« Aurore (Nietzsche)/Livre deuxième » : différence entre les versions

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''Sympathie''. – Si, pour comprendre notre prochain, c’est-à-dire pour reproduire ses sentiments en nous, nous revenons souvent au fond de ses sentiments, déterminés de telle ou telle façon, nous demandant par exemple : pourquoi est-il triste ? – afin de devenir tristes nous-mêmes pour la même raison –, il est beaucoup plus fréquent que nous négligions d’agir ainsi et que nous provoquions ces sentiments en nous d’après les effets qui se font sentir et en sont visibles chez notre prochain, en imitant sur notre corps l’expression de ses yeux, de sa voix, de sa démarche, de son attitude (au moins jusqu’à une légère ressemblance du jeu des muscles et de l’innervation –) ou même la figuration de tout cela dans la parole, la peinture, la musique. Alors naît en nous un sentiment analogue, par suite d’une vieille association de mouvements et de sentiments qui est dressée à jouer dans les deux sens. Nous sommes allés très loin dans cette habileté à comprendre les sentiments des autres, et, en présence de quelqu’un, nous exerçons toujours presque involontairement cette habileté : que l’on examine surtout le jeu des traits, sur un visage féminin, comme il frémit et rayonne entièrement sous l’empire d’une constante imitation, reproduisant sans cesse les sentiments qui s’agitent autour de lui. Mais c’est la musique qui nous montre le plus distinctement quels maîtres nous sommes dans la divination rapide et subtile des sentiments et dans la sympathie : du moins si la musique est l’imitation d’une imitation de sentiments et si, malgré ce qu’il y a là d’éloigné et de vague, elle nous fait participer souvent encore de ces sentiments, en sorte que nous devenons tristes sans avoir aucun prétexte à la tristesse, comme font les fous, simplement parce que nous entendons des sons et des rythmes qui rappellent d’une façon quelconque l’intonation et le mouvement de ceux qui sont en deuil ou même leurs coutumes. On raconte d’un roi danois qu’il fut transporté par la musique d’un ménestrel dans un tel enthousiasme guerrier qu’il se précipita de son trône et qu’il tua cinq personnes de sa cour assemblée autour de lui : il n’y avait là ni guerre ni ennemi, et plutôt le contraire de tout cela, mais la force qui remonte du sentiment à la cause était assez violente pour surmonter l’évidence et la raison. Or, c’est là presque toujours l’effet de la musique (en admettant, bien entendu, qu’elle ait un effet –), et l’on n’a pas besoin de cas aussi paradoxaux pour s’en rendre compte : l’état de sentiments où nous transporte la musique est presque toujours en contradiction avec l’évidence de notre situation réelle et de la raison qui reconnaît cette situation réelle et ses causes. – Si nous demandons comment l’imitation des sentiments des autres nous est devenue si courante, il n’y aura aucun doute sur la réponse : l’homme étant la créature la plus craintive de toutes, grâce à sa nature subtile et fragile, a trouvé dans sa disposition craintive l’initiatrice à cette sympathie, à cette rapide compréhension des sentiments des autres (même des animaux). À travers des milliers d’années, il a vu un danger dans tout ce qui lui était étranger, dans tout ce qui était vivant : dès qu’un semblable spectacle s’offrait à ses yeux il imitait les traits et l’attitude qu’il voyait devant lui, et tirait une conclusion sur la nature des mauvaises intentions cachées derrière ces traits et cette attitude. Cette interprétation de tous les mouvements et de tous les traits en fonction d’intentions, l’homme l’a même appliquée à la nature des choses inanimées – porté comme il l’était par l’illusion qu’il n’existe rien d’inanimé. Je crois que tout ce que nous appelons sentiment de la nature et qui nous saisit à l’aspect du ciel, des prairies, des rochers, des forêts, des orages, des étoiles, des mers, des