guère sur les roches des Artaud, l’usage était de parer l’autel de la Vierge d’une verdure résis-tante qui durait tout le mois de mai. La Teuse ajoutait des giro-flées de muraille, dont les queues trempaient dans de vieilles carafes.
 
Ligne 1 156 ⟶ 1 338 :
Il consentit, et ce fut elle qui dirigea réellement la cérémo-nie. Elle était montée sur un escabeau ; elle rudoyait les grandes filles qui s’approchaient tour à tour, avec leurs feuillages.
 
— Pas si vite, donc ! Vous me laisserez bien le temps d’attacher les branches. Il ne faut pas que tous ces fagots tom-bent sur la tête de monsieur le curé… Eh bien ! Babet,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/92]]==
c’est ton tour. Quand tu me regarderas, avec tes gros yeux ! Il est joli, ton romarin ! il est jaune comme un chardon. Toutes les bourriques du pays ont donc pissé dessus !… A toi, la Rousse. Ah ! voilà un beau laurier, au moins ! Tu as pris ça dans ton champ de la Croix-Verte.
 
Les grandes filles posaient leurs rameaux sur l’autel, qu’elles baisaient. Elles restaient un instant contre la nappe, passant les branches à la Teuse, oubliant l’air sournoisement recueilli qu’elles avaient pris pour monter le degré ; elles finis-saient par rire, elles butaient des genoux, ployaient les hanches au bord de la table, enfonçaient la gorge en plein dans le taber-nacle. Et, au-dessus d’elles, la grande Vierge de plâtre doré in-clinait sa face peinte, souriait de ses lèvres roses au petit Jésus tout nu qu’elle portait sur son bras gauche.
Ligne 1 172 ⟶ 1 356 :
— Sans doute, gronda la Teuse. Elles ne m’apportent que du laurier et du romarin… Quelle est celle qui a de l’olivier ? Pas une, allez ! Elles ont peur de perdre quatre olives, ces païennes-là.
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/93]]==
Mais Catherine monta le degré, avec une énorme branche d’olivier, sous laquelle elle disparaissait.
 
Ligne 1 190 ⟶ 1 376 :
— Allons, avancez, reprit la servante, montée de nouveau sur l’escabeau. Il ne faut pas coucher ici… Veux-tu bien baiser l’autel, Miette ? Est-ce que tu t’imagines être dans ton écurie ?… Monsieur le curé, voyez donc ce qu’elles font, là-bas ? Je les en-tends qui rient comme des crevées.
 
On éleva une des deux lampes, on éclaira le bout noir de l’église. Sous la tribune, trois grandes filles jouaient à se pous-ser ; une d’elles était tombée la tête dans le bénitier, ce qui fai-sait tant rire les autres, qu’elles se laissaient aller
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/94]]==
par terre pour rire à leur aise. Elles revinrent, regardant le curé en dessous, l’air heureux d’être grondées, avec leurs mains ballantes qui leur tapaient sur les cuisses.
 
Mais ce qui fâcha surtout la Teuse, ce fut d’apercevoir brus-quement la Rosalie montant à l’autel comme les autres, avec son fagot.
Ligne 1 212 ⟶ 1 400 :
— Pardi ! j’aimerais mieux être dans mon lit, murmura la Teuse ; si vous croyez que c’est commode d’attacher tous ces bouts de bois !
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/95]]==
Cependant, elle avait fini par nouer entre les chandeliers de hauts panaches de feuillage. Elle plia l’escabeau, que Catherine alla porter derrière le maître-autel. Elle n’eut plus qu’à planter des massifs, aux deux côtés de la table. Les dernières bottes de verdure suffirent à ce bout de parterre ; même il resta des ra-meaux, dont les filles jonchèrent le sol, jusqu’à la balustrade de bois. L’autel de la Vierge était un bosquet, un enfoncement de taillis, avec une pelouse verte, sur le devant.
 
Ligne 1 224 ⟶ 1 414 :
— Allons, déguerpissez, maintenant, murmurait-elle. Vous êtes un tas de propres à rien, qui ne savez même pas respecter le bon Dieu… C’est une honte, ça ne s’est jamais vu, des filles qui se roulent par terre dans une église, comme des bêtes dans un pré… Qu’est-ce que tu fais là-bas, la Rousse ? Si je t’en vois pin-cer une, tu auras affaire à moi ! Oui, oui, tirez-moi la langue, je dirai tout à monsieur le curé. Dehors, dehors, coquines !
 
Elle les refoulait
Elle les refoulait lentement vers la porte, galopant autour d’elles, boitant d’une façon furibonde. Elle avait réussi à les faire sortir jusqu’à la dernière, lorsqu’elle aperçut Catherine tranquil-lement installée dans le confessionnal avec Vincent ; ils man-geaient quelque chose, d’un air ravi. Elle les chassa. Et comme elle allongeait le cou hors de l’église, avant de fermer la porte, elle vit la Rosalie se pendre aux épaules du grand Fortuné qui l’attendait ; tous deux se perdirent dans le noir, du côté du ci-metière, avec un bruit affaibli de baisers.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/96]]==
lentement vers la porte, galopant autour d’elles, boitant d’une façon furibonde. Elle avait réussi à les faire sortir jusqu’à la dernière, lorsqu’elle aperçut Catherine tranquil-lement installée dans le confessionnal avec Vincent ; ils man-geaient quelque chose, d’un air ravi. Elle les chassa. Et comme elle allongeait le cou hors de l’église, avant de fermer la porte, elle vit la Rosalie se pendre aux épaules du grand Fortuné qui l’attendait ; tous deux se perdirent dans le noir, du côté du ci-metière, avec un bruit affaibli de baisers.
 
— Et ça présente à l’autel de la Vierge ! bégaya-t-elle, en poussant les verrous. Les autres ne valent pas mieux, je le sais bien. Toutes des gourgandines qui sont venues ce soir, avec leurs fagots, histoire de rire et de se faire embrasser par les gar-çons, à la sortie ! Demain, pas une ne se dérangera ; monsieur le curé pourra bien dire ses Ave tout seul… On n’apercevra plus que les gueuses qui auront des rendez-vous.
Ligne 1 236 ⟶ 1 428 :
Il ne répondit pas, il se contenta d’incliner doucement la tête.
 
— Bon, je sais ce que ça veut dire, continua la Teuse.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/97]]==
Dans une heure, il sera encore là, sur la pierre, à se donner des coli-ques… Je m’en vais, parce que je l’ennuie. N’importe, ça n’a guère de bon sens : déjeuner quand les autres dînent, se coucher à l’heure où les poules se lèvent !… Je vous ennuie, n’est-ce pas ? monsieur le curé. Bonsoir. Vous n’êtes guère raisonnable, allez !
 
Elle se décidait à partir ; mais elle revint éteindre une des deux lampes, en murmurant que de prier si tard « c’était la mort à l’huile ». Enfin, elle s’en alla, après avoir essuyé de sa manche la nappe du maître-autel, qui lui parut grise de poussière. L’abbé Mouret, les yeux levés, les bras serrés contre la poitrine, était seul.
Ligne 1 242 ⟶ 1 436 :
=== XIV. ===
 
É
Éclairée d’une seule lampe brûlant sur l’autel de la Vierge, au milieu des verdures, l’église s’emplissait, aux deux bouts, de grandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de ténèbres jusqu’aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une masse noire, découpant sous la tribune le profil étrange d’une guérite crevée. Toute la lumière, adoucie, comme verdie par les feuilla-ges, dormait sur la grande Vierge dorée, qui semblait descendre d’un air royal, portée par le nuage où se jouaient des têtes d’anges ailées. On eût dit, à voir la lampe ronde luire au milieu des branches, une lune pâle se levant au bord d’un bois, éclai-rant quelque souveraine apparition, une princesse du ciel, cou-ronnée d’or, vêtue d’or, qui aurait promené la nudité de son di-vin enfant au fond du mystère des allées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, des rayons d’astres coulaient, as-soupis, pareils à cette pluie laiteuse qui pénètre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues, des craquements venaient des deux bouts sombres de l’église ; la grande horloge, à gauche du chœur, battait lentement, avec une haleine grosse de méca-nique endormie. Et la vision radieuse, la Mère aux minces ban-deaux de cheveux châtains, comme rassurée par la paix noc-turne de la nef, descendait davantage, courbait à peine l’herbe des clairières, sous le vol léger de son nuage.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/98]]==
clairée d’une seule lampe brûlant sur l’autel de la Vierge, au milieu des verdures, l’église s’emplissait, aux deux bouts, de grandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de ténèbres jusqu’aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une masse noire, découpant sous la tribune le profil étrange d’une guérite crevée. Toute la lumière, adoucie, comme verdie par les feuilla-ges, dormait sur la grande Vierge dorée, qui semblait descendre d’un air royal, portée par le nuage où se jouaient des têtes d’anges ailées. On eût dit, à voir la lampe ronde luire au milieu des branches, une lune pâle se levant au bord d’un bois, éclai-rant quelque souveraine apparition, une princesse du ciel, cou-ronnée d’or, vêtue d’or, qui aurait promené la nudité de son di-vin enfant au fond du mystère des allées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, des rayons d’astres coulaient, as-soupis, pareils à cette pluie laiteuse qui pénètre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues, des craquements venaient des deux bouts sombres de l’église ;
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/99]]==
la grande horloge, à gauche du chœur, battait lentement, avec une haleine grosse de méca-nique endormie. Et la vision radieuse, la Mère aux minces ban-deaux de cheveux châtains, comme rassurée par la paix noc-turne de la nef, descendait davantage, courbait à peine l’herbe des clairières, sous le vol léger de son nuage.
 
L’abbé Mouret la regardait. C’était l’heure où il aimait l’église. Il oubliait le Christ lamentable, le supplicié barbouillé d’ocre et de laque, qui agonisait derrière lui, à la chapelle des Morts. Il n’avait plus la distraction de la clarté crue des fenêtres, des gaietés du matin entrant avec le soleil, de la vie du dehors, des moineaux et des branches envahissant la nef par les car-reaux cassés. A cette heure de nuit, la nature était morte, l’ombre tendait de crêpe les murs blanchis, la fraîcheur lui met-tait aux épaules un cilice salutaire ; il pouvait s’anéantir dans l’amour absolu, sans que le jeu d’un rayon, la caresse d’un souf-fle ou d’un parfum, le battement d’une aile d’insecte, vînt le tirer de sa joie d’aimer. Sa messe du matin ne lui avait jamais donné les délices surhumains de ses prières du soir.
 
Les lèvres balbutiantes, l’abbé Mouret regardait la grande Vierge. Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dans une splendeur croissante. Ce n’était plus un clair de lune rou-lant à la cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elle s’avançait majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu’il était tenté, par moments, de se jeter la face contre terre, pour éviter le flamboiement de cette porte ouverte sur le ciel. Alors, dans cette adoration de tout son être, qui fai-sait expirer les paroles sur la bouche, il se souvint du dernier mot de Frère Archangias, comme d’un blasphème. Souvent le Frère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu’il disait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui, cela amollissait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/100]]==
les âmes, enjuponnait la religion, créait toute une sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à la Vierge d’être femme, d’être belle, d’être mère ; il se tenait en garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tenté par sa grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. « Elle vous mènera loin ! » avait-il crié un jour au jeune prêtre, voyant en elle un commencement de passion humaine, une pente aux déli-ces des beaux cheveux châtains, des grands yeux clairs, du mys-tère des robes tombant du col à la pointe des pieds. C’était la révolte d’un saint, qui séparait violemment la Mère du Fils, en demandant comme celui-ci : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Mais l’abbé Mouret résistait, se proster-nait, tâchait d’oublier les rudesses du Frère. Il n’avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée de Marie, qui le sortit de la bassesse où il cherchait à s’anéantir. Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s’hallucinait jusqu’à la voir se pen-cher pour lui donner ses bandeaux à baiser, il redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, tout envahi d’une vie de tendresse.
 
