« La Petite Roque (recueil)/Édition Conard, 1910/Julie Romain » : différence entre les versions

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Je suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas sur une route ? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au flanc des montagnes, au bord de la mer ! Et on rêve ! Que d'illusions, d'amours, d'aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme qui vagabonde ! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en vous avec l'air tiède et léger ; en les boit dans la brise, et elles font naître en notre coeurcœur un appétit de bonheur qui grandit avec la faim, excita par la marche. Les idées rapides, charmantes, volent et chantent comme des oiseaux.
 
Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l'Italie, ou plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la représentation de tous les poèmes d'amour de la terre. Et je songeais que depuis Cannes, où l'on pose, jusqu'à Monaco, où l'on joue, on ne vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de l'argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses et d'orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les viles convoitises, et bien montrer l'esprit humain tel qu'il est, rampant, ignorant, arrogant et cupide.
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Puis, je restai seul.
 
Sur les murs, trois portraits, celui de l'actrice dans un de ses rôles, celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise à jabot d'alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. Elle, blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait de sa bouche gracieuse et de son oeilœil bleu ; et la peinture était soignée fine, élégante et sèche.
 
Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.
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{{indentation}}Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m'étreignait le coeurcœur, la tristesse des existences accomplies qui se débattent encore dans les souvenirs comme on se noie dans une eau profonde.
 
De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes, jolies, riches, heureuses ; des hommes souriants et satisfaits. Elle suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné :
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- Auquel ?
 
- AÀ tous les deux. Je les confonds même un peu dans ma mémoire de vieille, et puis, j'ai des remords envers l'un, aujourd'hui !
 
- Alors, madame, ce n'est pas à eux, mais à l'amour lui-même que va votre reconnaissance. Ils n'ont été que ses interprètes.
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- C'est possible. Mais quels interprètes !
 
- Etes-vous certaine que vous n'avez pas été, que vous n'auriez pas été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n'aurait pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son coeurcœur, toutes ses pensées, toutes ses heures, tout son être ; tandis que ceux-ci vous offraient deux rivales redoutables, la musique et la poésie ?
 
Elle s'écria avec force, avec cette voix restée jeune qui faisait vibrer quelque chose dans l'âme :
 
- Non, monsieur, non. Un autre m'aurait plus aimée peut-être, mais il ne m'aurait pas aimée comme ceux-là. Ah ! C'est qu'ils m'ont chanté la musique de l'amour, ceux-là, comme personne au monde ne la pourrait chanter ! Comme ils m'ont grisée ! Est-ce qu'un homme, un homme quelconque, trouverait ce qu'ils savaient trouver eux, dans les sons et dans les paroles ? Est-ce assez que d'aimer, si on ne sait pas mettre dans l'amour même toute la poésie et toute la musique du ciel et de la terre ? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une femme avec des chants et avec des mots ! Oui, il y avait peut-être dans notre passion plus d'illusion que de réalité ; mais ces illusions-là vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent toujours sur le soisol. Si d'autres m'ont plus aimée, par eux seuls j'ai compris, j'ai senti, j'ai adoré l'amour !
 
Et tout à coup, elle se mit à pleurer.
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J'avais l'air de ne point voir ; et je regardais au loin. Elle reprit, après quelques minutes :
 
- Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le coeurcœur vieillit avec le corps. Chez moi, cela n'est point arrivé. Mon pauvre corps a soixante-neuf ans, et mon pauvre coeurcœur en a vingt...vingt… Et voilà pourquoi je vis toute seule, dans les fleurs et dans les rêves...rêves…
 
Il y eut entre nous un long silence. Elle s'était calmée et se remit à parler en souriant :
 
- Comme vous vous moqueriez de moi, si vous saviez...saviez… si vous saviez comment je passe mes soirée...soirée… quand il fait beau !... Je me fais honte et pitié en même temps.
 
J'eus beau la prier ; elle ne voulut point me dire ce qu'elle faisait ; alors je me levai pour partir.
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Une sorte de véranda vitrée, pleine d'arbustes, s'ouvrait sur la salle à manger et laissait voir d'un bout à l'autre la longue allée d'orangers s'étendant jusqu'à la montagne. Un siège bas, caché sous les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s'asseoir là.
 
Puis nous allâmes dans le jardin regarder les fleurs. Le soir venait doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s'exhaler tous les parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand nous nous mîmes à table. Le dîner fut bon et long ; et nous devîmnes amis intimes, elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie profonde s'éveillait pour elle en mon coeurcœur. Elle avait bu deux doigts de vin, comme on disait autrefois, et devenait plus confiante, plus expansive.
 
- Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi je l'adore, cette bonne lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble que tous mes souvenirs sont dedans ; et je n'ai qu'à la contempler pour qu'ils me reviennent aussitôt. Et même...même… quelquefois, le soir...soir… Je m'offre un joli spectacle...spectacle… Joli...Joli… Joli...Joli… si vous saviez ?... Mais non, vous vous moqueriez trop de moi...moi… Je ne peux pas...pas… Je n'ose pas...pas… non...non… non...non… vraiment non...non… Je la suppliai :
 
- Voyons...Voyons… quoi ? dites-le-moi ; je vous promets de ne pas me moquer...moquer… Je vous le jure.. voyons...voyons…
 
Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres, si froides, et je les baisai l'une après l'autre, plusieurs fois, comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.
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Elle murmura :
 
- Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à ces choses-là, vous autres, les hommes d'aujourd'hui. Vous êtes des boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus nous parler. Quand je dis "nous" j'entends les jeunes. Les amours sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme, vous disparaissez ; mais si vous estimez la femme plus haut que la note, vous payez. Jolies moeurs...mœurs… et jolies tendresses !...
 
Elle me prit la main.
 
- Regardez…
- Regardez...
 
Je demeurais stupéfait et ravi...ravi… Là-bas, au bout de l'allée, dans le sentier de lune, deux jeunes gens s'en venaient en se tenant par la taille. Ils s'en venaient, enlacés, charmants, à petits pas, traversant les flaques de lumière qui les éclairaient tout à coup et rentrant dans l'ombre aussitôt. Il était vêtu, lui, d'un habit de satin blanc, comme au siècle passé, et d'un chapeau couvert d'une plume d'autruche. Elle portait une robe à paniers et la haute coiffure poudrée des belles dames au temps du régent.
 
AÀ cent pas de nous, ils s'arrêtèrent et, debout au milieu de l'allée, s'embrassèrent en faisant des grâces.
 
Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé, comme l'homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui lui ouvre la gorge et la mâchoire.
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Mais les enfants s'en retournèrent vers le fond de l'allée ; et ils redevinrent délicieux. Ils s'éloignaient, s'en allaient, disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus. L'allée vide semblait triste.
 
Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir ; car je compris que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le passé, tout ce passé d'amour et de décor, le passé factice, trompeur et séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait battre encore le coeurcœur de la vieille cabotine et de la vieille amoureuse !
 
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