paysages, du printemps, trouve ici son origine. Sans la vieille pratique de la crainte qui nous forçait à voir tout cela sous un sens secondaire et lointain, nous serions privés maintenant des joies de la nature, tout comme l’homme et les animaux nous laisseraient sans plaisir, si nous n’avions pas eu cette initiatrice de toute compréhension, la crainte. D’autre part, la joie et la surprise agréable, et enfin le sentiment du ridicule, sont les enfants de la sympathie, enfants derniers-nés et frères beaucoup plus jeunes de la crainte. – La faculté de compréhension rapide – qui repose donc sur la faculté de simuler rapidement – diminue chez les hommes et les peuples fiers et souverains, puisqu’ils sont moins craintifs : par contre toutes les variétés de compréhension et de simulation sont familières aux peuples craintifs ; là encore se trouve la véritable patrie des arts imitatifs et de l’intelligence supérieure. – Si, en regard de cette théorie de la sympathie, telle que je la propose ici, je songe à cette théorie d’un processus mystique, aujourd’hui en faveur et consacrée, au moyen de quoi la pitié, de deux êtres, n’en fait qu’un seul et rend ainsi possible à l’un la compréhension immédiate de l’autre : si je me souviens qu’un cerveau aussi clair que celui de Schopenhauer prenait son plaisir à de telles billevesées exaltées et misérables, et qu’il a transmis ce plaisir à d’autres cerveaux lucides et demi-lucides : mon étonnement et ma tristesse sont sans fin. Combien doit être grand le plaisir que nous font les incompréhensibles sottises ! Combien près de l’insensé se trouve encore l’homme lorsqu’il écoute ses secrets désirs intellectuels ! – (Qu’est-ce donc qui disposait Schopenhauer à une telle reconnaissance à l’égard de Kant, à de si profondes obligations ? Il l’a révélé une fois sans équivoque. Quelqu’un avait parlé de la façon dont la qualitas occulta pouvait être enlevée à l’impératif catégorique pour rendre celui-ci intelligible. Sur ce, Schopenhauer de s’écrier : « Intelligibilité de l’impératif catégorique ! Idée profondément erronée ! Ténèbres d’Égypte ! Plaise au ciel qu’il ne devienne intelligible ! Qu’il y ait justement quelque chose d’inintelligible, que notre misérable jugement avec ses concepts soit limité, conditionné, fini, trompeur : c’est cette certitude qui est la grande acquisition de Kant. » – Je laisse à penser, si quelqu’un possède la bonne volonté de connaître les choses morales, lorsque, de prime abord il s’exalte sur la croyance en leur inintelligibilité ! Quelqu’un qui croit encore loyalement aux illuminations d’en haut, à la magie et aux apparitions et à la laideur métaphysique du crapeau !).
''Du « royaume de la liberté »''. – Nous pouvons imaginer beaucoup plus de choses que nous ne pouvons en faire et en vivre, – ce qui veut dire que notre pensée est superficielle et satisfaite de la surface, au point de ne même pas la remarquer. Si notre intellect était développé sévèrement, d’après la mesure de notre force, et de l’exercice que nous avons de notre force, nous érigerions en premier principe de notre réflexion que nous ne pouvons comprendre que ce que nous pouvons faire, – à supposer que, d’une façon générale, il existe une compréhension. L’homme qui a soif est privé d’eau, mais son esprit lui présente sans cesse devant les yeux l’image de l’eau, comme si rien n’était plus facile que de s’en procurer, – la nature superficielle et facile à contenter de l’intellect ne peut pas comprendre l’existence d’un besoin véritable et se sent supérieure : elle est fière de pouvoir davantage, de courir plus vite, d’être en un instant presque au but, – et ainsi le royaume des idées, par contraste avec le royaume de l’action, du vouloir et du « vivre », apparaît comme le royaume de la liberté : tandis que, comme je l’ai dit, il n’est que le royaume du superficiel et de l’absence d’exigences.
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