« Journal du voyage de Montaigne » : différence entre les versions

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ROYALE DES SCIENCES, &c. &c.
 
__TOC__
 
== DISCOURS PRÉLIMINAIRE ==
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QUERLON.
 
 
 
== Journal de voyage ==
 
VOYAGE
D E
MICHEL DE MONTAIGNE
EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE.
 
48MONSIEUR DE MONTAIGNE depescha Monsieur de Mattecoulon en poste avec ledit
escuyer, pour visiter ledit Conte, & trouva, que ses playes n’estoint pas mortelles. Audit Beaumont,
M. d’Estissac se mesla à la trope pour faire même voyage, accompaigné d’un jantil’home, d’un
valet de chambre, d’un mullet, & à pied d’un muletier & deux lacquais, qui revenoit à nostre
equipage pour faire à moitié la despense. Le lundi cinquiesme de Septembre 1580, nous partimes
dudit Beaumont aprés disner & vinsmes tout d’une trete souper à
MEAUX, qui est une petite ville, belle, assise sur la riviere de Marne. Elle est de trois pieces. La
ville & le fauxbourg sont en deça de la riviere, vers Paris. Au-delà des pons, il y a un autre grand
lieu qu’on nomme le Marché, entourné de la riviere & d’un trés beau fossé tout autour, où il y a
grande multitude, d’habitans & de maisons. Ce lieu étoit autrefois très bien fortifié de grandes &
fortes murailles & tours; mais en nos seconds troubles huguenots, parce que la pluspart des habitans
de ce lieu estoit de ce party, on fit demolir toutes ces fortifications. Cet endroit de la ville soutint
l’effort des Anglois, le reste estant tout perdu ; & en récompense tous les habitans dudit lieu sont
encore exempts de la taille & autres impositions. Ils monstrent sur la riviere de Marne une isle
longue de deux ou trois cent pas qu’ils disent avoir esté un cavalier jetté dans l’eau par les Anglois,
pour battre ledit lieu du marché avec leurs engins, qui s’est ainsi fermy avecq le temps. Au
fauxbourg, nous vismes l’abbaïe de saint Faron, qui est un très vieux battimant où ils montrent
l’habitation d’Ogier le Danois & sa sale. Il y a un antien refectoire, à tout des grandes & longues
tables de pierre d’une grandeur inusitée, au mylieu duquel sourdoit, avant nos guerres civiles, une
vifve fonteine qui servoit à leur repas. La pluspart des religieus sont encore gentil’homes. Il y a
entre autres choses une très vielle tumbe & honorable, où il y a l’effigie de deux chevaliers étandus
en pierre d’une grandeur extraordinere. Ils tiennent que c’est le corps de Ogier le Danois &
quelqu’autre de ces Paladins. Il n’y a ni inscription ni nulles armoiries ; sulemant il y a ce mot en
latin, qu’un Abbé y a fait mettre il y a environ cent ans, que ce sont deux heros inconnus qui sont là
enterrés. Parmy leur thresor, ils monstrent des ossemans de ces chevaliers. L’os du bras depuis
l’espaule jusques au coude est environ de la longeur du bras entier d’un homme des nôtres de la
mesure commune, & un peu plus long que celui de M. de Montaigne. Ils monstrent aussi deux de
leurs espées qui sont environ de la longeur d’une de nos espées à deux mains, & sont fort detaillées
de coups par le tranchant.
Audit lieu de Meaux, M. de Montaigne fut visiter le Thresorier de l’Eglise saint Estienne nommé
Juste Terrelle, home connu entre les sçavans de France, petit home vieux de soixante ans, qui a
voïagé en Egipte & Jerusalem & demeuré sept ans en Constantinople, qui lui montra sa librerie &
singularités de son jardin. Nous n’y vismes rien si rare qu’un arbre de buy espandant ses branches
en rond, si espois & tondu par art, qu’il samble que ce soit une boule très polie & très massive de la
hauteur d’un homme.
De Meaux où nous disnames le mardy nous vinsmes coucher à
CHARLY, sept lieues. Le mercredy après disner vinsmes coucher à
48 IL MANQUE deux pages du Manuscrit formant le premier feuillet, qui paroît avoir été déchiré fort anciennement, puisque le
livre a été trouvé en cet état. On ne sait point quel est le Comte que Montaigne envoya visiter, ni l’accident qui causa ses blessures;
mais on ne se permettra point la moindre conjecture sur un fait étranger à l’Auteur.
DORMANS, sept lieues. Le landemein qui fut jeudi matin vinsmes disner à
ESPRENAI, cinq lieues. Où estans arrivés, MM. d’Estissac & de Montaigne s’en allarent à la
messe comme c’estoit leur coutume, en l’eglise Nostre Dame ; & parce que ledit seigr. de
Montaigne avoit veu autrefois ; & lorsque M. le Mareschal de Strossi fut tué au siege de Teonville
qu’on avoit apporté son corps en laditte eglise, il s’enquit de sa sepulture, & trouva qu’il y estoit
enterré sans aucune montre ny de pierre, ny d’armoirie, ny d’épitaphe, vis à vis du grand autel ; &
nous fut dit que la reine l’avoit ainsi fait enterrer sans pompe & ceremonie, parce que c’estoit la
volonté dudit Mareschal. L’evesque de Renes de la maison des Hanequins à Paris, faisoit lors
l’office en laditte eglise de laquelle il est abbé : car c’estoit aussi le jour de la feste de N. Dame de
Septemb. M. de Montaigne accosta en ladite eglise après la messe M. Maldonat, Jhesuite duquel le
nom est fort fameux, à cause de son erudition en theologie & philosophie, & eurent plusieurs propos
de sçavoir ensamble lors & l’après dinée au logis dudit sieur de Montaigne, où ledit Maldonat le
vint trouver. Et entre autres choses, parce qu’il venoit des beings d’Aspa, qui sont au Liege, où il
avoit este avec M. de Nevers, il lui conta que c’estoint des eaus extrememant froides, & qu’on
tenoit là que les plus froides qu’on les pouvoit prendre c’estoit le meilleur. Elles sont si froides,
qu’aucuns qui en boivent en entrent en frisson & en horreur; mais bientost après on en sent une
grande chaleur en l’estomach. Il en prenoit pour sa part cent onces; car il y a des gens qui
fournissent des verres qui portent leur mesure selon la volonté d’un chacun. Elles se boivent non
seulement à jeun, mais encore après le repas. Les opérations qu’il recita sont pareilles aus eaux de
Guascogne. Quant à lui, il disoit en avoir remarqué la force pour le mal qu’elles ne lui avoint pas
faict, en ayant beu plusieurs fois tout suant & tout esmeu. Il a veu par expérience que grenouilles &
autres petites bettes qu’on y gette se meurent incontinent, & dit qu’un mouchouer qu’on mettra
audessus d’un verre plein de ladite eau, se jaunira incontinent. On en boit quinze jours ou trois semaines
pour le moins. C’est un lieu auquel on est très bien accommodé & logé, propre contre toute
obstruction & gravelle. Toutefois ny M. de Nevers ny lui n’en estoint devenus guieres plus sains. Il
avoit avec lui un maistre d’hostel de M. de Nevers, & donnarent à M. de Montaigne un cartel
imprimé sur le sujet du different qui est entre MM. de Montpansier & de Nevers, affin qu’il en fut,
instruit & en peut instruire les gentil’hommes qui s’en enquerroint. Nous partimes de là le vendredy
matin & vinsmes à
CHAALONS, sept lieues. Et y logeasmes à la Couronne qui est un beau logis, & y sert-on en
vesselle d’argeant, & la pluspart des lits & couvertes sont de soie. Les communs battimens de toute
cette contrée sont de croye, coupée à petites pieces quarrées, de demi pied ou environ & d’autres de
terre en gason de mesme forme. Le lendemein nous en partimes après disner, & vinsmes coucher à
VITRI LE FRANÇOIS, sept lieues. C’est une petite ville assise sur la riviere de Marne, battie
depuis trente-cinq ou quarante ans, au lieu de l’autre Vitry qui fut bruslé. Ell’a encore sa premiere
forme bien proportionnée & plaisante, & son milieu est une grande place quarrée des plus belles de
France. Nous apprimes là trois histoires mémorables. L’une que madame la douairiere de Guise de
Bourbon, aagée de quatre vingt sept ans, estoit encor’vivante, & faisant encor un quart de lieuë de
son pied. L’autre, que depuis peu de jours il avoit esté pendu à un lieu nommé Montirandet, voisin
de là, pour telle occasion : Sept ou huit filles d’autour de Chaumont en Bassigni complottarent, il y
a quelques années, de se vestir en masles, & continuer ainsi leur vie par le monde. Entre les autres,
l’une vint en ce lieu de Vitry sous le nom de Mary, guaignant sa vie à estre tisseran ; jeune homme
bien conditionné & qui se rendoit à un chacun ami. Il fiança audit Vitry une femme, qui est encor
vivante ; mais pour quelque desacord qui survint entre eux, leur marché ne passa plus outre. Depuis
estant allé audit Montirandet guaignant tousiours sa vie audit mestier, il devint amoureux d’une
fame laquelle il avoit épousée, & vescut quatre ou cinq mois avecque elle avec son contentement,
à ce qu’on dit; mais ayant, esté reconnu par quelcun dudit Chaumont, & la chose mise en avant à la
justice, elle avoit esté condamnée à estre pendue : ce quelle disoit aymer mieux souffrir que de se
remettre en estat de fille, & fut pendue pour des inventions illicites à supplir au défaut de son sexe.
L’autre histoire, c’est d’un homme encore vivant nommé Germain, de basse condition, sans nul
mestier ni office, qui a esté fille jusques en l’aage de vingt deux ans, veuë & connuë par tous les
habitans de la ville, & remarquée d’autant qu’elle avoit un peu plus de poil autour du menton que
les autres filles ; & l’appelloit-on Marie la barbue. Un jour faisant un effort à un sault, ses outils
virils se produisirent, & le cardinal de Lenoncourt, évesque pour lors de Chalons, lui donna nom
Germain. Il ne s’est pas marié pourtant ; il a une grand’barbe fort espoisse. Nous ne le sceumes
voir, parce qu’il estoit au vilage. Il y a encore en cette ville une chanson ordinaire en la bouche des
filles, où elles s’entr’advertissent de ne faire plus de grandes enjambées, de peur de devenir masle,
comme Marie Germain. Ils disent qu’Ambroise Paré a mis ce conte dans son livre de Chirurgie, qui
est très-certin, & ainsi tesmoigné à M. de Montaigne par les plus apparens officiers de la ville. Delà
nous partismes dimenche matin après desjeuné, & vinsmes d’une trete à
BAR, neuf lieues. Où M. de Montaigne avoit esté autresfois, & n’y trouva de remarquable de
nouveau que la despense estrange qu’un particulier prestre & doyen de là a employé & continue
tous les jours en ouvrages publiques. Il se nomme Gilles de Treves; il a bati la plus sumptueuse
chapelle de marbre, de peintures & d’ornemens qui soit en France, & a bati & tantot achevé de
mubler la plus belle maison de la ville qui soit aussi en France, de la plus belle structure, la mieux
compassée, étoffée, & la plus labourée d’ouvrages & d’anrichissemans, & la plus logeable : de quoy
il veut faire un colliege, & est après à le doter & mettre en trein à ses despens. De Bar, où nous
disnames le lundi matin, nous nous en vinsmes coucher à
MANNESE, quatre lieues. Petit village où M. de Montaigne fut arresté, à cause de sa colicque,
qui fut aussi cause qu’il laissa le dessein qu’il avoit aussi faict de voir Toul, Metz, Nancy, Jouinville
& St. Disier, comme il avoit délibéré, qui sont villes épandues autour de cette route; pour gaigner
les beings de Plombieres en diligence. De Mannese, nous partismes mardi, au matin & vinsmes
disner à
VAUCOULEUR, une lieue. Et passames le long de la riviere de Meuse dans un village nommé.
DONREMY, sur Meuse, à trois lieues dudit Vaucouleur. D’où estoit natifve cette fameuse
pucelle d’Orléans, qui se nommoit Jeane Day ou Dallis. Ses descendans furent annoblis par faveur
du Roi & nous monstrarent les armes que le roi leur donna, qui sont d’azur à un’espée droite
couronnée & poignée d’or, & deux fleurs de lis d’or au côté de ladite espée ; de quoi un receveur de
Vaucouleur donna un escusson peint à M. de Caselis. Le devant de la maisonnette où elle naquit est
toute peinte de ses gestes mais l’aage en a fort corrompu la peinture. Il y a aussi un abre le long
d’une vigne qu’on nomme, l’abre de la Pucelle, qui n’a nulle autre chose à remarquer. Nous
vinsmes ce soir coucher à
NEUFCASTEAU, cinq lieues. Où en l’église des Cordeliers il y a force tumbes anciennes de
trois ou quatre cens ans de la noblesse du païs, desqueles toutes les inscriptions sont en ce lengage :
Cy git tel qui fut mors lors que li milliares courroit per mil deux cens &c. M. de Montaigne vit leur
librairie où il y a force livres ; mais rien de rare, un puis qui se puise à fort grands seaus en roullant
avec les pieds un plachié de bois qui est appuyé sus un pivot, auquel tient une piece de bois ronde à
laquelle la corde du puis est attachée. Il en avoit veu ailleurs de pareils. Joingnant le puis, il y a un
grand vaisseau de pierre eslevé audessus de la marselle de cinq ou six pieds, où le seau se monte ; &
sans qu’un tiers s’en mesle, l’eau se renverse dans ledit vaisseau, & en ravalle quand il est vuide. Ce
vaisseau est de telle hauteur que par icelui avec des canaus de plomb, l’eau du puis se conduit à leur
réfectoire & cuisine & boulangerie, & réjaillit par des corps de pierre eslevés en forme de fonteines
naturelles. De Neufchasteau où nous desjunasmes le matin, nous vinsmes soupper à
MIRECOURT, six lieues. Belle petite ville où M. de Montaigne ouyt nouvelles de M. & Mad.
de Bourbon qui en sont fort voisins. Et lendemein matin après des-juner alla voir à un quart de lieue
de là, à quartier de son chemin, les religieuses de Poussay. Ce sont religions de quoi il y en a
plusieurs en ces contrées là establies pour l’institution des filles de bonne maison. Elles y ont
chacune un bénéfice, pour s’en entretenir, de cent, deux cens ou trois cens escus, qui pire, qui
meilleur, & une habitation particuliere où elles vivent chacune à part soi. Les filles en nourrice y
sont reçues. Il n’y a nulle obligation de virginité, si ce n’est aus officieres, comme abbesse prieure
& autres. Elles sont vestues en toute liberté, comme autres damoiselles, sauf un voile blanc sus la
tête & en l’église pendant l’office un grand manteau qu’elles laissent en leur siege au cœur. Les
compaignies y sont reçues en toute liberté, chez les religieuses particulieres qu’on y va rechercher,
soit pour les poursuivre à épouser, ou à autre occasion. Celles qui s’en vont peuvent résigner &
vendre leur bénéfice à qui elles veulent, pourveu qu’elle soit de condition requise. Car il y a des
seigneurs du païs qui ont cette charge formée, & s’y obligent par serment de tesmoingner de la race
des filles qu’on y présente. Il n’est pas inconvenient qu’une seule religieuse ait trois ou quatre
bénéfices. Elles font au demeurant le service divin coimme ailleurs. La plus grand part y finissent
leurs jours & ne veulent changer de condition. Delà nous vinsmes soupper à
ESPINÉ, cinq lieuës. C’est une belle petite ville sur la riviere de la Moselle où l’entrée nous fût
refusée d’autant que nous avions passé à Neufchasteau, où la peste avoit été il n’y a pas
long-temps. Lendemain matin nous vinsmes disner à
PLOMMIERES, quatre lieues. Depuis Bar-le-Duc les lieues reprennent la mesure de Guascogne,
& vont s’allongeant vers l’Allemagne, jusques à les doubler & tripler enfin. Nous y entrasmes le
vendredy 16e de Septemb. 1580 à deux heures après midi. Ce lieu est assis aux confins de la
Lorreine & de l’Allemagne dans une fondriere, entre plusieurs collines hautes & coupées, qui le
serrent de tous costés. Au fond de cette vallée naissent plusieurs fonteines tant froides naturelles,
que chaudes : l’eau chaude n’a nulle senteur ny goust, & est chaude tout ce qui s’en peu souffrir au
boire, de façon que M. de Montaigne estoit contraint de la remuer de verre à autre. Il y en a deux
seulement de quoi on boit. Celle qui tourne le cul à l’orient & qui produit le being qu’ils appellent
le being de la reine, laisse en la bouche quelque goust doux comme de regalisse sans autre deboire,
si ce n’est que si on s’en prent garde fort attentivement, il sembloit à M. de Montaigne qu’elle
rapportoit je ne sçay quel goust de fer. L’autre qui sourd du pied de la montagne opposite, de quoi
M. de Montaigne ne but qu’un seul jour, a un peu d’aspreté, & y peut-on decouvrir la faveur de
l’alun. La façon du païs, c’est seulement de se beingner deux ou trois fois le jour. Aucuns prennent
leur repas au being, où ils se font communement ventouser & scarifier, & ne s’en servent qu’après
s’estre purgés. S’ils boivent, c’est un verre ou deux dans le being. Ils trouvoint estrange la façon de
M. de Montaigne, qui sans médecine précédente en beuvoit neuf verres, qui revenoint environ à un
pot, tous les matins à sept heures ; disnoit à midy ; & les jours qu’il se beingnoit, qui estoit de deux
jours l’un, c’estoit sur les quatre heures, n’arrestant au being qu’environ un heure. Et ce jour là il se
passoit volontiers de soupper. Nous vismes des hommes gueris d’ulceres, & d’autres de rougeurs
par le corps. La coustume est d’y estre pour le moins un mois. Ils y louent beaucoup plus la saison
du printemps en May. Ils ne s’en servent guiere après le mois d’Aoust, pour la froideur du climat ;
mais nous y trouvasmes encore de la compaignie, à cause que la secheresse & les chaleurs avoint
estés plus grandes & plus longues que de coustume. Entre autres, M. de Montaigne contracta amitié
& familiarité avec le seigneur d’Andelot, de la Franche-Conté, duquel le pere estoit grand escuyer
de l’empereur Charle cinquiesme, & lui premier mareschal de camp de l’armée de Don Jouan
d’Austria, & fut celui qui demeura gouverneur de St. Quintin lorsque nous la perdismes. Il avoit un
endroit de sa barbe tout blanc & un costé de sourcil ; & récita à M. de Montaigne que ce
changement lui estoit venu en un instant, un jour estant ches lui plein d’ennui pour la mort d’un
sien frere que le duc d’Albe avoit faict mourir comme complice des Contes d’Eguemont & de
Hornes, qu’il tenoit sa teste appuyée sur sa main par cet endroit, de façon que les assistans
pensarent que ce fut de la farine qui lui fut de fortune tombée là. Il a depuis demeuré en cette façon.
Ce being avoit autrefois été fréquenté par les Allemans seulement ; mais depuis quelques ans ceux
de la Franche-Conté & plusieurs François y arrivent à grand foule. Il y a plusieurs beings, mais il y
en a un grand & principal basti en forme ovalle d’un’antienne structure. Il a trente-cinq pas de long
& quinze de large. L’eau chaude sourd par le dessoubs à plusieurs surgeons, & y faict on par le
dessus escouler de l’eau froide pour moderer le being, selon la volonté de ceux qui s’en servent.
Les places y sont distribuées par les costés avec des barres suspendues, à la mode de nos équiries,
& jette on des ais par le dessus pour eviter le soleil & la pluye. Il y a tout autour des beings trois ou
quatre degrés de marches de pierre à la mode d’un théatre, où ceux qui se beingnent peuvent estre
assis ou appuyés. On y observe une singuliere modestie, & si est indécent aux hommes de s’y
mettre autrement que tous nuds, sauf un petit braiét, & les fames sauf une chemise. Nous logeames
à l’Ange qui est le meilleur logis, d’autant qu’il respond aux deux beings. Tout le logis où il y avoit
plusieurs chambres ne coustoit que quinze solds par jour. Les hostes fournissent partout du bois
pour le marché ; mais le païs en est si plein qu’il ne couste qu’à coupper. Les hostesses y font fort
bien la cuisine. Au temps de grand presse ce logis eut cousté un escu le jour, qui est bon marché.
La nourriture des chevaus à sept solds. Tout autre sorte de despence à bonne & pareille raison. Les
logis n’y sont pas pompeus, mais fort commodes ; car ils font, par le service de force galeries, qu’il
n’y a nulle sujection d’une chambre à l’autre. Le vin & le pain y sont mauvais. C’est une bonne
nation, libre, sensée, officieuse. Toutes les loix du païs, sont religieusement observées. Tous les
ans ils refrechissent dans un tableau audevant du grand being, en langage Allemand & en langage
François, les lois cy-dessoubs escrites.
Claude de Rynach, chevalier, seigneur de St. Balesmont, Montureulz, en Ferrette, Lendacourt, &c.
conseillier & chambellan de nostre souverain seigneur monseigneur le Duc &c. & son bally de
Vosges :
« SÇAVOIR faisons, que pour le repos asseuré & tranquilité de plusieurs dames & autres personnages
notables affluans de plusieurs regions & païs en ces beings de Plommieres, avons, (suivant
l’intention de son Altesse), statué & ordonné, statuons & ordonnons ce qui suit :
Sçavoir est, que l’antienne discipline de correction pour les fautes legieres demeurera ès mains
des Allemands, comme l’antienneté ; ausquels est enjoint faire observer les cérimonies, status &
polices desquelles ils ont usé pour la decoration desdits beings & punition des fautes qui seront
commises par ceux de leurs nations, sans exception de personnes, par forme de rançon, & sans user
d’aucuns blasphemes & autres propos irreverens contre l’église catholicque & traditions d’icelle.
Inhibiton est faite à toutes personnes, de quelle qualité, condition, region, & province qu’ils
soient, se provocquer de propos injurieus & tendans à querelle, porter armes esdits beings, donner
desmanty, ny mettre la main aus armes, à peinne d’estre punys griefvement, comme infracteurs de
sauve-guarde, rebelles & désobéissans à son Altesse.
Aussi à toutes filles prostituées & impudicques d’entrer ausdits beings ny d’en approcher de cinq
cens pas, à peine du fuët des quattre carres desdits beings. Et sur les hostes qui les auront reçeues ou
recelés, d’emprisonnemant de leurs personnes & d’amande arbitraire.
Soubs mesme peinne est défendu à tous user envers les dames, damoiselles & autres fames &
filles estans, ausdits beings d’aucuns propos lascifs ou impudiques, faire aucuns attouchemens
deshonnestes, entrer ni sortir desdits beings irreveremment contre l’honnesteté publique.
Et parceque, par le benefice desdits beings, Dieu & nature nous procurent plusieurs guerisons &
soulagemans, & qu’il est requis une honneste mundicité & pureté, pour obvier à plusieurs contagions
& infections que s’y pourroint engendrer, est ordonné expressément au maistre desdits beings,
prendre soingneuse garde & visiter les corps de ceux qui y entreront, tant de jour que de nuict, les
faisant contenir en modestie & silence pendant la nuict, sans bruict, scandal ni derision. Que si
aucun personnage ne lui est à ce faire obeissant, il en face prompte délation au magistrat, pour en
faire punition exempleiremant.
Au surplus est prohibé & défendu à toutes personnes venans de lieus contagieus, de se présenter
ny approcher de ce lieu de Plommieres, à peine de la vie ; enjoignant bien expressemant aus
mayeurs & gens de justice d’y prendre soingneuse garde, & à tous habitans dudict lieu de nous
donner billets contenans les noms & surnoms & residence des personnes qu’ils auront reçeus &
logés, à peine de l’emprisonnemant de leurs personnes.
Toutes lesquelles ordonnances ci dessus declarées ont esté cejourdhui publiées audevant du grand
being dudit Plommieres, & copies d’icelles fichées tant en langue françoise qu’allemande, au lieu
plus proche & plus apparent du grand being, & signé de nous Bally de Vosges. Donné audit
Plommieres le 4e jour du mois de Mai l’an de grace Notre Seigneur mille cinq cens … »
le nom du Bally.