La dévotion de l’abbé Mouret pour la Vierge datait de sa jeunesse. Tout enfant, un peu sauvage, se réfugiant dans les coins, il se plaisait à penser qu’une belle dame le protégeait, que deux yeux bleus, très doux, avec un sourire, le suivaient partout. Souvent, la nuit, ayant senti un léger souffle lui passer sur les cheveux, il racontait que la Vierge était venue l’embrasser. Il avait grandi sous cette caresse de femme, dans cet air plein d’un frôlement de jupe divine. Dès sept ans, il contentait ses besoins de tendresse, en dépensant tous les sous qu’on lui donnait à acheter des images de sainteté, qu’il cachait jalousement, pour en jouir seul. Et jamais il n’était tenté par les Jésus portant l’agneau, les Christ en croix, les Dieu le Père se penchant avec une grande barbe au bord d’une nuée ; il revenait toujours aux
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/101]]==
tendres images de Marie, à son étroite bouche riante, à ses fines mains tendues. Peu à peu, il les avait toutes collectionnées : Ma-rie entre un lis et une quenouille, Marie portant l’enfant comme une grande sœur, Marie couronnée de roses, Marie couronnée d’étoiles. C’était pour lui une famille de belles jeunes filles, ayant une ressemblance de grâce, le même air de bonté, le même visage suave, si jeunes sous leurs voiles, que, malgré leur nom de mère de Dieu, il n’avait point peur d’elles comme des grandes personnes. Elles lui semblaient avoir son âge, être les petites filles qu’il aurait voulu rencontrer, les petites filles du ciel avec lesquelles les petits garçons morts à sept ans doivent jouer éternellement, dans un coin du paradis. Mais il était grave déjà ; il garda, en grandissant, le secret de son religieux amour, pris des pudeurs exquises de l’adolescence. Marie vieillissait avec lui, toujours plus âgée d’un ou deux ans, comme il convient à une amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu’il en avait dix-huit. Elle ne l’embrassait plus la nuit sur le front ; elle se tenait à quelques pas, les bras croisés, dans son sourire chaste, adorablement douce. Lui, ne la nommait plus que tout bas, éprouvant comme un évanouissement de son cœur, chaque fois que le nom chéri lui passait sur la lèvre, dans ses prières. Il ne rêvait plus des jeux enfantins, au fond du jardin céleste, mais une contemplation continue, en face de cette figure blanche, si pure, à laquelle il n’aurait pas voulu toucher de son souffle. Il cachait à sa mère elle-même qu’il l’aimât si fort.
 
Puis, à quelques années de là, lorsqu’il fut au séminaire, cette belle tendresse pour Marie, si droite, si naturelle, eut de sourdes inquiétudes. Le culte de Marie était-il nécessaire au sa-lut ? Ne volait-il pas Dieu, en accordant à Marie une part de son amour, la plus grande part, ses pensées, son cœur, son tout ? Questions troublantes, combat intérieur qui le passionnait, qui l’attachait davantage. Alors il s’enfonças’enfonç
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/102]]==
a dans les subtilités de son affection. Il se donna des délices inouïes à discuter la légi-timité de ses sentiments. Les livres de dévotion à la Vierge l’excusèrent, le ravirent, l’emplirent de raisonnements, qu’il ré-pétait avec des recueillements de prière. Ce fut là qu’il apprit à être l’esclave de Jésus en Marie. Il allait à Jésus par Marie. Et il citait toutes sortes de preuves, il distinguait, il tirait des consé-quences : Marie à laquelle Jésus avait obéi sur la terre, devait être obéi par tous les hommes ; Marie gardait sa puissance de mère dans le ciel, où elle était la grande dispensatrice des tré-sors de Dieu, la seule qui pût l’implorer, la seule qui distribuât les trônes ; Marie, simple créature auprès de Dieu, mais haussée jusqu’à lui, devenait ainsi le lien humain du ciel à terre, l’intermédiaire de toute grâce, de toute miséricorde ; et la conclusion était toujours qu’il fallait l’aimer par-dessus tout, en Dieu lui-même. Puis, c’étaient des curiosités théologiques plus ardues, le mariage de l’Époux céleste, le Saint-Esprit scellant le vase d’élection, mettant la Vierge Mère dans un miracle éternel, donnant sa pureté inviolable à la dévotion des hommes ; c’était la Vierge victorieuse de toutes les hérésies, l’ennemie irréconci-liable de Satan, l’Ève nouvelle annoncée comme devant écraser la tête du serpent, la Porte auguste de la grâce, par laquelle le Sauveur était entré une première fois, par laquelle il entrerait de nouveau, au dernier jour, prophétie vague, annonce d’un rôle plus large de Marie, qui laissait Serge sous le rêve de quelque épanouissement immense d’amour. Cette venue de la femme dans le ciel jaloux et cruel de l’Ancien Testament, cette figure de blancheur, mise au pied de la Trinité redoutable, était pour lui la grâce même de la religion, ce qui le consolait de l’épouvante de la foi, son refuge d’homme perdu au milieu des mystères du dogme. Et quand il se fut prouvé, points par points, longue-ment, qu’elle était le chemin de Jésus, aisé, court,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/103]]==
parfait, assu-ré, il se livra de nouveau à elle, tout entier, sans remords ; il s’étudia à être son vrai dévot, mourant à lui-même, s’abîmant dans la soumission.
 
Heure de volupté divine. Les livres de dévotion à la Vierge brûlaient entre ses mains. Ils lui parlaient une langue d’amour qui fumait comme un encens. Marie n’était plus l’adolescente voilée de blanc, les bras croisés, debout à quelques pas de son chevet ; elle arrivait au milieu d’une splendeur, telle que Jean la vit, vêtue de soleil, couronnée de douze étoiles, ayant la lune sous les pieds ; elle l’embaumait de sa bonne odeur, l’enflammait du désir du ciel, le ravissait jusque dans la chaleur des astres flambant à son front. Il se jetait devant elle, se criait son esclave ; et rien n’était plus doux que ce mot d’esclave, qu’il répétait, qu’il goûtait davantage, sur sa bouche balbutiante, à mesure qu’il s’écrasait à ses pieds, pour être sa chose, son rien, la poussière effleurée du vol de sa robe bleue. Il disait avec Da-vid : « Marie est faite pour moi. » Il ajoutait avec l’évangéliste : « Je l’ai prise par tout mon bien. » Il la nommait : « Ma chère maîtresse, » manquant de mots, arrivant à un babillage d’enfant et d’amant, n’ayant plus que le souffle entrecoupé de sa passion. Elle était la Bienheureuse, la Reine du ciel célébrée par les neuf chœurs des Anges, la Mère de la belle dilection, le Trésor du Seigneur. Les images vives s’étalaient, la comparaient à un pa-radis terrestre, fait d’une terre vierge, avec des parterres de fleurs vertueuses, des prairies vertes d’espérance, des tours im-prenables de force, des maisons charmantes de confiance. Elle était encore une fontaine que le Saint-Esprit avait scellée, un sanctuaire où la très sainte Trinité se reposait, le trône de Dieu, la cité de Dieu, l’autel de Dieu, le temple de Dieu, le monde de Dieu. Et lui, se promenait dans ce jardin, à l’ombre, au soleil, sous l’enchantement des verdures ; lui, soupirait après l’eau de cette fontaine ; lui, habitait le bel intérieur de
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/104]]==
Marie, s’y ap-puyant, s’y cachant, s’y perdant, sans réserve, buvant le lait d’amour infini qui tombait goutte à goutte de ce sein virginal.
 
Chaque matin, dès son lever, au séminaire, il saluait Marie de cent révérences, le visage tourné vers le pan de ciel qu’il apercevait par sa fenêtre ; le soir, il prenait congé d’elle, en s’inclinant le même nombre de fois, les yeux sur les étoiles. Sou-vent, en face des nuits sereines, lorsque Vénus luisait toute blonde et rêveuse dans l’air tiède, il s’oubliait, il laissait tomber de ses lèvres, ainsi qu’un léger chant, l’Ave maris stella, l’hymne attendrie qui lui déroulait au loin des plages bleues, une mer douce, à peine ridée d’un frisson de caresse, éclairée par une étoile souriante, aussi grande qu’un soleil. Il récitait encore le Salve Regina, le Regina coeli, l’O gloriosa Domina, toutes les prières, tous les cantiques. Il lisait l’Office de la Vierge, les livres de sainteté en son honneur, le petit Psautier de saint Bonaven-ture, d’une tendresse si dévote, que les larmes l’empêchaient de tourner les pages. Il jeûnait, il se mortifiait, pour lui faire l’offrande de sa chair meurtrie. Depuis l’âge de dix ans, il portait sa livrée, le saint scapulaire, la double image de Marie, cousue sur drap, dont il sentait la chaleur à son dos et à sa poitrine, contre sa peau nue, avec des tressaillements de bonheur. Plus tard, il avait pris la chaînette, afin de montrer son esclavage d’amour. Mais son grand acte restait toujours la Salutation an-gélique, l’Ave Maria, la prière parfaite de son cœur. « Je vous salue Marie, » et il la voyait s’avancer vers lui, pleine de grâce, bénie entre toutes les femmes ; il jetait son cœur à ses pieds, pour qu’elle marchât dessus, dans la douceur.
 
Cette salutation, il la multipliait, il la répétait de cent fa-çons, s’ingéniant à la rendre plus efficace. Il disait douze Ave, pour rappeler la couronne de douze étoiles, ceignant le front de Marie ; il en disait quatorze, en mémoire de ses quatorze allé-
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/105]]==
gresses ; il en disait sept dizaines, en l’honneur des années qu’elle a vécues sur la terre. Il roulait pendant des heures les grains du chapelet. Puis, longuement, à certains jours de ren-dez-vous mystique, il entreprenait le chuchotement infini du Rosaire.
 
