« Aurore (Nietzsche)/Livre deuxième » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
YannBot (discussion | contributions)
m Correction des redirects après renommage
YannBot (discussion | contributions)
m Correction des redirects après renommage
Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}<div class="text">
{{Navigateur|[[Aurore - Livre deuxième - § 111132]]|[[Aurore/Livre deuxième]]|[[Aurore - Livre deuxième - § 113134]]}}
 
''« Ne plus penser à soi »''. – Il faudrait y réfléchir sérieusement : pourquoi saute-t-on à l’eau pour repêcher quelqu’un que l’on voit se noyer, quoique l’on n’ait pour lui aucune sympathie particulière ? Par pitié : l’on ne pense plus qu’à son prochain, – répond l’étourderie. Pourquoi éprouve-t-on la douleur et le malaise de celui qui crache du sang, tandis qu’en réalité on lui veut même du mal ? Par pitié : on ne pense plus à soi, – répond la même étourderie. La vérité c’est que dans la pitié, – je veux dire dans ce que l’on a l’habitude d’appeler pitié, d’une façon erronée – nous ne pensons plus à nous consciemment, mais que nous y pensons encore très fortement d’une manière inconsciente, comme quand notre pied glisse, nous faisons, inconsciemment, les mouvements contraires qui rétablissent l’équilibre, en y mettant apparemment tout notre bon sens. L’accident d’une autre personne nous offense, il nous ferait sentir notre impuissance, peut-être notre lâcheté, si nous n’y portions remède. Ou bien il amène déjà, par lui-même, un amoindrissement de notre honneur devant les autres ou devant nous-mêmes. Ou bien encore nous trouvons dans l’accident et la souffrance un avertissement du danger qui nous guette aussi ; et ne fût-ce que comme indices de l’incertitude et de la fragilité humaines ils peuvent produire sur nous un effet pénible. Nous repoussons ce genre de misère et d’offense et nous y répondons par un acte de compassion, où il peut y avoir une subtile défense et aussi de la vengeance. On devine que nous pensons au fond beaucoup à nous-mêmes en voyant la décision que nous prenons dans tous les cas où nous pouvons éviter l’aspect de ceux qui souffrent, gémissent et sont dans la misère : nous décidons de ne pas l’éviter lorsque nous pouvons nous approcher en hommes puissants et secourables, certains des approbations, voulant éprouver ce qui est l’opposé de notre bonheur, ou bien encore espérant nous divertir de notre ennui. Nous prêtons à confusion en appelant compassion (Mittleid) la souffrance (Leid) que nous cause un tel spectacle et qui peut être d’espèce très variée, car en tous les cas, c’est là une souffrance dont est indemne celui qui souffre devant nous : elle nous est propre comme lui est particulière sa souffrance à lui. Nous ne nous délivrons donc que de cette souffrance personnelle, en nous livrant à des actes de compassion. Toutefois, nous n’agissons jamais ainsi pour un seul motif : de même qu’il est certain que nous voulons nous délivrer d’une souffrance, il est certain aussi que, pour la même action, nous cédons à une impulsion de plaisir, – plaisir provoqué par l’aspect d’une situation contraire à la nôtre, à l’idée de pouvoir aider si nous le voulions, à la pensée des louanges et de la reconnaissance que nous récolterions, dans le cas où nous aiderions ; par l’activité même d’aider, à condition que l’acte réussisse (et comme il réussit progressivement il fait plaisir par lui-même à l’exécutant), mais surtout par le sentiment que notre intervention met un terme à une injustice révoltante (donner cours à son indignation suffit déjà à soulager). Tout cela, y compris des choses plus subtiles encore, est de la « pitié » : – combien lourdement le langage assaille avec ce mot un organisme aussi complexe ! – Que par contre la pitié ne fasse qu’un avec la souffrance dont l’aspect la provoque, ou qu’elle ait pour celle-ci une compréhension particulièrement pénétrante et subtile – cela est en contradiction avec l’expérience, et celui qui a glorifié la pitié sous ces deux rapports manque d’expérience suffisante dans le domaine de la morale. C’est pourquoi j’élève des doutes en lisant les choses incroyables que Schopenhauer rapporte sur la compassion : lui qui voudrait par là nous amener à croire à la grande nouveauté de son invention, que la pitié – cette pitié qu’il observe si imparfaitement et qu’il décrit si mal – est la source de toute action morale présente et future – et justement à cause des attributions qu’il a dû commencer par inventer pour elle. – Qu’est-ce qui distingue, en fin de compte, les hommes sans pitié des hommes compatissants ? Avant tout – pour ne donner encore qu’une esquisse à gros traits, – ils n’ont pas l’imagination irritable de la crainte, la subtile faculté de pressentir le danger ; aussi leur vanité est-elle blessée moins vite s’il arrive quelque chose qu’ils auraient pu éviter (la précaution de leur fierté leur ordonne de ne pas se mêler inutilement des affaires des autres, ils aiment même, puisqu’ils agissent ainsi, que chacun s’aide soi-même et joue ses propres cartes). De plus, ils sont généralement plus habitués à supporter les douleurs que les hommes compatissants, et il ne leur semble pas injuste que d’autres souffrent puisqu’ils ont souffert eux-mêmes. Enfin l’aspect des cœurs sensibles leur fait de la peine, comme l’aspect de la stoïque impassibilité aux hommes compatissants ; ils n’ont, pour les cœurs sensibles, que des paroles dédaigneuses et craignent que leur esprit viril et leur froide bravoure ne soient en danger, ils cachent leurs larmes devant les autres et les essuient, irrités contre eux-mêmes. Ils font partie d’une autre espèce d’égoïstes que les compatissants ; – mais les appeler mauvais dans un sens distinctif, et, bons les hommes compatissants, ce n’est là qu’une mode morale qui a son temps : tout comme la mode contraire a eu son temps, un temps très long.