Nous arrestames audict lieu depuis ledict jour 18e jusques au 27e de Septembre. M. de Montaigne
beut onze matinées de ladicte eau, neuf verres huict jours, & sept verres trois jours, & se beigna
cinq fois. Il trouva l’eau aysée à boire & la randoit tous jours avant disner. Il n’y connut nul autre
effect que d’uriner. L’appetit, il l’eut bon ; le sommeil, le ventre, rien de son état ordinaire ne
s’empira par cette potion. Le sixiesme jour il eut la colicque très vehemente, & plus que les siennes
ordineres, & l’eut au costé droit, où il n’avoit jamais senty de doleur qu’une bien legiere à Arsac,
sans opération. Cette ci lui dura quattre heures, en sentit evidemmant l’opération & l’écoulement de
la pierre par les ureteres & bas du ventre. Les deux premiers jours, il rendit deux petites pierres qui
estoint dedans la vessie & depuis par fois du sable. Mais il partit desdicts beings estimant avoir
encore en la vessie & la pierre de la susdite colicque, & autres petites, desquelles il pensoit avoir
senty la descente. Il juge l’effect de ces eaus & leur qualité pour son regard fort pareilles à celle de
la fontaine haute de Banieres où est le being. Quant au being, il le trouve de tres douce temperature
; & de vray les enfans de six mois & d’un an, sont ordinairement à grenouiller dedans. Il suoit fort
& doucement. Il me commanda, à la faveur de son hostesse, selon l’humeur de la nation, de laisser
un escusson de ses armes en bois, qu’un pintre dudit lieu fit pour un escu, & le fit l’hostesse
curieusemant attacher à la muraille par le dehors. Ledit jour 27e de Septembre, après disner, nous
partimes & passames un païs montaigneus, qui retentissoit partout soubs les pieds de nos chevaus,
comme si nous marchions sur une voûte ; & sembloit que ce fussent des tabourins qui
tabourdassent autour de nous & vinsmes coucher à
REMIREMONT, deux lieues. Belle petite ville & bon logis à la Licorne ; car toutes les villes de
Lorrene, (c’est la derniere) ont les hostelleries autant commodes & le tretemant aussi bon qu’en nul
endroit de France. Là est cette Abbaïe de relligieuses si fameuse, de la condition de celles que j’ay
dittes de Poussai. Elles pretendent, contre M. de Lorrene, la souveraineté & principauté de cette
ville. MM. d’Estissac & de Montaigne les furent voir soudain après estre arrivés, & visitarent plusieurs
logis particuliers, qui sont très beaus & très bien meublés. Leur abbesse estoit morte, de la
maison d’Inteville, & estoit-on après la creation d’une autre, à quoi prétendoit la sœur du conte de
Salmes. Ils furent voir la doïene qui est de la maison de Lutre, qui avoit faict cet honneur à M. de
Montaigne, d’envoyer le visiter aux beings de Plommieres, & envoïer des artichaus, perdris, & un
barril de vin. Ils apprindrent là, que certeins villages voisins leur doivent de rente deux bassins de
nege, tous les jours de Pentecouste ; & à faute de ce, une charrette attelée de quatre beufs blancs. Ils
disent que cette rante de nege ne leur manque jamais ; si est qu’en la saison que nous y passames les
chaleurs y estoint aussi grandes qu’elles soint en nulle saison en Guascogne. Elles n’ont qu’un voile
blanc sur la teste & audessus un petit loppin de crépe. Les robes, elles les portent noires de telle
etoffe & façon qu’il leur plaist, pendant qu’elles sont sur les lieux; ailleurs, de couleur ; les cotillons
à leur poste, & escarpins & patins ; coeffées au dessus de leur voile, comme les autres. Il leur faut
estre nobles de quatre races du coté de pere & de mere. Ils prindrent congé d’elles dès le soir.
Lendemein au point du jour, nous partismes de là. Comme nous estions à cheval, la doïenne envoïa
un gentil’homme vers M. de Montaigne, le priant d’aller vers elle, ce qu’il fit ; cela nous arresta une
heure. La compagnie de ces dames lui dona procuration de leurs affaires à Rome. Au partir de là,
nous suivimes longtems un très beau & très plaisant vallon, coutoiant la riviere de Moselle &
vinsmes disner à
BOSSAN, quatre lieues. Petit meschant village, le dernier du langage françois, où MM.
d’Estissac & de Montaigne revetus de souguenies de toile qu’on leur préta, allarent voir des mines
d’argent, que M. de Lorrene a là, bien deux mille pas dans le creus d’une montaigne. Après disner,
nous suivimes par les montaignes où on nous monstra, entre autres choses, sur des rochers
inaccessibles, les aires où se prennent les autours, & ne coutent là que trois testons du païs, & la
source de la Moselle ; & vinsmes souper à
TANE, quatre lieuës. Premiere ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemein au
matin, trouvames une belle & grande plene flanquée à main gauche de coutaus pleins de vignes, les
plus belles & les mieux cultivées, & en telle estandue, que les Guascons qui estoint là, disoint n’en
avoir jamais veu tant de suite. Les vandanges se faisoint lors : nous vinsmes disner à
MELHOUSE, deux lieues. Une belle petite ville de Souisse, du quanton de Bale. M. de
Montaigne y alla voir l’église; car ils n’y sont pas catholiques. Il la trouva, comme en tout le païs,
en bonne forme ; car il n’y a quasi rien de changé ; sauf les autels & images qui en sont à dire, sans
difformité. Il print un plesir infini à voir la liberté & bonne police de cette nation, & son hoste du
Reisin revenir du conseil de laditte ville & d’un palais très magnifique & tout doré, où il avoit
présidé, pour servir ses hostes à table ; & un home sans suite & sans authorité, qui lui servoit à
boire, avoit mené quattre enseignes de gens de pied contre le service du roy, sous le Casemir en
France, & estre pansionnere du Roy à trois cens escus par an, il y a plus de vint ans. Lequel
seigneur lui recita à table, sans ambition & affectation, sa condition & sa vie: lui dit, entre autres
choses, qu’ils ne font nulle difficulté, pour leur religion, de servir le roy contre les huguenots
mesmes ; ce que plusieurs autres nous rendirent en notre chemin, & qu’à notre siege de la Fere il y
en avoit plus de cinquante de leur ville ; qu’ils epousent indifferemment les fames de notre religion
au prestre, & ne les contreignent de changer. Delà après disné nous suivimes un païs beau, plein,
très fertile, garny de plusieurs beaus villages & hosteleries, & nous rendismes à coucher à
BASLE, trois lieues. Belle ville de la grandeur de Blois ou environ de deux pieces ; car le Rein
traverse par le milieu sous un grand & très-large pont de bois. La seigneurie fit cest honneur à MM.
d’Estissac & de Montaigne que de leur envoyer par l’un de leurs officiers de leur vin, avec une
longue harangue qu’on leur fit estant à table, à laquelle M. de Montaigne respondit fort long-temps,
estans descouvers les uns & les autres, en presence de plusieurs Allemans & François qui estoint au
poisle avecques eus. L’hoste leur servit de truchement. Les vins y sont fort bons. Nous y vismes de
singulier la maison d’un médecin nommé Foelix Platerus, la plus pinte & enrichie mignardise à la
Françoise qu’il est possible de voir ; laquelle ledit médecin a bâtie fort grande, ample &
sumptueuse. Entre autres choses, il dresse un livre de simples qui est desja fort avancé ; & au lieu
que les autres font pindre les herbes selon leurs couleurs, lui a trouvé l’art de les coler toutes
naturelles si propremant sur le papier, que les moindres feuilles & fibres y apparoissent, come elles
sont, & il feuillette son livre, sans que rien en eschappe ; & monstra des simples qui y estoint collés,
y avoit plus de vint ans. Nous vismes aussi & ches luy & en l’escole publique des anatomies
entieres homes morts, qui se tiennent. Ils ont cela que leur horologe dans la ville, non pas au
fauxbourgs, sone tousjours les heures d’une heure avant le temps. S’il sone dix heures, ce n’est à
dire que neuf : parce, disent-ils, qu’autrefois une tele faute de leur horologe fortuite preserva leur
ville d’une entreprise qu’on y avoit faite. Basilee s’appelle non du mot grec, mais parceque base
signifie passage en Allemant. Nous y vismes force de gens de sçavoir, come Grineus, & celui qui a
fait le Theatrum, & ledit medecin (Platerus), & François Hottoman. Ces deux derniers vindrent
soupper avec Messieurs, lendemein qu’ils furent arrivés. M. de Montaigne jugea qu’ils estoint mal
d’accord de leur religion, pour les responses qu’il en receut : les uns se disant Zuingliens, les autres
Calvinistes, & les autres Martinistes ; & si fut averty que plusieurs couvoint encore la religion romene
dans leur cœur. La forme de donner le sacremant, c’est en la bouche communément: toutefois
tend la main qui veut, & n’osent les ministres remuer cette corde de ces différences de religions.
Leurs églises ont au dedans la forme que j’ai dict ailleurs. Le dehors est plein d’images & les
tumbeaus antiens entiers, où il y a prieres pour les ames des trespassés. Les orgues, les cloches, &
les crois des clochiers, & toute sorte d’images aus verrieres y sont en leur entier & les bancs &
sieges du cœur. Ils mettent les fons baptismaus à l’antien lieu du grand autel, & font bastir à la teste
de la nef un autre autel, pour leur cene ; celui de Basle est d’un très beau plan. L’église des
Chartreus, qui est un très beau bastimant, conservée, & entretenue curieusemant ; les ornemans
mesmes y sont & les meubles, ce qu’ils alleguent pour tesmoingner leur fidelité, estant obligés à
cela par la foy qu’ils donnarent lors de leur accord. L’évesque du lieu qui leur est fort ennemi, est
logé hors de la ville en son diocese, & maintient la pluspart du reste, en la campaigne, en la religion
antienne, jouit de bien 50000 liv. de la ville, & se continue l’élection de l’évesque. Plusieurs se
pleinsirent à M. de Montaigne de la dissolution des fames & yvrognerie des habitans. Nous y
vismes tailler un petit enfant d’un pauvr’home pour la rupture, qui fut treté bien rudemant par le
chirurgien. Nous y vismes une très-belle librerie publicque sur la riviere & en très-belle assiette.
Nous y fumes tout le lendemein, & le jour après y disnames & prinsmes le chemin le long du Rhin
deux lieues ou environ ; & puis le laissames sur la main gauche suivant un païs bien fertile & assés
plein. Ils ont une infinie abondance de fonteines en toute cette contrée ; il n’est village ny carrefour
où il n’y en aye de très belles. Ils disent qu’il y en a plus de trois cens à Basle de conte faict. Ils sont
accoustumés aus galeries, mesmes vers la Lorreine, qu’en toutes les maisons ils laissent entre les
fenestres des chambres hautes des portes qui respondent en la rue, attendant d’y faire quelque jour
des galeries. En toute cette contrée, depuis Espiné il n’est si petite maison de village qui ne soit
vitrée, & les bons logis en reçoivent un grand ornemant, & au dedans & au dehors, pour en estre
fort accommodées, & d’une vitre ouvrée en plusieurs façons. Ils y ont aussi foison de fer & de bons
ouvriers de cette matiere : ils nous surpassent de beaucoup, & en outre il n’y a si petite église, où il
n’y ait un horologe & quadran magnifiques. Ils sont aussi excellens en tuillieres, de façon que les
couvertures des maisons sont fort embellies de bigarrures de tuillerie plombée en divers ouvrages,
& le pavé de leurs chambres ; & il n’est rien plus délicat que leurs poiles qui sont de potterie. Ils se
servent fort de sapin & ont de très-bons artisans de charpenterie; car leur futaille est toute labourée
& la pluspart vernie & pinte. Ils sont sumptueux en poiles, c’est-à-dire, en sales communes à faire le
repas. En chaque sale, qui est très-bien meublée d’ailleurs, il y aura volantiers cinq ou six tables
équipées de bancqs, là où tous les hostes disnent ensemble, chaque trope en sa table. Les moindres
logis ont deux ou trois telles salles très-belles. Elles sont fort persées & richement vitrées ; mais il
paroist bien qu’ils ont plus de souyn de leurs disners que du demeurant : car les chambres sont bien
aussi chetifves. Il n’y a jamais de rideaus aux licts, & tousjours trois ou quatre licts tous joingnans
l’un l’autre, en une chambre ; nulle cheminée, & ne se chauffet’on qu’en commun , & aus poiles :
car ailleurs nulles nouvelles de feu ; & treuvent fort mauvais qu’on aille en leurs cuisines. Estans
très mal propres au service des chambres : car bien heureux qui peut avoir un linceul blanc, & le
chevet à leur mode n’est jamais couvert de linceul, & n’ont guiere autre couverte qu’une d’une
coite, cela bien sale. Ils sont toutefois excellans cuisiniers, notamment de poisson. Ils n’ont nulle
defense du serein ou du vent, que la vitre simple, qui n’est nullement couverte de bois, & ont leurs
maisons fort percées & cleres ; soit en leurs poiles, soit en leurs chambres ; & eus ne ferment guiere
les vitres mesmes la nuit. Leur service de table est fort différent du nostre. Ils ne se servent jamais
d’eau à leur vin, & ont quasi raison ; car leurs vins sont si petits, que nos gentilshommes les
trouvoint encore plus foibles que ceux de Guascongne fort baptisés, & si ne laissent pas d’estre bien
delicats. Ils font disner les valets à la table des maistres, ou à une autre table voisine quant & quant
eus : car il ne faut qu’un valet à servir une grande table, d’autant que chacun ayant son gobelet ou
tasse d’argent en droit sa place, celui qui sert se prend garde de remplir ce gobelet aussitost qu’il est
vuide, sans le bouger de sa place, y versant du vin de loin à tout un vaisseau d’estain ou de bois qui
a un long bec. Et quant à la viande, ils ne servent que deux ou trois plats au coupon, ils meslent
diverses viandes ensamble bien apprestées & d’une distribution bien esloignée de la nostre, & les
servent par fois les uns sur les autres, par le moyen de certains instrumens de fer qui ont des longues
jambes. Sur cet instrument il y a un plat & audessoubs un autre. Leurs tables sont fort larges &
rondes, & carrées, si qu’il est mal aysé d’y porter les plats. Ce valet desser ayséemant ces plats tout
d’un coup, & on sert autres deux, jusques à six ou sept tels changemans. Car un plat ne se sert
jamais que l’autre n’en soit hors ; & quant aux assietes, comme ils veulent servir le fruit, ils servent
au milieu de la table, après que la viande est ostée, un panier de cliffe ou un grand plat de bois peint,
dans lequel panier le plus apparent jete le premier son assiete & puis les autres : car en cela on observe
fort le rang d’honneur. Le panier ce valet l’emporte ayséemant, & puis sert tout le fruit en
deux plats, comme le reste, pesle mesle, & y meslent volentiers des rifors, comme des poires cuites
parmi le rosti. Entre autres choses, ils font grand honneur aus escrevisses, & en servent un plat
tousjours couvert par priviliege, & se les entrepresentent : ce qu’ils ne font guiere d’autre viande.
Tout ce païs en est pourtant plein, & s’en sert à tous les jours, mais ils l’ont en délices. Ils ne
donnent point à laver à l’issue & à l’entrée ; chacun en va prandre à une petite eguiere attachée à
couin de la sale, comme ches nos moines. La pluspart servent des assietes de bois, voire & des pots
de bois & vesseaux à pisser, & cela net & blanc ce qu’il possible. Autres sur les assietes de bois y
en ajoutent d’étain jusques au dernier service du fruit, où il n’en y a jamais que de bois. Ils ne
servent le bois que par coustume ; car là mesme où ils le servent ils donnent des gobelets d’argent à
boire, & en ont une quantité infinie. Ils netoyent & fourbissent exactement leurs meubles de bois,
jusques aus planchiers des chambres. Leurs licts sont eslevés hauts, que communéemant on y monte
par degrés, & quasi par tout des petits licts audessoubs des grands. Com’ils sont excellans ouvriers
de fer, quasi toutes leurs broches se turnent par ressors ou par moyen des poids, comme les
horologes, ou bien par certenes voiles de bois de lapin larges & legieres qu’ils logent dans le tuïau
de leurs cheminées, qui roulent d’une grande vitesse au vent de la fumée & de la vapeur du feu ; &
font aler le rost mollemant & longuemant : car ils assechissent un peu trop leur viande. Ces molins à
vent ne servent qu’aus grandes hostelleries où il y a grand feu, comme à Bade. Le mouvemant en
est très uni & très constant. La pluspart des cheminées, depuis la Lorrenne, ne sont pas à nostre
mode ; ils eslevent des foyers au milieu ou au couin d’une cuisine, & amployent quasi toute la
largeur de cette cuisine au tuïau de la cheminée. C’est une grande ouverture de la largeur de sept ou
huict pas en carré qui se va aboutissant jusques au haut du logis. Cela leur donne espace de loger en
un andret leur grand voile qui chez nous occuperoit tant de place en nos tuïeaus, que le passage de
la fumée en seroit empesché. Les moindres repas sont de trois ou quatre heures pour la longeur de
ces services ; & à la vérité ils mangent aussi beaucoup moins hativement que nous & plus
seinement. Ils ont grande abondance de toutes sortes de vivres de cher & de poisson & couvrent fort
sumptueusement ces tables, au moins la nostre. Le vendredy on ne servit à personne de la cher, &
ce jour là ils disent qu’ils n’en mangent pouint volantiers. La charté pareille qu’en France autour de
Paris. Les chevaus ont plus d’avoine d’ordinere qu’ils n’en peuvent manger. Nous vinsmes coucher
à
HORNES, quatre lieues. Un petit village de la duché d’Austriche. Lendemein qui estoit
dimenche, nous y ouymes la messe, & y remerquay cela que les fames tiennent tout le costé gauche
de l’église & les homes le droit, sans se mesler. Elles ont plusieurs ordres de bancs de travers les
uns après les autres de la hauteur pour se seoir. Là elles se mettent de genous & non à terre, & sont
par conséquent come droites ; les homes ont outre cela devant eus des pieces de bois de travers pour
s’appuyer, & ne se mettent non plus à genous que sur les sieges qui sont davant eux. Au lieu que
nous joingnons les mains pour prier Dieu à l’eslevation, ils les escartent l’une de l’autre toutes ouvertes,
& les tiennent ainsi eslevées jusques à ce que le prestre monstre la paix. Ils presentarent à
MM. d’Estissac & de Montaigne le troisiesme banc des homes, & les autres au dessus d’eus furent
après sesis par les homes de moindre apparence, come aussi du costé des fames. Il nous sambloit
qu’aus premiers rangs ce n’estoit pas les plus honorables. Le truchement & guide que nous avions
pris à Basle, messagier juré de la ville, vint à la messe avec nous, & montroit à sa façon y estre avec
une grande devotion & grand desir. Après disner, nous passames la riviere d’Arat à Broug, belle
petite ville de MM. de Berne, & delà vinsmes voir une abbaïe que la reine Catherine de Honguerie
donna aus seigneurs de Berne l’an 1524, où sont enterrés Leopold, archiduc d’Austriche, & grand
nombre de gentilshomes qui furent deffaits avec lui par les Souisses l’an 1386. Leurs armes & noms
y sont encore escris, & leurs despouilles maintenues curieusemant. M. de Montaigne parla là à un
seigneur de Berne qui y commande, & leur fit tout monstrer. En cette abbaïe il y a des miches de
pain toutes prettes & de la souppe pour les passans qui en demandent, & jamais n’en y a nul refusé
de l’institution de l’abbaïe. Delà nous passames à un bac qui se conduit avec une polie de fer
attachée à une corde haute qui traverse la riviere de Reix qui vient du lac de Lucerne, & nous
randismes à
BADE, quatre lieues, petite ville & un bourg à part où sont les beings. C’est une ville
catholicque sous la protection des huict cantons de Souisse, en laquelle il s’est faict plusieurs
grandes assemblées de princes. Nous ne logeames pas en la ville, mais audit bourg qui est tout au
bas de la montaigne le long d’une riviere, ou un torrent plustot, nommé Limaq, qui vient du lac de
Zuric. Il y a deux ou trois beings publicques decouvers, de quoi il n’y a que les pauvres gens qui se
servent. Les autres en fort grand nombre sont enclos dans les maisons, & les divise t’on & départ en
plusieurs petites cellules particulieres, closes & ouvertes qu’on loue avec les chambres : lesdites
cellules les plus délicates & mieux accommodées qu’il est possible, y attirant des veines d’eau
chaude pour chacun being. Les logis très magnifiques. En celui où nous logeames, il s’en veu pour
un jour trois cens bouches à nourrir. Il y avoit encore grand compaignie, quand nous y estions, &
bien cent septante licts qui servoint aux hostes qui y estoint. Il y a dix sept poiles & onze cuisines,
& en un logis voisin du nostre, cinquante chambres meublées. Les murailles des logis sont toutes
revestues d’escussons des gentils hommes qui y ont logé. La ville est au haut audessus de la croupe,
petite & très-belle comme elles sont quasi toutes en cette contrée. Car outre ce qu’ils font leurs rues
plus larges & ouvertes que les nostres, les places plus amples, & tant de fenestrages richemant vitrés
par tout, ils ont telle coutume de peindre quasi toutes les maisons par le dehors, & les chargent de
desvises qui rendent un très plesant prospect : outre ce que il n’y a nulle ville où il n’y coule
plusieurs ruisseaus de fonteines, qui sont eslevées richemant par les carrefours, ou en bois ou en
pierre. Cela faict parétre leurs villes beaucoup plus belles que les Françoises. L’eau des beings rend
un odeur de soufre à la mode d’Aigues caudes & autres. La chaleur en est moderée comme de
Barbotan ou Aigues caudes, & les beings à cette cause fort dous & plesans. Qui aura à conduire des
dames qui se veuillent beigner avec respect & délicatesse, il les peut mener là, car elles sont aussi
seules au bein, qui samble un très riche cabinet, cler, vitré, tout au tour revetu de lambris peint &
planché très propremant ; à tout des sieges & des petites tables pour lire ou jouer si on veut etant
dans le bein. Celuj qui se beingne, vuide & reçoit autant d’eau qu’il lui plaict ; & a t’-on les
chambres voisines chacune de son bein, les proumenoers beaus le long de la riviere, outre les
artificiels d’aucunes galeries. Ces beings sont assis en un vallon commandé par les costés de hautes
montaignes, mais toutefois pour la pluspart fertiles & cultivées. L’eau au boire est un peu fade &
molle, come une eau battue, & quant au goust elle sent au souffre ; elle a je ne scay quelle picure de
falure. Son usage à ceus du païs est principalemant pour ce being, dans lequel ils se font corneter &
seigner si fort, que j’ay veu les deux beings publicques parfois qui sembloint estre de pur sang.
