« L’Avare (Goldoni) » : différence entre les versions

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Ne précipitons point ma résolution.
 
 
 
 
 
 
 
===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE VI.</span></center>===
 
 
<center>{{sc|Les mêmes}}, JASMIN, ensuite LE CHEVALIER.</center>
 
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|JASMIN}} (''à part en entrant''.)</div>
 
Voilà une visite dont monsieur le Comte se serait
bien passé. (''Haut'') Madame, monsieur le Chevalier
demande si vous êtes visible.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Faites entrer. Donnez un siége.
 
(''Jasmin va prendre un fauteuil''.)
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Madame, je ne veux pas vous importuner davantage. (''Il se lève''.)
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Ah ! Comte ; gardez-vous de rien manifester de vos
craintes.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Mon respect…
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Asseyez-vous.
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>
 
Je suis au supplice !
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Je salue très-humblement Madame. (''Il lui baise''
''la main''.)
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Bonjour, Chevalier ; prenez un siége.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Comte, je vous salue.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Bien le bonjour, Monsieur. Avec la permission
du Chevalier. (''Bas à Eugénie, dont il s’est rapproché''.)
Madame, je ne me suis pas permis la liberté
de vous baiser la main.
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''bas au Comte''.)</div>
 
Il ne tenait qu’à vous de le faire.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>
 
Allons, je n’ai que ce que je mérite.
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''au Chevalier''.)</div>
 
Pardon, Chevalier.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Ne vous gênez pas, je vous en prie ; et si vous
avez quelque chose de particulier…
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Rien, absolument rien. C’est une chose dont
Monsieur avait oublié de me parler.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Ah ! parbleu, j’ai une chose aussi, moi, à vous
communiquer, avec la permission du Comte. (''Bas''
''à Eugénie''.) Faisons-le un peu enrager.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>
 
Il faut un prodige pour que j’y tienne.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Ah ! ça, que la conversation devienne générale.
Que devenez-vous, Chevalier ?
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Toujours heureux, quand j’ai l’honneur de vos
bonnes grâces.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Mes bonnes grâces sont bien peu de chose.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
On s’en contente cependant, lors même qu’elles sont
partagées entre deux rivaux.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Oui ; êtes-vous de ceux qui se contentent de la
moitié ?
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Il le faut bien, quand on ne peut pas porter ses
prétentions plus loin.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Madame ne sait point partager son cœur.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
C’est ce que nous ignorons l’un et l’autre.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''au Chevalier''.)</div>
 
Me mettez-vous au rang de ces femmes perfides…
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Que le Ciel m’en préserve. Je sais que vous êtes
la femme du monde la plus sage. Mais je n’en soutiens
pas moins qu’il est impossible de mettre des bornes
aux bonnes grâces des Dames ; et qu’à part l’honneur,
qui reste toujours intact, elles peuvent étendre un peu
loin la distribution : accorder plus à l’un, moins
à l’autre, avec une sage économie, de laquelle il
résulte, avec le temps, des effets différens, et toujours
déterminé sur la disposition du cœur qui a reçu sa
portion. Aussi l’un ne se contente pas de la moitié,
tandis qu’un autre se trouve satisfait de beaucoup moins.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Est-ce là penser en homme ?
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}} ('' au Comte''.)</div>
 
Je ne vous parle point.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''au Chevalier''.)</div>
 
Ce serait donc en vain qu’une femme vous accorderait
l’entière possession de son cœur ?
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Je ne ferais certes pas la folie de le refuser ; j’en
ferais même le cas que mérite un semblable don ;
mais la difficulté d’arriver au tout, fait que je me
contente de peu.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Cette difficulté ne me semble pas raisonnable.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Je la fonde sur l’expérience. Je me suis flatté plus
d’une fois d’un pouvoir absolu dans l’empire de la
Beauté ; mais les monarchies ne durent point en
amour, et je me borne au rôle de Républicain.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Le cœur de donna Eugénie ne doit point se comparer
aux autres.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
J’ai l’honneur de connaître Madame autant que vous.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
S’il en était ainsi, vous tiendriez un autre langage.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}. (''au Comte''.)</div>
 
