« Aurore (Nietzsche)/Livre premier » : différence entre les versions

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''Les animaux et la morale''. — Les pratiques que l’on exige dans la société raffinée, éviter avec précaution tout ce qui est ridicule, bizarre, prétentieux, réfréner ses vertus tout aussi bien que ses désirs violents, se montrer semblable aux autres, se soumettre à des règles, s’amoindrir, — tout cela, en tant que morale sociale, se retrouve jusqu’à l’échelle la plus basse de l’espèce animale, — et ce n’est qu’à ce degré inférieur que nous voyons les idées de derrière la tête de toutes ces aimables réglementations : on veut échapper à ses poursuivants et être favorisé dans la recherche de sa proie. C’est pourquoi les animaux apprennent à se dominer et à se déguiser au point que certains d’entre eux parviennent à assimiler leur couleur à celle de leur entourage (en vertu de ce que l’on appelle la « fonction chromatique »), à simuler la mort, à adopter les formes et les couleurs d’autres animaux, ou encore l’aspect du sable, des feuilles, des lichens ou des éponges (ce que les naturalistes anglais appellent ''mimicry''). C’est ainsi que l’individu se cache sous l’universalité du terme générique « homme » ou parmi la « société », ou bien encore s’adapte et s’assimile aux princes, aux castes, aux partis, aux opinions de son temps ou de son milieu : et à toutes nos façons subtiles de nous faire passer pour heureux, reconnaissants, puissants, amoureux, on trouvera facilement l’équivalent animal. Le sens de la vérité lui aussi, qui, au fond, n’est pas autre chose que le sens de la sécurité, l’homme l’a en commun avec l’animal : on ne veut pas se laisser tromper, se laisser égarer par soi-même, on écoute avec méfiance les encouragements de ses propres passions, on se domine et l’on demeure méfiant à l’égard de soi-même ; tout cela, l’animal l’entend à l’égal de l’homme ; chez lui aussi la domination de soi tire son origine du sens de la réalité (de l’intelligence). De même l’animal observe les effets qu’il exerce sur l’imagination des autres animaux, il apprend à faire ainsi un retour sur lui-même, à se considérer « objectivement », lui aussi, à posséder, en une certaine mesure, la connaissance de soi. L’animal juge des mouvements de ses adversaires et de ses amis, il apprend par cœur leurs particularités : contre les représentants d’une certaine espèce il renonce, une fois pour toutes, à la lutte, et de même il devine, à l’approche de certaines variétés d’animaux, les intentions pacifiques et conciliantes. Les origines de la justice, comme celles de l’intelligence, de la modération, de la bravoure, — en un mot de tout ce que nous désignons sous le nom de vertus socratiques — sont animales : ces vertus sont une conséquence de ces instincts qui enseignent à chercher la nourriture et à échapper aux ennemis. Si nous considérons donc que l’homme supérieur n’a fait que s’élever et s’affiner dans la qualité de sa nourriture et dans l’idée de ce qu’il considère comme opposé à sa nature, il ne sera pas interdit de qualifier d’animal le phénomène moral tout entier.
''Le premier chrétien''. — Le monde entier croit encore au métier d’auteur chez le « Saint-Esprit », ou subit les contrecoups de cette croyance : si l’on ouvre la Bible c’est pour « s’édifier », pour trouver à sa propre misère, grande ou petite, un mot de consolation, — bref on s’y cherche et un s’y trouve soi-même. Qu’elle rapporte aussi l’histoire d’une âme des plus ambitieuses et des plus importunes, d’un esprit aussi plein de superstition que d’astuce, l’histoire de l’apôtre Paul, — qui le sait en dehors de quelques savants ? Pourtant, sans cette histoire singulière, sans les troubles et les orages d’un tel esprit, d’une telle âme, il n’y aurait pas de monde chrétien ; à peine aurions-nous entendu parler d’une petite secte juive dont le maître mourut en croix. Il est vrai que, si l’on avait compris à temps cette histoire, si l’on avait lu, véritablement lu, les écrits de saint Paul, non pas comme on lit les révélations du « Saint-Esprit », mais avec la droiture d’un esprit libre et primesautier, sans songer à toute notre détresse personnelle — pendant quinze cents ans il n’y eut pas de pareils lecteurs -, il y a longtemps que c’en serait fait du christianisme : tant il est vrai que ces pages du Pascal juif mettent à nu les origines du christianisme, tout comme les pages du Pascal français nous dévoilent sa destinée et la raison de son issue fatale. Si le vaisseau du christianisme a jeté par-dessus son bord une bonne part de son lest judaïque, s’il est entré, s’il a pu entrer dans les eaux du paganisme, — c’est à l’histoire d’un seul homme qu’il le doit, de cette nature tourmentée, digne de pitié, de cet homme désagréable aux autres et à lui-même. Il souffrait d’une idée fixe, ou plutôt d’une question fixe, toujours présente et toujours brûlante : qu’en était-il de la Loi juive? de l’accomplissement de cette Loi ? Dans sa jeunesse, il avait voulu y satisfaire lui-même, avide de cette suprême distinction que pouvaient imaginer les juifs, — ce peuple qui a poussé l’imagination du sublime moral plus haut que tout autre peuple et qui a seul réuni la création d’un Dieu saint, avec l’idée du péché considéré comme manquement à cette sainteté. Saint Paul était devenu à la fois le défenseur fanatique et le garde d’honneur de ce Dieu et de sa Loi. Sans