Ceux qui en boivent à leur coutume, c’est un verre ou deux pour le plus. On y arréte ordinairement
cinq ou six sepmaines, & quasi tout le long de l’esté ils sont fréquentés. Nulle autre nation ne s’en
ayde, ou fort peu que l’Allemande ; & ils y viennent à fort grandes foules. L’usage en est fort
antien, & duquel Tacitus faict mantion ; il en chercha tant qu’il peut la maitresse source & n’en peut
rien apprendre ; mais de ce qu’il samble, elles sont toutes fort basses & au niveau quasi de la
riviere. Elle est moins nette que les autres eaus que nous avons veu ailleurs, & charrie en la puisant
certenes petites filandres fort menues. Elle n’a point ces petites etincelures qu’on voit briller dans
les autres eaus souffrées, quand on les reçoit dans le verre, & comme dit le seigneur Maldonat,
qu’ont celles de Spa. M. de Montaigne en beut lendemein que nous fumes arrivés, qui fut lundi
matin, sept petits verres qui revenoint à une grosse chopine de sa maison ; landemein cinq grands
verres qui revenoint à dix de ces petits, & pouvoint faire une pinte. Ce mesme mardy à l’heure de
neuf heures du matin, pendant que les autres disnoint, il se mit dans le bein, & y sua depuis en estre
sorti bien fort dans le lict. Il n’y arresta qu’une demy heure ; car ceus du païs qui y sont tout le long
du jour à jouer & à boire, ne sont dans l’eau que jusqu’aus reins ; lui s’y tenoit engagé jusques au
col, estandu le long de son bein. Et ce jour partit du bein un seigneur Souisse, fort bon serviteur de
notre couronne, qui avoit fort entretenu M. de Montaigne tout le jour precedant des affaires du païs
de Souisse, & lui montra une lettre que l’ambassadeur de France, fils du président du Harlay
(Achille) lui escrivoit de Solurre où il se tient lui recommandant le service du roi pendant son
absence, etant mandé par la Reine de l’aller trouver à Lion, & de s’opposer aus desseins d’Espaigne
& de Savoïe. Le Duc de Savoïe qui venoict de deceder, avoit faict alliance il y avoit un an ou deux
avec aucuns cantons : à quoy le Roy avoit ouvertemant resisté, allegant que lui estant des-jà obligés,
ils ne pouvoint recevoir nulles nouvelles obligations sans son interest; ce que aucuns de cantons
avoint gousté, mesme par le moyen dudit Sr. Souïsse, & avoint refusé cette alliance. Ils reçoivent à
la vérité le nom du Roy en tous ces quartiers là, avec reverence & amitié, & nous y font toutes les
courtoysies qu’il est possible. Les Espaignols y sont mal. Le trein de ce Souisse estoit quatre
chevaus. Son fils qui est desja pensionnere du Roy, come le pere sur l’un, un valet sur l’autre, une
fille grande & belle sur un autre, avec une housse de drap & planchette à la françoise, une male en
croppe & un porte bonnet à l’arçon, sans aucune fame avec elle ; & si estoint à deux grandes
journées de leur retrete, qui est une ville où ledit sieur est gouverneur ; le bon homme sur le
quatriesme. Les vestemans ordinaires des fames me samblent aussi propres que les nostres, mesme
l’acoustremant de teste qui est un bonnet à la cognarde ayant un rebras par derriere, & par devant,
sur le front, un petit avancemant : cela est anrichi tout au tour de flocs de foye de bords de forrures ;
le poil naturel leur pand par derriere tout cordonné. Si vous leur ostés ce bonnet par jeu, car il ne
tient non plus que les nostres, elles ne s’en offencent pas, & voiés leur teste tout à nud. Les plus
jeunes, au lieu de bonnet, portent des guirlandes sulemant sur la teste. Elles n’ont pas grande différence
de vestemens, pour distinguer leurs conditions. On les salue en baisant la main & offrant à
toucher la leur. Autremant, si en passant vous leur faites des bonnetades & inclinations, la pluspart
se tiennent plantées sans aucun mouvemant, & est leur façon antienne. Aucunes baissent un peu la
teste, pour vous resaluer. Ce sont communéemant belles fames, grandes & blanches. C’est un très
bonne nation mesme à ceus qui se conforment à eux. M. de Montaigne, pour essayer tout à fait la
diversité des mœurs & façons, se laissoit partout servir à la mode de chaque païs, quelque difficulté
qu’il y trouvat. Toutefois en Souisse il disoit qu’il n’en souffroit nulle, que de n’avoir à table qu’un
petit drapeau d’un demi pied pour serviette, & le mesme drapeau, les Souisses ne le deplient par
sulemant en leur disner & si ont force sauces & plusieurs diversité de potages ; mais ils servent
tousjours autant de ceuillieres de bois, manchées d’argent, comme il y a d’homes. Et jamais Souisse
n’est sans cousteau, duquel ils prennent toutes choses & ne mettent guiere la main au plat. Quasi
toutes leurs villes portent au dessus des armes particulieres de la ville, celes de l’Empereur & de la
maison d’Austriche, aussi la pluspart ont esté demambrées dudict archiduché par les mauvais
mesnagiers de cette maison. Ils disent là que tous ceus de cette maison d’Austriche, sauf le Roy
Catholique, sont réduits à grande povreté, mesmemant l’Empereur qui est en peu d’estimation en
Allemaigne. L’eau que M. de Montaigne avoit beu le mardy, lui avoit faict faire trois selles &
s’estoit toute vuidée avant mydy. Le mercredy matin, il en print mesme mesure que le jour
precedent. Il treuve que, quand il se faict suer au bein, le lendemein il fait beaucoup moins d’urines,
& ne rend pas l’eau qu’il a beu ; ce qu’il essaya aussi à Plommieres. Car l’eau qu’il prant
lendemein, il la rend colorée & en rend fort peu, par où il juge qu’elle se tourne en aliment soudain,
soit que l’évacuation de la sueur precedente le face, ou le jûne ; car lorsqu’il se beignoit, il ne faisoit
qu’un repas : cela fut cause qu’il ne se beigna qu’une fois. Le mercredy, son hoste acheta force
poissons ; ledict seigneur s’enqueroit pourquoi c’estoit. Il lui fut respondu, que la pluspart dudit lieu
de Bade mangeoint poisson le mercredy par religion : ce qui lui confirma ce qu’il avoit ouy dire,
que ceus qui tiennent là la religion catholique, y sont beaucoup plus tandus & devotieux par la
circonstance de l’opinion contrere. Il discouroit ainsi que: « Quand la confusion & le meslange se
faict dans mesmes villes, & se seme en une mesme police, cela relache les affections des hommes.
La mixtion se coulant jusques aus individus, com’il advient en Auspourg & villes imperiales » ;
mais quand une ville n’a qu’une police (car les villes de Souisse ont chacune leurs lois a part & leur
gouvernement chacune à part-soy, ny ne dependent en matiere de leur police les unes des autres,
leur conjunction & colligance, ce n’est qu’en certenes conditions générales, les villes qui font une
cité à part & un corps civil à part entier, à tous les mambres, elles ont de quoy se fortifier & se
meintenir ; elles se fermissent sans doubte & se resserrent & se rejouingnent par la secousse de la
contagion vosine ». Nous nous applicames incontinant à la chaleur de leurs poiles, & est nul des
nostres qui s’en offençât. Car depuis qu’on a avalé une certene odeur d’air qui vous frappe en
entrant, le demurant c’est une chaleur douce & eguale. M. de Montaigne, qui couchoit dans un
poile, s’en louoit fort, & de santir toute la nuit une tiedeur d’air plaisante & moderée. Au moins on
ne s’y brûle ny le visage ny les botes, & est on quitte des fumées de France. Aussi là, où nous
prenons nos robes de chambre chaudes & fourrées entrant au logis, eus au rebours se mettent en
pourpoint, & se tiennent la teste descouverte au poile, & s’habillent chaudement pour se remettre à
l’air. Le jeudy il but de mesme ; son eau fit opération & par devant & par derriere, & vuidoit du
sable non en grande quantité ; & mesme il les trouva plus actives que autres qu’il eust essayées, soit
la force de l’eau, ou que son corps fût ainsi disposé, & si en beuvoit moins qu’il n’avoit faict de
nulles autres, & ne les rendoit point si crues comme les autres. Ce jeudy il parla à un ministre de
Zurich & natif de là, qui arriva là, & trouva que leur religion premiere estoit Zuinglienne : de
laquelle ce ministre lui disoit qu’ils estoint approchés de la Calvinienne, qui estoit un peu plus
douce. Et interrogé de la prédestination, lui respondit qu’ils tenoint le moyen entre Genesve &
Auguste (Ausbourg) mais qu’ils n’empeschoint pas leur peuple de cette dispute. De son particulier
jugement, il inclinoit plus à l’extrême de Zuingle & la haut louoit, come celle qui estoit plus
approchante de la premiere Chrestienté. Le vendredy après desjuné, à sept heures du matin,
septiesme jour d’Octobre, nous partimes de Bade ; & avant partir, M. de Montaigne beut encore la
mesure desdites eaus : ainsy il y beut cinq fois. Sur le doute de leur opération, en laquelle il treuve
autant d’occasion de bien esperer qu’en nulles autres, soit pour le breuvage, soit pour le being, il
conseilleroit autant volantiers ces beings que nuls autres qu’il eût veus jusques alors, d’autant qu’il
y a non seulemant tant d’aysance & de commodité du lieu & du logis, si propre, si bien party, selon
la part que chacun en veut, sans subjection ny ampeschemant d’une chambre à autre, qu’il y a des
pars pour les petits particuliers & autres pour les grands. Beings, galeries, cuisines, cabinets,
chapelles à part pour un trein, & au logis voisin du nostre, qui se nome la cour de la ville, & le
nostre la cour de derriere, ce sont maisons publicques appertenantes à la seigneurie des cantons, &
se tiennent par locateres. Il y a audit logis voisin encore quelques cheminées à la françoise. Les
maistresses chambres ont toutes des poiles. L’exaction du payement est un peu tyrannique, come en
toutes nations, & notamment en la nostre, envers les estrangiers. Quatre chambres garnies de neuf
licts, desqueles les deux avoint poiles & un being, nous coustarent un escu par jour chacun des
maistres ; & des serviteurs, quatre bats, c’est-à-dire, neuf solds, & un peu plus pour chaque ; les
chevaux six bats, qui sont environ quatorze solds par jour ; mais outre cela ils y adjoustarent
plusieurs friponneries, contre leur coustume. Ils font gardes en leurs villes & aux beins mesmes, qui
n’est qu’un village. Il y a toutes les nuicts deux sentinelles qui roulent autour des maisons, non tant
pour se garder des ennemis, que de peur du feu ou autre remuemant. Quand les heures sonnent, l’un
d’eux est tenu de crier à haute voix & pleine teste à l’autre, & luy demander quelle heure il est ; à
quoy l’autre respond de mesme voix, nouvelles de l’heure, & adjouste qu’il face bon guet. Les
fames y font les buées à descouvert & en lieu publicque, dressant près des eaux un petit fouier de
bois où elles font chauffer leur eau, & les font meilleures, & fourbissent aussi beaucoup mieux la
vaisselle qu’en nos hostelleries de France. Aux hostelleries, chaque chamberiere a sa charge &
chaque valet. C’est un mal’heur que, quelque diligence qu’on fasse, il n’est possible que des gens
du païs, si on n’en rencontre de plus habiles que le vulgaire, qu’un estrangier soit informé des
choses notables de chaque lieu, & ne sçavent ce que vous leur demandés. Je le dis à propos de ce
que nous avions esté là cinq jours avec toute la curiosité que nous pouvions, & n’avions oui parler
de ce que nous trouvâmes à l’issue de la ville. Une pierre de la hauteur d’un home qui sembloit estre
la piece de quelque pilier, sans façon ny ouvrage, plantée a un couin de maison pour paroître sur le
passage du grand chemin, où il y a une inscription latine que je n’eus moyen de transcrire ; mais
c’est une simple dedicace aus empereurs Nerva & Trajan. Nous vinsmes passer le Rhin à la ville de
Keyserstoul qui est des alliées des Souisses, & catholique, & delà suivimes ladite riviere par un trèsbeau
plat païs, jusques à ce que nous rencontrâmes des saults, où elle se rompt contre des rochiers,
qu’ils appellent les catharactes, comme celles du Nil. C’est que audessoubs de Schaffouse le Rhin
rencontre un fond plein de gros rochiers, où il se rompt, & audessoubs, dans ces mesmes rochiers, il
rencontre une pante d’environ deux piques de haut, où il faict un grand sault, escumant & bruiant
estrangement. Cela arreste le cours des basteaus & interrompt la navigation de la ditte riviere. Nous
vinsmes soupper d’une trete à
SCHAFFOUSE, quatre lieues. Ville capitale de l’un des cantons des Souisses de la religion que
j’ay susdict, de ceux de Zurich. Partant de Bade, nous laissames Zurich à main droite où M. de
Montaigne estoit deliberé d’aller, n’en estant qu’à deux lieues ; mais on lui rapporta que la peste y
estoit. A Schaffouse nous ne vismes rien de rare. Ils y font faire une citadelle qui sera assés belle. Il
y a une bute à tirer de l’arbalestre, & une place pour ce service, la plus belle, grande & accommodée
d’ombrage, de sieges, de galeries & de logis, qu’il est possible ; & y en a une pareille à
l’hacquebute. Il y a des moulins d’eau à sier bois, comme nous en avions veu plusieurs ailleurs, & à
broyer du lin & à piller du mil. Il y a aussi un abre de la façon duquel nous en avions veu d’autres,
mesme à Bade, mais non pas de pareille grandeur. Des premieres branches, & plus basses, ils se
servent à faire le planchier d’une galerie ronde, qui a vint pas de diametre ; ces branches, ils les
replient contre-mont, & leur font embrasser le rond de cette galerie, & se hausser à-mont, autant
qu’elles peuvent. Ils tondent après l’abre, & le gardent de jetter jusques à la hauteur qu’ils veulent
donner a cette galerie, qui est environ de dix pieds. Ils prennent là les autres branches qui viennent à
l’abre, lesqueles ils couchent sur certennes clisses pour faire la couverture du cabinet, & depuis les
plient en bas, pour les faire joindre à celles qui montent contre-mont, & remplissent de verdure tout
ce vuide. Ils retondent encor après cela l’abre jusques à sa teste, où ils y laissent espandre ses
branches en liberté. Cela rend une très belle forme & est un très bel abre. Outre cela, ils ont faict
fourdre à son pied un cours de fontene qui se verse audessus du planchier de cette galerie. M. de
Montaigne visita les Bourguemaistres de la ville, qui, pour le gratiffier avecques autres officiers publiques,
vindrent soupper à nostre logis, & y firent presenter du vin à M. d’Estissac & à lui. Ce ne
fut sans plusieurs harangues cerimonieuses d’une part & d’autres. Le principal Bourguemaistre
estoit gentil’homme & nourri page ches feu M. d’Orleans, qui avoit desja tout oublié son françois.
Ce canton fait profession d’estre fort nostre, & en a donné ce tesmoignage recent, d’avoir refusé à
nostre faveur la confederation que feu M. de Savoïe recherchoit aver les cantons, de quoy j’ay faict
cy dessus mention. Le samedy 8e d’Octobre, nous partismes au matin à huit heures, après desjuné,
de Schaffouse, où il y a très bon logis à la Couronne. Un homme savant du païs, entretint M. de
Montaigne ; & entre autres choses, de ce que les habitants de cette ville ne soint, à la vérité, guierre
affectionnés à notre Cour ; de maniere que toutes les deliberations où il s’etoit trouvé touchant la
conféderation avec le Roy, la plus grande partie du peuple estoit toujours d’avis de la rompre : mais
que par les menées d’aucuns riches, cela se conduisoit autremant. Nous vismes au partir, un engin
de fer que nous avions veu aussi ailleurs ; par lequel on souleve les grosses pierres, sans s’y servir
de la force des hommes pour charger les charretes. Nous passames le long du Rhin, que nous avions
à notre mein droite ; jusques à Stain, petite Ville alliée des cantons, de mesme religion que
Schaffouse. Si est ce qu’en chemin, il y avoit force croix de pierre, où nous repassames le Rhin sur
un autre pont de bois, & coutoyant la rive, l’aïant à notre main gauche, passames le long d’un autre
petite ville, aussi des alliées des cantons catholicques. Le Rhin s’espand là en une merveilleuse
largeur, come est notre Garonne davant Blaye, & puis se resserre jusques à
CONSTANCE, quatre lieues, où nous arrivames sur les quatre heures. C’est une ville de la
grandeur de Chalons, apertenant à l’Archiduc d’Austriche, & catholicque, parce qu’elle a esté
autrefois, & depuis trente ans, possédée par les Lutheriens, d’où l’Empereur Charles Ve les deslogea
par force. Les Eglises s’en sentent encores aus images. L’Evesque qui est Gentilhome du païs &
Cardinal, demeurant à Rome, en tire bien quarante mille escus de revenu. Il y a des chanoinies, en
l’Eglise Nostre Dame, qui valent mille cinq cens florins, & sont à des Gentilshomes. Nous en
vismes un à cheval, venant de dehors, vetu licentieusement comme un home de guerre ; aussi dit-on
qu’il y a force Lutériens dans la ville. Nous montasmes au clochier qui est fort haut, & y trouvames
un homme attaché pour santinelle, qui n’en part jamais quelque occasion qu’il y ait, & y est
enfermé. Ils dressent sur le bord du Rhin, un grand batimant couvert, de cinquante pas de long &
quarante de large ou environ ; ils mettront-là douze ou quinze grandes roues, par le moyen
desqueles ils esleveront sans cesse grande quantité d’eau, sur un planchié qui sera un estage au
dessus, & autres roues de fer en pareil nombre, car les basses sont de bois, & releveront de mesme
de ce planchier à un autre audessus. Cett’eau, qui estant montée a cette hauteur, qui est environ de
cinquante piés, se degorgera par un grand & large canal artificiel, se conduira dans leur ville, pour y
faire moudre plusieurs moulins. L’artisan qui conduisoit cette maison, seulemement pour sa main,
avoit cinq mille sept cens florins, & fourni outre cela de vin. Tout au fons de l’eau, ils font un planchier
ferme tout au tour, pour rompre, disent-ils, le cours de l’eau, & affin que dans cet estuy elle
s’endorme, affin qu’elle s’y puisse puiser plus ayséemant. Ils dressent aussi des engeins, par le
moyen desquels on puisse hausser & baisser tout ce rouage, selon que l’eau vient à estre haute ou
basse. Le Rhin n’a pas là ce nom : car à la teste de la ville, il s’estand en forme de lac, qui a bien
quatre lieues d’Allemaigne de large, & cinq ou six de long. Ils ont une belle terrasse, qui regarde ce
grand lac en pouinte, où ils recueillent les marchandises ; & à cinquante pas de ce lac, une belle
maisonnette où ils tiennent continuellemant une santinelle ; & y ont attaché une cheine par laquelle
ils ferment le pas de l’antrée du pont, ayant rangé force pals qui enferment des deux costés cete
espace de lac, dans lequel espace se logent les bateaus & se chargent. En l’Eglise Nostre Dame, il y
a un conduit, qui, au dessus du Rhin, se va rendre au faux-bourg de la ville. Nous reconnumes que
nous perdions le païs de Souisse, à ce que un peu avant que d’arriver à la ville, nous vismes
plusieurs maisons de gentil’homes ; car il ne s’en voit guieres en Souisse. Mais quant aus maisons
privées, elles sont & aus villes & aus champs, par la route que nous avons tenu, sans compareison
plus belles qu’en France, & n’ont faute que d’ardoises, & notament les hosteleries, & meilleur
traitemant ; car ce qu’ils ont à dire pour nostre service, ce n’est pas par indigence, on le connoit
assés au reste de leur équipage ; & n’en est point où chacun ne boive en grands vaisseaux d’argent,
la plus-part dorés & labourés, mais ils sont à dire par coutume. C’est un païs très fertile, notament
de vins. Pour revenir a Constance, nous fumes mal logés à l’aigle, & y reçeumes de l’hoste un trait
de la liberté & fierté barbare Alemanesque, sur la querelle de l’un de nos homes de pied avec nostre
guide de Basle. Et parce que la chose en vint jusques aus juges, ausquels il s’alla pleindre, le Prevot
du lieu, qui est un Gentilhome Italien, qui est là habitué & marié, & a droit de bourgeoisie il y a
longtemps, respondit à M. de Montaigne, sur ce qu’on l’enqueroit, si les domestiques serviteurs
dudit seigneur seroint crus en tesmoignage pour nous : il respondit que oui, pourveu qu’il leur
donnat congé, mais que soudain après il les pourroit reprendre à son service. C’étoit une subtilité
remercable. Lendemein qui fut Dimenche, à cause de ce désordre, nous arrestames jusques après
disner, & changeames de logis au brochet, où nous fumes fort bien. Le fils du Capitene de la ville,
qui a esté nourri page chez M. de Meru, accompaigna tous-jours Messieurs à leur repas & ailleurs ;
si ne sçavoit-il nul mot de françois. Les services de leurs tables se changent souvent. On leur donna
là, & souvent depuis, après la nappe levée, d’autres nouveaus services parmy les verres de vin : le
premier, des canules, que les Guascons appellent; après, du pain d’espice, & pour le tiers un pain
blanc, tandre, coupé à taillades, se tenant pourtant entier ; dans les descoupures, il y a force espices
& force sel jetté parmy, & audessus aussi de la croûte de pain. Cette contrée est extresmement
pleine de Ladreries, & en sont les chemins tout pleins. Les gens de village servent au desjuner de
leurs gens de travail, des fouasses fort plattes, où il y a du fenouil, & au dessus de la fouasse des
petits lopins de lard hachés fort menus & des gosses d’ail. Parmi les Alemands, pour honorer un
home, ils gaignent tousjours son costé gauche, en quelque assiete qu’il soit ; & prennent à offense
de se mettre à son costé droit, disant que pour déferer à un home, il faut lui laisser le costé droit
libre, pour mettre la main aux armes. Le dimenche après disner nous partimes de Constance ; &
après avoir passé le lac à une lieue de la ville, nous en vinsmes coucher à
SMARDOFF, deux lieues, qui est une petite ville Catholicque ; à l’enseigne de Coulogne, &
logeames à la poste qui y est assise pour le passage d’Italie en Alemaigne, pour l’Empereur. Là,
come en plusieurs autres lieus, ils remplissent les paillasses de feuilles de certein abre qui sert mieus
que la paille & dure plus longtemps. C’est une ville entournée d’un gran païs de vignes, où il croît
de très bons vins. Le lundy 10 d’Octobre, nous partismes apres des-juner : car M. de Montaigne fut
convié par le beau jour de changer de dessein d’aller à Raresbourg ce jour-là, & se destourna d’une
journée pour aller a Linde. M. de Montaigne ne des-junoit jamais, mais on lui apportoit une pièce de
pein sec qu’il mangeoit en chemin, & éstoit par fois eidé des resins qu’il trouvoit, les vendanges se
feisant encores en ce païs-là, le païs estant plein de vignes, & mesmes autour de Linde. Ils les
soulevent de terre en treilles, & y laissent force belles routes pleines de verdure, qui sont très-belles.
Nous passames une ville nommée Sonchem, qui est Impériale Catholicque, sur la rive du lac de
Constance ; en laquelle ville toutes les marchandises d’Oulme de Nuremberg & d’ailleurs se
rendent en charrois, & prennent delà la route du Rhin par le lac. Nous arrivasmes sur les trois heures
après midy à
LINDE, trois lieues, petite ville assise à cent pas avant dans le lac, lesquels cent pas on passe sur
un pont de pierre: il n’y a que cette entrée, tout le reste de la ville estant entourné de ce lac. Il a bien
une lieue de large, & au delà du lac naissent les montaignes des Grisons. Ce lac & toutes les rivieres
de là autour sont basses en hiver, & grosses en été, à cause des neges fondues. En tout ce pays les
fames couvrent leur teste de chappeaus ou bonnets de fourrure, come nos calotes ; le dessus, de
quelque fourrure plus honeste, come de gris, & ne coute un tel bonnet que trois testons, & le dedans
d’eigneaus. La fenêtre qui est au devant de nos calotes, elles la portent en derrière, par où paroît tout
leur poil tressé. Elles sont aussi volantiers chaufféees de botines ou rouges ou blanches, qui ne leur
siesent pas mal. Il y a exercice de deux Religions. Nous fumes voir l’Eglise catholicque batie l’an
866, où toutes choses sont en leur entier, & vismes aussi l’Eglise de quoi les Ministres se servent.
