« Aurore (Nietzsche)/Livre premier » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
YannBot (discussion | contributions)
m Correction des redirects après renommage
YannBot (discussion | contributions)
m Correction des redirects après renommage
Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}<div class="text">
{{Navigateur|[[Aurore - Livre premier - § 2676]]|[[Aurore/Livre premier]]|[[Aurore - Livre premier - § 2878]]}}
 
''Des tortures de l’âme''. — Pour les moindres tortures que quelqu’un fait subir à un corps étranger, tout le monde pousse maintenant les hauts cris ; l’indignation contre un homme capable d’une pareille action éclate spontanément ; nous allons même jusqu’à trembler rien qu’en nous figurant la torture que l’on pourrait infliger à un homme ou à un animal, et notre souffrance devient insupportable lorsque nous entendons parler d’un acte de cet ordre. Mais on est encore bien éloigné d’avoir le même sentiment, aussi général et aussi déterminé, pour ce qui en est des tortures de l’âme et de ce qu’elles ont d’épouvantable. Le christianisme les a mises en usage dans une mesure insolite et il prêche encore constamment ce genre de martyre, il va même jusqu’à se plaindre de défections et de tiédeurs lorsqu’il rencontre un état d’âme sans de telles tortures. — De tout cela il résulte que l’humanité se comporte encore aujourd’hui, en face des bûchers spirituels, des tortures et des instruments de torture de l’esprit, avec la même patience et la même incertitude craintives qu’elle avait autrefois à l’égard des cruautés commises sur des corps d’hommes ou d’animaux. Certes, l’enfer n’est pas demeuré une vaine parole ; et aux réelles craintes de l’enfer qui venaient d’être créées correspondait une nouvelle espèce de pitié, une horrible et pesante compassion, autrefois inconnue, pour ces êtres « irrévocablement damnés », la pitié que manifeste par exemple l’Hôte de Pierre envers Don Juan et qui, durant les siècles chrétiens, a dû souvent faire gémir les pierres. Plutarque présente une sombre image de l’état de l’homme superstitieux dans le paganisme : cette image devient anodine lorsque l’on met en parallèle le chrétien du Moyen Age qui présume qu’il ne pourra plus échapper aux « tourments éternels ». Il voit apparaître devant lui d’épouvantables présages : peut-être une cigogne qui tient un serpent dans son bec et qui hésite à l’avaler. Ou bien il voit la nature tout entière pâlir soudain, ou bien des couleurs enflammées courir sur le sol. Ou bien les fantômes des parents morts apparaissent avec des visages portant les traces de souffrances horribles. Ou bien encore les murs obscurs dans la chambre de l’homme endormi s’illuminent, et, dans de jaunes fumées se dressent des instruments de torture, s’agite un fouillis de serpents et de démons. Quel épouvantable séjour le christianisme a-t-il su faire de cette terre, rien qu’en exigeant partout des crucifix, désignant ainsi la terre comme un lieu où « le juste est torturé à mort » ! Et lorsque l’ardeur d’un grand prédicateur présentait en public les secrètes souffrances de l’individu, les tortures de la « chambre solitaire », lorsque, par exemple, un Whitefield prêchait « comme un mourant à des mourants », tantôt pleurant à chaudes larmes, tantôt frappant violemment du pied, parlant avec passion, d’un ton brusque et incisif, sans craindre de diriger tout le poids de son attaque sur une seule personne présente, la repoussant de la communauté avec une dureté excessive, ne semblait-il pas que la terre voulût se transformer chaque fois en « prairie du malheur » ! On voyait alors des hommes accourus en masses, les uns auprès des autres, comme saisis d’un accès de folie ; beaucoup étaient pris de crampes d’angoisse ; d’autres gisaient évanouis et sans mouvements ; quelques-uns tremblaient violemment, ou bien le bruit strident de leurs cris traversait l’air pendant des heures. Partout c’était la respiration saccadée de gens à moitié étranglés qui aspirent l’air avec bruit. « Et, en vérité, dit un témoin oculaire d’un tel sermon, presque tous les sons que l’on percevait semblaient être provoqués par les amères souffrances des agonisants. » — N’oublions pas que ce fut le christianisme qui fit du lit de mort un lit de torture et que les scènes que l’on y vit depuis lors, les accents terrifiants qui pour la première fois y furent possibles, ont empoisonné les sens et le sang d’innombrables témoins pour leur vie entière et celle de leurs descendants ! Que l’on se figure un homme candide qui ne peut effacer le souvenir de paroles comme celles-ci : « Ô éternité ! Puissé-je ne pas avoir d’âme ! Puissé-je n’être jamais né ! Je suis damné, damné, perdu à jamais ! Il y a six jours vous auriez pu m’aider. Mais c’est fini maintenant. J’appartiens au diable, avec lui je veux aller en enfer. Brisez-vous, pauvres cœurs de pierre ! Vous ne voulez pas vous briser ? Que peut-on faire de plus pour des cœurs de pierre ? Je suis damné, afin que vous soyez sauvés ! Le voici ! Oui, le voici ! Viens, bon démon ! Viens ! » -
''Valeur de la croyance aux passions surhumaines''. — L’institution du mariage maintient opiniâtrement la croyance que l’amour, bien qu’il soit une passion, est cependant susceptible de durer en tant que passion, la croyance que l’amour durable, l’amour à vie peut être considéré comme la règle. Par cette ténacité d’une noble croyance, maintenue, malgré des réfutations si fréquentes qu’elles sont presque la règle et qui en font par conséquent une ''pia fraus'', l’institution du mariage a conféré à l’amour une noblesse supérieure. Toutes les institutions qui ont concédé à une passion la croyance en sa durée et la rendent responsable de cette durée, malgré l’essence même de la passion, lui ont procuré un rang nouveau : et celui qui dès lors est pris d’une semblable passion n’y voit plus, comme jadis, une dégradation ou une menace, mais, au contraire se sent élevé par elle devant lui-même et devant ses semblables. Que l’on songe aux institutions et aux coutumes qui ont fait de l’abandon fougueux d’un moment une fidélité éternelle, du plaisir de la colère l’éternelle vengeance, du désespoir le deuil éternel, de la parole soudaine et unique l’éternel engagement. Par de telles transformations, beaucoup d’hypocrisie et de mensonge s’est chaque fois introduit dans le monde : chaque fois aussi, et à ce prix seulement, une conception surhumaine qui élève l’homme.
</div>
{{A1}}