cesse en lutte et aux aguets contre les transgresseurs de cette Loi et contre ceux qui la mettaient en doute, il était dur et impitoyable pour eux et disposé à les punir de la façon la plus rigoureuse. Et voici qu’il fit l’expérience sur sa propre personne qu’un homme tel que lui — violent, sensuel, mélancolique, comme il l’était, raffinant la haine — ne pouvait pas accomplir cette Loi ; bien plus, et ce qui lui parut le plus étrange : il s’aperçut que son ambition effrénée était continuellement provoquée à l’enfreindre et qu’il lui fallait céder à cet aiguillon. Qu’est-ce à dire ? Était-ce bien « l’inclination charnelle » qui, toujours à nouveau, le forçait à transgresser la Loi ? N’était-ce pas plutôt, comme il s’en douta plus tard, derrière cette inclination, la Loi elle-même qui devait sans cesse prouver son caractère irréalisable et poussait à la transgression, avec un charme irrésistible ? Mais en ce temps-là il ne possédait pas encore cette échappatoire. Peut-être avait-il sur la conscience, ainsi qu’il le fait entrevoir, la haine, le crime, la sorcellerie, l’idolâtrie, la luxure, l’ivrognerie, le plaisir dans la débauche et dans l’orgie — et quoi qu’il pût faire pour soulager cette conscience et, plus encore, son désir de domination, par l’extrême fanatisme qu’il mettait dans la défense et la vénération de la Loi, il avait des moments où il se disait : « Tout est en vain ! La torture de l’inaccomplissement de la Loi est insurmontable. » Luther a dû éprouver un sentiment analogue lorsqu’il voulut devenir, dans son cloître, l’homme de l’idéal ecclésiastique et ce qui arriva à Luther — qui se mit un jour à haïr et l’idéal ecclésiastique, et le pape, et ses saints, et tout le clergé, avec une haine d’autant plus mortelle qu’il ne pouvait se l’avouer — arriva aussi à saint Paul. La Loi devint la croix où il se sentait cloué : combien il la haïssait ! combien il lui en voulait ! comme il se mit à fureter de tous côtés pour trouver un moyen propre à l’anéantir — et non plus à l’accomplir dans sa propre personne ! Mais voici qu’enfin le jour se fit tout à coup dans son esprit, grâce à une vision, comme il ne pouvait en être autrement chez cet épileptique, une idée salvatrice le frappe : lui, le fougueux zélateur de la Loi qui, au fond de son âme, en était fatigué jusqu’à la mort, voit apparaître sur une route solitaire le Christ avec un rayonnement divin sur le visage, et saint Paul entend ces paroles : « Pourquoi me persécutes-tu? » Or, en substance, voici ce qui s’était passé : son esprit s’était tout à coup éclairci, et il s’était dit : « L’absurdité, c’est précisément de persécuter ce Jésus ! Le voilà l’expédient que je cherchais, voilà la vengeance complète, là et nulle part ailleurs je n’ai entre les mains le destructeur de la Loi ! » Le malade à l’orgueil tourmenté se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s’est envolé car la morale elle-même s’est envolée, anéantie — c’est-à-dire accomplie, là-haut, sur la croix ! Jusqu’à présent cette mort ignominieuse lui avait tenu lieu d’argument principal contre cette « vocation messianique » dont parlaient les disciples de la nouvelle doctrine : mais qu’adviendrait-il si elle avait été nécessaire, pour abolir la Loi ? — Les conséquences énormes de cette idée subite, de cette solution de l’énigme, tourbillonnent devant ses yeux, et il devient tout à coup le plus heureux des hommes, — la destinée des juifs, non, la destinée de l’humanité tout entière, lui semble liée à cette seconde d’illumination soudaine, il tient l’idée des idées, la clef des clefs, la lumière des lumières ; autour de lui gravite désormais l’histoire ! Dès lors il est l’apôtre de l’anéantissement de la Loi ! Mourir au mal — cela veut dire aussi mourir à la Loi ; vivre selon la chair — c’est vivre aussi selon la Loi ! Être devenu un avec le Christ — cela veut dire être devenu, comme lui, destructeur de la Loi ; être mort en Christ — cela veut dire aussi mort à la Loi ! Quand même il serait possible de pécher encore, ce ne serait du moins pas contre la Loi ; « je suis en dehors d’elle », dit-il, et il ajoute : « Si je voulais maintenant confesser de nouveau la Loi et m’y soumettre, je rendrais le Christ complice du péché » ; car la Loi n’existait que pour engendrer toujours le péché, comme un sang corrompu fait sourdre la maladie ; Dieu n’aurait jamais pu décider la mort du Christ si l’accomplissement de la Loi avait été possible sans cette mort ; désormais non seulement tous les péchés nous sont remis, mais le péché lui-même est aboli ; désormais la Loi est morte, désormais est mort l’esprit charnel où elle habitait — ou bien du moins cet esprit est en train de mourir, de tomber en putréfaction. Quelques jours à vivre encore au sein de cette putréfaction ! — tel est le sort du chrétien, avant qu’uni avec le Christ il ne ressuscite avec le Christ, participant avec le Christ à la gloire divine, désormais « fils de Dieu » comme le Christ. — Ici l’exaltation de saint Paul est à son comble et avec elle l’effronterie de son âme, — l’idée de l’union avec le Christ lui a fait perdre toute pudeur, toute mesure, toute soumission, et l’indomptable volonté de domination se révèle dans un enivrement anticipant la gloire divine. — Tel fut le premier chrétien, l’inventeur du christianisme ! Avant lui il n’y avait que quelques sectaires juifs. -
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