« La Petite Roque (recueil)/Édition Conard, 1910/Julie Romain » : différence entre les versions
Contenu supprimé Contenu ajouté
m liens vers l'espace auteur |
m sur le soi -> sur le sol |
||
Ligne 15 :
Je suivais à pied, voici deux ans au printemps, le rivage de la Méditerranée. Quoi de plus doux que de songer, en allant à grands pas sur une route ? On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse, au flanc des montagnes, au bord de la mer ! Et on rêve ! Que d'illusions, d'amours, d'aventures passent, en deux heures de chemin, dans une âme qui vagabonde ! Toutes les espérances, confuses et joyeuses, entrent en vous avec l'air tiède et léger ; en les boit dans la brise, et elles font naître en notre
Je suivais ce long chemin qui va de Saint-Raphaël à l'Italie, ou plutôt ce long décor superbe et changeant qui semble fait pour la représentation de tous les poèmes d'amour de la terre. Et je songeais que depuis Cannes, où l'on pose, jusqu'à Monaco, où l'on joue, on ne vient guère dans ce pays que pour faire des embarras ou tripoter de l'argent, pour étaler, sous le ciel délicieux, dans ce jardin de roses et d'orangers, toutes les basses vanités, les sottes prétentions, les viles convoitises, et bien montrer l'esprit humain tel qu'il est, rampant, ignorant, arrogant et cupide.
Ligne 45 :
Puis, je restai seul.
Sur les murs, trois portraits, celui de l'actrice dans un de ses rôles, celui du poète avec la grande redingote serrée au flanc et la chemise à jabot d'alors, et celui du musicien assis devant un clavecin. Elle, blonde, charmante, mais maniérée à la façon du temps, souriait de sa bouche gracieuse et de son
Eux semblaient regarder déjà la prochaine postérité.
Ligne 71 :
{{indentation}}Une tristesse indéfinissable, poignante, irrésistible, m'étreignait le
De ma place, je voyais passer sur la route les voitures, brillantes et rapides, allant de Nice à Monaco. Et, dedans, des femmes jeunes, jolies, riches, heureuses ; des hommes souriants et satisfaits. Elle suivit mon regard, comprit ma pensée et murmura avec un sourire résigné :
Ligne 101 :
- Auquel ?
-
- Alors, madame, ce n'est pas à eux, mais à l'amour lui-même que va votre reconnaissance. Ils n'ont été que ses interprètes.
Ligne 107 :
- C'est possible. Mais quels interprètes !
- Etes-vous certaine que vous n'avez pas été, que vous n'auriez pas été aussi bien aimée, mieux aimée par un homme simple, qui n'aurait pas été un grand homme, qui vous aurait offert toute sa vie, tout son
Elle s'écria avec force, avec cette voix restée jeune qui faisait vibrer quelque chose dans l'âme :
- Non, monsieur, non. Un autre m'aurait plus aimée peut-être, mais il ne m'aurait pas aimée comme ceux-là. Ah ! C'est qu'ils m'ont chanté la musique de l'amour, ceux-là, comme personne au monde ne la pourrait chanter ! Comme ils m'ont grisée ! Est-ce qu'un homme, un homme quelconque, trouverait ce qu'ils savaient trouver eux, dans les sons et dans les paroles ? Est-ce assez que d'aimer, si on ne sait pas mettre dans l'amour même toute la poésie et toute la musique du ciel et de la terre ? Et ils savaient, ceux-là, comment on rend folle une femme avec des chants et avec des mots ! Oui, il y avait peut-être dans notre passion plus d'illusion que de réalité ; mais ces illusions-là vous emportent dans les nuages, tandis que les réalités vous laissent toujours sur le
Et tout à coup, elle se mit à pleurer.
Ligne 119 :
J'avais l'air de ne point voir ; et je regardais au loin. Elle reprit, après quelques minutes :
- Voyez-vous, monsieur, chez presque tous les êtres, le
Il y eut entre nous un long silence. Elle s'était calmée et se remit à parler en souriant :
- Comme vous vous moqueriez de moi, si vous
J'eus beau la prier ; elle ne voulut point me dire ce qu'elle faisait ; alors je me levai pour partir.
Ligne 139 :
Une sorte de véranda vitrée, pleine d'arbustes, s'ouvrait sur la salle à manger et laissait voir d'un bout à l'autre la longue allée d'orangers s'étendant jusqu'à la montagne. Un siège bas, caché sous les plantes, indiquait que la vieille actrice venait souvent s'asseoir là.
Puis nous allâmes dans le jardin regarder les fleurs. Le soir venait doucement, un de ces soirs calmes et tièdes qui font s'exhaler tous les parfums de la terre. Il ne faisait presque plus jour quand nous nous mîmes à table. Le dîner fut bon et long ; et nous devîmnes amis intimes, elle et moi, quand elle eut bien compris quelle sympathie profonde s'éveillait pour elle en mon
- Allons regarder la lune, me dit-elle. Moi je l'adore, cette bonne lune. Elle a été le témoin de mes joies les plus vives. Il me semble que tous mes souvenirs sont dedans ; et je n'ai qu'à la contempler pour qu'ils me reviennent aussitôt. Et
-
Elle hésitait. Je pris ses mains, ses pauvres petites mains si maigres, si froides, et je les baisai l'une après l'autre, plusieurs fois, comme ils faisaient jadis, eux. Elle fut émue. Elle hésitait.
Ligne 173 :
Elle murmura :
- Voilà ce qui fait regretter la vie. Mais vous ne songez guère à ces choses-là, vous autres, les hommes d'aujourd'hui. Vous êtes des boursiers, des commerçants et des pratiques. Vous ne savez même plus nous parler. Quand je dis "nous" j'entends les jeunes. Les amours sont devenues des liaisons qui ont souvent pour début une note de couturière inavouée. Si vous estimez la note plus cher que la femme, vous disparaissez ; mais si vous estimez la femme plus haut que la note, vous payez. Jolies
Elle me prit la main.
- Regardez…
Je demeurais stupéfait et
Et je reconnus soudain les deux petits domestiques. Alors une de ces gaietés terribles qui vous dévorent les entrailles me tordit sur mon siège. Je ne riais pas, cependant. Je résistais, malade, convulsé, comme l'homme à qui on coupe une jambe résiste au besoin de crier qui lui ouvre la gorge et la mâchoire.
Ligne 187 :
Mais les enfants s'en retournèrent vers le fond de l'allée ; et ils redevinrent délicieux. Ils s'éloignaient, s'en allaient, disparaissaient, comme disparaît un rêve. On ne les voyait plus. L'allée vide semblait triste.
Moi aussi, je partis, je partis pour ne pas les revoir ; car je compris que ce spectacle-là devait durer fort longtemps, qui réveillait tout le passé, tout ce passé d'amour et de décor, le passé factice, trompeur et séduisant, faussement et vraiment charmant, qui faisait battre encore le
</div>
|