''Pour l’histoire naturelle du devoir et du droit''. – Nos devoirs – ce sont les droits que les autres ont sur nous. Comment les ont-ils acquis ? Par le fait qu’ils nous considérèrent comme capables de conclure des engagements et de les tenir, qu’ils nous tinrent pour leurs égaux et leurs semblables, qu’en conséquence ils nous ont fait confiance, ils nous ont éduqués, instruits et soutenus. Nous remplissons notre devoir – c’est-à-dire que nous justifions cette idée de notre puissance qui nous a valu tout le bien que l’on nous fait, nous rendons dans la mesure où l’on nous a donné. C’est donc notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir, – nous voulons rétablir notre autonomie, en opposant à ce que d’autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux, – car les autres ont empiété sur l’étendue de notre puissance et y laisseraient la main d’une façon durable, si par le « devoir » nous n’usions de représailles, c’est-à-dire si nous n’empiétions sur leur puissance à eux. Les droits des autres ne peuvent se rapporter qu’à ce qui est en notre puissance : il serait déraisonnable de leur part de nous demander quelque chose qui ne nous appartînt pas. Il faudrait dire plus exactement : seulement sur ce qu’ils croient être en notre puissance, en admettant que ce soit la même chose que ce que nous considérons nous-mêmes comme étant en notre puissance. La même erreur pourrait facilement se produire des deux côtés. Le sentiment du devoir exige que nous ayons sur l’étendue de notre puissance la même croyance que les autres ; c’est-à-dire que nous puissions promettre certaines choses, nous engager à les faire (« libre arbitre »). – Mes droits : c’est là cette partie de ma puissance que les autres m’ont non seulement concédée, mais qu’ils veulent aussi maintenir pour moi. Comment y arrivent-ils ? D’une part, par leur sagesse, leur crainte et leur circonspection : soit qu’ils attendent de nous quelque chose d’équivalent (la protection de leurs droits), soit qu’ils considèrent une lutte avec nous comme dangereuse et inopportune, soit qu’ils voient dans chaque amoindrissement de notre force un désavantage pour eux-mêmes, puisque dans ce cas nous serions inaptes à une alliance avec eux contre une troisième puissance ennemie. D’autre part, par des donations et des cessions. Dans ce cas les autres ont suffisamment de puissance pour être à même d’en abandonner et pour pouvoir se porter garants de cette donation : cas où il faut admettre un faible sentiment de puissance chez celui qui se laisse gratifier. C’est ainsi que se forment les droits : des degrés de puissance reconnus et garantis. Si les rapports de puissance se déplacent d’une façon importante, des droits disparaissent et il s’en forme d’autres, – c’est ce que démontre le droit des peuples dans son va-et-vient incessant. Si notre puissance diminue beaucoup, le sentiment de ceux qui garantissaient jusqu’à présent notre droit se transforme : ils pèsent les raisons qu’ils avaient de nous accorder notre ancienne possession. Si cet examen n’est pas en notre faveur, ils nient dorénavant « nos droits ». De même, si notre puissance augmente d’une façon considérable, le sentiment de ceux qui la reconnaissaient jusqu’à présent et dont nous n’avons plus besoin se transforme : ils essayeront bien de réduire cette puissance à sa dimension première, ils voudront s’occuper de nos affaires en s’appuyant sur leur devoir, – mais ce ne sont là que paroles inutiles. Partout où règne le droit on maintient un état et un certain degré de puissance, on repousse toute augmentation et toute diminution. Le droit des autres est une concession de notre sentiment de puissance à celui des autres. Quand notre puissance se montre profondément ébranlée et brisée, nos droits cessent : par contre, quand nous sommes devenus beaucoup plus puissants, les droits des autres cessent pour nous d’être ce qu’ils ont été jusqu’alors. – L’« homme équitable » a donc besoin sans cesse du toucher subtil d’une balance pour évaluer les degrés de puissance et de droit qui, avec la vanité des choses humaines, ne resteront en équilibre que très peu de temps et ne feront que descendre ou monter: – être équitable est donc difficile et exige beaucoup d’expérience, de la bonne volonté et énormément d’esprit.
</div>
{{A2}}