Quand, seul dans sa cellule, ayant le temps d’aimer, il s’agenouillait sur le carreau, tout le jardin de Marie poussait autour de lui, avec ses hautes floraisons de chasteté. Le Rosaire laissait couler entre ses doigts sa guirlande d’Ave coupée de Pa-ter, comme une guirlande de roses blanches, mêlées des lis de l’Annonciation, des fleurs saignantes du Calvaire, des étoiles du Couronnement. Il avançait à pas lents, le long des allées em-baumées, s’arrêtant à chacune des quinze dizaines d’Ave, se re-posant dans le mystère auquel elle correspondait ; il restait éperdu de joie, de douleur, de gloire, à mesure que les mystères se groupaient en trois séries, les joyeux, les douloureux, les glo-rieux. Légende incomparable, histoire de Marie, vie humaine complète, avec ses sourires, ses larmes, son triomphe, qu’il revi-vait d’un bout à l’autre, en un instant. Et d’abord il entrait dans la joie, dans les cinq mystères souriants, baignés des sérénités de l’aube : c’étaient la salutation de l’archange, un rayon de fé-condité glissé du ciel, apportant la pâmoison adorable de l’union sans tâche ; la visite à Élisabeth, par une claire matinée d’espérance, à l’heure où le fruit de ses entrailles donnait pour la première fois à Marie cette secousse qui fait pâlir les mères ; les couches dans un étable de Bethléem, avec la longue file des bergers venant saluer la maternité divine ; le nouveau-né porté au Temple, sur les bras de l’accouchée, qui sourit, lasse encore, déjà heureuse d’offrir son enfant à la justice de Dieu, aux em-brassements de Siméon, aux désirs du monde ; enfin, Jésus grandi, se révélant devant les docteurs, au milieu desquels sa mère inquiète le retrouve, fière de lui et consolée, puis après ce matin,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/106]]==
d’une lumière si tendre, il semblait à Serge que le ciel se couvrait brusquement. Il ne marchait plus que sur des ronces, s’écorchait les doigts aux grains du Rosaire, se courbait sous l’épouvantement des cinq mystères de douleur : Marie agoni-sant dans son fils au Jardin des Oliviers, recevant avec lui les coups de fouet de la flagellation, sentant à son propre front le déchirement de la couronne d’épines, portant l’horrible poids de sa croix, mourant à ses pieds sur le Calvaire. Ces nécessités de la souffrance, ce martyre atroce d’une Reine adorée, pour qui il eût donné son sang comme Jésus, lui causaient une révolte d’horreur, que dix années des mêmes prières et des mêmes exercices n’avaient pu calmer. Mais les grains coulaient tou-jours, une trouée soudaine se faisait dans les ténèbres du cruci-fiement, la gloire resplendissante des cinq derniers mystères éclatait avec une allégresse d’astre libre. Marie, transfigurée, chantait l’alléluia de la résurrection, la victoire sur la mort, l’éternité de la vie ; elle assistait, les mains tendues, renversée d’admiration, au triomphe de son fils, qui s’élevait au ciel, parmi des nuées d’or frangées de pourpre ; elle rassemblait autour d’elle les Apôtres, goûtant comme au jour de la conception l’embrasement de l’esprit d’amour, descendu en flammes arden-tes ; elle était à son tour ravie par un vol d’anges, emportées sur des ailes blanches ainsi qu’une arche immaculée, déposée dou-cement au milieu de la splendeur des trônes célestes ; et là, comme gloire suprême, dans une clarté si éblouissante, qu’elle éteignait le soleil, Dieu la couronnait des étoiles du firmament. La passion n’a qu’un mot. En disant à la file les cent cinquante Ave, Serge ne les avait pas répétés une seule fois. Ce murmure monotone, cette parole sans cesse la même qui revenait, pareille au : « Je t’aime » des amants, prenait chaque fois une significa-tion plus profonde ; il s’y attardait, causant sans fin à l’aide de l’unique phrase latine, connaissait Marie tout entièreentiè
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/107]]==
re, jusqu’à ce que, le dernier grain du Rosaire s’échappant de ses mains, il se sentit défaillir à la pensée de la séparation.
 
Bien des fois le jeune homme avait ainsi passé les nuits, re-commençant à vingt reprises les dizaines d’Ave, retardant tou-jours le moment où il devrait prendre congé de sa chère maî-tresse. Le jour naissait, qu’il chuchotait encore. C’était la lune, disait-il pour se tromper lui-même, qui faisait pâlir les étoiles. Ses supérieurs devaient le gronder de ces veilles dont il sortait alangui, le teint si blanc, qu’il semblait avoir perdu du sang. Longtemps il avait gardé au mur de sa cellule une gravure colo-riée du Sacré-Cœur de Marie. La Vierge, souriant d’une façon sereine, écartait son corsage, montrait dans sa poitrine un trou rouge, où son cœur brûlait, traversé d’une épée, couronné de roses blanches. Cette épée le désespérait ; elle lui causait cette intolérable horreur de la souffrance chez la femme, dont la seule pensée le jetait hors de toute soumission pieuse. Il l’effaça, il ne garda que le cœur couronné et flambant, arraché à demi de cette chair exquise pour s’offrir à lui. Ce fut alors qu’il se sentit aimé. Marie lui donnait son cœur, son cœur vivant, tel qu’il battait dans son sein, avec l’égouttement rose de son sang. Il n’y avait plus là une image de passion dévote, mais une matérialité, un prodige de tendresse, qui, lorsqu’il priait devant la gravure, lui faisait élargir les mains pour recevoir religieusement le cœur sautant de la gorge sans tache. Il le voyait, il l’entendait battre. Et il était aimé, le cœur battait pour lui ! C’était comme un affo-lement de tout son être, un besoin de baiser le cœur, de se fon-dre en lui, de se coucher avec lui au fond de cette poitrine ou-verte. Elle l’aimait activement, jusqu’à le vouloir dans l’éternité auprès d’elle, toujours à elle. Elle l’aimait efficacement, sans cesse occupée de lui, le suivant partout, lui évitant les moindres infidélités. Elle l’aimait tendrement, plus que
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/108]]==
toutes les femmes ensemble, d’un amour bleu, profond, infini comme le ciel. Où aurait-il jamais trouvé une maîtresse si désirable ? Quelle ca-resse de la terre était comparable à ce souffle de Marie dans le-quel il marchait ? Quelle union misérable, quelle jouissance or-durière pouvaient être mises en balance avec cette éternelle fleur du désir montant toujours sans s’épanouir jamais ? Alors, le Magnificat, ainsi qu’une bouffée d’encens, s’exhalait de sa bouche. Il chantait le chant d’allégresse de Marie, son tressail-lement de joie à l’approche de l’Époux divin. Il glorifiait le Sei-gneur qui renversait les puissants de leurs trônes, et qui lui en-voyait Marie, à lui, un pauvre enfant nu, se mourant d’amour sur le carreau glacé de sa cellule.
 
Et, lorsqu’il avait tout donné à Marie, son corps, son âme, ses biens terrestres, ses biens spirituels, lorsqu’il était nu devant elle, à bout de prières, les litanies de la Vierge jaillissaient de ses lèvres brûlées, avec leurs appels répétés., entêtés, acharnés, dans un besoin suprême de secours célestes. Il lui semblait qu’il gravissait un escalier de désir ; à chaque saut de son cœur, il montait une marche. D’abord, il la disait Sainte. Ensuite, il l’appelait Mère, très pure, très chaste, aimable, admirable. Et il reprenait son élan, lui criant six fois sa virginité, la bouche comme rafraîchie chaque fois par ce mot de vierge, auquel il joignait des idées de puissances, de bonté, de fidélité. A mesure que son cœur l’emportait plus haut, sur les degrés de lumière, une voix étrange, venue de ses veines, parlait en lui, s’épanouissant en fleurs éclatantes. Il aurait voulu se fondre en parfum, s’épandre en clarté, expirer en un soupir musical. Tan-dis qu’il la nommait Miroir de justice, Temple de sagesse, Source de sa joie, il se voyait pâle d’extase dans ce miroir, il s’agenouillait sur les dalles tièdes de ce temple, il buvait à longs traits l’ivresse de cette source. Et il la transformait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/109]]==
encore, lâ-chant la bride à sa folie de tendresse pour s’unir à elle d’une fa-çon toujours plus étroite. Elle devenait un Vase d’honneur choi-si par Dieu, un Sein d’élection où il souhaitait de verser son être, de dormir à jamais. Elle était la Rose mystique, une grande fleur éclose au paradis, faite des Anges entourant leur Reine, si pure, si odorante, qu’il la respirait du bas de son indignité avec un gonflement de joie dont ses côtes craquaient. Elle se changeait en Maison d’or, en Tour de David, en Tour d’ivoire, d’une ri-chesse inappréciable, d’une pureté jalousée des cygnes, d’une taille haute, forte, ronde, à laquelle il aurait voulu faire de ses bras tendus une ceinture de soumission. Elle se tenait debout à l’horizon, elle était la Porte du ciel, qu’il entrevoyait derrière ses épaules, lorsqu’un souffle de vent écartait les plis de son voile. Elle grandissait derrière la montagne, à l’heure où la nuit pâlit, Étoile du matin, secours des voyageurs égarés, aube d’amour. Puis, à cette hauteur, manquant d’haleine, non rassasie encore, mais les mots trahissant les forces de son cœur, il ne pouvait plus que la glorifier du titre de Reine qu’il lui jetait neuf fois comme neuf coups d’encensoir. Son cantique se mourait d’allégresse dans ces cris du triomphe final : Reine des vierges, Reine de tous les saints, Reine conçue sans péché ! Elle toujours plus haut, resplendissait. Lui, sur la dernière marche, la marche que les familiers de Marie atteignent seuls, restait là un instant, pâmé au milieu de l’air subtil qui l’étourdissait, encore trop loin pour baiser le bord de la robe bleue, se sentant déjà rouler, avec l’éternel désir de remonter, de tenter cette jouissance surhu-maine.
 
Que de fois les litanies de la Vierge, récitées en commun, dans la chapelle, avaient ainsi laissé le jeune homme, les genoux cassés, la tête vide, comme après une grande chute ! Depuis sa sortie du séminaire, l’abbé Mouret avait appris à
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/110]]==
aimer la Vierge davantage encore. Il lui vouait ce culte passionné où Frère Ar-changias flairait des odeurs d’hérésie. Selon lui, c’était elle qui devait sauver l’Église par quelque prodige grandiose dont l’apparition prochaine charmerait la terre. Elle était le seul mi-racle de notre époque impie, la dame bleue se montrant aux pe-tits bergers, la blancheur nocturne vue entre deux nuages, et dont le bord du voile traînait sur les chaumes des paysans. Quand Frère Archangias lui demandait brutalement s’il l’avait jamais aperçue, il se contentait de sourire, les lèvres serrées, comme pour garder son secret. La vérité était qu’il la voyait tou-tes les nuits. Elle ne lui apparaissait plus ni sœur joueuse, ni belle jeune fille fervente ; elle avait une robe de fiancée, avec des fleurs blanches dans les cheveux, les paupières à demi baissées, laissant couler des regards humides d’espérance qui lui éclai-raient les joues. Et il sentait bien qu’elle venait à lui, qu’elle lui promettait de ne plus tarder, qu’elle lui disait : « Me voici, re-çois-moi. » Trois fois chaque jour, lorsque l’Angélus sonnait, au réveil de l’aube, dans la maturité du midi, à la tombée attendrie du crépuscule, il se découvrait, il disait un Ave en regardant au-tour de lui, cherchant si la cloche ne lui annonçait pas enfin la venue de Marie. Il avait vingt-cinq ans. Il l’attendait.
 
Au mois de mai, l’attente du jeune prêtre était pleine d’un heureux espoir. Il ne s’inquiétait même plus des gronderies de la Teuse. S’il restait si tard à prier dans l’église, c’était avec l’idée folle que la grande Vierge dorée finirait par descendre. Et pour-tant, il la redoutait, cette Vierge qui ressemblait à une princesse. Il n’aimait pas toutes les Vierges de la même façon. Celle-là le frappait d’un respect souverain. Elle était la Mère de Dieu ; elle avait l’ampleur féconde, la face auguste, les bras forts de l’Épouse divine portant Jésus. Il se la figurait ainsi au milieu de la cour
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/111]]==
céleste, laissant traîner parmi les étoiles la queue de son manteau royal, trop haute pour lui, si puissante, qu’il tomberait en poudre, si elle daignait abaisser les yeux sur les siens. Elle était la Vierge de ses jours de défaillance, la Vierge sévère qui lui rendait la paix intérieure par la redoutable vision du paradis.
 