Toutes les villes Impériales ont liberté de deux Religions Catholicque & Lutériene, selon la volanté
des habitans. Ils s’appliquent plus ou moins à cele qu’ils favorisent. A Linde il n’y a que deus ou
trois Catholicques, à ce que le prestre dît à M. de Montaigne. Les prestres ne laissent pas d’avoir
leur revenu libre & de faire leur office, come font aussi des Noneins qu’il y a. Ledit sieur de
Montaigne parla aussi au Ministre, de qui il n’apprint pas grand chose, sauf la haine ordineire contre
Zuingle & Calvin. On tient qu’à la vérité il est peu de villes qui n’ayent quelque chose de particulier
en leur créance, & sous l’autorité de Martin qu’ils reçoivent pour chef, ils dressent plusieurs
disputes sur l’interprétation du sens ez escrits de Martin. Nous lojames à la Couronne, qui est un
beau logis. Au lambris du poile il y avoit une forme de cage de mesme le lambris, à loger grand
nombre d’oiseaus ; ell’avoit des allées suspenduës & accommodées de fil d’aréchal, qui servoint
d’espace aus oiseaus d’un bout à l’autre du poile. Ils ne sont meublés ny fustés que de sapin qui est
l’abre le plus ordinere de leurs forests ; mais ils le peignent, vernissent & nettoyent curieusemant, &
ont mêmes des vergettes de poil de quoi ils époussetent leurs bancs & tables. Ils ont grande
abondance de chous-cabus quils hachent menus a tout un instrumant exprès, & ainsi haché en
mettent grande quantité dans des cuves à tout du sel, de quoi ils font des potages tout l’hiver. Là M.
de Montaigne essaya à se faire couvrir au lict d’une coite, come c’est leur coutume & se loua fort de
cet usage, trouvant que c’estoit une couverture & chaude & legiere. On n’a à son avis à se plaindre
que du coucher pour les homes délicats ; mais qui porteroit un materas qu’ils ne connoissent pas là,
& un pavillon dans ses coffres, il n’y trouveroit rien à dire : car quant au tretemant de table, ils sont
si abondans en vivres, & diversifient leur service en tant de sortes de potages, de sauces, de salades,
come hors de nostre usage. Ils nous ont presanté des potages faicts de couins ; d’autres de pommes
cuites taillées à ruelles sur la souppe, & des salades de chous-cabus. Ils font aussi des brouets, sans
pein, de diverses sortes, come de ris où chacun pesche en commun, (car il n’y a nul service
particulier), & cela d’un si bon goust, aus bons logis, que à pene nos cuisines de la noblesse
francèse lui sembloint comparables, & y en a peu qui ayent des sales si parées. Ils ont grande
abondance de bon poisson qu’ils mêlent au service de chair ; ils y desdeingnent les truites & n’en
mangent que le foye ; ils ont force gibier, bécasses, levreaux, qu’ils acoutrent d’une façon fort
esloingnée de la nostre, mais aussi bonne au moins. Nous ne vismes jamais des vivres si tendres
com’ils les servent communéemant. Ils meslent des prunes cuites, des tartes de poires & de pommes
au service de la viande, & mettent tantost le rôti le premier & le potage à la fin, tantost au rebours.
Leur fruict, ce ne sont que poires, pommes qu’ils ont fort bonnes, noix & formage. Parmi la viande,
ils servent un instrumant d’arjant ou d’estein, à quatre logettes, ou ils mettent diverses sortes
d’épisseries pilées & ont du cumin ou un grein semblable, qui est piquant & chaut, qu’il meslent à
leur pein, & leur pein est la pluspart faict avec du fenouil. Après le repas ils remetent sur la table
des verres pleins & y font deux ou trois services de plusieurs choses qui esmeuvent l’altération. M.
de Montaigne trouvoit à dire trois choses en son voïage : l’une, qu’il n’eût mené un cuisinier pour
l’instruire de leurs façons & en pouvoir un jour faire voir la preuve chez lui ; l’autre qu’il n’avoit
mené un valet Allemand, ou n’avoit cherché la compagnie de quelque Gentilhomme du païs (car de
vivre à la mercy d’un bélitre de guide, il y sentoit une grande incommodité) ; la tierce, qu’avant
faire le voyage, il n’avoit veu les livres qui le pouvoint avertir des choses rares & remarcables de
chaque lieu, ou n’avoit un Munster, ou quelque autre dans ses coffres. Il mêloit à la vérité à son
jugement un peu de passion du mespris de son païs qu’il avoit à haine & à contrecœur pour autres
considérations ; mais tant y a qu’il préferoit les commodités de ce païs-là sans compareson aux
Francèses, & s’y conforma jusqu’à y boire le vin sans eau. Quant à boire à l’envi, il n’y fut jamais
convié que de courtoisie & ne l’entreprit jamais. La cherté en la haute Allemaigne est plus grande
qu’en France ; car à nostre conte l’home & cheval despanse pour le moins par jour une escu au
soleil. Les hostes content en premier lieu le repas à quatre, cinq ou six bas pour table d’hoste. Ils
font un autre article de tout ce qu’on boit avant & après ces deux repas, & les moindres colations ;
de façon que les Alemans partent communéemant le matin du logis sans boire. Les services qui se
font après le repas, & le vin qui s’y emploïe, en quoi va pour eus la principale despance, ils en font
un conte avec les colations. A la vérité, à voir la profusion de leurs services, & notammant du vin,
là-mesmes où il est estrememant cher & apporté de païs loingtain, je treuve leur cherté excusable.
Ils vont eux mesmes conviant les serviteurs à boire & leur font tenir table deux ou trois heures. Leur
vin se sert dans des vaisseaus come grandes cruches, & est un crime de voir un gobelet vuide qu’ils
ne remplissent soudein, & jamais de l’eau, non pas à ceus mesme qui en demandent, s’ils ne sont
bien respectés. Ils content après l’avoine des chevaus, & puis l’estable, qui comprend aussi le foin.
Ils ont cela de bon qu’ils demandent quasi du premier mot ce qu’il leur faut, & ne guaigne-t-on
guiere à marchander. Ils sont glorieux, choleres & yvrognes, mais ils ne sont, disoit M. de
Montaigne, ny trahistes, ny voleurs. Nous partimes delà après desjeuner, & nous randimes sur les
deux heures après midi à
VANGUEN, deux lieues, ou l’inconvéniant du mulet de coffres, qui se blessoit, nous arresta par
force, & fumes contreins de louer une charrete pour le lendemein, à trois escus par jour ; le
charretier qui avoit quatre chevaus, se nourrissant de là. C’est une petite ville impériale qui n’a
jamais voulu recevoir compagnie d’autre religion que catholicque, en laquelle se font les faulx si
fameuses, qu’on les envoïe vendre jusques en Lorrene. Il en partit lendemein, qui fut le mercredy au
matin 12 d’Octobre, & tourna tout-court vers Trante par le chemein le plus droit & ordinere, & nous
en vinsmes disner à
ISNE, deux lieues, petite ville Impériale & très plesammant disposée. M. de Montaigne, come
estoit sa coustume, alla soudein trouver un docteur théologien de cette ville, pour prendre langue,
lequel docteur disna avec eux. Il trouva que tout le peuple estoit lutérien, & vit l’Eglise lutériene qui
a esté usurpée, come les autres qu’ils tiennent ès villes impériales, des églises catholiques.
Entr’autres propos qu’ils eurent ensamble sur le sacremant, M. de Montaigne s’avisa qu’aucuns
Calvinistes l’avoint averty en chemein, que les Lutériens mesloint aux antiennes opinions de
Martin, plusieurs erreurs estranges, come l’Ubiquisme, maintenant le corps de Jesus-Christ éstre
partout com’en l’hostie ; par où ils tomboint en mesme inconveniant de Zuingle, quoi que ce fût par
diverses voïes : l’un par trop espargner la presance du corps, l’autre pour la trop prodiguer (car à ce
conte le sacremant n’avoit nul priviliege sur le corps de l’Eglise, ou assemblée de trois homes de
bien) ; & que leur principaux argumans estoint que la divinité estoit inseparable du corps, par quoi
la divinité estant partout, que le corps l’estoit aussi. Secondemant, que Jesus-Christ devant estre
tous-jours à la dextre du père, il estait par-tout, d’autant que la dextre de Dieu, qui est sa puissance
est partout. Ce Docteur nioit fort de parolle cette imputation, & s’en défendoit come d’une
calomnie, mais par effect, il semble à M. de Montaigne qu’il ne s’en couvroit guère bien. Il fit
compagnie à M. de Montaigne à aler visiter un monastere très-beau & sumptueux, où la messe se
disoit, & y entra & assista sans tirer le bonnet, jusques à ce que MM. d’Estissac & de Montaigne
eussent faict leurs oraisons. Ils alarent voir dans une cave de l’Abaïe une pierre longue & ronde,
sans autre ouvrage, arrachée, come il semble, d’un pilier, où en lettres latines fort lisables cette
inscriptron est : que les Empereurs Pertinax & Antoninus Verus ont refaict les chemins & les ponts,
à unze mille pas de Campidonum, qui est Kempten, où nous alames coucher. Cette pierre pouvoit
estre là come sur le chemein du rabillage, car ils tiennent que ladite ville d’Isne n’est pas fort
antienne. Toutefois ayant reconnu les avenues dudit Kempten d’une part & d’autre, outre ce qu’il
n’y a nul pont, nous ne pouvions reconnetre nul rabillage digne de tels ouvriers. Il y a bien quelques
montaignes antrecoupées, mais ce n’est rien de grande manufacture.
KEMPTEN, trois lieues, une ville grande corne Sainte-Foi, très belle & peuplée & richemant
logée. Nous fumes à l’Ours, qui est un très beau logis. On nous y servit de grands tasses d’arjant de
plus de sortes, (qui n’ont usage que d’ornemant, fort labourées & semées d’armoiries de divers
Seigneurs), qu’il ne s’en tient en guiere de bones maisons. Là se tesmoigna ce que disoit ailleurs
(M. de Montaigne) que ce qu’ils oblient du notre, c’est qu’ils le méprisent ; car aïant grand’foison
de vesselle d’estain, escurée com’à Montaigne, ils ne servirent que des assiettes de bois, très-polies
à la vérité & très-belles. Sur les sieges en tout ce païs, ils servent des coussins pour se soir, & la
pluspart de leurs planchiers lambrissés sont voutés com’en demy croissant, ce qui leur donne une
belle grace. Quant au linge de de quoy nous nous pleignions au commencemant, onques puis nous
n’en eûmes faute, & pour mon maistre je n’ay jamais failli à en avoir pour lui en faire des rideaus
au lict ; & si une serviette ne lui suffisoit, on lui en changeoit à plusieurs fois. En cette Ville, il y a
tel Marchand qui faict traficque de cant mille florins de toiles. M. de Montaigne, au partir de
Constance, fût alé à ce canton de Souisse, d’où viennent les toiles à toute la Crestienté, sans ce que,
pour revenir à Linde, il y avoit pour quatre ou cinq heures de traject du lac. Cete Ville est
Luterienne, & ce qu’il y a d’estrange, c’est que, com’à Isne, & là aussi l’Eglise catholique y est
servie très-solemnellement : car le lendemein qui fut jeudy matin, un jour ouvrier, la messe se disoit
en l’Abbaye hors la Ville, com’elle se dict à Notre Dame de Paris le Jour de Pasques, avec
Musicque & Orgues, où il n’y avoit que les Religieus. Le peuple, au dehors des Villes impériales,
n’a pas eu cette liberté de changer de religion. Ceus-là vont les fêtes à ce service. C’est une très
belle Abbaïe. L’Abbé la tient en titre de principauté, & lui vaut cinquante mille florins de rante. Il
est de la maison d’Estain. Tous les Religieux sont de nécessité jantilshomes. Hildegarde, fame de
Charlemaigne, la fonda l’an 1783, & y est enterrée & tenue pour Sainte ; ses os ont été déterrés
d’une cave où ils estoint, pour être enlevés en une châsse. Le mesme jeudy matin, M. de Montaigne
ala à l’Eglise des Luteriens, pareille aus autres de leur secte & huguenotes : sauf qu’à l’endret de
l’Autel qui est la teste de la Nef, il y a quelques bancs de bois qui ont des accoudoirs audessous,
afin que ceus qui reçoivent leur cène, se puissent mettre à genous, com’ils font. Il y rancontra deux
Ministres vieus, dont l’un preschoit en Alemant, à une assistance non guiere grande. Quand il eut
achevé, on chanta un psalme en Alemant, d’un chant un peu esloigné du nostre. A chaque verset il y
avoit des orgues qui ont esté mises freschemant, très-belles, qui respondoint en musique ; autant de
fois que le prêcheur nomoit Jesus Christ, & lui & le peuple tiroint le bonnet. Après ce sermon,
l’autre Ministre s’alla mettre contre cet autel le visage tourné vers le peuple, aïant un livre à la mein,
à qui s’ala presenter une jeune fame, la teste & les poils espars, qui fit là une petite reverance à la
mode du païs, & s’arrêta là seule debout : tantost après un garçon, qui estoit un artisan, à tout une
espée au costé, vint aussi se presanter & mettre à coté de cete fame. Le Ministre leur dict à tous
deux quelques mots à l’oreille, & puis commanda que chacun dit le pate-nostre, & après se mit à
lire dans un livre. C’estoint certenes règles pour les jans qui se marient, & les fit toucher à la mein
l’un de l’autre, sans le baiser. Cela faict, il s’en vint, & M. de Montaigne le print ; ils devisarent
long-tamps ensamble ; il mena ledit sieur en sa maison & étude, belle & bien accommodée ; il se
nome Johannes Tilianus, Augustanus. Ledit sieur demandoit une confession nouvelle, que les
Luteriens ont faite, où tous les docteurs & princes qui la soutiennent, sont signés ; mais elle n’est
pas en latin. Com’ils sortoint de l’eglise, les violons & tabourins sortoint de l’autre costé qui
conduisoint les mariés. A la demande qu’on lui fit, s’ils permettoint les danses : il respondit,
pourquoi non: A cela : pourquoi aus vitres & en ce nouveau batimant d’orgues, ils avoint faict
peindre Jesus Christ & force images ? que ils ne defandoint pas les images, pour avertir les homes,
pourveu que l’on ne les adorât pas. A ce : pourquoi donq ils avoint osté les images antiennes des
Eglises? que ce n’estoint pas eus, mais que leurs bons disciples les Zuingliens, incités du malin
esprit, y estoint passés avant eus, qui avoint faict ce ravage, come plusieurs autres : qui est cete
incline response, que d’autres de cete profession avoint faicte audict sieur ; mesme le docteur
d’Isne, à qui quand il demanda s’il haïssoit la figure & effigie de la croix, il s’écria soudein :
comant serois-je si atheiste de haïr cette figure si heureuse & glorieuse ans Crestiens! que s’estoit
des opinions diaboliques. Celui là mêmes dict tout détrousséemant en dinant, qu’il aimeroit mieux
ouir çant messes, que de participer à la cène de Calvin. Audict lieu on nous servit des lièvres blancs.
La ville est assise sur la rivière d’Hier, nous y disnames ledict Jeudy, & nous en vinmes par un
chemin montueus & stérile, coucher à
FRIENTEN, quatre lieues, petit village catholicque, come tout le reste de cette contrée, qui est à
l’Archiduc d’Austriche. J’avois oblié de dire sur l’article de Linde, qu’à l’antree de la ville il y a un
grand mur qui tesmoingne une grande antiquité, où je n’aperceu rien d’escrit. J’antan que son nom
en Alemant signifie vieille muraille, qu’on m’a dict venir de là. Le vendredy au matin, quoique ce
fût un bien chetif logis, nous n’y laissâmes pas d’y trouver force vivres. Leur costume est de ne
chauffer jamais ny leurs linceuls pour se coucher, ny leurs vestemans pour se lever, & s’offencent si
on alume du feu en leur cuisine pour cet effect, ou si on s’y sert de celui qui y est ; & est une des
plus grandes querelles qui nous eussions par les logis. Là, même au milieu des montaignes & des
forets où dix mille pieds de sapin ne coustent pas cinquante sols, ils ne vouloint permettre non plus
qu’ailleurs que nous fissions du feu. Vendredy matin nous en partimes & reprimes à gauche le
chemin plus dous, abandonnant le santier des montaignes qui est le droit vers Trante. M. de
Montaigne estant d’avis de faire le detour de quelques journées, pour voir certaines belles villes
d’Allemaigne, & se repantant de quoi, à Vanguen, il avoit quitté le dessein d’y aler, qui estoit le sien
premier, & avoit pris cet’autre route. En chemin nous rencontrames, come nous avions faict ailleurs
en plusieurs lieux, les moulins à eau, qui ne reçoivent l’eau que par une goutiere de bois qui prand
l’eau au pied de quelque haussure, & puis eslevée bien haut hors de terre & appuyée, vient à
degorger sa course par une pante fort drette qu’on lui donne au bout de cette goutiere, & vinmes
disner à
FRIESSEN, une lieue : c’est une petite ville catholicque apertenante à l’Evesque d’Auguste :
nous y trouvasmes force gens du trein de l’Archiduc d’Autrische qui estoint en un chateau voisin de
là avec le duc de Baviere. Nous mismes là sur la riviere de Lech les coffres, & moi avec d’autres,
pour les conduire à Augsbourg sur un floton, qu’ils noment : ce sont des pieces de bois jointes
ensamble qui s’estandent quand on est à port. Il y a là une Abbaïe : on montra à Messieurs un calice
& un’estole, qu’on tient en reliquere, d’un seint qu’ils noment Magnus, qu’ils disent avoir esté fils
d’un roi d’Escosse & disciple de Colombanus. En faveur de ce Magnus, Pepin fonda ce monastere,
& l’en fit premier Abbé, & y a ce mot escrit au haut de la nef, & au-dessus dudict mot des notes de
musicque pour lui donner le son : Compertâ virtute beati Magni famâ, Pipinus Princeps locum
quem Sanctus incoluit regia largitate donavit. Charlemaigne l’enrichit depuis, come il est aussi
escrit audict monastere. Après disner, vinsmes les uns & les autres coucher à
CHONGUEN, quatre lieues, petite ville du Duc de Baviere, & par conséquent exactemant
catholicque : car ce Prince, plus que nul autre en Allemaigne, a maintenu son ressort pur de
contagion, & s’y opiniâtre. C’est un bon logis à l’estoile, & de nouvelle cerimonie ; on y rangea les
salieres en une table carrée de couin en couin, & les chandeliers aus autres couins, & en fit on une
croix S. André. Ils ne servent jamais d’œufs, au moins jusques lors, si ce n’est durs, coupés à
quartiers dans des salades qu’ils y ont fort bones, & des herbes fort fresches ; ils servent du vin
nouveau, communéemant soudein après qu’il est faict, ils battent les bleds dans les granges à
mesure qu’ils en ont besoin, & battent le bled du gros bout du fléau. Le samedy alames disner à
LANSPERGS, quatre lieues, petite ville audit Duc de Baviere, assise sur ladite rivière de Lech,
très-belle pour sa grandeur, ville, faubourg & château. Nous y arrivasmes un jour de marché, où il y
avoit un grand nombre de puple, & au milieu d’une fort grande place une fonteine qui élance par
çant tuieaus l’eau à une pique de hauteur, & l’esparpille d’une façon très artificielle, où on
contourne les tuieaus là où l’on veut. Il y a une très belle Eglise, & à la ville & au faubourg qui sont
contre mont, une droite coline, com’est aussi le château. M. de Montaigne y alla trouver un Colliege
de Jésuites qui y sont fort bien accommodés d’un bâtimant tout neuf, & sont après à bâtir une belle
Eglise. M. de Montaigne les entretint, selon le loisir qu’il en eut. Le conte de Helfestein commande
au château. Si quelqu’un songe autre religion que la Romene, il faut qu’il se taise. A la porte qui
sépare la ville du fauxbourg, il y a une grande inscription latine de l’an 1552, où ils disent en ces
mots que Senatus Populusque de cette ville, ont bati ce monumant à la mémoire de Guillaume & de
Louys freres, Ducs utriusque Boïariæ. Il y a force autres devises en ce lieu mesmes, come cetecy:
horridum militem esse decet, nec auro coelatum, sed animo & ferro fretum ; & à la teste, caveat
stultorum mundus. Et en un autre andret fort apparent, des mots extraits de quelque historien latin,
de la victoire que le Consul Marcellus perdit contre un Roi de cete nation: Carolami Boïorumque
Regis cum Marcello Cos. pugna quâ eum vicit, &c. II y a plusieurs autres bones devises latines aus
portes privées. Ils repeingnent souvent leurs viles, ce qui leur donne un visage tout fleurissant, & à
leurs Eglises ; & com’a point nomé à la faveur de nostre passage, depuis trois ou quatre ans, elles
estoint quasi toutes renouvelées où nous fumes ; car ils mettent les dates de leur ouvrage.
L’horologe de cete vile, comme d’autres plusieurs de ce païs-là, sone tous les quarts d’heures, &
dict-on que celui de Nuremberch sone les minutes. Nous en somes partis après disner, par une
longue pleine de pascage fort unie, come la pleine de la Beausse, & nous rendismes à
AUGSBOURG, quatre lieues, qui est estimée la plus belle ville d’Almaigne, come Strasbourg la
plus forte. Le premier appret étrange, & qui montre leur propreté, ce fut de trouver à notre arrivée
les degrés de la vis de notre logis tout couvert de linges, par dessus lesquels il nous falloit marcher,
pour ne salir les marches de leur vis qu’on venoit de laver & fourbir, come ils font tous les
samedis ; nous n’avons jamais aperçeu d’araignée ni de fange en leur logis ; en aucuns il y a des rideaux
pour estandre au devant leurs vitres, qui veut. Il ne se trouve guiere de tables aus chambres, si
ce n’est celes qu’ils attachent au pié de chaque lict qui pandent là à tout des gons, & se haussent &
baissent, come on veut. Les pieds des licts sont élevés de deux ou trois pieds au dessus du corps du
lict, & souvent au niveau du chevet, le bois en est fort beau & labouré ; mais notre noyer surpasse
de beaucoup leur sapin. Ils servoint là aussi les assietes d’estein très luisantes, au dessous de celes
de bois par dedein ; ils metent souvent contre la paroy, à côté des licts, du linge & des rideaus, pour
qu’on ne salisse leur muraile en crachant. Les Alemans sont fort amoureux d’armoiries ; car en tous
les logis, il en est une miliasse que les passans jantils-homes du païs y laissent par les parois, &
toutes leurs vitres en sont fournies. L’ordre du service y change souvent ; ici les ecrevilles furent
servies les premieres, qui partout ailleurs se servoint avant l’issue, & d’une grandeur estrange. En
plusieurs hosteleries, des grandes, ils servent tout à couvert. Ce qui fait si fort reluire leurs vitres,
c’est qu’ils n’ont point des fenestres attachées à nostre mode, & que leurs chassis se remuent quand
ils veulent, & fourbissent leurs verrieres fort souvent. M. de Montaigne, le landemein qui estoit dimenche,
matin, fut voir plusieurs Eglises, & aus Catholicques qui sont en grand nombre, y trouva
partout le service fort bien faict. Il y en a six Luteriennes & seize Ministres ; les deux des six sont
usurpées des Eglises Catholicques, les quatre sont batties par eux. Il en vit une ce matin, qui samble
une grand’salle de Colliege : ny images, ny orgues, ny crois. La muraille chargée de force escris en
Alemant, des passages de la bible ; deux cheses, l’une pour le Ministre, & lors il y en avoit un qui
prechoit, & au dessous une autre où est celui qui achemine le chant des psalmes. A chaque verset ils
atendent que celui là donne le ton au suivant ; ils chantent pesle mesle, qui veut, & couvert qui veut.
