« Aurore (Nietzsche)/Livre troisième » : différence entre les versions

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L'impossible classe. - Pauvre, joyeux et indépendant! - ces qualités peuvent se trouver réunies chez une seule personne; pauvre, joyeux et esclave! - cela se trouve aussi, - et je ne saurais rien dire de mieux aux ouvriers esclaves des fabriques : en admettant que cela ne leur apparaisse pas en général comme une honte d'être utilisés, ainsi que cela arrive, comme la vis d'une machine et en quelque sorte comme bouche-trou de l'esprit inventif des hommes. Fi de croire que, par un salaire plus élevé, ce qu'il y a d'essentiel dans leur détresse, je veux dire leur asservissement impersonnel, pourrait être supprimé! Fi de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages de machine d'une nouvelle société, la honte de l'esclavage pourrait être transformée en vertu! Fi d'avoir un prix pour lequel on cesse d'être une personne pour devenir un rouage! Êtesvous complices de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible? Votre tâche serait de leur présenter un autre décompte, de leur montrer quelles grandes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour un but aussi extérieur! Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c'est que respirer librement'? si vous savez à peine vous posséder vous-mêmes? si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d'une boisson qui a perdu sa fraîcheur? si vous prêtez l'oreille à la voix des journaux et regardez de travers votre voisin riche, dévorés d'envie en voyant la montée et la chute rapide du pouvoir, de l'argent et des opinions? si vous n'avez plus foi en la philosophie qui va en haillons, en la liberté d'esprit de l'homme sans besoins? si la pauvreté volontaire et idyllique, l'absence de profession et le célibat, tels qu'ils devraient convenir parfaitement aux plus intellectuels d'entre vous, sont devenus pour vous un objet de risée? Par contre, le fifre socialiste des attrapeurs de rats vous résonne toujours à l'oreille, - ces attrapeurs de rats qui veulent vous enflammer d'espoirs absurdes! qui vous disent d'être prêts et rien de plus, prêts d'aujourd'hui à demain, en sorte que vous attendez quelque chose du dehors, que vous attendez sans cesse, vivant pour le reste comme d'habitude - jusqu'à ce que cette attente se change en faim et en soif, en fièvre et en folie, et que se lève enfin, dans toute sa splendeur, le jour de la bête triomphante! - Au contraire chacun devrait penser à part soi : « Plutôt émigrer, pour chercher à devenir maître dans des contrées du monde sauvages et intactes et, avant tout, pour devenir maître de moi-même; changer de lieu de résidence, tant qu'il restera pour moi une menace quelconque d'esclavage; ne pas éviter l'aventure et la guerre et, pour les pires hasards, me tenir prêt à la mort : pourvu que cette inconvenante servilité ne se prolonge pas, pourvu que cesse cette tendance à s'aigrir, à devenir venimeux, conspirateur! » Voici l'état d'esprit qu'il conviendrait d'avoir : les travailleurs en Europe devraient dorénavant se considérer comme une véritable impossibilité en tant que classe, et non pas comme quelque chose de durement conditionné et d'improprement organisé; ils devraient susciter un âge de grand essaimage hors de la ruche européenne, tel que l'on n'en a pas encore vu jusqu'ici, et protester par cet acte de liberté d'établissement, un acte de grand style, contre la machine, le capital et l'alternative qui les menace maintenant : devoir être soit l'esclave de l'État, soit l'esclave d'un parti révolutionnaire. Que l'Europe s'allège du quart de ses habitants! Ce sera là un allègement pour elle et pour eux. Ce n'est que dans les entreprises lointaines des colons, qui émigreront en essaims, que l'on reconnaîtra combien de bon sens et d'équité, combien de saine méfiance la mère Europe a inculqué à ses fils, - à ces fils qui ne pouvaient plus supporter de vivre à côté d'elle, la vieille femme hébétée, et qui couraient le danger de devenir moroses, irritables et jouisseurs tout comme elle. En dehors de l'Europe ce seraient les vertus de l'Europe qui voyageraient avec ces travailleurs et ce qui, sur la terre natale, commençait à dégénérer en malaise dangereux et en penchant criminel, p,~tgnerait au-dehors un naturel sauvage et beau et `'appellerait héroïsme. - C'est ainsi qu'un air plus pur reviendrait sur la vieille Europe maintenant trop peuplée ct repliée sur elle-même! Qu'importe si l'on manque un pcu de « bras » pour le travail! Peut-être se souviendrat-on alors que l'on ne s'est habitué à beaucoup de besoins que depuis qu'il devint facile de les satisfaire, - il suffira (le désapprendre quelques besoins! Peut-être aussi introduira-t-on alors des Chinois : et ceux-ci amèneraient la façon de vivre et de penser qui convient à des fourmis travailleuses. Ils pourraient même, en somme, contribuer â infuser au sang de l'Europe turbulente et qui se consume, un peu de calme et de contemplations asiatiques et - ce qui certes est le plus nécessaire - d'endurance asiatique.