Ce soir-là, l’abbé Mouret resta plus d’une heure agenouillé dans l’église vide. Les mains jointes, les regards sur la Vierge d’or se levant comme un astre au milieu des verdures, il cher-chait l’assoupissement de l’extase, l’apaisement des troubles étranges qu’il avait éprouvés pendant la journée. Mais il ne glis-sait pas au demi-sommeil de la prière avec l’aisance heureuse qui lui était accoutumée. La maternité de Marie, toute glorieuse et pure qu’elle se révélât, cette taille ronde de femme faite, cet enfant nu qu’elle portait sur un bras, l’inquiétaient, lui sem-blaient continuer au ciel la poussée débordante de génération au milieu de laquelle il marchait depuis le matin. Comme les vignes des coteaux pierreux, comme les arbres du Paradou, comme le troupeau humain des Artaud, Marie apportait l’éclosion, engendrait la vie. Et la prière s’attardait sur ses lè-vres, il s’oubliait à des distractions, voyant des choses qu’il n’avait point encore vues, la courbe molle des cheveux châtains, le léger gonflement du menton, barbouillé de rose. Alors, elle devait se faire plus sévère, l’anéantir sous l’éclat de sa toute-puissance, pour le ramener à la phrase de l’oraison interrom-pue. Ce fut enfin par sa couronne d’or, par son manteau d’or, par tout l’or qui la changeait en une princesse terrible, qu’elle acheva de l’écraser dans une soumission d’esclave, la prière cou-lant régulière de la bouche, l’esprit perdu au fond d’une adora-tion unique. Jusqu’à onze heures, il dormit éveillé de cet en-gourdissement extatique, ne sentant plus ses genoux, se croyant suspendu, balancé ainsi qu’un enfant qu’on endort, se laissant aller à ce repos, tout en
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/112]]==
gardant la conscience d’un poids qui lui alourdissait le cœur. Autour de lui, l’église s’emplissait d’ombre, la lampe charbonnait, les hauts feuillages assombrissaient le visage verni de la grande Vierge.
 
Quand l’horloge, avant de sonner l’heure, grinça, d’une voix arrachée, l’abbé Mouret eut un frisson. Il n’avait pas senti la fraîcheur de l’église lui tomber sur les épaules. Maintenant, il grelottait. Comme il se signait, un rapide souvenir traversa la stupeur de son réveil ; le claquement de ses dents lui rappelait les nuits passées sur le carreau de sa cellule, en face du Sacré-Cœur de Marie, le corps tout secoué de fièvre. Il se leva péni-blement, mécontent de lui. D’ordinaire, il quittait l’autel, la chair sereine, avec la douceur du souffle de Marie sur le front. Cette nuit-là, lorsqu’il prit la lampe pour monter à sa chambre, il lui sembla que ses tempes éclataient : la prière était restée inefficace, il retrouvait, après un court soulagement, la même chaleur grandie depuis le matin de son cœur à son cerveau. Puis, arrivé à la porte de la sacristie, au moment de sortir, il se tourna, il éleva la lampe, d’un mouvement machinal, cherchant à voir une dernière fois la grande Vierge. Elle était noyée sous les ténèbres descendues des poutres, enfoncée dans les feuilla-ges, ne laissant passer que la croix d’or de sa couronne.
Ligne 1 274 ⟶ 1 498 :
=== XV. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/113]]==
La chambre de l’abbé Mouret, située à un angle du presby-tère, était une vaste pièce, trouée sur deux de ses faces de deux immenses fenêtres carrées ; l’une de ces fenêtres s’ouvrait au-dessus de la basse-cour de Désirée ; l’autre donnait sur le village des Artaud, avec la vallée au loin, les collines, tout l’horizon. Le lit tendu de rideaux jaunes, la commode de noyer, les trois chai-ses de paille, se perdaient sous le haut plafond à solives blan-chies. Une légère âpreté, cette odeur un peu aigre des vieilles bâtisses campagnardes, montait du carreau, passé au rouge, luisant comme une glace. Sur la commode, une grande statuette de l’Immaculée Conception mettait une douceur grise, entre deux pots de faïence que la Teuse avait emplis de lilas blancs.
 
L’abbé Mouret posa la lampe devant la Vierge, au bord de la commode. Il se sentait si mal à l’aise, qu’il se décida à allumer le feu de souches de vignes qui était tout préparé. Et il resta là, les pincettes à la main, regardant brûler les tisons, la face éclai-rée par la flamme. Au-dessous de lui, il entendait le gros som-meil de la maison. Le silence, qui bourdonnait à
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/114]]==
ses oreilles, finissait par prendre des voix chuchotantes. Lentement, invinci-blement, ces voix l’envahissaient, redoublaient l’anxiété dont il avait, dans la journée, senti plusieurs fois le serrement à la gorge. D’où venait donc cette angoisse ? quel pouvait être ce trouble inconnu, grossi doucement, devenu intolérable ? Il n’avait pas péché cependant. Il lui semblait être sorti la veille du séminaire, avec toute l’ardeur de sa foi, si fort contre le monde, qu’il marchait au milieu des hommes en ne voyant que Dieu.
 
Alors, il se crut dans sa cellule, un matin, à cinq heures, au moment du lever. Le diacre de service passait en donnant un coup de bâton dans sa porte, avec le cri réglementaire :
Ligne 1 284 ⟶ 1 512 :
— Deo gratias ! répondait-il, mal réveillé, les yeux enflés de sommeil.
 
Et il sautait sur l’étroit tapis, se débarbouillait, faisait son lit, balayait sa chambre, renouvelait l’eau de son cruchon. Ce petit ménage était une joie, dans le frisson matinal qui lui cou-rait sur la peau. Il entendait les pierrots des platanes de la cour se lever en même temps que lui, au milieu d’un tapage d’ailes et de gosiers assourdissant. Il pensait qu’ils disaient leurs prières, à leur façon. Lui, descendait dans la salle des Méditations, où, après les oraisons, il restait une demi-heure agenouillé, à médi-ter sur cette pensée d’Ignace : « Que sert à l’homme de conqué-rir l’univers, s’il perd son âme ? » C’était un sujet fertile en bon-nes résolutions, qui le faisait renoncer à tous les biens de la terre, avec le rêve si souvent caressé d’une vie au désert, sous la seule richesse d’un grand ciel bleu. Au bout de dix minutes, ses genoux, meurtris sur la dalle, devenaient tellement douloureux, qu’il éprouvait peu à peu un évanouissement de tout son être, une extase dans laquelle ils se voyait grand conquérant, maître d’un empire immense, jetant sa couronne,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/115]]==
brisant son sceptre, foulant aux pieds un luxe inouï, des cassettes d’or, des ruissel-lements de bijoux, des étoffes cousues de pierreries, pour aller s’ensevelir au fond d’une Thébaïde, vêtu d’une bure qui lui écor-chait l’échine. Mais la messe le tirait de ces imaginations, dont il sortait comme d’une belle histoire réelle, qui lui serait arrivée en des temps anciens. Il communiait, il chantait le psaume du jour, très ardemment, sans entendre aucune autre voix que sa voix, d’une pureté de cristal, si claire, qu’il la sentait s’envoler jusqu’aux oreilles du Seigneur. Et lorsqu’il remontait à sa chambre, il ne gravissait qu’une marche à la fois, ainsi que le recommandent saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin ; il marchait lentement, l’air recueilli, la tête légèrement penchée, trouvant à suivre les moindres prescriptions une jouissance in-dicible. Ensuite, venait le déjeuner. Au réfectoire, les croûtons de pain, alignés le long des verres de vin blanc, l’enchantaient ; car il avait bon appétit, il était d’humeur gaie, il disait par exemple que le vin était bon chrétien, allusion très audacieuse à l’eau qu’on accusait l’économe de mettre dans les bouteilles. Cela ne l’empêchait pas de retrouver son air grave pour entrer en classe. Il prenait des notes sur ses genoux, tandis que le pro-fesseur, les poignets au bord de la chaire, parlait un latin usuel, coupé parfois d’un mot français, quand il ne trouvait pas mieux. Une discussion s’élevait ; les élèves argumentaient en un jargon étrange, sans rire. Puis, c’était, à dix heures, une lecture de l’Écriture sainte, pendant vingt minutes. Il allait chercher le li-vre sacré, relié richement, doré sur tranche. Il le baisait avec une vénération particulière, le lisait tête nue, en saluant chaque fois qu’il rencontrait les noms de Jésus, de Marie ou de Joseph. La seconde méditation le trouvait alors tout préparé à suppor-ter, pour l’amour de Dieu, un nouvel agenouillement, plus long que le premier. Il évitait de s’asseoir une seule seconde sur
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/116]]==
ses talons ; il goûtait cet examen de conscience de trois quarts d’heure, s’efforçant de découvrir en lui des péchés, arrivant à se croire damné pour avoir oublié la veille au soir de baiser les deux images de son scapulaire, ou pour s’être endormi sur le côté gauche ; fautes abominables, qu’il aurait voulu racheter en usant jusqu’au soir ses genoux, fautes heureuses qui l’occupaient, sans lesquelles il n’aurait su de quoi entretenir son cœur candide, endormi par la blanche vie qu’il menait. Il entrait au réfectoire tout soulagé, comme s’il était débarrassé la poi-trine d’un grand crime. Les séminaristes de service, les manches de la soutane retroussées, un tablier de coutil bleu noué à la ceinture, apportaient le potage au vermicelle, le bouilli coupé par petits carrés, les portions de gigot aux haricots. Il y avait des bruits terribles de mâchoires, un silence glouton, un acharne-ment de fourchettes seulement interrompu par des coups d’œil envieux jetés sur la table en fer à cheval, où les directeurs man-geaient des viandes plus tendres, buvaient des vins plus rouges ; pendant que la voix empâtée de quelque fils de paysan, aux poumons solides, ânonnait sans points ni virgules, au-dessus de cette rage d’appétit, quelque lecture pieuse, des lettres de mis-sionnaires, des mandements d’évêques, des articles de journaux religieux. Lui, écoutait, entre deux bouchées. Ces bouts de po-lémiques, ces récits de voyages lointains le surprenaient, l’effrayaient même, en lui révélant, au delà des murailles du sé-minaire, une agitation, un immense horizon, auxquels il ne pen-sait jamais. On mangeait encore, qu’un coup de claquoir annon-çait la récréation. La cour était sablée, plantée de huit gros pla-tanes qui, l’été, jetaient une ombre fraîche ; au midi, il y avait une muraille, haute de cinq mètres, hérissée de culs de bou-teille, au-dessus de laquelle on ne voyait de Plassans que l’extrémité du clocher de Saint-Marc, une courte aiguille de pierre, dans le ciel bleu. D’un bout de la cour à
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/117]]==
l’autre, lente-ment, il se promenait avec un groupe de camarades, sur une seule ligne ; et chaque fois qu’il revenait, le visage vers la mu-raille, il regardait le clocher, qui était pour lui toute la ville, toute la terre, sous le vol libre des nuages.
 
Des cercles bruyants, au pied des platanes, discutaient ; des amis s’isolaient, deux à deux, dans les coins, épiés par quelque directeur caché derrière les rideaux de sa fenêtre ; des parties de paume et de quilles s’organisaient violemment, dérangeant de tranquilles joueurs de loto à demi couchés par terre, devant leurs cartons, qu’une boule ou une balle lancée trop fort cou-vrait de sable. Quand la cloche sonnait, le bruit tombait, une nuée de moineaux s’envolait des platanes, les élèves encore tout essoufflés se rendaient au cours de plain-chant, les bras croisés, la nuque grave. Et il achevait la journée au milieu de cette paix ; il retournait en classe ; il goûtait à quatre heures, reprenant son éternelle promenade, en face de la flèche de Saint-Marc ; il sou-pait au milieu des mêmes bruits de mâchoires, sous la grosse voix achevant la lecture du matin ; il montait à la chapelle dire les actions de grâce du soir, et se couchait à huit heures un quart, après avoir aspergé son lit d’eau bénite, pour se préserver des mauvais rêves.
 