Après cela un Ministre qui estoit dans la presse, s’en alla à l’autel, où il leut force oresons dans un
livre, & à certenes oresons, le peuple se levoit & joingnoit les meins, & au nom de Jésus-Christ
faisoit des grandes reverances. Après qu’il eut achevé de lire descouvert, il avoit sur l’autel une
serviette, une eguiere & un saucier où il y avoit de l’eau ; une fame suivie de douze autres fames lui
presanta un enfant emmailloté, le visage découvert. Le Ministre à tout ses doits print trois fois de
l’eau dans ce saucier, & les vint lançant sur le visage de l’enfant & disant certenes paroles. Cela
faict, deux homes s’aprocharent & chacun d’eus mit deus doigs de la mein droite sur cet enfant: le
Ministre parla à eus, & ce fut fait. M. de Montaigne parla à ce Ministre en sortant. Ils ne tauchent à
nul revenu des eglises, le Senat en public les païe ; il y avoit beaucoup plus de presse en cette église
sule, qu’en deux ou trois Catholicques. Nous ne vismes nulle belle fame ; leurs vetemans sont fort
differans les uns des autres ; entre les homes, il est mal-aysé de distinguer les nobles, d’autant que
toute façon de jans portent leurs bonets de velours, & tous des espées au costé ; nous estions logés à
l’enseigne d’un abre nomé linde au païs, joingnant le palais des Foulcres. L’un de cete race mourant
quelques années y a, laissa deux millions d’escus de France vaillant à ses heritiers ; & ces heritiers,
pour prier pour son ame, donnarent aus Jesuites qui sont là trente mille florins contans, de quoi ils
se sont très bien accommodés. Laditte maison des Foulcres est couverte de cuivre. En general les
maisons sont beaucoup plus belles, grandes & hautes qu’en nulle ville de France, les rues beaucoup
plus larges ; il l’estime de la grandeur d’Orleans. Après disner nous fumes voir escrimer en une sale
publicque où il y avoit une grand’presse, & païe-t-on à l’antrée, com’aus bâteleurs, & outre cela les
sieges des bancs. Ils y tirarent au pouignard, à l’espée à deus mains, au bâton à deus bouts, & au
braquemart ; nous vimes après des jeus de pris à l’arbaleste & à l’arc, en lieu encore plus
magnifique que à Schafouse. De là à une porte de la ville par où nous étions entrés, nous vimes que
sous le pont où nous etions passés, il coule un grand canal d’eau qui vient du dehors de la ville, &
est conduit sur un pont de bois audessous de celui sur lequel on marche, & au dessus de la riviere
qui court par le fossé de la ville. Ce canal d’eau va bransler certenes roues en grand nombre qui
remuent plusieurs pompes, & haussent par deux canaus de plomb l’eau d’une fontene qui est en cet
endret fort basse, en haut d’une tour, cinquante pieds de haut pour le moins. Là elle se verse dans un
grand vesseau de pierre, & de ce vesseau par plusieurs canaus se ravale en bas, & de-là se distribue
par la ville, qui est par ce sul moyen toute peuplée de fontenes. Les particuliers qui en veulent un
doit pour eus, il leur est permis, en donnant à la vile dix florins de rente ou deux cents florins une
fois païés. Il y a quarante ans qu’ils se sont ambellis de ce riche ouvrage. Les mariages des
Catholicques aus Luteriens se font ordineremant, & le plus desireus subit les lois de l’autre ; il y a
mille tels mariages : nostre hoste estoit Catholique, sa fame Luterienne. Ils nettoïent les verres à tout
une espousette de poil ammanchée au bout d’un bâton ; ils disent qu’il s’y treuve de très beaus
chevaus à quarante ou cinquante escus. Le corps de la ville fit cet honneur à Messieurs d’Estissac &
de Montaigne de leur envoier presanter, à leur souper, quatorze grands vesseaus pleins de leur vin,
qui leur fut offert par sept serjans vêtus de livrées, & un honorable officier de ville qu’ils conviarent
à souper car c’est la coustume, & aus porteurs on faict donner quelque chose ; ce fut un escu qu’ils
leur firent donner. L’Officier qui souppa avec eus dict à M. de Montaigne, qu’ils estoint trois en la
ville ayant charge d’ainsi gratifier les estrangiers qui avoint quelque qualité, & qu’ils estoint en
cette cause en souin de sçavoir leurs qualités, pour suivant cela, observer les cerimonies qui leur
sont dues : ils donnent plus de vins aus uns que aus autres. A un Duc, l’un des Bourguemaistres en
vient presanter : ils nous prindrent pour barons & chevaliers. M. de Montaigne, pour aucunes
raisons, avoit voulu qu’on s’y contrefit, & qu’on ne dict pas leurs conditions, & se promena sul tout
le long du jour par la ville ; il croit que cela mesme servit à les faire honorer davantage. C’est un
honeur que toutes les villes d’Allemaigne leur ont faict. Quand il passa par l’Eglise Notre-Dame,
ayant un froit extrême, (car les frois commençarent à les picquer au partir de Kempten, & avoint eu
jusques lors la plus heureuse seson qu’il est possible), il avoit, sans y penser, le mouchoir au nés,
estimant aussi qu’einsi sul & très-mal accommodé, nul ne se prendroit garde de lui. Quand ils furent
plus apprivoisés avec lui, ils lui dirent que les gens de l’église, avoint trouvé cete contenance
estrange. Enfin il encourut le vice qu’il fuioit le plus, de se rendre remercable par quelque façon
ennemie du goust de ceus qui le voioient ; car entant qu’en lui est, il se conforme & range aus
modes du lieu où il se treuve, & portoit à Auguste un bonet fourré par la ville. Ils disent à Auguste,
qu’ils sont exempts, non des souris, mais des gros rats, de quoy le reste de l’Allemaigne est infecté,
& là dessus content force miracles, attribuant ce priviliege à l’un de leurs, évesques qui est là en
terre ; & de la terre de sa tumbe, qu’ils vendent à petits lopins come une noisete, ils disent qu’on
peut chasser cette vermine, en quelque région qu’on la porte. Le lundy nous fumes voir en l’Eglise
Notre-Dame la pompe des noces d’une riche fille de la ville & lede, avec un facteur des Foulcres,
Vénitian : nous n’y vismes nulle belle fame. Les Foulcres qui sont plusieurs, & tous très-riches,
tienent les principaux rengs de cete ville là. Nous vismes aussi deus sales en leur maison, l’une
haute, grande, pavée de marbre ; l’autre basse, riche de médailles antiques & modernes, avec une
chambrette au bout. Ce sont des plus riches pieces que j’aye jamais veues. Nous vismes aussi la
danse de cet’assemblée : ce ne furent qu’Alemandes : ils les rompent à chaque bout de champ, &
ramenent seoir les dames qui sont assises en des bancs qui sont par les costés de la sale, à deus
rangs, couverts de drap rouge : eus ne se meslent pas à elles. Après avoir faict une petite pose, ils
les vont reprendre : ils baisent leurs meins, les dames les reçoivent sans baiser les leurs, & puis leur
metant la mein sous l’aisselle, les embrassent & joingnent les joues par le costé, les dames leur
metent la mein droite sur l’espaule. Ils dansent & les entretiennent, tout descouverts, & non fort
richemant vetus. Nous vismes d’autres maisons de ces Foulcres en autres endrets de la ville, qui leur
est tenue de tant de despances qu’ils amploïent à l’embellir : ce sont maisons de pleisir pour l’esté.
En l’une nous vismes un horologe qui se remue au mouvemant de l’eau qui lui sert de contre-pois.
Là même deus grands gardoirs de poissons, couvers, de vint pas en carré, pleins de poisson. Par tout
les quatre costés de chaque gardoir il y a plusieurs petits tuiaus, les uns droits, les autres courbés
contre-mont ; par tous ces tuiaus, l’eau se verse très plesammant dans ces gardoirs, les uns envoiant
l’eau de droit fil, les autres s’élançant contre-mont à la hauteur d’une picque. Entre ces deux gardoirs,
il y a place de dix pas de large planchée d’ais ; au travers de ces ais, il y a force petites
pouintes d’airain qui ne se voyent pas. Cependant que les dames sont amusées à voir jouer ce
poisson, on ne faict que lacher quelque ressort : soudein toutes ces pouintes elancent de l’eau menue
& roide jusques à la teste d’un home, & ramplissent les cotillions des dames & leurs cuisses de cette
frecheur. En un autre endret où il y a un tuieau de fontene, plesante, pendant que vous la regardez,
qui veut, vous ouvre le passage a des petits tuieaus imperceptibles qui vous jettent de cent lieus
l’eau au visage à petits filets, & là il y a ce mot latin : Quæsisti nugas, nugis gaudeto repertis. Il y a
aussi une voliere de vint pas en carré, de douze ou quinze pieds de haut, fermée par tout d’areschal
bien noué & entrelassé ; au dedans dix ou douze sapins, & une fontene : tout cela est plein
d’oiseaus. Nous y vismes des pigeons de Polongne, qu’ils appellent d’Inde, que j’ai veu ailleurs : ils
sont gros, & ont le bec come une perdris. Nous vismes aussi le mesnage d’un Jardinier, qui
prévoïant l’orage des froidures, avoit transporté en une petite logette couverte, force artichaus,
chous, létues, epinars, cicorée & autres herbes qu’il avoit ceuillées, come pour les manger sur le
champ, & leur mettant le pied dans certene terre, esperoit les conserver bones & freches deus ou
trois mois ; & de vray, lors, il avoit çant artichaus nullemant fletris, & si les avoit ceuillis il y avoit
plus de six sepmenes. Nous vismes aussi un instrumant de plomb courbe, ouvert de deus costés &
percé. (Si), l’ayant une fois rampli d’eau, tenant les deus trous en haut, on vient tout soudein &
dextrement a le renverser si que l’un bout boit dans un vesseau plein d’eau, l’autre dégoutte au
dehors: ayant acheminé cet escoulement, il avient, pour éviter le vuide que l’eau ramplit tousjours le
canal & dégoutte sans cesse. Les armes des Foulcres, c’est un escu mi-party à gauche, une flur de
lis d’azur en champ d’or ; à drete une flur de lis d’or à champ d’azur, que l’Empereur Charles V
leur a données en les anoblissant. Nous alames voir des jans qui conduisoint de Venise au Duc de
Saxe, deus autruches ; le masle est le plus noir & a le col rouge, la femelle plus grisarde, & pondoit
force œufs. Ils les menoint à pied, & disent que leurs betes se lassoint moins qu’eus, & leur
echapeoint tous les coups ; mais ils les tiennent atachés par un colier qui les sangle par les reins au
dessus des cuisses, & à un autre au dessus des espaules, qui entourent tout leurs corps, & ont des
longues laisses par où ils les arrestent ou contournent à leur poste. Le mardy, par une singuliere
courtoisie des Seigneurs de la ville, nous fumes voir une fausse-porte, qui est en ladite ville, par la
quelle on reçoit à toutes heures de la nuict quiconque y veut antrer, soit à pied, soit à cheval,
pourveu qu’il dise son nom, à qui il a son adresse dans la ville, ou le nom de l’hostellerie qu’il
cherche. Deus hommes fideles, gagés de la ville, president à cette entrée. Les gens de cheval païent
deux bats pour entrer, & les gens de pied un. La porte qui respond au dehors, est une porte revestue
de fer : à côté, il y a une piece de fer qui tient à une cheine, laquelle piece de fer on tire ; cette
cheine par un fort long chemin & force détours, respond à la chambre de l’un de ces portiers, qui est
fort haute, & bat une clochette. Le portier de son lit en chemise, par certein engin qu’il retire &
avance, ouvre cette premiere porte à plus de cent bons pas de sa chambre. Celui qui est entré se
trouve dans un pont de quarante pas environ, tout couvert, qui est au dessus du fossé de la ville ; le
long duquel se meuvent les engins qui vont ouvrir cette premiere porte, laquelle tout soudein est
refermée sur ceus qui sont entrés. Quand ce pont est passé, on se trouve dans une petite place où on
parle à ce premier portier, & dict-on son nom & son adresse. Cela oui, cetui-ci, à tout une clochette,
avertit son compaignon qui est logé un étage au dessous en ce portal, où il y a grand logis ; cetui-ci
avec un ressort, qui est en une galerie joignant sa chambre, ouvre en premier lieu une petite barriere
de fer, & après, avec une grande roue, hausse le pont-levis, sans que de tous ces mouvemans on en
puisse rien apercevoir : car ils se conduisent par les pois du mur & des portes, & soudein tout cela
se referme avec un grand tintamarre. Après le post, il s’ouvre une grand’-porte, fort espesse, qui est
de bois & renforcée de plusieurs grandes lames de fer. L’estrangier se trouve en une salle, & ne voit
en tout son chemin nul à qui parler. Après qu’il est là enfermé, on vient à lui ouvrir une autre
pareille porte ; il entre dans une seconde salle où il y a de la lumiere : là il treuve un vesseau
d’airain qui pand en bas par une cheine ; il met là l’argent qu’il doit pour son passage. Cet arjant se
monte à mont par le portier: s’il n’est contant, il le laisse là tranper jusques au lendemein ; s’il est
satisfait, selon la costume, il lui ouvre de même façon encore une grosse porte pareille aus autres,
qui se clot soudein qu’il est passé, & le voilà dans la ville. C’est une des plus artificielles choses qui
se puisse voir ; la Reine d’Angleterre a envoïé un Ambassadeur exprès pour prier la Seigneurie de
descouvrir l’usage de ces engins : ils disent qu’ils l’en refusarent. Sous ce portal, il y a une grande
cave à loger cinq cens chevaus à couvert pour recevoir secours, ou envoïer à la guerre sans le sceu
du commun de la ville. Au partir de là, nous alames voir l’eglise de Sainte-Croix qui est fort belle.
Ils font là grand feste du miracle qui avint il y a près de cent ans, qu’une fame n’aïant voulu avaler
le corps de Notre Seigneur, & l’ayant osté de sa bouche & mis dans une boîte, enveloppé de cire, se
confessa, & trouva-t-on le tout changé en cher : à quoy ils alleguent force tesmoignages, & est ce
miracle escrit en plusieurs lieus en latin & en alemant. Ils montrent sous du cristal, cete cire, & puis
un petit lopin de rougeur de cher. Cete église est couverte de cuivre, come la maison des Foulcres,
& n’est pas là cela fort rare ; l’église des Luteriens est tout joingnant cete-cy ; com’aussi ailleurs ils
sont logés & se sont batis, come dans les cloitres des églises Catholicques. A la porte de cete église,
ils ont mis l’image de Notre-Dame tenant Jesus-Christ, avecques autres Saints & des enfans, & ce
mot : Sinite parvulos venire ad me, &c. Il y avait en nostre logis un engin de pieces de fer qui
tomboint jusques au fons d’un puis par le haut un garçon branslant un certein instrument, & faisant
hausser & baisser, deus ou trois pieds de haut, ces pieces de fer, elles alloint batant & pressant l’eau
au fons de ce puis l’une après l’autre, & poussant de leurs bombes l’eau, la contreignent de rejaillir
par un canal de plomb qui la rand aus cuisines & partout où on en a besoin. Ils ont un balanchisseur
gagé à repasser tout soudein ce qu’on a noircy en leurs parois. On y servoit des pastés & petits &
grans, dans des vesseaus de terre de la couleur & entierement de la forme d’une croute de pasté ; il
se passe peu de repas où on ne vous présante des dragées & boîtes de confitures ; le pein le plus
excellant qu’il est possible ; les vins bons, qui en cete nation sont plus souvent blancs ; il n’en croit
pas autour d’Augsbourg, & les font venir de cinq ou six journées de là. De çant florins que les
hostes amploïent, en vin, la Republique en demande soixante, & moitié moins d’un autre home
privé qui n’en achete que pour sa provision. Ils ont encore en plusieurs lieus la coutume de mettre
des parfums aus chambres & aus poiles. La ville estoit premierement toute Zuinglienne. Depuis, les
Catholicques y estant rapelés, les Luteriens prindrent l’autre place ; ils sont asteure plus de
Catholicques en autorité, & beaucoup moins en nombre. M. de Montaigne y visita aussi les Jésuites,
& y en trouva de bien sçavans ; mercredy matin 19 d’Octobre, nous y desjunames. M. de Montaigne
se pleignoit fort de partir, estant à une journée du Danube, sans le voir, & la ville d’Oulm, où il
passe, & d’un bein à une demie journée au delà qui se nome Sourbronne. C’est un bein, en plat païs,
d’eau freche qu’on échauffe pour s’en servir à boire ou à beigner : ell’a quelque picqure au goust
qui la rand agréable à boire, propre aus maus de teste & d’estomach ; un bein fameux & où on est
très magnifiquemant logé par loges fort bien accommodées, comme à Bade, à ce qu’on nous dict :
mais le tamps de l’hyver se avançoit fort, & puis ce chemin estoit tout au rebours du nostre, & eût
fallu revenir encore sur nos pas à Auguste : & M. de Montaigne fuïoit fort de repasser mesme
chemin. Je laissai un escusson des armes de M. de Montaigne au devant de la porte du poile où il
étoit logé, qui estoit fort bien peint, & me cota deux escus au peintre, & vint solds au menuisier.
Elle est beignée de la riviere de Lech, Lycus. Nous passames un très-beau païs & fertile de bleds &
vismes coucher à
BRONG, cinq lieues, gros village en très belle assiette, en la Duché de Bavieres, catholicque.
Nous en partîmes lendemein qui fut jeudy 20 d’octobre, & après avoir continué une grand’pleine de
bled, (car cete contrée n’a point de vins) & puis une prairie autant que la veue se peut étandre,
vismes disner à
MUNICH, quatre lieues, grande ville environ come Bourdeaux, principale du Duché de
Bavieres, où ils ont leur maistresse demeure sur la riviere d’Yser, Ister. Elle a un beau château & les
plus belles écueiries que j’aye veues en France ny Italie, voutées, à loger deux cens chevaus. C’est
une ville fort catholicque, peuplée, belle & marchande. Depuis une journée au dessus d’Auguste, on
peut faire estat pour la despense à quatre livres par jour home & cheval, & quarante solds home de
pied, pour le moins. Nous y trouvames des rideaux en nos chambres & pouint de ciels, & toutes
choses au demeurant fort propres ; ils netoïent leurs planchiers à tout de la sieure de bois qu’ils font
bouillir. On hache partout en ce païs là des raves & naveaux avec même souin & presse, com’on bat
les bleds ; sept ou huict hommes ayant en chaque mein des grands couteaus y battent avec mesure
dans des vesseaus, come nos treuils : cela sert, come leurs chous cabus, à mettre saler pour l’hiver.
Ils ramplissent de ces deus fruits là, non pas leurs jardins, mais leurs terres aus chans, & en font
mestives. Le Duc qui y est à presant, a epousé la sur de M. de Lorene, & en a deus enfans males
grandets, & une fille. Ils sont deux freres en mesme ville ; ils estoint allés à la chasse, & dames &
tout, le jour que nous y fûmes. Le vendredy matin nous en partimes, & au travers des forets dudit
Duc, vismes un nombre infiny de betes rousses à troupeaux, come moutons, & vismes d’une trete à
KINIEF, chetif petit village, six lieues ; en ladite duché. Les Jésuites qui gouvernent fort en cete
contrée, ont mis un grand’mouvemant, & qui les faict haïr du peuple pour avoir faict forcer les
prestres de chasserr leurs concubines, sous grandes peines ; & à les en voir pleindre, il samble
qu’antienemant cela leur fuct si toleré qu’ils en usoint come de chose légitime, & sont encore après
à faire là-dessus des remontrances à leur Duc. Ce sont là les premiers eufs qu’on nous eût servy en
Allemaigne en jour de poisson, ou autremant, sinon en des salades, à quartiers. Aussi on nous y
servit des gobelets de bois à douëlles & cercles, parmi plusieurs d’arjant. La demoiselle d’une
meson de jantil’home qui estoit en ce village, envoïa de son vin à M. de Montaigne. Le samedy bon
matin, nous en partismes ; & après avoir rancontré à notre mein droite, la riviere Yser, & un grand
lac au pied des mons de Baviere, & avoir monté une petite montaigne d’une heure de chemin, au
haut de laquelle il y a une inscription qui porte qu’un Duc de Baviere avoit faict percer le rochier il
y a cent ans ou environ, nous nous engoufframes tout à faict dans le vantre des Alpes, par un
chemin aysé comode & amusémant entretenu, le beau temps & serein nous nous y aydant fort. A la
descente de cette petite montaigne, nous rancontrames un très-beau lac d’une lieue de Guascogne de
longeur & autant de largeur, tout entourné de trés hautes & inaccessibles montaignes ; & suivant
toujours cete route, au bas des mons, rancontrions par fois de petites pleines de preries
très-plesantes, où il y a des demeures, & vinsmes coucher d’une trete à
MITEVOL, petit village au duc de Baviere, assez bien logé le long de la riviere d’Yser. On nous
y servit les premieres chataignes que on nous avoit servi en Allemaigne, & toutes crues. Il y a là une
étuve en l’hostellerie où les passans ont accoutumé de se faire suer, pour un bats & demy. J’y allai,
cependant que Messieurs soupoint. Il y avoit force Allemans qui s’y faisoint corneter & seigner.
Lendemein dimanche matin 23 d’octobre, nous continuames ce santier entre les mons, &
rancontrames sur icelui une porte & une meison qui ferme le passage. C’est l’antrée du païs de
Tirol, qui appertient à l’Archiduc d’Autriche : nous vinsmes disner à
SECFELDEN, petit villagge & Abbaïe, trois lieues, plesante assiete : l’église y est assez belle,
fameuse d’un tel miracle. En 1384, un quidam, qui y est nomé ès tenans & aboutissans, ne se
voulant contanter le jour de Pasques, de l’hostie commune, demande la grande, & l’ayant en la
bouche, la terre s’entrouvrit sous luy, où il fut englouty jusques au col, & s’ampouigna au couin de
l’autel ; le prestre lui osta cete ostie de la bouche. Ils montrent encore le trou, couvert d’une grille
de fer, & l’autel qui a reçu l’impression des doigts de cet home, & l’hostie qui est toute rougeastre,
come des gouttes de sang. Nous y trouvames aussi un ecrit recent, en latin, d’un Tirolien qui ayant
avalé quelques jours auparavant un morceau de cher qui lui étoit arreté au gosier, & ne le pouvant
avaler ny randre par trois jours, se voua, & vint en cete église où il fut soudein guery. Au partir de
là, nous trouvames en ce haut où nous etions, aucuns beaus vilages ; & puis etant devalés une
descente de demie heure, rancontrames au pied d’icelle une belle bourgade bien logée, & au
deussus sur un rochier coupé, & qui samble inaccessible, un beau chasteau qui comande le chemin
de cete descente qui est étroit & antaillé dans le roc. Il n’y a de longueur un peu moins qu’il n’en
faut à une charrete commune, come il est bien ailleurs en plusieurs lieus entre ces montaignes : en
maniere que les charretiers qui s’y embarquent ont accoutumé de retenir les charetes communes
d’un pied pour le moins. Delà nous trouvames un vallon d’une grande longeur, au travers duquel
passe la riviere d’Inn, qui se va randre à Vienne dans le Danube. On l’appelle en latin Ænus. Il y a
cinq ou six journées par eau d’Insprug jusques à Vienne. Ce vallon sambloit à M. de Montaigne, represanter
le plus agreable païsage qu’il eût jamais veu ; tantôt se reserrant, les montaignes venant à
se presser, & puis s’eslargissant asteure de nostre costé, qui estions à mein gauche de la riviere, &
gaignant du païs à cultiver & à labourer dans la pante mesmes des mons qui n’estoint pas si droits,
tantot de l’autre part ; & puis decouvrant des pleines à deus ou trois etages l’une sur l’autre, & tout
plein de beles meisons de jantil’homes & des églises. Et tout cela enfermé & emmuré de tous cotés
de mons d’une hauteur infime. Sur notre coté nous découvrimes dans une montaigne de rochiers, un
crucifix, en un lieu où il est impossible que nul home soit alé sans artifice de quelques cordes, par
où il se soit devalé d’en haut. Ils disent que l’Empereur Maximilien, aieul de Charles V, alant à la
chasse, se perdit en cete montaigne, &, pour tesmoingnage du dangier qu’il avoit echappé, fit
planter cete image. Cete histoire est aussi peinte en la ville d’Auguste, en la salle qui sert aus tireurs
d’arbaleste. Nous nous rendismes au soir à
INSPRUG, trois lieues. Ville principale du Conté de Tirol, Ænopontum en latin. Là se tient
Fernand, Archiduc d’Austriche : une très-belle petite ville & très-bien bastie dans le fond de ce
vallon, pleine de fonteines & de ruisseaus, qui est une commodité fort ordinere aus villes que nous
avons veu en Allemaigne & Souisse. Les meisons sont quasi toutes basties en forme de terrasse.