Je la connais, vous dis-je. (''À Eugénie''.) Je serais
au désespoir, Madame, que vous donnassiez à mes
sentimens le sens défavorable qu’il plaît à Monsieur
de leur prêter, et que vous me privassiez de la portion
de vos bonnes grâces que j’ose me flatter de posséder.
Un mot cependant d’explication, s’il vous plaît.
Commençons par distinguer des faveurs dont les dames
n’ont point coutume d’être avares, cet amour qui se
doit concentrer dans un seul objet. L’époux ne doit
souffrir aucune concurrence : celui qui aspire à la
main d’une Demoiselle doit désirer d’être seul ; celui
qui brigue l’hymen d’une veuve est dans le même
cas. Mais ces faveurs distributives dont il est question
pour le moment, n’occupent point dans le cœur
la place destinée aux autres affections. Et tenez, en
voilà un exemple. Un père aime tendrement son fils,
et aime en même temps ses amis. L’une et l’autre
de ces affections ont leur siége dans le coeur, mais
elles y occupent une place différente ; ou, si nous
voulons que tout ce qui est amour y occupe une
seule et même place, disons donc que la différence
se trouvera alors dans la manière, si elle n’est plus
dans la place. Qu’une femme cependant soit sage,
honnête, fidelle à son époux, sincère envers son
amant ; cet amour à l’épreuve n’exclura pas certaines
petites affections de reconnaissance, d’estime, de
complaisance honnête, et voilà ce qu’on appelle des
grâces, des faveurs qui peuvent se distribuer au
loin. La plus petite de leurs portions peut satisfaire
un cœur discret ; accordées à moitié, elles donnent
un juste orgueil à l’heureux chevalier qui les possède ;
concentrées dans un seul objet, elles inspirent une
témérité qui en méconnaît bientôt le prix, et qui
affecte de les confondre avec les ardeurs réservées
à un plus noble objet.
 
Voilà, Madame, ma façon de penser à cet égard.
Comte, répondez, si vous pouvez.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Allons, mon cher Comte, voila une belle occasion
de vous faire honneur.
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Madame, je suis l’ennemi déclaré du verbiage.
J’admire l’esprit du Chevalier ; mais sa distinction
métaphysique est trop subtile pour moi. Au milieu
d’une foule de choses, ou fausses ou inutiles, il en
a dit une bonne cependant, et je me bornerai à y
répondre. Madame est veuve ; et avant de disposer
de ces bonnes grâces, dont il vous plaît de supposer
les Dames si libérales, elle est au moment peut-être
d’éprouver cette espèce d’amour qui n’a qu’un
objet.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Madame le peut, et le possesseur fortuné de sa
main pourra s’applaudir de la femme du monde la
plus vertueuse. Il me semble, Madame, que le Comte
n’est point étranger à l’état secret de votre cœur.
Je ne puis que louer vos résolutions : mais je ne
croyais pas mériter l’exclusion d’une pareille confidence.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Le Comte ne sait certainement rien de plus que vous.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}} (''au Comte''.)</div>
 
C’est donc en vain que vous jouez ici l’astrologue,
pour décourager mes espérances.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Pensez-vous qu’une veuve jeune, riche, et d’un
grand nom, qui d’ailleurs est excédée des traitemens
qu’elle reçoit ici, n’ait pas le projet de se remarier ?
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Elle est bien maîtresse de sa destinée. Madame,
je ne pousse point l’audace jusqu’à deviner ; je désirerais
cependant bien savoir…
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Je ne veux point cacher la vérité à deux Cavaliers
que j’estime. Ma position m’engage à former un
second nœud.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''au Chevalier''.)</div>
 
Eh bien ! mon astrologie est-elle si mal fondée !
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Eh bien ! voyons ; puisque vous savez si bien tirer
l’horoscope du cœur humain, cela doit vous encourager
à deviner quel sera le fortuné mortel…
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Je ne me hasarde point jusques-là. Je suis sûr d’une
chose cependant ; c’est que Madame ne donnera pas
son cœur à qui se pourrait contenter de la moitié.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>(''se levant de son siége''.)
 