Que de belles journées semblables il avait passées, dans cet ancien couvent du vieux Plassans, tout plein d’une odeur sécu-laire de dévotion ! Pendant cinq ans, les jours s’étaient suivis, coulant avec le même murmure d’eau limpide. A cette heure, il se souvenait de mille détails qui l’attendrissaient. Il se rappelait son premier trousseau, qu’il était allé acheter avec sa mère : ses deux soutanes, ses deux ceintures, ses six rabats, ses huit paires de bas noirs, son surplis, son tricorne. Et comme son cœur avait battu, ce doux soir d’octobre, lorsque la porte du séminaire s’était refermée sur lui ! Il venait là, à vingt ans, après ses an-nées de collège, pris d’un besoin de croire et d’aimer. Dès le len-demain, il avait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/118]]==
tout oublié, comme endormi au fond de la grande maison silencieuse. Il revoyait la cellule étroite où il avait passé ses deux années de philosophie, une case meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise, séparée des cases voisines par des planches mal jointes, dans une immense salle qui contenait une cinquantaine de réduits pareils. Il revoyait sa cel-lule de théologien, habitée pendant trois autres années, plus grande, avec un fauteuil, une toilette, une bibliothèque, heu-reuse chambre emplie des rêves de sa foi. Le long des couloirs interminables, le long des escaliers de pierre, à certains angles, il avait eu des révélations soudaines, des secours inespérés. Les hauts plafonds laissaient tomber des voix d’anges gardiens. Pas un carreau des salles, pas une pierre des murs, pas une branche des platanes, qui ne lui parlaient des jouissances de sa vie contemplative, ses bégayements de tendresse, sa lente initia-tion, les caresses reçues en retour du don de son être, tout ce bonheur des premières amours divines. Tel jour, en s’éveillant, il avait vu une vive lueur qui l’avait baigné de joie. Tel soir, en fermant la porte de sa cellule, il s’était senti saisir au cou par des mains tièdes, si tendrement, qu’en reprenant connaissance, il s’était trouvé par terre, pleurant à gros sanglots. Puis parfois, surtout sous la petite voûte qui menait à la chapelle, il avait abandonné sa taille à des bras souples qui l’enlevaient. Tout le ciel s’occupait alors de lui, marchait autour de lui, mettait dans ses moindres actes, dans la satisfaction de ses besoins les plus vulgaires, un sens particulier, un parfum surprenant dont ses vêtements, sa peau elle-même, semblaient garder à jamais la lointaine odeur. Et il se souvenait encore des promenades du jeudi. On partait à deux heures pour quelque coin de verdure, à une lieue de Plassans. C’était le plus souvent au bord de la Viorne, dans le bout d’un pré, avec des saules noueux qui lais-saient tremper leurs feuilles au fil de l’eau. Il ne voyait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/119]]==
rien, ni les grandes fleurs jaunes du pré, ni les hirondelles buvant au vol, rasant des ailes la nappe de la petite rivière. Jusqu’à six heures, assis par bandes sous les saules, ses camarades et lui récitaient en chœur l’Office de la Vierge, ou lisaient, deux à deux, les Petites Heures, le bréviaire facultatif des jeunes sémi-naristes.
 
L’abbé Mouret eut un sourire, en rapprochant les tisons. Il ne trouvait dans ce passé qu’une grande pureté, une obéissance parfaite. Il était un lis, dont la bonne odeur charmait ses maî-tres. Il ne se rappelait pas un mauvais acte. Jamais il ne profitait de la liberté absolue des promenades, pendant que les deux di-recteurs de surveillance allaient causer chez un curé du voisi-nage, pour fumer derrière une haie ou courir boire de la bière avec quelque ami. Jamais il ne cachait des romans sous sa pail-lasse, ni n’enfermait des bouteilles d’anisette au fond de sa table de nuit. Longtemps même, il ne s’était pas douté les péchés qui l’entouraient, des ailes de poulets et des gâteaux introduits en contrebande pendant le carême, des lettres coupables apportées par les servants, des conversations abominables tenues à voix basse, dans certains coins de la cour. Il avait pleuré à chaudes larmes, le jour où il s’était aperçu que peu de ses camarades ai-maient Dieu pour lui-même. Il y avait là des fils de paysans en-trés dans les ordres par terreur de la conscription, des pares-seux rêvant un métier de fainéantise, des ambitieux que trou-blaient déjà la vision de la crosse et de la mitre. Et lui, en re-trouvant les ordures du monde au pied des autels, s’était replié encore sur lui-même, se donnant davantage à Dieu, pour le consoler de l’abandon où on le laissait.
 
Pourtant, l’abbé se rappela qu’un jour il avait croisé les jambes, à la classe. Le professeur lui en ayant fait le reproche, il était devenu très rouge, comme s’il avait commis une indécence. Il était un des meilleurs élèves, ne discutant
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/120]]==
pas, apprenant les textes par cœur. Il prouvait l’existence et l’éternité de Dieu par des preuves tirées de l’Écriture sainte, par l’opinion des Pères de l’Église, et par le consentement universel de tous les peuples. Les raisonnements de cette nature l’emplissaient d’une certi-tude inébranlable. Pendant sa première année de philosophie, il travaillait son cours de logique avec une telle application, que son professeur l’avait arrêté, en lui répétant que les plus savants ne sont pas les plus saints. Aussi, dès sa seconde année, s’acquittait-il de son étude de la métaphysique, ainsi que d’un devoir réglementé, entrant pour une très faible part dans les exercices de la journée. Le mépris de la science lui venait ; il voulait rester ignorant, afin de garder l’humilité de sa foi. Plus tard, en théologie, il ne suivait plus le cours d’Histoire ecclésias-tique, de Rorbacher, que par soumission ; il allait jusqu’aux ar-guments de Gousset, jusqu’à l’Instruction théologique de Bou-vier, sans oser toucher à Bellarmin, à Liguori, à Suarez, à saint Thomas d’Aquin. Seule, l’Écriture sainte le passionnait. Il y trouvait le savoir désirable, une histoire d’amour infini qui de-vait suffire comme enseignement aux hommes de bonne volon-té. Il n’acceptait que les affirmations de ses maîtres, se débar-rassant sur eux de tout souci d’examen, n’ayant pas besoin de ce fatras pour aimer, accusant les livres de voler le temps à la prière. Il avait même réussi à oublier ses années de collège. Il ne savait plus, il n’était plus qu’une candeur, qu’une enfance rame-née aux balbutiements du catéchisme.
 
Et c’était ainsi qu’il était pas à pas monté jusqu’à la prê-trise. Ici, les souvenirs se pressaient, attendris, chauds encore de joies célestes. Chaque année, il avait approché Dieu de plus près. Il passait saintement les vacances, chez un oncle, se confessant tous les jours, communiant deux fois par semaine. Il s’imposait des jeûnes, cachait au fond de sa malle des boîtes de gros sel, sur lesquelles il s’agenouillait
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/121]]==
des heures entières, les genoux mis à nu. Il restait à la chapelle, pendant les récréations, ou montait dans la chambre d’un directeur, qui lui racontait des anecdotes pieuses, extraordinaires. Puis, quand approchait le jour de la Sainte-Trinité, il était récompensé au delà de toute mesure, envahi par cette émotion dont s’emplissent les séminai-res à la veille des ordinations. C’était la grande fête, le ciel s’ouvrant pour laisser les élus gravir un nouveau degré. Lui, quinze jours à l’avance, se mettait au pain et à l’eau. Il fermait les rideaux de sa fenêtre, pour ne plus même voir le jour, se prosternant dans les ténèbres, suppliant Jésus d’accepter son sacrifice. Les quatre derniers jours, il était pris d’angoisses, de scrupules terribles qui le jetaient hors de son lit, au milieu de la nuit, pour aller frapper à la porte du prêtre étranger dirigeant la retraite, quelque carme déchaussé, souvent un protestant converti, sur lequel courait une merveilleuse histoire. Il lui fai-sait longuement la confession générale de sa vie, la voix coupée de sanglots. L’absolution seule le tranquillisait, le rafraîchissait, comme s’il avait pris un bain de grâce. Il était tout blanc, au ma-tin du grand jour ; il avait une si vive conscience de cette blan-cheur, qu’il lui semblait faire de la lumière autour de lui. Et la cloche du séminaire sonnait de sa voix claire, tandis que les odeurs de juin, les quarantaines en fleurs, les résédas, les hélio-tropes, venaient par-dessus la haute muraille de la cour. Dans la chapelle, les parents attendaient, en grande toilette, émus à ce point, que les femmes sanglotaient sous leurs voilettes. Puis, c’était le défilé : les diacres, qui allaient recevoir la prêtrise, en chasuble d’or ; les sous-diacres, en dalmatique ; les minorés, les tonsures, le surplis flottant sur les épaules, la barrette noire à la main. L’orgue ronflait, épanouissait les notes de flûte d’un chant d’allégresse. A l’autel, l’évêque, assisté de deux chanoines, offi-ciait, crosse en main. Le
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/122]]==
chapitre était là, les prêtres de toutes les paroisses se pressaient, au milieu d’un luxe inouï de costu-mes, d’un flamboiement d’or allumé par le large rayon de soleil qui tombait d’une fenêtre de la nef. Après l’épître, l’ordination commençait.
 
A cette heure, l’abbé Mouret se rappelait encore le froid des ciseaux, lorsqu’on l’avait marqué de la tonsure, au commence-ment de sa première année de théologie. Il avait eu un léger fris-son. Mais la tonsure était alors bien étroite, à peine ronde comme une pièce de deux sous. Plus tard, à chaque nouvel ordre reçu, elle avait grandi, toujours grandi, jusqu’à le couronner d’une tache blanche, aussi large qu’une grande hostie. Et l’orgue ronflait plus doucement, les encensoirs retombaient avec le bruit argentin de leurs chaînettes, en laissant échapper un flot de fumée blanche, qui se déroulait comme de la dentelle. Lui, se voyait en surplis, jeune tonsuré, amené à l’autel par le maître des cérémonies ; il s’agenouillait, baissait profondément la tête, tandis que l’évêque, avec des ciseaux d’or, lui coupait trois mè-ches de cheveux, une sur le front, les deux autres près des oreil-les. A un an de là, il se voyait de nouveau, dans la chapelle pleine d’encens, recevant les quatre ordres mineurs : il allait, conduit par un archidiacre, fermer avec fracas la grande porte, qu’il rouvrait ensuite, pour montrer qu’il était commis à la garde des églises ; il secouait une clochette de la main droite, annon-çant par là qu’il avait le devoir d’appeler les fidèles aux offices ; il revenait à l’autel, où l’évêque lui conférait de nouveaux privi-lèges, ceux de chanter les leçons, de bénir le pain, de catéchiser les enfants, d’exorciser le démon, de servir les diacres, d’allumer et d’éteindre les cierges. Puis, le souvenir de l’ordination sui-vante lui revenait, plus solennel, plus redoutable, au milieu du même chant des orgues, dont le roulement semblait être la fou-dre même de Dieu ; ce jour-là, il avait la dalmatique
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/123]]==
de sous-diacre aux épaules, il s’engageait à jamais par le vœu de chaste-té, il tremblait de toute sa chair, malgré sa foi, au terrible : Ac-cedite, de l’évêque, qui mettait en fuite deux de ses camarades, pâlissant à son côté ; ses nouveaux devoirs étaient de servir le prêtre à l’autel, de préparer les burettes, de chanter l’épître, d’essuyer le calice, de porter la croix dans les processions. Et, enfin, il défilait une dernière fois dans la chapelle, sous le rayonnement du soleil de juin ; mais, cette fois, il marchait en tête du cortège, il avait l’aube nouée à la ceinture, l’étole croisée sur la poitrine, la chasuble tombant du cou ; défaillant d’une émotion suprême, il apercevait la figure pâle de l’évêque qui lui donnait la prêtrise, la plénitude du sacerdoce, par une triple imposition des mains. Après son serment d’obéissance ecclé-siastique, il se sentait comme soulevé des dalles, lorsque la voix pleine du prélat disait la phrase latine : « Accipe Spiritum sanc-tum : quorum remiseris peccata, remittuntur eis, et quorum retineris, retenta sunt. »
 