Nous logeames à la Rose, très-bon logis : on nous y servit des assietes d’estein. Quant aus servietes
à la Francese, nous en avions des-ja eu quelques journées auparavant. Autour des licts il y avoit des
rideaus en aucuns ; & pour monstrer l’humour de la nation, ils estoint beaus & riches, d’une certene
forme de toile, coupée & ouverte en ouvrages, courts au demeurant & etroits, some de nul usage
pour ce à quoy nous nous en servons, & un petit ciel de trois doigts de large, à tout force houpes. On
me dona pour M. de Montaigne des linceuls, où il y avoit tout au tour quatre doigts de riche ouvrage
de passemant blanc, come en la pluspart des autres villes d’Allemaigne. Il y a toute la nuict des jans
qui crient les heures qui ont soné, parmi les rues. Partout où nous avons esté ils ont cete coutume de
servir du poisson parmi la cher ; mais non pourtant au contrere, aus jours de poisson, mesler de la
cher, au moins à nous. Le lundy nous en partismes cotoïant ladite riviere d’Inn à notre mein gauche,
le long de cette belle pleine ; nous allames disner à
HALA, deux lieues, & fimes ce voïage seulemant pour la voir. C’est une petite ville comme
Insprug, de la grandeur de Libourne ou environ, sur ladite riviere, que nous repassames sur un pont.
C’est delà où se tire le sel qui fournit à toute l’Allemaigne, & s’en faict toutes les sepmeines neuf
çans peins, à un escu la piece. Ces peins sont de l’épesseur d’un demy muy, & quasi de cete forme ;
car le vesseau qui leur sert de moule est de cete sorte. Cela apertient à l’Archiduc : mais la despense
en est fort grande. Pour le service de ce sel, je vis là plus de bois ensamble que je n’en vis jamais
ailleurs car sous plusieurs grandes poiles de lames de fer, grandes de trente bons pas en rond, ils
font bouillir cet’eau salée, qui vient là de plus de deus grandes lieues, de l’une des montaignes
voisines, de quoy se faict leur sel. Il y a plusieurs belles églises, & notamment celle des Jésuites,
que M. de Montaigne visita, & en fit autant à Insprug ; d’autres qui sont magnifiquemant logés &
accommodés. Après disner revismes encore ce côté de riviere, d’autant qu’une belle maison où
l’Archiduc Fernand d’Austriche se tient est en cet endroit, auquel M. de Montaigne vouloit baiser
les meins, & y estoit passé au matin ; mais il l’avoit trouvé empesché au Conseil, à ce que lui dit un
certein Conte. Après disner, nous y repassames, & le trouvames dans un jardin, au moins nous
pensames l’avoir entreveu ; si est-ce que ceus qui alarent vers lui pour lui dire que Messieurs estoint
là & l’occasion, rapportarent qu’il les prioit de l’excuser, mais que lendemein il seroit plus en
commodité ; que toutefois s’ils avoint besouin de sa faveur, ils le fissent entendre à un certein Conte
Milanois. Cete fredur, joint qu’on ne leur permit pas sulemant de voir le chasteau, offença un peu
M. de Montaigne ; & come il s’en pleignoit ce mesme jour à un Officier de la maison, il lui fut
respondu que ledit Prince avoit respondu, qu’il ne voïoit pas volontiers les François, & que la
Maison de France estoit ennemie de la sienne. Nous revismes à
ISPRNUG, deux lieues. Là nous vismes en une église, dix-huit effigies de bronse très-belles des
Princes & Princesses de la Maison d’Austriche. Nous allasmes aussi assister à une partie du souper
du Cardinal d’Austriche & du Marquis de Burgaut, enfants dudit Archiduc, & d’une concubine de
la ville d’Auguste, fille d’un marchand, de laquelle ayant eu ces deux fils & non autres, il l’espousa
pour les legitimer ; & cete mesme année ladite fame est trespassée. Toute la Cour en porte encore le
dueil. Leur service fut à peu-près come de nos Princes ; la salle estoit tandue & le dais & cheses de
drap noir. Le Cardinal est l’ainé, & crois qu’il n’a pas vingt ans. Le Marquis ne boit que du bouchet,
& le Cardinal du vin fort meslé. Ils n’ont point de nef, mais sont à demourant, & le service des
viandes à nostre mode. Quand ils viennent à se soir, c’est un peu loing de table, & on la leur
approche toute chargée de vivres ; le Cardinal au dessus : car leur dessus est tousiours le costé droit.
Nous vismes en ce palais des jeus de paulme & un jardin asses beau. Cet Archiduc est grand
batisseur, & deviseur de telles commodités. Nous vismes chez lui dix ou douze pieces de campaigne
; portant come un gros œuf d’oïe, montées sur roues, le plus dorées & enrichies qu’il est possible, &
les pieces mesmes toutes dorées. Elles ne sont que de bois, mais la bouche est couverte d’une lame
de fer, & tout le dedans doublé de mesme lame. Un seul home en peut porter une au col, & leur faict
tirer non pas si souvant, mais quasi aussi grans coups que de fonte. Nous vismes en son chasteau
aus champs, deus beufs d’une grandeur inusitée, tous gris, à la teste blanche, que M. de Ferrare lui a
donné ; car ledit Duc de Ferarre a espousé une de ses seurs, celui de Florance l’autre, celui de
Mantoue une autre. Il en avoit trois à Hala, qu’on nomoit les trois Reines ; car aus filles de
l’Empereur on done ces titres là, come on en appelle d’autres Contesses ou Duchesses, à cause de
leurs terres ; & leur donne-t-on le surnom des Royaumes que jouit l’Empereur. Des trois, les deus
sont mortes ; la troisiesme y est encore, que M. de Montaigne ne sceut voir. Elle est renfermée
come religieuse, & a là recueilly & estably les Jesuistes. Ils tiennent là queledit Archiduc ne peut
pas laisser ses biens à ses enfans, & qu’ils retournent aus successeurs de l’Ermpire ; mais ils ne
nous sceurent faire entandre la cause, & ce qu’ils disent de sa fame, d’autant qu’elle n’étoit point de
lignée convenable, puisqu’il l’espousa ; & chacun tient qu’elle étoit légitime, & les enfans, il n’y
pas d’apparance. Tant y a qu’il faict grand amas d’escus, pour avoir de quoy leur donner. Le mardy
nous partismes au matin & reprimes notre chemein, traversant cete pleine, & suivant le santier des
montaignes. À une lieue du logis montames une petite montaigne d’une heure de hauteur, par un
chemin aysé. A mein gauche, nous avions la veue de plusieurs autres montaignes, qui, pour avoir
l’inclination plus étandue & plus molle, sont ramplies de villages, d’églises, & la pluspart cultivée
jusques à la cime, très-plesantes à voir pour la diversité & variété des sites. Les mons de mein droite
étoint un peu plus sauvages, & n’y avoit qu’en des endroits rares, où il y eût habitation. Nous
passames plusieurs ruisseaus ou torrans, aiant les cours divers ; & sur nostre chemin, tant au haut
qu’au pied de nos montaignes, trouvames force gros bourgs & villages, & plusieurs belles hostelleries,
& entr’autres choses deus chasteaus & mesons de jantilshomes sur notre mein gauche. Environ
quatre lieues d’Isbourg, à notre mein droite, sur un chemin fort étroit, nous rancontrames un tableau
de bronze richemant labouré, ataché à un rochier, avec cete inscription latine: « Que l’Empereur
Charles cinquiesme revenant d’Espaigne & d’Italie, de recevoir la couronne impériale, &
Ferdinand, Roi de Hongrie & de Boheme, son frere, venant de Pannonie, s’entrecherchans, après
avoir été huit ans sans se voir, se rencontrarent en cet endroit, l’an 1530, & que Ferdinand ordonna
qu’on y fit ce mémoire », où ils sont represantés s’ambrassant l’un l’autre. Un peu après, passant
audessous d’un portal qui enferme le chemin, nous y trouvames des vers latins faisant mantion du
passage dudict Empereur, & logis en ce lieu là, ayant prins le Roy de France & Rome. M. de Montaigne
disoit s’agréer fort en ce dérroit, pour la diversité des objects qui se presantoint, & n’y
trouvions incommodité que de la plus espesse & insupportable poussiere que nous eussions jamais
santy, qui nous accompaigna en tout cet entredeus des montaignes. Dix heures après, M. Montaigne
disoit que c’estoit la lune de ses tretes : il est vrai que sa coustume est, soit qu’il aye à arrester en
chemin ou non, de faire manger l’avoine à ses chevaus, avant partir au matin du logis. Nous
arrivames, & lui, tousiours à jun, de grand nuict à
STERZINGUEN, sept lieues. Petite ville dudit conté de Tirol, assés jolie, audessus de laquelle, à
un quart de lieue, il y a un beau chateau neuf. On nous servit là les peins tous en rond, sur la table,
jouins l’un à l’autre. En toute l’Allemaigne, la moustarde se sert liquide & est du goust de la
moustarde blanche de France. Le vinaigre est blanc partout. Il ne croit pas du vin en ces
montaignes, oui bien du bled en quasi assez grand’abondance pour les habitans ; mais on y boit de
tres bon vins blancs. Il y a une estreme sureté en tous ces passages, & sont extrememant fréquentés
de marchands, voituriers & charretiers. Nous y eusmes, au lieu du froid, de quoy on decrie ce
passage, une chaleur quasi insupportable. Les fames de cete contrée portent des bonnets de drap,
tout pareils à nos toques, & leurs poils tressés & pandans comme ailleurs. M. de Montaigne
rancontrant une jeune belle garse, en un’Eglise, lui demanda si elle ne sçavoit pas parler latin, la
prenant pour un escolier. Il y avoit là des rideaus aus licts, qui estoint de grosse toile teinte en rouge,
mi-partie par le travers de quattre en quattre dois ; l’une partie estant, de toile plein, l’autre les filets
tirés. Nous n’avons trouvé nulle chambre ny salle, en tout nostre voyage d’Allemaigne, qui ne fût
lambrissée, etant les planchiers fort bas. M. de Montaigne eut cette nuict la colicque deus ou trois
heures, bien serré, à ce qu’il dit lendemein, & ce lendemein à son lever fit une pierre de moienne
grosseur, qui se brisa ayséemant. Elle estoit jaunatre par le dehors, & brisée, au dedans plus
blanchatre. Il s’estoit morfondu le jour auparavant & se trouvoit mal. Il n’avoit eu la colicque
depuis celle de Plommieres. Cete-ci lui osta une partie du soupçon en quoy il estoit, que il lui etoit
tumbé audit Plommieres, plus de sable en la vessie qu’il n’en avoit randu, & creignoit qu’il s’y fust
arresté là quelque matiere qui se print & colat ; mais voiant qu’il avoit rendu cete-ci, il trouve
raisonnable de crere qu’elle se fût attachée aus autres, s’il y en eût eu. Dès le chemin il se pleignoit
de ses reins, qui fut cause, dict-il, qu’il alongea cete trete, & estimant estre plus soulagé à cheval,
qu’il n’eût esté ailleurs. Il apella en cette Ville le maistre d’école, pour l’entretenir de son latin ;
mais c’etoit un sot de qui il ne put tirer nulle instruction des choses du païs. Lendemein après
desjuner, qui fut mercredy 26 d’Octobre, nous partimes de là par une pleine de la largeur d’un demy
quart de lieue, ayant la riviere de Aïsoc à nostre coté droit ; cete pleine nous dura environ deus
lieues, & audessus des montaignes voisines, plusieurs lieus cultivés & habités souvent entiers, dont
nous ne pouvions aucunemant diviner les avenues. Il y a sur ce chemin quattre ou cinq chateaus.
Nous passames après la riviere sur un pont de bois, & la suivimes de l’autre costé. Nous trouvames
plusieurs pioniers qui acoutroint les chemins, sulemant parce qu’ils estoint pierreux environ come
en Perigort. Nous montames après, au travers d’un portal de pierre, sur un haut, où nous trouvames
une pleine d’une lieue ou environ, & en decouvrions, de là la riviere, une autre de pareille hauteur ;
mais toutes deus steriles & pierreuses ; ce qui restoit le long de la riviere audessous de nous, c’est
de très-belles preries. Nous vinmes souper d’une trete à
BRIXE, quatre lieues. Très-belle petite ville, au travers de laquelle passe cete riviere, sous un
pont de bois : c’est un Evesché. Nous y vismes deus très belles Eglises, & fumes logés à
l’Aigle, beau logis. Sa pleine n’est guiere large ; mais les montaignes d’autour, mesmes sur nostre
mein gauche, s’étandent si mollemant qu’elles se laissent testonner & peigner jusques aus oreilles.
Tout se voit ramply de clochiers & de villages bien haut dans la montaigne, & près de la ville,
plusieurs belles maisons très plesammant basties & assises. M. de Montaigne disoit : « QU’IL
s’etoit toute sa vie meffié du jugemant d’autruy sur le discours des commodités des païs estrangiers,
chacun ne sçachant gouster que selon l’ordonnance de sa coustume & de l’usage de son village, &
avoit faict fort peu d’estat des avertissemans que les Voiageurs lui donnoint : mais en ce lieu il
s’esmerveilloit encore plus de leur betise, aïant, & notament en ce voïage oui dire que l’entredeus
des Alpes en cet endroit etoit plein de difficultés, les meurs des homes estranges, chemins
inaccessibles, logis sauvages, l’air insuportable. Quant à l’air, il remercioit Dieu de l’avoir trouvé si
dous, car il inclinoit plustot sur trop de chaud que de froit ; & en tout ce voïage, jusques lors,
n’avions eu que trois jours de froit & de pluïe environ une heure ; mais que du demourant s’il avoit,
à promener sa fille, qui n’a que huit ans, il l’aimeroit autant en ce chemin ; qu’en une allée de son
jardin ; & quant aus logis, il ne vit jamais contrée où ils fussent si drus fermés & si beaus ; aïant
tous-jours logé dans belles villes bien fournies de vivres, de vins, & à meilleure raison qu’ailleurs ».
Il y avoit là une façon de tourner la broche qui estoit d’un engin à plusieurs roues ; on montoit à
force une corde autour d’un gros vesseau de fer. Elle venant à se debander, on arrestoit son
reculemant, en maniere que ce mouvement duroit près d’une heure, & lors il le failloit remonter :
quant au vent de la fumée, nous en avions veu plusieurs. Ils ont si grande abondance de fer qu’outre
ce que toutes les fenestres sont grillées & de diverses façons, leurs portes, mesmes les contre fenestres,
sont couvertes de lames de fer. Nous retrouvames là des vignes de quoy nous avions perdu
la veue avant Auguste. Icy autour, la pluspart des maisons sont voutées à tous les etages. Ce qu’on
ne sçait pas faire en France, de se servir du tuile creux à couvrir des pantes fort etroites, ils le font
en Allemaigne, voire & des clochiers. Leur tuile est plus petit & plus creux, & en aucuns lieus
platré sur la jouinture. Nous partimes de Brixe lendemein matin, & rencontrames cete mesme valée
fort ouverte, & les coutaux la pluspart du chemin enrichis de plusieurs belles maisons. Aïant la
riviere d’Eisoc sur notre mein gauche, passames au travers une petite Villette, où il y a plusieurs
Artisans de toutes sortes, nomée Clause : de là vinsmes disner à
COLMAN, trois lieues, petit Village où l’Archiduc a une maison de pleisir. Là on nous servit
des gobelets de terre peinte parmy ceus d’arjant, & y lavoit-on les verres avec du sel blanc ; & le
premier service fut d’une poile bien nette, qu’ils mirent sur la table à tout un petit instrumant de fer,
pour appuyer & lui hausser la quë. Dans cete poile, il y avoit des œufs pochés au burre. Au partir de
là, le chemin nous serra un peu, & aucuns rochiers nous pressoint, de façon que le chemin se
trouvant etroit pour nous & la riviere ensamble, nous etions en dangier de nous chocquer, si on
n’avoit mis entr’elle & les passans, une barriere de muraille, qui dure en divers endroits plus d’une
lieue d’Allemaigne. Quoyque la pluspart des montaignes qui nous touchoint là, soint des rochiers
sauvages, les uns massifs, les autres crevassés & entrerompus par l’ecoulemant des torrans, &
autres ecailleus qui envoyent au bas pieces infinies d’une étrange grandeur, je croy qu’il y faict
dangereux en tems de grande tourmente, come ailleurs. Nous avons aussi veus des forets entieres de
sapins, arrachées de leur pied & amportans avec leur cheute des petites montaignes de terre, tenant à
leurs racines : si est-ce que le païs est si peuplé, qu’au-dessus de ces premieres montaignes, nous en
voyions d’autres plus hautes cultivées & logées, & avons aprins qu’il y a audessus des grandes
belles pleines qui fournissent de bled aus villes d’audessous, & des très riches laboureurs & des
belles meisons. Nous passames la riviere sur un Pont de bois, de quoy il y en a plusieurs, & la
mismes à notre mein gauche. Nous descouvrimes, entr’autres, un Chateau à une hauteur de
montaigne la plus eminente & inaccessible qui se presantat à notre veue, qu’on dict être à un Baron
du païs, qui s’y tient & qui a là haut, un beau païs & belles chasses. Audelà de toutes ces
montaignes, il y en a tous iours une bordure des Alpes : celles-là, on les laisse en paix, & brident
l’issue de ce detroit, de façon qu’il faut tous-iours revenir à nostre canal & ressortir par l’un des
bouts. L’Archiduc tire de ce conté de Tirol, duquel tout le revenu consiste en ces montaignes, trois
çans mille florins par an ; & a mieus de quoi delà, que du reste de tout son bien. Nous passames
encore un coup la riviere sur un Pont de pierre, & notes rendismes de bonne heure à
BOLZAN, quatre lieues. Ville de la grandeur de Libourne, sur ladite riviere, assés mal plesante
au pris des autres d’Allemaigne ; de façon que M. de Montaigne s’ecria, « qu’il connoissoit bien
qu’il commançoit à quiter l’Allemaigne » : les rues plus estroites, & point de belle place publicque.
Il y restoit encore fonteines, ruisseaus, peintures & verrieres. Il y a là si grande abondance de vins,
qu’ils en fournissent toute l’Allemaigne. Le meilleur pein du monde se mange le long de ces
montaignes. Nous y vismes l’Eglise qui est des belles. Entre autres, il y a des orgues de bois ; elles
sont hautes, près le Crucifix, devant le grand Autel ; &-si celui qui les sone se tient plus de douze
pieds plus bas au pilier où elles sont attachées , & les soufflets sont audelà le mur de l’Eglise, plus
de quinze pas derriere l’Organiste, & lui fournissent leur vent par dessous terre. L’ouverture où est
cete ville n’est guiere plus grande que ce qui lui faut pour se loger ; mais les montaignes mêmes sur
notre mein droite, etandent un peu leur vantre & l’alongent. De ce lieu M. de Montaigne escrivit à
François Hottoman, qu’il avoit veu à Basle : « Qu’il avoit pris si grand pleisir à la visitation
d’Allemaigne, qu’il l’abandonnoit à grand regret, quoyque ce fût en Italie qu’il aloit ; que les
Estrangiers avoint à y souffrir come ailleurs de l’exaction des hostes, mais qu’il pensoit que cela se
pourroit corriger, qui ne seroit pas à la mercy des guides & truchemens qui les vandent &
participent à ce profit. Tout le demourant lui sambloit plein de commodité & de courtoisie, &
surtout de justice & de sûreté ». Nous partimes de Bolzan le vendredy bon matin, & vinmes donner
une mesure d’avoine & desjûner à
BROUNSOL, deux lieues. Petit village audessus duquel la riviere d’Eysock, qui nous avoit
conduit jusques là, se vient mesler à celle d’Adisse, qui court jusques à la mer Adriatique, & court
large & paisible, non plus à la mode de celles que nous avions rancontré parmy ces montaignes,
audessus bruiantes & furieuses. Aussi cete pleine, jusques à Trante, commance de s’alargir un peu,
& les montaignes à baisser un peu les cornes en quelques endrets ; si est-ce qu’elles sont moins
fertiles par leurs flancs que les precedantes. Il y a quelques marets, en ce vallon, qui serrent le
chemin, le reste très aysé & quasi tous-iours dans le fons & plein. Au partir de Brounsol, à deux
lieues, nous rencontrames un gros bourg où il y avoit fort grande affluence de peuple, à-cause d’une
foire. Delà un autre village bien basti, nommé Solorne, où l’Archiduc a un petit Chateau, à notre
mein gauche, en étrange assiete, à la teste d’un rochier. Nous en vinsmes coucher à
TRANTE, cinq lieues. Ville un peu plus grande que Aagen, non guieres plesante, & ayant
dutout perdu les graces des villes d’Allemaigne : les rues la pluspart etroites & tortues. Environ
deux lieues avant que d’y arriver, nous étions entrés au langage Italien. Cete ville y est my partie en
ces deus langues, & y a un quartier de ville & Eglise, qu’on nome des Allemans, & un precheur de
leur langue. Quant aus nouvelles religions, il ne s’en parle plus depuis Auguste. Elle est assise sur
cete riviere d’Adisse. Nous y vismes le dome, qui samble estre un batimant fort antique ; & bien
près de là, il y a une tour quarrée, qui tesmoingne une grande antiquité. Nous vismes l’Eglise
nouvelle, Notre-Dame, où se tenoit notre Concile. Il y a en cete Eglise des orgues qu’un home privé
y a données, d’une beauté excellente, soublevées en un batimant de mabre, ouvré & labouré de
plusieurs excellentes statues, & notamment de certins petits enfans qui chantent. Cete Eglise fut
batie, com’elle dict, par Bernardus Clesius, Cardinalis, l’an 1520, qui estoit Evesque de cete ville
& natif de ce mesme lieu. C’estoit une ville libre & sous la charge & empire de l’Evesque. Depuis à
une necessité de guerre contre les Venitiens, ils apelarent le Conte de Tirol à leurs secours, en
recompense de quoy il a retenu certene authorité & droit sur leur ville. L’Evesque & luy contestent,
mais l’Evesque jouit, qui est pour le presant le Cardinal Madruccio. M. de Montaigne disoit, « qu’il
avoit remerqué des Citoyens qui ont obligé les villes de leur naissance, en chemin, les Foulcres à
Auguste, ausquels est deu la pluspart de l’ambellissemant de cete ville : car ils ont ramply de leurs
Palais tous les carrefours, & les Eglises de plusieurs ouvrages, & ce Cardinal Clesius : car outre cete
Eglise & plusieurs rues qu’il redressa à ses despans, il fit un très beau batimant au chateau de la
ville » . Ce n’est pas au dehors grand chose, mais au dedans c’est le mieus meublé ; & peint &
enrichi & plus logeable qu’il est possible de voir. Tous les lambris dans le fons ont force riches
peintures & devises ; la bosse fort dorée & labourée ; le planchier de certene terre, durcie & peinte
come mabre, en partie accommodé à nostre mode, en partie à l’Allemande, avec des poiles. Il y en a
un entr’autres faict de terre brunie en airein, faict à plusieurs grands personnages, qui reçoivent le
feu en leurs mambres, & un ou deus d’iceus près d’un mur, rendent l’eau qui vient de la fontene de
la court fort basse audessous : c’est une belle piece. Nous y vismes aussi, parmy les autres peintures
du planchier, un triomphe nocturne aus flambeaus, que M. de Montaigne admira fort. Il y a deux ou
trois chambres rondes ; en l’une, il y a un inscription, que « ce Clesius, l’an 1530, etant envoyé au
coronnemant de l’Empereur Charles V, qui fut faict par le Pape Clemant VII, le jour de St. Mathias,
Ambassadeur de la part de Ferdinand, Roy de Hongrie & Boëme, Conte de Tirol, frere dudit
Empereur, lui esant Evesque de Trante, il fut faict Cardinal » ; & a faict mettre autour de la
Chambre & pendre contre le mur, les armes & les noms des Jantilshomes qui l’accompagnarent à ce
voïage, environ cinquante, tous vassaus de cet Evesché, & Contes ou Barons. Il y a aussi une trappe
en l’une des dites chambres, par où il pouvoit se couler en la ville, sans ses portes. Il y a aussi deux
riches cheminées. C’étoit un bon Cardinal. Les Foulcres ont bâti, mais pour le service de leur
postérité ; cetui ci pour le public : car il y a laissé ce chateau meublé de mieux de çant mille escus
de meubles, qui y sont encore, aus Evesques successeurs; & en la bourse publicque des Evesques
suivans, çant cinquante mille talars en arjant contant, de quoy jouissent sans interest du principal ;
& si ont laissé son Eglise Nostre-Dame imparfaicte, & lui assés chetifvemant enterré. Il y a
entr’autres choses plusieurs tableaus au naturel a force Cartes. Les Evesques suivans ne se servent
d’autres meubles en ce chateau, & y en a pour les deus sesons d’hiver & d’esté, & ne se peuvent
aliener. Nous somes asture aux milles d’Italie, desquels cinq mille reviennent à un mille
d’Allemaigne ; & on conte vingt-quatre heures faict, partout, sans les mi partir. Nous logeames à la
Rose, bon logis. Nous partimes de Trante, samedy après disner, & suivimes un pareil chemin dans
cete vallée eslargie & flanquée de haute montaignes inhabitées, aiant laditte riviere d’Adisse à
notre mein droite. Nous y passames un Chateau de l’Archiduc, qui couvre le chemin, come nous
avons trouvé ailleurs plusieurs pareilles clotures qui tiennent les sujects & fermés ; & arrivames,
qu’il estoit desja fort tard, (& n’avions encore jusques lors tasté de serein, tant nous conduisions
regléement notre voïage) à
ROVERE, quinze milles. Ville apertenant audict Archiduc. Nous retrouvames là, quant au logis,
nos formes, & y trouvames à dire, nonseulemant la neteté des chambres & meubles d’Allemaigne &
leurs vitres, mais encore leurs poiles ; à quoy M. de Montaigne trouvoit beaucoup plus d’aisance
qu’aus cheminées. Quant aus vivres, les escrevisses nous y faillirent ; ce que M. de Montaigne
remerquoit, pour grand’merveille, leur en avoir esté servi tous les repas, depuis Plommieres, & près
de deux çans lieues de païs. Ils mangent là, & le long de ces montaignes, fort ordinairemant des
escargots beaucoup plus grands & gras qu’en France, & non de si bon goust. Ils y mangent aussi
des truffes qu’ils pelent, & puis les metent a petites leches à l’huile & au vinaigre, qui ne sont pas
mauvaises. A Trante on en servit qui estoint gardées un an. De nouveau, & pour le goust de M. de
Montaigne, nous y trouvames force oranges, citrons, & olives. Aus licts, des rideaus découpés, soit
de toile ou de cadis, à grandes bandes, & ratachés de louin à louin. M. de Montaigne regrettoit,
aussi ces licts qui se mettent pour couverture en Allemaigne. Ce ne sont pas licts tels que les notres,
mais de duvet fort délicat, enfermé dans de la sutene bien blanche, aus bons logis. Ceus de dessous
en Allemaigne mesme, ne sont pas de cete façon, & ne s’en peut-on servir à couverture sans
incommodité. Je croy à la vérité que, s’il eut été sul avec les sïens, il fût allé plustot à Cracovie ou
vers la Grèce par terre, que de prendre le tour vers l’Italie; mais le plesir qu’il prenoit à visiter les
païs inconnus, lequel il trouvoit si dous que d’en oublier la foiblesse de son eage & de sa sante, il ne
le pouvoit imprimer à nul de la troupe, chacun ne demandant que la retrete. Là, où il avoit
accoutumé de dire, qu’après avoir passé une nuict inquiette, quand au matin il venoit à se souvenir
qu’il avoit à voir une ville ou une nouvelle contrée, il se levoit avec desir & allegresse. Je ne le vis
jamais moins las ny moins se pleignant de ses doleurs, ayant l’esperit par chemin & en logis, si
tandu à ce qu’il rancontroit, & recherchant toutes occasions d’entretenir les Etrangiers, que je crois
que cela amusoit son mal. Quand on se pleingnoit à luy de ce que il conduisoit souvent la troupe par
chemins divers & contrées, revenant souvent bien près d’où il étoit party (ce qu’il faisoit, ou
recevant l’advertissemant de quelque chose digne de voir, ou chanjant d’avis selon les occasions,) il
respondoit, qu’il n’aloit, quant à luy, en nul lieu que là où il se trouvoit, & qu’il ne pouvoit faillir ny
tordre sa voïe, n’aïant nul project que de se promener par des lieus inconnus ; &, pourveu qu’on ne
le vit pas retumber sur mesme voïe, & revoir deus fois mesme lieu, qu’il ne faisoit nulle faute à son
dessein. Et quant à Rome, où les autres visoint, il la desiroit d’autant moins voir, que les autres
lieus, qu’elle estoit connue d’un chacun, & qu’il n’avoit laquais qui ne leur peut dire nouvelles de
Florence & de Ferrare. Il disoit aussi qu’il lui sambloit estre à-mesmes ceus qui lisent quelque fort
plesant conte, d’où il leur prent creinte qu’il vieigne bientot à finir, ou un beau livre ; lui de mesme
prenoit si grand plesir à voïager, qu’il haïssoit le voisinage du lieu où il se deût reposer, & proposoit
plusieurs desseins de voïager à son eise, s’il pouvoit se randre seul. Le dimenche au matin, aïant
envie de reconnoitre le lac de Garde, qui est fameus en ce païs là, & d’où il vient fort excellant
poisson, il loua trois chevaus pour lui & les seigneurs de Caselis & de Mattecoulon, à vingt B. la
piece ; & M. d’Estissac en loua deus autres pour lui, & le Sr. du Hautoy : & sans aucun serviteur,
laissant leurs chevaus en ce logis (à Rovere) pour ce jour, ils s’en alarent disner à
TORBOLÉ, huict milles. Petit village de la jurisdiction de Tirol. Il est assis à la teste de ce grand
lac ; à l’autre costé de cete teste, il y a une villette & un chasteau, nomé la Riva, là où ils se firent
porter sur le lac, qui est cinq milles aler & autant à revenir, & firent ce chemin avec cinq tireux, en
trois heures ou environ. Ils ne virent rien audit la Riva, que une tour qui samble estre fort antienne,
&, par rancontre, le seigneur du lieu, qui est le seigneur Hortimato Madruccio, frere du Cardinal,
pour cet heure, Evesque de Trante. Le prospect du lac contre bas, est infini ; car il a trente cinq
milles de long. La largeur & tout ce qu’ils en pouvoint decouvrir, n’estoit que desdits cinq milles.