Doucement, doucement, Monsieur. Ceci est une
autre thèse, et je me déclare d’un avis différent. Je
sais que je ne suis pas digne d’un aussi grand bonheur.
Mais, en supposant que Madame daignât me combler
de ses grâces, au point de me nommer son époux,
je mettrais ses vertus bien au-dessus encore de la
jeunesse, des biens et du nom, dont vous venez de
lui faire un mérite. Je serais jaloux de sa foi, sans
l’être de ses regards, et séparant toujours la femme
sage, de la femme d’esprit, je serais heureux époux,
mais non cavalier indiscret.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''à part''.)</div>
 
Un époux de ce caractère ne pourrait que me rendre
très-heureuse.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Monsieur, autre chose est de donner carrière à son
imagination, ou de se trouver dans le cas dont il
s’agit. Je conçois parfaitement que vous cherchez le
meilleur moyen d’établir votre crédit auprès du cœur
qui vous écoute. Mais cette excessive indulgence dont
vous parlez, ne peut rien sur l’âme d’Eugénie : elle
préfère un amour vertueux à toute la galanterie moderne.
Si vous dites vrai, vous ne l’aimez pas ; et si
vous l’aimez, elle ne peut se flatter de la liberté que
vous lui promettez.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''à part''.)</div>
 
Ce doute me paraît assez raisonnable.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Je ne suis point venu solliciter le cœur d’Eugénie.
Est elle prévenue en votre faveur ? qu’elle parle ;
je connais mon devoir.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Je vous le répète, Chevalier ; je suis libre encore,
et puis disposer de moi.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Prononcez donc.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Madame est à temps de le faire.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Le temps vole ; et l’on pleure stérilement la perte
de ses beaux jours.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
La vertu est toujours belle.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Mais elle emprunte de la jeunesse un nouvel éclat.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Une épouse n’a pas besoin de tant d’éclat.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Mais il en faut à une Dame.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Une Dame doit être sage.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Oui ; mais non pas intraitable.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Elle doit dépendre de la volonté de son époux.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Que le Ciel l’affranchisse de la tyrannie que vous
vantez.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Et que l’amour ne la sacrifie pas à qui connaît
si peu le prix de la vertu.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Si vous vous oubliez à ce point avec moi…
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>
 
Messieurs, si votre visite a pour but de me faire
plaisir, veuillez ne vous point échauffer à mon sujet.
Je vous révère l’un et l’autre. Je vous trouve à tous
deux de la raison et du mérite. Mais je n’ai point
encore disposé de moi, et je n’ose pas dire que vous
me supposiez du penchant pour l’un de vous. Je suis
ma maîtresse, il est vrai ; mais la bienséance exige
qu’en sortant de cette maison, je consulte d’abord
le père de mon défunt époux. Si son extravagance ne
me propose point un parti indigne de moi, je préférerai
tout autre penchant le devoir qui m’assujettit
à mon beau-père. Que l’on me propose l’un ou l’autre
de vous, je serai également satisfaite.
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>
 
Ah ! Madame ! est-ce assez pour me consoler ?
 
 
<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>
 
Et moi, je suis au comble de la joie et je vais
de ce pas faire part de mes vœux à don Ambroise.
Je vous le déclare, Madame, en présence du Comte,
afin qu’il le sache, afin qu’il apprenne en même
temps que je saurai marcher à mon but, sans que
le mérite d’un tel rival me cause un instant de frayeur.
Madame, à l’honneur de vous revoir. (''Il lui baise''
''la main et sort.'')
 
 
 
{{ThéâtreFin}}