=== XVI. ===
 
Cette évocation des grands bonheurs de sa jeunesse avait donné une légère fièvre à l’abbé Mouret. Il ne sentait plus le froid. Il lâcha les pincettes, s’approcha du lit comme s’il allait se coucher, puis revint appuyer son front contre une vitre, regar-dant la nuit, sans voir. Était-il donc malade, qu’il éprouvait ainsi une langueur des membres, tandis que le sang lui brûlait les veines ? Au séminaire, à deux reprises, il avait eu des malaises semblables, une sorte d’inquiétude physique qui le rendait très malheureux ; une fois même, il s’était mis au lit, avec un gros délire. Puis, il songea à une jeune fille possédée, que Frère Ar-changias racontait avoir guérie d’un simple signe de croix, un jour qu’elle était tombée raide devant lui. Cela le fit penser aux exorcismes spirituels qu’un de ses maîtres lui avait recomman-dés autrefois : la prière, la confession générale, la communion fréquente, le choix d’un directeur sage, ayant un grand empire sur l’esprit de son pénitent. Et, sans transition, avec une brus-querie qui l’étonna lui-même, il aperçut au fond de sa mémoire la figure ronde d’un de ses anciens amis, un paysan, enfant de chœur à huit ans, dont la pension au séminaire était payée par une dame qui le protégeait. Il riait toujours, il jouissait naïve-ment à l’avance des petits bénéfices du métier : les douze cents francs d’appointements, le presbytère au fond d’un jardin, les cadeaux, les invitations à dîner, les menus profits des mariages, des baptêmes, des enterrements. Celui-là devait être heureux, dans sa cure.
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/124]]==
Le regret mélancolique que lui apportait ce souvenir, sur-prit le prêtre extrêmement. N’était-il pas heureux, lui aussi ? Jusqu’à ce jour, il n’avait rien regretté, rien désiré, rien envié. Et même, en ce moment, il s’interrogeait, il ne trouvait en lui au-cun sujet d’amertume. Il était, croyait-il, tel qu’aux premiers temps de son diaconat, lorsque l’obligation de lire son bréviaire, à des heures déterminées, avait empli ses journées d’une prière continue. Depuis cette époque, les semaines, les mois, les an-nées coulaient, sans qu’il eût le loisir d’une mauvaise pensée. Le doute ne le tourmentait point ; il s’anéantissait devant les mys-tères qu’il ne pouvait comprendre, il faisait aisément le sacrifice de sa raison, qu’il dédaignait. Au sortir du séminaire, il avait eu la joie de se voir étranger parmi les autres hommes, de ne plus marcher comme eux, de porter autrement la tête, d’avoir des gestes, des mots, des sentiments d’être à part. Il se sentait fémi-nisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe, de son odeur d’homme. Cela le rendait presque fier, de ne plus tenir à l’espèce, d’avoir été élevé pour Dieu, soigneusement purgé des ordures humaines par une éducation jalouse. Il lui semblait en-core être demeuré pendant des années dans une huile sainte, préparée selon les rites, qui lui avait pénétré les chairs d’un commencement de béatification. Certains de ses organes avaient disparu, dissous peu à peu ; ses membres, son cerveau, s’étaient appauvris de matière, pour s’emplir d’âme, d’un air subtil qui le grisait parfois d’un vertige, comme si la terre lui eût manqué brusquement. Il montrait des peurs, des ignorances, des candeurs de fille cloîtrée. Il disait parfois en souriant qu’il continuait son enfance, s’imaginant être resté tout petit, avec les mêmes sensations, les mêmes idées, les mêmes jugements ; ain-si, à six ans, il connaissait Dieu autant qu’à vingt-cinq ans, il avait pour le prier des inflexions de voix semblables, des joies enfantines à joindre les mains bien exactement. Le monde lui semblait pareil au monde qu’il voyait jadis, lorsque sa mère le promenait par la main. Il était né prêtre, il avait grandi prêtre. Lorsqu’il faisait preuve, devant la Teuse, de quelque grossière ignorance de la vie, elle le regardait stupéfaite, entre les deux yeux, en disant avec un singulier sourire « qu’il était bien le frère de mademoiselle Désirée. » Dans son existence, il ne se rappelait qu’une secousse honteuse. C’était pendant ses derniers six mois de séminaire, entre le diaconat et la prêtrise. On lui avait fait lire l’ouvrage de l’abbé Craisson, supérieur du grand séminaire de Valence : De rebus venereis ad usum confessario-rum. Il était sorti épouvanté, sanglotant, de cette lecture. Cette casuistique savante du vice, étalant l’abomination de l’homme, descendant jusqu’aux cas les plus monstrueux des passions hors nature, violait brutalement sa virginité de corps et d’esprit. Il restait à jamais sali, comme une épousée, initiée d’une heure à l’autre aux violences de l’amour. Et il revenait fatalement à ce questionnaire de honte, chaque fois qu’il confessait. Si les obs-curités du dogme, les devoirs du sacerdoce, la mort de tout libre arbitre, le laissaient serein, heureux de n’être que l’enfant de Dieu, il gardait malgré lui l’ébranlement charnel de ces saletés qu’il devait remuer, il avait conscience d’une tache ineffaçable, quelque part, au fond de son être, qui pouvait grandir un jour et le couvrir de boue.
Cette évocation des grands bonheurs de sa jeunesse avait donné une légère fièvre à l’abbé Mouret. Il ne sentait plus le froid. Il lâcha les pincettes, s’approcha du lit comme s’il allait se coucher, puis revint appuyer son front contre une vitre, regar-dant la nuit, sans voir. Était-il donc malade, qu’il éprouvait ainsi une langueur des membres, tandis que le sang lui brûlait les veines ? Au séminaire, à deux reprises, il avait eu des malaises semblables, une sorte d’inquiétude physique qui le rendait très malheureux ; une fois même, il s’était mis au lit, avec un gros délire. Puis, il songea à une jeune fille possédée, que Frère Ar-changias racontait avoir guérie d’un simple signe de croix, un jour qu’elle était tombée raide devant lui. Cela le fit penser aux exorcismes spirituels qu’un de ses maîtres lui avait recomman-dés autrefois : la prière, la confession générale, la communion fréquente, le choix d’un directeur sage, ayant un grand empire sur l’esprit de son pénitent. Et, sans transition, avec une brus-querie qui l’étonna lui-même, il aperçut au fond de sa mémoire la figure ronde d’un de ses anciens
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/125]]==
amis, un paysan, enfant de chœur à huit ans, dont la pension au séminaire était payée par une dame qui le protégeait. Il riait toujours, il jouissait naïve-ment à l’avance des petits bénéfices du métier : les douze cents francs d’appointements, le presbytère au fond d’un jardin, les cadeaux, les invitations à dîner, les menus profits des mariages, des baptêmes, des enterrements. Celui-là devait être heureux, dans sa cure.
 
Le regret mélancolique que lui apportait ce souvenir, sur-prit le prêtre extrêmement. N’était-il pas heureux, lui aussi ? Jusqu’à ce jour, il n’avait rien regretté, rien désiré, rien envié. Et même, en ce moment, il s’interrogeait, il ne trouvait en lui au-cun sujet d’amertume. Il était, croyait-il, tel qu’aux premiers temps de son diaconat, lorsque l’obligation de lire son bréviaire, à des heures déterminées, avait empli ses journées d’une prière continue. Depuis cette époque, les semaines, les mois, les an-nées coulaient, sans qu’il eût le loisir d’une mauvaise pensée. Le doute ne le tourmentait point ; il s’anéantissait devant les mys-tères qu’il ne pouvait comprendre, il faisait aisément le sacrifice de sa raison, qu’il dédaignait. Au sortir du séminaire, il avait eu la joie de se voir étranger parmi les autres hommes, de ne plus marcher comme eux, de porter autrement la tête, d’avoir des gestes, des mots, des sentiments d’être à part. Il se sentait fémi-nisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe, de son odeur d’homme. Cela le rendait presque fier, de ne plus tenir à l’espèce, d’avoir été élevé pour Dieu, soigneusement purgé des ordures humaines par une éducation jalouse. Il lui semblait en-core être demeuré pendant des années dans une huile sainte, préparée selon les rites, qui lui avait pénétré les chairs d’un commencement de béatification. Certains de ses organes avaient disparu, dissous peu à peu ; ses membres, son cerveau, s’étaient appauvris de matière, pour s’emplir d’âme, d’un air subtil qui le grisait parfois d’un
La lune se levait, derrière les Garrigues. L’abbé Mouret, que la fièvre brûlait davantage, ouvrit la fenêtre, s’accouda, pour recevoir au visage la fraîcheur de la nuit. Il ne savait plus à quelle heure exacte l’avait pris ce malaise. Il se souvenait pour-tant que, le matin, en disant sa messe, il était très calme, très reposé. Ce devait être plus tard, peut-être pendant sa longue marche au soleil, ou sous le frisson des arbres du Paradou, ou dans l’étouffement de la basse-cour de Désirée. Et il revécut la journée.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/126]]==
vertige, comme si la terre lui eût manqué brusquement. Il montrait des peurs, des ignorances, des candeurs de fille cloîtrée. Il disait parfois en souriant qu’il continuait son enfance, s’imaginant être resté tout petit, avec les mêmes sensations, les mêmes idées, les mêmes jugements ; ain-si, à six ans, il connaissait Dieu autant qu’à vingt-cinq ans, il avait pour le prier des inflexions de voix semblables, des joies enfantines à joindre les mains bien exactement. Le monde lui semblait pareil au monde qu’il voyait jadis, lorsque sa mère le promenait par la main. Il était né prêtre, il avait grandi prêtre. Lorsqu’il faisait preuve, devant la Teuse, de quelque grossière ignorance de la vie, elle le regardait stupéfaite, entre les deux yeux, en disant avec un singulier sourire « qu’il était bien le frère de mademoiselle Désirée. » Dans son existence, il ne se rappelait qu’une secousse honteuse. C’était pendant ses derniers six mois de séminaire, entre le diaconat et la prêtrise. On lui avait fait lire l’ouvrage de l’abbé Craisson, supérieur du grand séminaire de Valence : De rebus venereis ad usum confessario-rum. Il était sorti épouvanté, sanglotant, de cette lecture. Cette casuistique savante du vice, étalant l’abomination de l’homme, descendant jusqu’aux cas les plus monstrueux des passions hors nature, violait brutalement sa virginité de corps et d’esprit. Il restait à jamais sali, comme une épousée, initiée d’une heure à l’autre aux violences de l’amour. Et il revenait fatalement à ce questionnaire de honte, chaque fois qu’il confessait. Si les obs-curités du dogme, les devoirs du sacerdoce, la mort de tout libre arbitre, le laissaient serein, heureux de n’être que l’enfant de Dieu, il gardait malgré lui l’ébranlement charnel de ces saletés qu’il devait remuer, il avait conscience d’une tache ineffaçable, quelque part, au fond de son être, qui pouvait grandir un jour et le couvrir de boue.
 