Cete teste est au conté de Tirol, mais tout le bas d’une part & d’autre, à la seigneurie de Venise, où
il y a force beles Eglises & tout plein de beaus parcs d’oliviers, orangiers, & autres tels fruitiers.
C’est un lac suject à une extreme & furieuse agitation, quand il y a orage. L’environ du lac, ce sont
montaignes plus rechignées & seches que nulles autres du chemin que nous eussions veues, à ce que
lesdits sieurs raportoint ; & qu’au partir de Rovere, ils avoint passé la riviere d’Adisse, & laissé à
mein gauche le chemin de Verone, & etoint antrés en un fons où ils avoint trouvé un fort long
village & une petite vilette ; que c’estoit le plus aspre chemin qu’ils eussent veu, & le prospect le
plus farouche, a cause de ces montaignes qui ampeschoint ce chemin. Au partir de Torbolé,
revindrent souper à
ROVERE, huict milles. Là, ils mirent leurs bahus sur de ces Zatte, qu’on appelloit flottes en
Allemaigne, pour les conduire à Verone sur laditte riviere d’Adisse, pour un fleurin ; & j’eus la
charge landemein de cette conduite. On nous y servit à soupper des œufs pochés pour le premier
service, & un brochet, parmy grand foison de toute espece de cher. Landemein, qui fut lundy matin,
ils en partirent grand matin ; & suivant cete valée assés peuplée, mais guieres fertile & flanquée de
hauts monts esceuilleus & secs, ils vindrent disner à
BOURGUET, quinze milles. Qui est encore du conté de Tirol : ce conté est fort grand. A ce
conte, M. de Montaigne s’informant si c’estoit autre chose que cete valée que nous avions passée, &
le haut des montaignes qui s’estoint presantées à nous : il lui fut respondu, qu’il y avoit plusieurs
tels entredeus de montaignes aussi grands & fertiles & autres belles villes, & que c’estoit commune
robe que nous ne voyons que plissée ; mais que si elle estoit epandue, ce seroit un fort grand païs
que le Tirol. Nous avions tous-iours la riviere à nostre mein droite. Delà, partant après disner,
suivimes mesme sorte de chemin jusques à Chiusa, qui est un petit fort que les Venitiens ont gaigné,
dans le creus d’un rocher sur cete riviere d’Adisse, du long du quel nous descendismes par une
pente roide de roc massif, où les chevaus assurent mal-ayséemant leurs pas, & au travers dudict fort
où l’estat de Venise, dans la jurisdiction duquel nous etions antrés, un ou deux milles après estre
sortis du Bourguet, entretient vingt cinq soldats. Ils vindrent coucher à
VOLARNE, douze milles. Petit village & miserable logis, come font tous ceus de ce chemin
jusques à Veronne. Là, du chateau du lieu, une Damoiselle, fille, seur du seigneur absant, envoya du
vin à M. de Montaigne. Lendemein matin ils perdirent du tout les montaignes à mein droite, &
laissoint louin à coté de leur mein gauche, des collines qui s’entretenoint. Ils suivirent longtemps
une plene sterile, & puis approchant de laditte riviere, un peu meilleure & fertile de vignes juchées
sur des abres, come elles sont en ce païs là ; & arrivarent le jour de Tousseints avant la messe à
VERONE, douze milles. Ville de la grandeur de Poitiers, & ayant einfin une cloture vaste sur
ladite riviere d’Adisse qui la traverse, & sur laquelle ell’a trois pons. Je m’y randis aussi avec mes
bahus. Sans les boletes de la sanita, que ils avoint prinses à Trante, & confirmées à Rovere, ils ne
fussent pas antrés en la ville, & si n’estoit nul bruit de dangier de peste ; mais c’est par coutume, ou
pour friponner quelque quatrin qu’elles coutent. Nous fûmes voir le dome où il (Montaigne)
trouvoit la contenance des homes etrange, un tel jour, à la grand messe ; ils devisoint au chœur
mesmes de l’Eglise, couverts, debout, le dos tourné vers l’Autel, ne faisant contenance de panser au
service que lors de l’elevation. Il y avoit des orgues & des violons qui les accompagnoint à la
messe. Nous vismes aussi d’autres Eglises, où il n’y avoit rien de singulier, ny, entre autres choses,
en ornemant & beauté des fames. Ils furent, entre autres, en l’Eglise Saint George, où les Allemans
ont force tesmoignages d’y avoir esté, & plusieurs ecussons. Il y a, entre autres, une inscription,
portant que certeins Jantilshomes Allemans, aiant accompaigné l’Empereur Maximilian à prandre
Verone sur les Venitians, ont là mis je ne scay quel ouvrage sur un Autel. Il (Montaigne) remerquoit
cela, que cete seigneurie meintient en sa ville les tesmoingnages de ses pertes ; come aussi elle
meintient en son entier les braves sepultures des pauvres seigneurs de l’Escale. Il est vray que
nostre hoste du Chevalet, qui est un très-bon logis, où nous fumes superfluemant tretés, où vîmes au
conte d’un quart plus qu’en France, jouit pour sa race de l’une de ces tumbes. Nous y vîmes le
Chasteau, où ils furent conduits partout par le Lieutenant du Castelan. La seigneurie y entretient
soixante soldats ; plus, à ce qu’on lui dit là mesmes, contre ceus de la ville, que contre les
etrangiers. Nous vismes aussi une relligion de Moines, qui se noment Jésuates de Saint Jérosme. Ils
ne sont pas Prestres ny ne disent la messe ou preschent, & sont la pluspart ignorans, & font etat
d’être excellans distillateurs d’eaus nafes & pareilles eaux, & là & ailleurs. Ils sont vetus de blanc,
& petites berretes blanches, une robe enfumée par dessus ; force beaus jeunes hommes. Leur Eglise
fort bien accommodée, & leur refectoire, où leur table estoit des ja couverte pour souper. Ils virent
là certenes vieilles masures très antiennes du temps des Romeins, qu’ils disent avoir esté un
amphitheatre, & les raprisent avec autres pieces qui se découvrent audessous. Au retour delà, nous
trouvames qu’ils nous avoint parfumé leurs cloitres & nous firent antrer en un cabinet plein de
fioles & de vesseaus de terre, & nous y parfumarent. Ce que nous y vismes de plus beau & qu’il
disoit estre le plus beau batimant qu’il eut veu en sa vie, ce fut un lieu qu’ils appellent l’Arena.
C’est un amphitéatre en ovale, qui se voit quasi tout entier, tous les sieges, toutes les votes &
circonferance, sauf la plus extreme de dehors : somme qu’il y en a assez de reste pour decouvir au
vif la forme & service de ces batimans. La seigneurie y fait employer quelques amandes des
criminels, & en a refaict quelque lopin; mais c’est bien louin de ce qu’il faudroit à la remettre en
son antier, & doute fort que toute la ville vaille ce rabillage. Il est en forme ovale ; il a quarante trois
degrés de rangs d’un pied ou plus de haut chacun, & est environ six cens pas de rondeur en son
haut. Les Jantilshomes du païs s’en servent encore pour y courre aus joutes & autres plesirs
publiques. Nous vismes aussi les Juifs, & il (Montaigne) fut en leur Sinagogue & les entretint fort
de leurs serimonies. Il y a des places bien belles & beaus marchés. Du chateau qui est haut, nous
decouvrions dans la pleine Mantoue qui est à vint milles à mein droite de notre chemin. Ils n’ont
pas faute d’inscriptions ; car il n’y a rabillage de petite goutiere, où ils ne facent mettre, & en la
ville & sur les chemins, le nom du Podesta, & de l’Artisan. Ils ont de commun avec les Allemans
qu’ils ont tous des Armoiries, tant marchans qu’autres, & en Allemaigne, non les villes sulemant,
mais la pluspart des Bourgs ont certenes armes propres. Nous partimes de Verone, & vismes, en
sortant, l’Eglise de Nôtre-Dame des miracles, qui est fameuse, de plusieurs accidens étranges, en
considération desquels on la rebastit de neuf, d’une très belle figure ronde. Les clochiers de là, sont
couvers en plusieurs lieus de brique couchée de travers. Nous passames une longue pleine de
diverse façon, tantost fertile, tantost autre, ayant les montaignes bien louin à nostre mein gauche, &
aucunes à droite, & vinsmes, d’une trete souper à
VINCENZA, trante milles. C’est une grande ville, un peu moins que Verone, où il y a tout plein
de palais de noblesse. Nous y vismes lendemein plusieurs Eglises, & la foire qui y estoit lors, en
une grande place, plusieurs boutiques qui se batissent de bois sur le champ pour cet effect. Nous y
vismes aussi des Jesuates qui y ont un beau Monastere, & vismes leur boutique d’eaus, de quoy ils
font boutique & vente publicque, & en eusmes deus de senteur pour un escu : car ils en font des
medecinales pour toutes maladies. Leur fondateur est P. Urb. S. Jan Colombini, Jantilhome Sienois,
qui le fonda l’an 1367. Le Cardinal de Pelneo est pour cette heure leur protecteur. Ils n’ont des
Monasteres qu’en Italie, & y en ont trante. Ils ont une très-belle habitation. Ils se foitent, disent-ils,
tous les jours : chacun a ses chenettes en sa place de leur Oratoire, où ils prient Dieu sans vois, & y
sont ensamble à certenes heures. Les vins vieus failloint déja lors, qui me metoit en peine à cause de
sa colique (de Montaigne), de boire ces vins troubles, autremant bons toutefois. Ceus d’Allemaigne
se faisoint regretter, quoiqu’ils soint pour la pluspart aromatisés, & ayent diverses santeurs qu’ils
prennent à friandise, mesmes de la sauge, & l’apelent vin de sauge, qui n’est pas mauvais, quand
on y est accoutumé ; car il est au demûrant bon & genereus. Delà nous partimes Jûdy après disner,
& par un chemin très-uni, large, droit, fossoyé de deus pars, & un peu relevé, aïant de toutes pars un
terroir très-fertile, les montaignes come de coutume, de louin à nostre veue, vinsmes coucher à
Padoue.
Fin du Tome premier.
PADOUE, dix-huit milles. Les hostelleries n’ont nulle comparaison, en nulle sorte de tretemant à
ceux d’Allemagne. Il est vrai qu’ils sont moins chers d’un tiers, & approchent fort du pouint de
France. Elle est bien, fort vaste, & à mon avis, a sa cloture de la grandeur de Bordeaus pour le
moins. Les rues étroites & ledes, fort peu peuplées, peu de belles maisons : son assiete fort plesante,
dans une pleine descouverte, bien louin tout au tour. Nous y fusmes tout le lendemein, & vismes les
escoles d’escrime, du bal, de monter à cheval, où il y avoit plus de çant Jantilshomes François ; ce
que M. de Montaigne contoit à grand’incommodité pour les jeunes hommes de nostre païs qui y
vont, d’autant que cete société les acoustume aus meurs & langage de leur nation, & leur ôte le
moïen d’acquerir des connoissances étrangieres. L’Eglise S. Anthoine lui samble belle ; la voute
n’est pas d’un tenant ; mais de plusieurs enfonçures en dome. Il y a beaucoup de rares sculptures de
marbre & de bronse. Il y regarda de bon oeil le visage du Cardinal Bembo qui montre la douceur de
ses mœurs, & je ne sçay quoy de la jantillesse de son esprit. Il y a une salle, la plus grande, sans
piliers, que j’aïe jamais veu, où se tient leur justice ; & à l’un bout est la teste de Titus Livius
maigre, raportant un home studieus & melancholique, antien ouvrage auquel il ne reste que la
parole. Son epitaphe aussy y est, lequel ayant trouvé, ils l’ont élevé pour s’en faire honneur, &
avecques raison. Paulus le Jurisconsulte y est aussi sur la porte de ce Palais ; mais il (Montaigne)
juge que ce soit ouvrage recent. La maison qui est au lieu des Antienes Arènes n’est pas indigne
d’estre veue, & son jardin. Les Escolirs y vivent à bonne raison à sept escus pour mois, le métre, &
six le valet, aus plus honnestes pansions. Nous en partimes les samedy bien matin, & par une
très-belle levée le long de la riviere, aïant à nos côtés des pleines très-fertiles de bleds & fort
ombragées d’abres, entresemés par ordre dans les champs, où se tiennent leurs vignes, & le chemin
fourny de tout plein de belles mesons de plesances, & entre autres d’une maison de ceus de la race
Contarene, à la porte de laquelle il y a une inscription que le Roy y logea revenant de Poloigne.
Nous nous rendismes à la
CHAFFOUSINE, vingt milles où nous disnames. Ce n’est qu’une hostellerie où l’on se met sur
l’eau pour se rendre à Venise. Là abordent tous les bateaus le long de cete riviere, avec des engeins
& des polies, que deus chevaus tournent à la mode de ceus qui tournent les meules d’huile. On
emporte ces barques à tout des roues qu’on leur met au dessous, par dessus un planchier de bois
pour les jetter dans le canal qui se va randre en la mer, où Venise est assise. Nous y disnames, &
nous estans mis dans une gondole, vismes souper à
VENISE, cinq milles. Lendemein qui fut Dimenche matin, M. de Montaigne vit M. de Ferrier
Ambassadur du Roi, qui lui fit fort bonne chere, le mena à la Messe, & le retint à disner avec lui. Le
Lundy M. d’Estissac & lui y disnarent encores. Entre autres discours dudict Ambassadeur, celui-là
lui sembla estrange, qu’il n’avoit commerce avecq nul home de la ville, & que c’étoit un humeur de
jans si supçonneuse que, si un de leurs Jantilshomes avoit parlé deus fois à lui, ils le tienderoint
poter suspect : & aussi cela, que la ville de Venise valoit quinze çans mille escus de rante à la
Signeurie. Au demeurant les raretés de cete ville sont assez connuës. Il (Montaigne) disoit l’avoir
trouvée autre qu’il ne l’avoit imaginée, & un peu moins admirable. Il la reconnut, & toutes ses
particularités, avec extrème dilijance. La police, la situation, l’arsenal, la place de S. Marc, & la
presse des peuples etrangiers, lui samblarent les choses plus remerquables. Le Lundy à souper, la
Signora Veronica Franca, janti fame Venitiane, envoïa vers lui pour lui presanter, un livre de
Lettres qu’elle a composé ; il fit donner deux escus audict home. Le Mardy après disner il eut la
colicque qui lui dura deus ou trois heures, non pas des plus extremes à le voir, & avant souper il
randit deus grosses pierres l’une après l’autre. Il n’y trouva pas cete fameuse beauté qu’on attribue
aus Dames de Venise, & si vid les plus nobles de celles qui en font traficque ; mais cela lui sembla
autant admirable que nulle autre chose, d’en voir un tel nombre, comme de cent cinquante ou environ,
faisant une dépense en meubles & vestemans de princesses ; n’ayant autre fons à se meintenir
que de cete traficque & plusieurs de la noblesse de là mesme, avoir des courtisaines à leurs despens,
au veu & sceu d’un chacun. Il luoit pour son service une gondole, pour jour & nuict, à deus livres,
qui font environ dix-sept solds, sans faire nulle despense au barquerol. Les vivres y sont chers come
à Paris ; mais c’est la ville du monde ou on vit à meilleur conte, d’autant que la suite des valets nous
y est du tout inutile, chacun y allant tout sul ; & la despense des vetemans des mesmes, & puis qu’il
n’y faut nul cheval. Le Samedy, dousiesme de Novembre, nous en partimes au matin, & vismes à
LA CHAFFOUSINE, cinq milles. Où nous nous mîmes homes & bagage, dans une barque pour
deus escus. Il (Montaigne) a accoutumé creindre l’eau, mais ayant opinion que c’est le sul
mouvemant qui offence son estomac, voulant essaïer si le mouvemant de cete riviere, qui est
eguable & uniforme, atendu que des chevaus tirent ce bateau, l’offenseroit, il l’essaïa, & trouva
qu’il n’y avoit eu nul mal. Il faut passer deus ou trois portes dans cete riviere, qui se ferment &
ouvrent aus passans. Nous vinmes coucher, par eau, à
PADOUE, vingt milles. M. de Caselis laissa là sa compaignie, & s’y arresta en pansion, pour
sept escus par mois, bien logé & treté. Il eût peu avoir un lacquais pour cinq escus ; & si ce sont des
plus hautes pansions, où il y avoit bonne compagnie, & notammant le sieur de Millau, fils de M. de
Salignac. Ils n’ont communémant point de valets & sulemant un garçon du logis, ou des fames qui
les servent : chacun une chambre fort propre ; le feu de leur chambre & la chandele, ils se le
fournissent. Le tretemant, come nous vismes, fort bon. On y vit à très-grande raison, qui est, à mon
avis, la raison que plusieurs etrangiers s’y retirent, de ceus mesmes qui n’y sont plus escoliers. Ce
n’est pas la coutume d’y aller à cheval par la ville ny guiere suivy. En Allemaigne je remarquois
que chacun porte espée au costé, jusques aus maneuvres. Aus terres de cette Seigneurie, tout au
rebours, personne n’en porte. Dimenche après disner, 13 de Novembre, nous en partimes pour voir
des beins, qu’il y avoit sur la mein droite. Il (Montaigne) tira droit à Abano. C’est un petit village
près du pied des montaignes, au dessus duquel, trois ou quatre cent pas, il y a un lieu un peu
soublevé, pierreux. Ce haut qui est fort spacieus, a plusieurs surjons de fontenes chaudes &
bouillantes qui sortent du rochier. Elles sont trop chaudes entour leur source pour s’y beigner, &
encore plus pour en boire. La trace autour de leur cours est toute grise, come de la cendre bruslée.
Elles laissent force excremans qui sont en forme d’éponges dures. Le goust en est salé & souffreus.
Toute la contrée est en fumée, car les ruisseaus qui escoulent par-cy par là dans la pleine, emportent
bien louin cete chaleur & la santur. Il y a là deus ou trois maisonnetes assez mal accommodées pour
les malades, dans lesqueles on derive des canals de ces eaus, pour en faire des beins aus meisons.
Non sulemant il y a de la fumée où est l’eau, mais le rochier mesme fume par toutes ses crevasses &
jointures, & rand chaleur partout, en maniere qu’ils en ont percé aucuns endroits, où un home se
peut coucher, & de cete exhalation se rechauffer & mettre en sueur : ce qui se faict soubdeinemant.