Soins à donner à la santé. - On a à peine commencé à réfléchir à la physiologie des criminels et cependant on se trouve déjà devant l'impérieuse certitude qu'entre les criminels et les aliénés il n'y a pas de différence essentielle : à condition que l'on tienne la façon de penser courante en morale pour la façon de penser propre à la ,~anté intellectuelle. Nulle croyance n'est aujourd'hui si bien admise que celle-ci. Il ne faudrait donc pas craindre d'en tirer les conséquences et de traiter le criminel comme un aliéné : surtout de ne pas le traiter avec une charité hautaine, mais avec une sagesse et une bonne volonté de médecin. Il a besoin de changement d'air et de société, d'un éloignement momentané, peut-être de solitude et d'occupations nouvelles, - parfait! Peut-être trouve-t-il lui-même que c'est son avantage de vivre pendant un certain temps sous surveillance, pour trouver ainsi une protection contre lui-même et son fâcheux instinct tyrannique, - parfait! Il faut lui présenter clairement la possibilité et les moyens de la guérison (d'extirper, de transformer, de sublimer cet instinct) et aussi, au pisaller, l'invraisemblance de celle-ci; il faut offrir au criminel incurable qui se fait horreur à lui-même l'occasion de se suicider. Ceci réservé, comme moyen suprême d'allègement, il ne faut rien négliger pour rendre avant tout au criminel le bon courage et la liberté d'esprit; il faut effacer de son âme tous les remords, comme si c'était là une affaire de propreté, et lui indiquer comment il peut compenser le tort qu'il a peut-être fait à quelqu'un par un bienfait exercé auprès de quelqu'un d'autre, bienfait qui surpassera peut-être le tort. Tout cela, avec d'extrêmes ménagements et surtout d'une façon anonyme ou sous des noms nouveaux, avec de fréquents changements du lieu de résidence, afin que l'intégrité de la réputation et la vie future du criminel y courent aussi peu de dangers que possible. Il est vrai qu'aujourd'hui encore celui à qui un dommage a été causé, abstraction faite de la façon dont ce dommage pourrait être réparé, veut toujours se venger et s'adresse pour cela aux tribunaux - c'est pourquoi, provisoirement, notre horrible code pénal subsiste encore, avec sa balance d'épicier et sa volonté de compenser la faute par la peine. Mais n'y aurait-il pas moyen d'aller au-delà de tout cela? Combien serait allégé le sentiment général de la vie si, avec la croyance à la faute, on pouvait se débarrasser aussi du vieil instinct de vengeance et si l'on considérait que c'est une subtile sagesse des hommes heureux de bénir ses ennemis, comme fait le christianisme, et de faire du bien à ceux qui nous ont offensés! Eloignons du monde l'idée du péché - et ne manquons pas d'envoyer à sa suite l'idée de punition! Que ces démons en exil aillent vivre dorénavant ailleurs que parmi les hommes, s'ils tiennent absolument à vivre et à ne pas mourir de leur propre dégoût! - Mais que l'on considère en attendant que le dommage causé à la société et à l'individu par le criminel est de même espèce que celui que leur causent les malades; les malades répandent les soucis, la mauvaise humeur, ils ne produisent rien et dévorent le revenu des autres, ils ont besoin de gardiens, de médecins, d'entretien, et ils vivent du temps et des forces des hommes bien-portants. Néanmoins, on considérerait maintenant comme inhumain celui qui voudrait se venger de tout cela sur le malade. Il est vrai qu'autrefois on agissait ainsi; dans les conditions grossières de la civilisation et maintenant encore, chez certains peuples sauvages, le malade est considéré comme criminel, comme danger pour la communauté et comme siège d'un être démoniaque quelconque, qui, par la suite de sa faute, s'est incarné en lui; - c'est alors que l'on dit : tout malade est un coupable! Et nous, ne serions-nous pas encore mûrs pour la conception contraire? N'aurions-nous pas encore le droit de dire : tout « coupable » est un malade? - Non, l'heure n'est pas encore venue. Ce sont les médecins qui manquent encore avant tout, les médecins pour qui ce que nous avons appelé jusqu'ici morale pratique devra se transformer en un chapitre de l'art de guérir, de la science de guérir; l'intérêt avide que devraient provoquer ces choses manque encore généralement, un intérêt qui ne paraîtra peut-être pas un jour sans ressemblance avec le Sturm und Drang que provoquait autrefois la religion; les églises ne sont pas encore entre les mains de ceux qui soignent les malades; l'étude du corps et du régime sanitaire n'appartient pas encore à l'enseignement obligatoire de toutes les écoles primaires ou supérieures; il n'y a pas encore d'associations silencieuses d'hommes qui se seraient engagés à renoncer à l'aide des tribunaux, à punir ceux qui leur ont fait du mal et à se venger sur eux; nul penseur n'a encore eu le courage de mesurer la santé d'une société et des individus qui la composent d'après le nombre des parasites qu'elle peut supporter; nul homme d'État ne s'est encore trouvé qui menât sa charrue dans l'esprit de ces discours généreux et doux :
• Si tu veux cultiver la terre, cultive-la avec la charrue : alors tu feras la joie de l'oiseau et du loup qui vont derrière ta charrue - tu feras la joie de toutes les Créatures. »
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