La lune se levait, derrière les Garrigues. L’abbé Mouret,
En face de lui, la vaste plaine s’étendait, plus tragique sous la pâleur oblique de la lune. Les oliviers, les amandiers, les ar-bres maigres faisaient des taches grises, au milieu du chaos des grandes roches, jusqu’à la ligne sombre des collines de l’horizon. C’étaient de larges pans d’ombre, des arêtes bossuées, des mares de terre sanglantes où les étoiles rouges semblaient se regarder, des blancheurs crayeuses pareilles à des vêtements de femme rejetés, découvrant des chairs noyées de ténèbres, assoupies dans les enfoncements des terrains. La nuit, cette campagne ardente prenait un étrange vautrement de passion. Elle dormait, débraillée, déhanchée, tordue, les membres écar-tés, tandis que de gros soupirs tièdes s’exhalaient d’elle, des arômes puissants de dormeuse en sueur. On eût dit quelque forte Cybèle tombée sur l’échine, la gorge en avant, le ventre sous la lune, soûle des ardeurs du soleil, et rêvant encore de fé-condation. Au loin, le long de ce grand corps, l’abbé Mouret sui-vait des yeux le chemin des Olivettes, un mince ruban pâle qui s’allongeait comme le lacet flottant d’un corset. Il entendait Frère Archangias, relevant les jupes des gamines qu’il fouettait au sang, crachant aux visages des filles, puant lui-même l’odeur d’un bouc qui ne se serait jamais satisfait. Il voyait la Rosalie rire en-dessous, de son air de bête lubrique, pendant que le père Bambousse lui jetait des mottes de terre dans les reins. Et là encore, croyait-il, il était bien portant, à peine chauffé à la nu-que par la belle matinée. Il ne sentait qu’un frémissement der-rière son dos, ce murmure confus de vie, qu’il avait entendu va-guement dès le matin, au milieu de sa messe, lorsque le soleil était entré par les fenêtres crevées. Jamais, comme à cette heure de nuit, la campagne ne l’avait inquiété, avec sa poitrine géante, ses ombres molles, ses luisants de peau ambrée, toute cette nu-dité de déesse, à peine cachée sous la mousseline argentée de la lune.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/127]]==
que la fièvre brûlait davantage, ouvrit la fenêtre, s’accouda, pour recevoir au visage la fraîcheur de la nuit. Il ne savait plus à quelle heure exacte l’avait pris ce malaise. Il se souvenait pour-tant que, le matin, en disant sa messe, il était très calme, très reposé. Ce devait être plus tard, peut-être pendant sa longue marche au soleil, ou sous le frisson des arbres du Paradou, ou dans l’étouffement de la basse-cour de Désirée. Et il revécut la journée.
 
En face de lui, la vaste plaine s’étendait, plus tragique sous la pâleur oblique de la lune. Les oliviers, les amandiers, les ar-bres maigres faisaient des taches grises, au milieu du chaos des grandes roches, jusqu’à la ligne sombre des collines de l’horizon. C’étaient de larges pans d’ombre, des arêtes bossuées, des mares de terre sanglantes où les étoiles rouges semblaient se regarder, des blancheurs crayeuses pareilles à des vêtements de femme rejetés, découvrant des chairs noyées de ténèbres, assoupies dans les enfoncements des terrains. La nuit, cette campagne ardente prenait un étrange vautrement de passion. Elle dormait, débraillée, déhanchée, tordue, les membres écar-tés, tandis que de gros soupirs tièdes s’exhalaient d’elle, des arômes puissants de dormeuse en sueur. On eût dit quelque forte Cybèle tombée sur l’échine, la gorge en avant, le ventre sous la lune, soûle des ardeurs du soleil, et rêvant encore de fé-condation. Au loin, le long de ce grand corps, l’abbé Mouret sui-vait des yeux le chemin des Olivettes, un mince ruban pâle qui s’allongeait comme le lacet flottant d’un corset. Il entendait Frère Archangias, relevant les jupes des gamines qu’il fouettait au sang, crachant aux visages des filles, puant lui-même l’odeur d’un bouc qui ne se serait jamais satisfait. Il voyait la Rosalie rire en-dessous, de son air de bête lubrique, pendant que le père Bambousse lui jetait des mottes de terre dans les reins. Et là encore, croyait-il, il était bien portant, à peine chauffé à la nu-que
Le jeune prêtre baissa les yeux, regarda le village des Ar-taud. Le village s’écrasait dans le sommeil lourd de fatigue, dans le néant que dorment les paysans. Pas une lumière. Les masures faisaient des tas noirs, que coupaient les raies blanches des ruel-les transversales, enfilées par la lune. Les chiens eux-mêmes devaient ronfler, au seuil des portes closes. Peut-être les Artaud avaient-ils empoisonné le presbytère de quelque fléau abomina-ble ? Derrière lui, il écoutait toujours grossir le souffle dont l’approche était si pleine d’angoisse. Maintenant, il surprenait comme un piétinement de troupeau, une volée de poussière qui lui arrivait, grasse des émanations d’une bande de bêtes. Ses pensées du matin lui revenaient sur cette poignée d’hommes recommençant les temps, poussant entre les rocs pelés ainsi qu’une poignée de chardons que les vents ont semés ; il se sen-tait assister à l’éclosion lente d’une race. Lorsqu’il était enfant, rien ne le surprenait, ne l’effrayait davantage, que ces myriades d’insectes qu’il voyait sourdre de quelque fente, quand il soule-vait certaines pierres humides. Les Artaud, même endormis, éreintés au fond de l’ombre, le troublaient de leur sommeil, dont il retrouvait l’haleine dans l’air qu’il respirait. Il n’aurait voulu que des roches sous sa fenêtre. Le village n’était pas assez mort ; les toits de chaume se gonflaient comme des poitrines ; les gerçures des portes laissaient passer des soupirs, des cra-quements légers, des silences vivants, révélant dans ce trou la présence d’une portée pullulante, sous le bercement noir de la nuit. Sans doute, c’était cette senteur seule qui lui donnait une nausée. Souvent il l’avait pourtant respirée aussi forte, sans éprouver d’autre besoin que de se rafraîchir dans la prière.
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/128]]==
par la belle matinée. Il ne sentait qu’un frémissement der-rière son dos, ce murmure confus de vie, qu’il avait entendu va-guement dès le matin, au milieu de sa messe, lorsque le soleil était entré par les fenêtres crevées. Jamais, comme à cette heure de nuit, la campagne ne l’avait inquiété, avec sa poitrine géante, ses ombres molles, ses luisants de peau ambrée, toute cette nu-dité de déesse, à peine cachée sous la mousseline argentée de la lune.
 
Le jeune prêtre baissa les yeux, regarda le village des Ar-taud. Le village s’écrasait dans le sommeil lourd de fatigue, dans le néant que dorment les paysans. Pas une lumière. Les masures faisaient des tas noirs, que coupaient les raies blanches des ruel-les transversales, enfilées par la lune. Les chiens eux-mêmes devaient ronfler, au seuil des portes closes. Peut-être les Artaud avaient-ils empoisonné le presbytère de quelque fléau abomina-ble ? Derrière lui, il écoutait toujours grossir le souffle dont l’approche était si pleine d’angoisse. Maintenant, il surprenait comme un piétinement de troupeau, une volée de poussière qui lui arrivait, grasse des émanations d’une bande de bêtes. Ses pensées du matin lui revenaient sur cette poignée d’hommes recommençant les temps, poussant entre les rocs pelés ainsi qu’une poignée de chardons que les vents ont semés ; il se sen-tait assister à l’éclosion lente d’une race. Lorsqu’il était enfant, rien ne le surprenait, ne l’effrayait davantage, que ces myriades d’insectes qu’il voyait sourdre de quelque fente, quand il soule-vait certaines pierres humides. Les Artaud, même endormis, éreintés au fond de l’ombre, le troublaient de leur sommeil, dont il retrouvait l’haleine dans l’air qu’il respirait. Il n’aurait voulu que des roches sous sa fenêtre. Le village n’était pas assez mort ; les toits de chaume se gonflaient comme des poitrines ; les gerçures des portes laissaient passer des soupirs, des cra-quements légers, des silences vivants, révélant dans ce trou la pré
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/129]]==
sence d’une portée pullulante, sous le bercement noir de la nuit. Sans doute, c’était cette senteur seule qui lui donnait une nausée. Souvent il l’avait pourtant respirée aussi forte, sans éprouver d’autre besoin que de se rafraîchir dans la prière.
 
Les tempes en sueur, il alla ouvrir l’autre fenêtre, cherchant un air plus vif. En bas, à gauche, s’étendait le cimetière, avec la haute barre du Solitaire, dont pas une brise ne remuait l’ombre. Il montait du champ vide une odeur de pré fauché. Le grand mur gris de l’église, ce mur tout plein de lézards, planté de giro-flées, se refroidissait sous la lune ; tandis qu’une des larges fenê-tres luisait, les vitres pareilles à des plaques d’acier. L’église en-dormie ne devait vivre à cette heure que de la vie extra-humaine du Dieu de l’hostie, enfermé dans le tabernacle. Il songeait à la tache jaune de la veilleuse, mangée par l’ombre, avec une tenta-tion de redescendre, pour soulager sa tête malade, au milieu de ces ténèbres pures de toute souillure. Mais une terreur étrange le retint : il crut tout d’un coup, les yeux fixés sur les vitres al-lumées par la lune, voir l’église s’éclairer intérieurement d’un éclat de fournaise, d’une splendeur de fête infernale, où tour-naient le mois de mai, les plantes, les bêtes, les filles des Artaud, qui prenaient furieusement des arbres entre leurs bras nus. Puis, en se penchant, au-dessous de lui, il aperçut la basse-cour de Désirée, toute noire, qui fumait. Il ne distinguait pas nette-ment les cases des lapins, les perchoirs des poules, la cabane des canards. C’était une seule masse tassée dans la puanteur, dor-mant de la même haleine pestilentielle. Sous la porte de l’étable, la senteur aigre de la chèvre passait ; pendant que le petit co-chon vautré sur le dos, soufflait grassement, près d’une écuelle vide. De son gosier de cuivre, le grand coq fauve Alexandre jeta un cri, qui éveilla au loin, un à un, les appels passionnés de tous les coqs du village.
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/130]]==
Brusquement, l’abbé Mouret se souvint. La fièvre dont il entendait la poursuite, l’avait atteint dans la basse-cour de Dési-rée, en face des poules chaudes encore de leur ponte et des mè-res lapines, s’arrachant le poil du ventre. Alors, la sensation d’une respiration sur son cou fut si nette, qu’il se tourna, pour voir enfin qui le prenait ainsi à la nuque. Et il se rappela Albine bondissant hors du Paradou, avec la porte qui claquait sur l’apparition d’un jardin enchanté ; il se la rappela galopant le long de l’interminable muraille, suivant le cabriolet à la course, jetant des feuilles de bouleau au vent comme autant de baisers ; il se la rappela encore, au crépuscule, qui riait des jurons de Frère Archangias, les jupes fuyantes au ras du chemin, pareilles à une petite fumée de poussière roulée par l’air du soir. Elle avait seize ans ; elle était étrange, avec sa face un peu longue ; sentait le grand air, l’herbe, la terre. Et il avait d’elle une mé-moire si précise, qu’il revoyait une égratignure, à l’un de ses poignets souples, rose sur la peau blanche. Pourquoi donc riait-elle ainsi, en le regardant de ses yeux bleus ? Il était pris dans son rire, comme dans une onde sonore qui résonnait partout contre sa chair ; il la respirait, il l’entendait vibrer en lui. Oui, tout son mal venait de ce rire qu’il avait bu.
 
Debout au milieu de la chambre, les deux fenêtres ouver-tes, il resta grelottant, pris d’une peur qui lui faisait cacher la tête entre les mains. La journée entière aboutissait donc à cette évocation d’une fille blonde, au visage un peu long, aux yeux bleus ? Et la journée entière entrait par les deux fenêtres ouver-tes. C’étaient, au loin, la chaleur des terres rouges, la passion des grandes roches, des oliviers poussés dans les pierres, des vignes tordant leurs bras au bord des chemins ; c’étaient, plus près, les sueurs humaines que l’air apportait des Artaud, les senteurs fades du cimetière, les odeurs d’encens de l’église, per-verties par des
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/131]]==
odeurs de filles aux chevelures grasses ; c’étaient encore des vapeurs de fumier, la buée de la basse-cour, les fer-mentations suffocantes des germes. Et toutes ces haleines af-fluaient à la fois, en une même bouffée d’asphyxie, si rude, s’enflant avec une telle violence, qu’elle l’étouffait. Il fermait ses sens, il essayait de les anéantir. Mais, devant lui, Albine reparut comme une grande fleur, poussée et embellie sur ce terreau. Elle était la fleur naturelle de ces ordures, délicate au soleil, ou-vrant le jeune bouton de ses épaules blanches, si heureuse de vivre, qu’elle sautait de sa tige et qu’elle s’envolait sur sa bou-che, en le parfumant de son long rire.
 
Le prêtre poussa un cri. Il avait senti une brûlure à ses lè-vres. C’était comme un jet ardent qui avait coulé dans ses vei-nes. Alors, cherchant un refuge, il se jeta à genoux devant la sta-tuette de l’Immaculée-Conception, en criant, les mains jointes :
Ligne 1 322 ⟶ 1 584 :
=== XVII. ===
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/132]]==
L’Immaculée-Conception, sur la commode de noyer, sou-riait tendrement, du coin de ses lèvres minces, indiquées d’un trait de carmin. Elle était petite, toute blanche. Son grand voile blanc, qui lui tombait de la tête aux pieds, n’avait, sur le bord, qu’un filet d’or, imperceptible. Sa robe, drapée à longs plis droits sur un corps sans sexe, la serrait au cou, ne dégageait que ce cou flexible. Pas une seule mèche de ses cheveux châtains ne passait. Elle avait le visage rose, avec des yeux clairs tournés vers le ciel ; elle joignait des mains roses, des mains d’enfant, montrant l’extrémité des doigts sous les plis du voile, au-dessus de l’écharpe bleue, qui semblait nouer à sa taille deux bouts flot-tants du firmament. De toutes ses séductions de femme, aucune n’était nue, excepté ses pieds, des pieds adorablement nus, fou-lant l’églantier mystique. Et, sur la nudité de ses pieds, pous-saient des roses d’or, comme la floraison naturelle de sa chair deux fois pure.
 
— Vierge fidèle, priez pour moi ! répétait désespérément le prêtre.
 
 
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/133]]==
Celle-là ne l’avait jamais troublé. Elle n’était pas mère en-core ; ses bras ne lui tendaient point Jésus, sa taille ne prenait point les lignes rondes de la fécondité. Elle n’était pas la reine du ciel, qui descendait couronnée d’or, vêtue d’or, ainsi qu’une princesse de la terre, portée triomphalement par un vol de ché-rubins. Celle-là ne s’était jamais montrée redoutable, ne lui avait jamais parlé avec la sévérité d’une maîtresse toute puis-sante, dont la vue seule courbe les fronts dans la poussière. Il osait la regarder, l’aimer, sans craindre d’être ému par la courbe molle de ses cheveux châtains ; il n’avait que l’attendrissement de ses pieds nus, ses pieds d’amour, qui fleurissaient comme un jardin de chasteté, trop miraculeusement pour qu’il contentât son envie de les couvrir de caresses. Elle parfumait la chambre de son odeur de lis. Elle était le lis d’argent planté dans un vase d’or, la pureté précieuse, éternelle, impeccable. Dans son voile blanc, si étroitement serré autour d’elle, il n’y avait plus rien d’humain, rien qu’une flamme vierge brûlant d’un feu toujours égal. Le soir à son coucher, le matin à son réveil, il la trouvait là, avec son même sourire d’extase. Il laissait tomber ses vêtements devant elle, sans une gêne, comme devant sa propre pudeur.
 
— Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours vierge, priez pour moi ! balbutia-t-il peureusement, se serrant aux pieds de la Vierge, comme s’il avait entendu derrière son dos le galop sonore d’Albine. Vous êtes mon refuge, la source de ma joie, le temple de ma sagesse, la tour d’ivoire où j’ai enfermé ma pureté. Je me remets dans vos mains sans tache, je vous supplie de me prendre, de me recouvrir d’un coin de votre voile, de me cacher sous votre innocence, derrière le rempart sacré de votre vêtement, pour qu’aucun souffle charnel ne m’atteigne là. J’ai besoin de vous, je me meurs sans vous, je me sens à jamais sé-paré de vous, si vous ne m’emportez entre vos bras secourables, loin d’ici,
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/134]]==
au milieu de la blancheur ardente que vous habitez. Marie conçue sans péché, anéantissez-moi au fond de la neige immaculée tombant de chacun de vos membres. Vous êtes le prodige d’éternelle chasteté. Votre race a poussé sur un rayon, ainsi qu’un arbre merveilleux qu’aucun germe n’a planté. Votre fils Jésus est né du souffle de Dieu, vous-même êtes née sans que le ventre de votre mère fût souillé, et je veux croire que cette virginité remonte ainsi d’âge en âge, dans une ignorance sans fin de la chair. Oh ! vivre, grandir, en dehors de la honte des sens ! Oh ! multiplier, enfanter, sans la nécessité abominable du sexe, sous la seule approche d’un baiser céleste !
 
Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré le jeune prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblait sourire plus doucement de ses minces lèvres roses. Il reprit d’une voix attendrie :
 
— Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n’être jamais qu’un enfant marchant à l’ombre de votre robe. J’étais tout pe-tit, je joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon ber-ceau était blanc, mon corps était blanc, toutes mes pensées étaient blanches. Je vous voyais distinctement, je vous enten-dais m’appeler, j’allais à vous dans un sourire, sur des roses ef-feuillées. Et rien autre, je ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pour être une fleur à vos pieds. On ne devrait point grandir. Vous n’auriez autour de vous que des têtes blon-des, un peuple d’enfants qui vous aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, les membres tendres, sans une souillure, comme au sortir d’un bain de lait. Sur la joue d’un enfant, on baise son âme. Seul un enfant peut dire votre nom sans le salir. Plus tard, la bouche se gâte, empoisonne les passions. Moi-même, qui vous aime tant, qui me suis donné à vous, je n’ose à toute heure vous appeler, ne voulant pas vous faire rencontrer avec mes impuretés d’homme. J’ai prié, j’ai corrigé
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/135]]==
ma chair, j’ai dormi sous votre garde, j’ai vécu chaste ; et je pleure, en voyant aujourd’hui que je ne suis pas encore assez mort à ce monde pour être votre fiancé. O Marie, Vierge adorable, que n’ai-je cinq ans, que ne suis-je resté l’enfant qui collait ses lèvres sur vos images ! Je vous prendrais sur mon cœur, je vous coucherais à mon côté, je vous embrasserais comme une amie, comme une fille de mon âge, j’aurais votre robe étroite, votre voile enfantin, votre écharpe bleue, toute cette enfance qui fait de vous une grande sœur. Je ne chercherais pas à baiser vos cheveux, car la chevelure est une nudité qu’on ne doit point voir ; mais je baise-rais vos pieds nus, l’un après l’autre, pendant des nuits entières, jusqu’à que j’aie effeuillé sous mes lèvres les roses d’or, les roses mystiques de nos veines.
 
Il s’arrêta, attendant que la Vierge abaissât ses yeux bleus, l’effleurât au front du bord de son voile. La Vierge restait enve-loppée dans la mousseline jusqu’au cou, jusqu’aux ongles, jus-qu’aux chevilles, tout entière au ciel, avec cet élancement du corps qui la rendait fluette, dégagée déjà de la terre.
 
— Eh bien, continua-t-il plus follement, faites que je rede-vienne enfant, Vierge bonne, Vierge puissante. Faites que j’aie cinq ans. Prenez mes sens, prenez ma virilité. Qu’un miracle emporte tout l’homme qui a grandi en moi. Vous régnez au ciel, rien ne vous est plus facile que de me foudroyer, que de sécher mes organes, de me laisser sans sexe, incapable du mal, si dé-pouillé de toute force, que je ne puisse même plus lever le petit doigt sans votre consentement. Je veux être candide, de cette candeur qui est la vôtre, que pas un frisson humain ne saurait troubler. Je ne veux plus sentir ni mes nerfs, ni mes muscles, ni le battement de mon cœur, ni le travail de mes désirs. Je veux être une chose, une pierre blanche à vos pieds, à laquelle vous ne laisserez qu’un parfum, une pierre qui ne bougera pas de l’endroit
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/136]]==
où vous l’aurez jetée, sans oreilles, sans yeux, satisfaite d’être sous votre talon, ne pouvant songer à des ordures avec les autres pierres du chemin. Oh ! alors quelle béatitude ! J’atteindrai sans effort, du premier coup, à la perfection que je rêve. Je me proclamerai enfin votre véritable prêtre. Je serai ce que mes études, mes prières, mes cinq années de lente initiation n’ont pu faire de moi. Oui, je nie la vie, je dis que la mort de l’espèce est préférable à l’abomination continue qui la propage. La faute souille tout. C’est une puanteur universelle gâtant l’amour, empoisonnant la chambre des époux, le berceau des nouveau-nés, et jusqu’aux fleurs pâmées sous le soleil, et jus-qu’aux arbres laissant éclater leurs bourgeons. La terre baigne dans cette impureté dont les moindres gouttes jaillissent en vé-gétations honteuses. Mais pour que je sois parfait, ô Reine des anges, Reine des Vierges, écoutez mon cri, exaucez-le ! Faites que je sois un de ces anges qui n’ont que deux grandes ailes der-rière les joues ; je n’aurai plus de tronc, plus de membres ; je volerai à vous, si vous m’appelez ; je ne serai plus qu’une bouche qui dira vos louanges, qu’une paire d’ailes sans tache qui berce-ra vos voyages dans les cieux. Oh ! la mort, la mort, Vierge véné-rable, donnez-moi la mort de tout ! Je vous aimerai dans la mort de mon corps, dans la mort de ce qui vit et de ce qui se multiple. Je consommerai avec vous l’unique mariage dont veuille mon cœur. J’irai plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ce que j’aie atteint le brasier où vous resplendissez. Là, c’est un grand astre, une immense rose blanche dont chaque feuille brûle comme une lune, un trône d’argent d’où vous rayonnez avec un tel embrasement d’innocence, que le paradis entier reste éclairé de la seule lueur de votre voile. Tout ce qu’il y a de blanc, les aurores, la neige des sommets inaccessibles, les lis à peine éclos, l’eau des sources ignorées, le lait des plantes respec-tées du soleil, les sourires des vierges, les âmes des enfants
==[[Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/137]]==
morts au berceau, pleuvent sur vos pieds blancs. Alors, je mon-terai à vos lèvres, ainsi qu’une flamme subtile ; j’entrerai en vous, par votre bouche entr’ouverte, et les noces s’accompliront, pendant que les archanges tressailleront de notre allégresse. Être vierge, s’aimer vierge, garder au milieu des baisers les plus doux sa blancheur vierge ! Avoir tout l’amour, couché sur des ailes de cygne, dans une nuée de pureté, aux bras d’une maî-tresse de lumière dont les caresses sont des jouissances d’âme ! Perfection, rêve surhumain, désir dont mes os craquent, délices qui me mettent au ciel ! O Marie, Vase d’élection, châtrez-en moi l’humanité, faites-moi eunuque parmi les hommes, afin de me livrer sans peur le trésor de votre virginité !
 
Et l’abbé Mouret, claquant des dents, terrassé par la fièvre, s’évanouit sur le carreau.