Il (Montaigne) mit de cet eau en la bouche, après qu’elle fut fort reposée pour perdre sa chaleur
excessive : il leur trouva le goust plus salé qu’autre chose. Plus, à mein droite, nous decouvrions
l’abbaïe de Praïe, qui est fort fameuse pour sa beauté, richesse & courtoisie à recevoir & treter les
etrangiers. Il (Montaigne) n’y voulut pas aler, faisant état que toute cette contrée, & notamment
Venise, il avoit à la revoir à loisir, & n’estimoit rien cete visite ; & ce qui la lui avoit fait
entreprandre, c’estoit la faim extreme de voir cete ville. Il disoit qu’il n’eût sçeu arreter ny à Rome,
ny ailleurs en Italie en repos, sans avoir reconnu Venise, & pour cet effaict s’étoit detourné de
chemin. Il a laissé à Padoue, sur cet esperance, à un maistre François Bourges, François, les œuvres
du Cardinal Cusan, qu’il avoit acheté à Venise. De Abano, nous passames à un lieu nommé S. (San)
Pietro, (lieu) bas, & avions toujours les montaignes à notre main droite, fort voisines. C’est un païs
de preries & pascages qui est de mêmes tout en fumée en divers lieus de ces eaus chaudes, les unes
brûlantes, les autres tiedes, autres froides : le goust un peu plus mort & mousse que les autres,
moins de santur de souffre, &, quasi pouint du tout, un peu de salure. Nous y trouvames quelques
traces d’antiques bastimans. Il y a deux ou trois chetisves maisonnettes autour, pour la retraite des
malades ; mais, à la vérité tout cela est fort sauvage, & ne serois d’avis d’y envoïer mes amis. Ils
disent que c’est la Seigneurie qui n’a pas grand souin de cela, & creint l’abord des Seigneurs
etrangiers. Ces derniers beins lui firent resouvenir, disoit il, de ceus de Preissac, près d’Ax. La trace
de ces eaus est toute rougeastre, & mit sur sa langue de la boue ; il n’y trouva nul goust ; il croit
qu’elles soint plus ferrées. De là nous passames le long d’une très belle maison d’un Jantilhome de
Padoue, où estoit M. le Cardinal d’Este, malade des goutes, il y avoit plus de deus mois pour la
commodité des beins, & plus, (pour) le voisinage des Dames de Venise, & tout jouingnant, de là
vinmes coucher à
BATAILLE, huit milles, petit village sur le canal del Fraichine, qui n’ayant pas de profondur,
deus ou trois pieds par fois, conduit pourtant des batteaus fort étranges. Nous fumes là servis de
plats de terre & assietes de bois à faute d’estein ; autremant assés passablemant. Le Lundy matin je
m’en partis devant avec le mulet. Ils alarent voir des beins qui sont à cinq cens pas de là, par la
levée le long de ce canal. Il n’y a, à ce qu’il (Montaigne) rapportoit, qu’une maison sur le being,
avec dix ou douze chambres. En May & en Aoust ils disent qu’il y va assés de jans, mais la
pluspart logent audit bourg ou à ce Chateau du seigneur Pic, où logeoit M. le Cardinal d’Este. L’eau
des beins descend d’une petite crope de montaigne, & coule par des canals en ladite maison & au
dessous ; ils n’en boivent point, & boivent plustot de celle de S. Pierre, qu’ils envoïent querir. Elle
descent de cete mesme crope par des canaus tous voisins de l’eau-douce, & bonne ; selon qu’elle
prand plus longue ou courte course, elle est plus ou moins chaude. Il fut pour voir la source jusques
au haut, ils ne la lui surent montrer, & le païerent qu’elle venoit sous terre. Il lui trouve à la bouche
peu de goust, come à celle de S. Pierre, peu de santur de souffre, peu de salure. Il pense que qui en
boiroit en recevroit même effaict que de celes de S. Pierre. La trace qu’elle faict, par ses conduicts,
est rouge. Il y a en cete maison des beins & d’autres lieus où il degoute sulemant de l’eau, sous laquelle
on présante le mambre malade. On lui dict que communéemant c’est le front, pour les maus
de teste. Ils ont aussi en quelques endrets, de ces canals, faict de petites logettes de pierre, où on
s’enferme, & puis ouvrant le souspirail de ce canal, la fumée & la chalur font incontinant fort suer ;
ce sont étuves seches, de quoy ils en ont de plusieurs façons. Le principal usage est de la fange. Elle
se prand dans un grand bein qui est audessous de la maison, au descouvert, a tout un instrumant de
quoy on la puise pour la porter au logis qui est tout voisin. Là ils ont plusieurs instrumans de bois
propres aus jambes, aus bras, cuisses, & autres parties, pour y coucher & enfermer lesdicts
mambres, ayant ramply ce vesseau de bois tout de cete fange ; laquelle on renouvelle selon le
besouin. Cete boue est noire come cele de Barbotan, mais non si graneleuse, & plus grasse, chaude
d’une moïene chaleur, & qui n’a quasi pouint de santur. Tous ces beins-là n’ont pas grande
commodité, si ce n’est le voisinage de Venise ; tout y est grossier & maussade. Ils partirent de
Bataille, après des-iuner, & suivirent ce canal. Bien près delà ils rancontrarent le pont du canal
qu’on nomme le canal à deus chemins, élevés d’une part & d’autre. En cet endroit on a fait des
routes par le dehors, de la hauteur desdicts chemins, sur lesquelles les voyageurs passent. Les
routes par le dedans se vont baissant jusques au niveau du fond de ce canal : là où il se faict un pont
de pierre qui soutient ces deus voutes, sur lequel pont coule ce canal. Par le dessus d’une voute à
l’autre, sur ce canal, il y a un pont fort haut, soubs lequel passent les bateaux qui suivent le canal, &
au-dessus ceus qui veulent traverser ce canal. Il y a un autre gros ruisseau tout au fond de la pleine,
qui vient des montaignes, duquel le cours traverse ce canal. Pour le conduire sans interrompre ce
canal, a été faict ce pont de pierre sur lequel court le canal, & au-dessous duquel court ce ruisseau &
le tranche sur un planchier revestu de bois par les flancs, en maniere que ce ruisseau est capable de
porter basteaus ; il aroit assés de place & en largeur & en hauteur. Et puis sur le canal d’autres
bateaus y passant continuellemant, & sur la voute du plus haut des pons des coches, il y avoit trois
routes l’une sur l’autre. De là, tenant tous iours ce canal à mein droite, nous couteïames une vilete
nommée Montselise, basse, mais de laquelle la closture va jusques au haut d’une montaigne, &
enferme un vieus chateau qui appertenoit aus antiens seigneurs de cette ville : ce ne sont asteure que
ruines. Et laissant là les montaignes à droite, suivismes le chemin à gauche, relevé, beau, plain, &
qui doit estre en la saison plein d’ombrages ; à nos costés des pleines très fertiles, aïant, suivant
l’usage du païs, parmy leurs champs de bleds, forces abres rangés par ordre, d’où pandent leurs
vignes. Les beufs fort grands & de couleur gris, sont là si ordineres que je ne trouvay plus etrange
ce que j’avois remarqué de ceux de l’Archiduc Fernand. Nous nous rancontrames sur une levée ; &
des deus parts des marêts qui ont de largeur plus de quinse milles, & autant que la veue se peut
estandre. Ce sont autrefois esté des grands estangs, mais la Seigneurie s’est essaïé de les assécher,
pour en tirer du labourage ; en quelques endrets ils en sont venus à-bout, mais fort peu. C’est à
présant une infinie étandue de païs boueus, sterile, & plein de cannes. Ils y ont plus perdu que gagné
à lui vouloir faire changer de forme. Nous passames la riviere d’Adisse, sur nostre mein droite, sur
un pont planté sur deus petits bateaux capables de quinse ou vint chevaux ; coulant le long d’une
corde attachée à plus de cinq cens pas de là dans l’eau ; & pour la soutenir en l’air, il y a plusieurs
petits bateaux jetés entre deus, qui, à tout des fourchettes, soutienent cete longue corde. De là nous
vinmes coucher à
ROVIGO, vint & cinq milles, petite vilete appertenant encore à ladite Seigneurie. Ils commençarent
à nous y servir du sel en masse duquel on en prend come du sucre. Il n’y a pouint moindre
foison de viandes qu’en France, quoyqu’on aïe acoutumé de dire, & de ce qu’ils ne lardent pouint
leur rosti, (cela cependant) ne lui oste guiere de faveur. Leurs chambres à faute de vitres & closture
des fenestres, moins propres qu’en France ; les licts sont mieux faicts, plus unis, à tout force de
materas ; mais ils n’ont guiere que des petits pavillons mal tissus, & sont fort espargnans de linsuls
blancs. Qui iroit sul, ou à petit trein, n’en auroit pouint. La cherté comme en France, ou un peu plus.
C’est là la ville de la naissance du bon Célius, qui s’en surnomma Rodoginus : elle est bien jolie, &
y a une très-belle place ; la riviere d’Adisse passe au milieu. Mardy au matin, 15e de Novembre,
nous partismes de là, & après avoir faict un long chemin sur la chausée, come celle de Blois, &
traversé la riviere d’Adisse, que nous rancontrames à nostre mein droite, & après, celle du Po, que
nous trouvames à la gauche, sur des pons pareils au jour precedant, sauf que sur ce planchier il y a
une loge qui s’y tient, dans laquelle on paie les tribus en passant, suivant l’ordonnance qu’ils ont là
imprimée & prescripte ; & au mileu du passage arrêtent leur bateau tout court, pour conter & se
faire paier avant que d’aborder. Après estre descendus dans une pleine basse, où il samble qu’en
temps bien pluvieus le chemin seroit inaccessible, nous nous randimes d’une trete, au soir, à
FERRARE, vint milles. Là pour leur foy & bollette, on nous arresta longtemps à la porte : &
ainsi à tous. La ville est grande comme Tours, assise en un païs fort plein ; force palais ; la pluspart
des rues larges & droites ; fort peu peuplée. Le Mercredy au matin MM. d’Estissac & de Montaigne
alarent baiser les meins au Duc. On lui fit entendre leur dessein : il envoya un Seigneur de sa Cour
les recueillir, & mener en son Cabinet, où il étoit avec deux ou trois. Nous passames au travers de
plusieurs chambres closes, où il y avoit plusieurs Jantils-homes bien vétus. On nous fit entrer. Nous
le trouvames debout contre une table, qui les attendoit. Il mit la mein au bonnet, quand ils entrarent,
& se tint tous-iours descouvert tant que M. de Montaigne parla à lui, qui fut assés longtems. Il lui
demanda premieremant, s’il entendoit la langue? & lui ayant esté respondu que oui, il leur dit en
Italien très-eloquent, qu’il voïoit très volantier les Jantils-homes de cette nation étant serviteur du
Roy Très Chréstien, & très-obligé. Ils eurent quelques autres propos ensamble, & puis se retirarent
; le Seigneur Duc ne s’étant jamais couvert. Nous vismes en un’eglise, l’effigie de l’Arioste, un peu
plus plein de visage qu’il n’est en ses livres ; il mourut eagé de cinquante neuf ans le 6 de Juing
1533. Ils y servent le fruit sur des assietes. Les rues sont toutes pavées de briques. Le portiques qui
sont continuels à Padoue & servent d’une grande commodité pour se promener en tous temps à
couvert & sans crotes, y sont à dire. A Venise les rues & pavés de mesme matiere, & si pandant,
que il n’y a jamais de boue. J’avoy oblié à dire de Venise que le jour que nous en partimes, nous
trouvames sur nostre chemin, plusieurs barques, aïant tout leur vantre chargé d’eau douce : la
charge du bateau vaut un escu randue à Venise, & s’en sert-on à boire ou à teindre les draps. Estant
à Chaffousine, nous vismes comment à tout des chevaus, qui font incessamment tourner une rouë, il
se puise de l’eau d’un ruisseau & se verse dans un canal, duquel canal lesdits bateaus la reçoivent,
se presantans audessous. Nous fumes tout ce jour-là à Ferrare, & y vimes plusieurs belles Eglises,
jardins & maisons privées, & tout ce qu’on nous dît être remerquable : entre autres, aux Jésuates, un
pied de rosier qui porte fleur tous les mois de l’an, & lors mesmes s’y en trouva une qui fut donnée
à M. de Montaigne. Nous vismes aussi le Bucentaure que le Duc avoit faict faire pour sa nouvelle
fame, qui est belle & trop jeune pour lui, à l’envi de celui de Venise, pour la conduire sur la riviere
du Pô. Nous vismes aussi l’arsenal du Duc, où il y a une piece longue de trente cinq pans, qui porte
un pied de diametre. Les vins nouveaus troubles que nous beuvions, & l’eau tout ainsi trouble
qu’elle vient de la riviere, lui faisoit peur pour sa colicque. A toutes les portes des chambres de
l’hostelerie, il y a escrit: Ricordati della boletta. Soudein qu’on est arrivé, il faut envoyer son nom
au magistrat & le nombre d’homes, qui mande qu’on les loge, autremant on ne les loge pas. Le
jeudy matin nous en partimes & suivimes un païs plein & tres fertile, difficile aus jans de pied en
tamps de fange, d’autant que le païs de Lombardie et fort gras, & puis les chemins etant fermés de
fossés de tous costés, ils n’ont de quoy se garantir de la boue à cartier : de maniere que plusieurs du
païs marchent à-tout ces petites echasses d’un demy pied de haut. Nous nous randismes au soir,
d’une trete, à
BOULONGNE, trante milles. Grande & belle ville plus grande & puplée de beaucoup que Ferrare.
Au logis où nous logeames, le jeune seigneur de Montluc, y étoit arrivé une heure avant,
venant de France, & s’arresta en ladite ville pour l’escole des armes & des chevaus. Le vendredy
nous vismes tirer des armes le Vénitian qui se vante d’avoir trouvé des inventions nouvelles en cet
art là, qui commandent à toutes les autres come de vray, sa mode de tirer est en beaucoup de choses
differant des communes. Le meilleur des escoliers estoit un jeune home de Bordeaus, nomé Binet.
Nous vismes un clochier carré, antien, de tele structure, qui est tout pandant & samble menasser sa
ruine. Nous y vismes aussi les escoles des sciences, qui est le plus beau batiment que j’aye jamais
veu pour ce service. Le samedy après disner nous vismes des Comediens, de quoi il (Montaigne) se
contenta fort, & y print, ou de quelque autre cause, une doleur de teste qu’il n’avoit senti il y avoit
plusieurs ans ; & si, en ce tems là, il disoit se trouver en un indolence de ses reins, plus pure qu’il
n’avoit acoustumé il y avoit longtans, & jouissoit d’un benefice de vantre, tel qu’au retour de Banieres
: sa doleur de teste lui passa la nuict. C’est une ville toute enrichie de beaus & larges portiques
& d’un fort grand nombre de beaus palais. On y vit comme à Padouë, ou environ, & a très-bonne
raison ; mais la ville un peu moins paisible pour les parts antienes qui sont entre des partis
d’aucunes races de la ville, desqueles l’une a pour soy les Francés de tout tamps, l’autre les
Espaignols qui sont là en grand nombre. En la place, il y a une très-belle fontene. Le dimanche, il
(Montaigne) avoit délibéré de prandre son chemin à gauche vers Imola, la marche d’Ancone &
Lorette, pour jouindre à Rome ; mais un Alemant lui dict qu’il avoit esté volé des bannis sur le
duché de Spolete. Einfin il print à droite vers Florance. Nous nous jettames soudin dans un chemin
aspre & païs montueux, & vinmes coucher à
LOYAN, sese milles, petit village assés mal commode. Il n’y a en ce village que deus
hosteleries qui sont fameuses entre toutes celles d’Italie, de la trahison qui s’y fait aus passans, de
les paistre de belles promesses de toute sorte de commodités, avant qu’ils mettent pied à terre, &
s’en mocquer quand ils les tiennent à leur mercy : de quoy il y a des proverbes publiques. Nous en
partimes bon matin lendemein, & suivismes jusques au soir, un chemin qui, à la verité, est le
premier de notre voïage qui peut se nommer incommode & farouche, & parmi les montaignes plus
difficiles qu’en nulle autre part de ce voïage : nous vismes coucher à
SCARPERIE, vint & quattre milles. Petite villete de la Toscane, où il se vend force estuis &
ciscars, & semblable marchandise. Il (Montaigne) avoit là tous les plesirs qu’il est possible, au
debat des hostes. Ils ont cete coustume d’envoïer au devant des etrangers sept ou huict lieuës, les
éconjurer de prandre leur logis. Vous trouverez souvent l’hoste mesme à cheval, & en divers lieus
plusieurs homes biens vestus qui vous guetent ; & tout le long du chemin, lui qui les vouloit
amuser, se faisoit plaisammant entretenir des diverses offres que chacun lui faisoit, & il n’est rien
qu’ils ne promettent. Il y en eut un qui lui offrit en pur don un lievre, s’il vouloit seulemant visiter
sa maison. Leur dispute & leur contestation s’arreste aus portes des villes, & n’osent plus dire mot.
Ils ont cela en général de vous offrir un guide à cheval à leurs despans, pour vous guider & porter
partie de votre bagage jusques au logis où vous allez ; ce qu’ils font toujours, & païent leur
despense. Je ne scay s’ils y sont obligés par quelque ordonnance à cause du dangier des chemins.
Nous avions faict le marché de ce que nous avions à païer & à recevoir à Loïan, dès Boulongne.
Pressés par les jans de l’hoste où nous logeames & ailleurs, il en voioit quelqu’un de nous autres,
visiter tous les logis, & vivres & vins, & santir les conditions, avant que descendre de cheval, &
acceptoit la meilleure ; mais il est impossible de capituler si bien qu’on échape à leur tromperie : car
où il vous font manquer le bois, la chandelle, le linge, où le souin que vous avez oblié à spécifier.
Cete route est pleine de passans ; car c’est le grand chemin & ordinere à Rome. Je fus là averty
d’une sotise que j’avois faite, ayant oblié à voir à dix milles deça Loïan, à deus milles du chemin, le
haut d’une montaigne d’où en tamps pluvieus & orageus & de nuict, on voit sortir de la flâme d’une
extrême hauteur ; & disoit le rapporteur qu’à grandes secousses il s’en regorge par fois des petites
pieces de monnoie, qui a quelque figure. Il eût fallu voir (ce) que c’étoit que tout cela. Nous
partimes lendemein matin de Scarperia ayant notre hoste pour guide, & passames un beau chemein
entre plusieurs collines peuplées & cultivées. Nous détournames en chemin sur la mein droite
environ deus milles, pour voir un palais que le Duc de Florence y a basti depuis douse ans, où il
amploïe tous ses cinq sens de nature pour l’ambellir. Il samble qu’exprès il aïe choisy un’assiete
incommode, stérile & montueuse, voire & sans fontenes, pour avoir cet honneur de les aler querir à
cinq milles de là, & son sable & chaus à autres cinq milles. C’est un lieu, là, où il n’y a rien de
plein. On a la veue de plusieurs collines, qui est la forme universelle de cete contrée. La maison
s’apelle Pratellino. Le bastimant y est méprisable à le voir de louin, mais de près il est très-beau,
mais non des plus beaus de notre France. Ils disent qu’il y a six vints chambres mublées ; nous en
vismes dix ou douse de plus beles. Les meubles sont jolis, mais non magnifiques. Il y a de
miralculeus, une grotte à plusieurs demures & pieces : cete partie surpasse tout ce que nous ayons
jamais veu ailleurs. Elle est encroutée & formée partout de certene matiere qu’ils disent estre
apportée de quelques montagnes, & l’ont cousue à tout des clous imperceptiblemant. Il y a non
sulemant de la musicque & harmonie qui se faict par le mouvemant de l’eau, mais encore le
mouvemant de plusieurs statues & portes à divers actes, que l’eau esbranle, plusieurs animaus qui
s’y plongent pour boire, & choses samblables. A un sul mouvemant, toute la grotte est pleine d’eau,
tous les sieges vous rejallissent l’eau aus fesses ; &, fuiant de la grotte, montant contremont les
eschaliers du chateau, il sort d’eus en deus degrés de cet eschalier, qui veut donner ce plesir, mille
filets d’eau qui vous vont baignant jusques au haut du logis. La beauté & richesse de ce lieu ne se
peut représenter par le menu. Audessous du chasteau il y a entre autres choses une allée large de
cinquante pieds, & longue de cinq cens pas ou environ, qu’on a rendu quasi égale, à grande despanse
; par les deus costés il y a des longs & très beaus acoudouers de pierre de taille de cinq ou de
dix en dix pas ; le long de ces acoudouers, il y a des surjons de fontenes dans la muraille, de façon
que ce ne sont que pouintes de fontenes tout le long de l’allée. Au fons, il y a une belle fontene qui
se verse dans un grand timbre par le conduit d’une statue de marbre, qui est une fame faisant la
buée. Ell’esprint une nape de marbre blanc, du degout de laquelle sort cet eau, & au dessous, il y a
un autre vesseau, où il samble que ce soit de l’eau qui bouille, à faire buée. Il y a aussi une table de
mabre en une salle du chasteau en laquelle il y a six places, à chacune desqueles on soubleve de ce
mabre un couvercle à-tout un anneau, au dessous duquel il y a un vesseau qui se tient à ladite table.
Dans chacun desdits six vesseaus, il sourd un tret de vive fontene, pour y refreschir chacun son
verre, & au milieu un gand à mettre la bouteille. Nous y vismes aussi des trous fort larges dans
terre, où on conserve une grande quantité de nège toute l’année, & la couche lon sur une lettiere de
herbe de genet, & puis tout cela est recouvert bien haut en forme de piramide de glu, come une
petite grange. Il y a mille gardoirs, & se bâtit le corps d’un geant, qui a trois coudées de largeur à
l’ouverture d’un euil ; le demurant proportionné de mesmes, par où se versera une fontene en
grande abondance. Il y a mille gardoirs & estancs, & cela tiré de deus fontenes, par infinis canals de
terre. Dans une très-belle & grande voliere, nous vismes des petits oiseaus, come chardonerets qui
ont à la cüe deus longues plumes, come celles d’un grand chappon. Il y a aussi une singuliere etuve.
Nous y arrestames deus ou trois heures, & puis reprimes notre chemin & nous randimes par le haut
de certenes colines, à
FLORENCE, 17 milles. Ville moindre que Ferrare en grandeur, assise dans une plene
entournée de mille montaignettes fort cultivées. La riviere d’Arne passe au travers & se trajette à
tout des pons. Nous ne trouvasmes nuls fossés autour des murailles. Il (Montaigne) fit ce jour là
deus pierres & force sable, sans en avoir eu autre resantimant que d’une legiere dolur au bas du
vantre. Le mesme jour nous y vismes l’escurie du grand Duc, fort grande, voutée, où il n’y avoit pas
beaucoup de chevaus de prix : aussi n’y estoit-il pas ce jour-là. Nous vismes là un mouton de fort
etrange forme ; aussi un chameau, des lions, des ours, & un animal de la grandeur d’un fort grand
mâtin de la forme d’un chat, tout martelé de blanc & noir qu’ils noment un tigre. Nous vismes
l’Eglise St. Laurent, où pandent encore les enseignes que nous perdismes sous le Mareschal Strozzi
en la Toscane. Il y a en cete Eglise plusieurs pieces en plate peinture & très beles statues
excellentes, de l’ouvrage de Michel Ange. Nous y vismes le Dôme, qui est une très-grande Eglise,
& le clochier tout revestu de mabre blanc & noir : c’est l’une des beles choses du monde & plus
sumptueuses. M. de Montaigne disoit jusques lors n’avoir jamais veu nation où il y eût si peu de
beles fames que l’Italiene. Les logis, il les trouvoit beaucoup moins commodes qu’en France &
Allemaigne ; car les viandes n’y sont ny en si grande abondance à moitié qu’en Allemaigne, ny si
bien apprétées. On y sert sans larder & en l’un & en l’autre lieu ; mais en Allemaigne elles sont
beaucoup mieu assesonnées, & diversité de sauces & de potages. Les logis en Italie de beaucoup
pires ; nulles salles ; les fenétres grandes & toutes ouvertes, sauf un grand contrevant de bois qui
vous chasse le jour, si vous en voulez chasser le soleil ou le vent : ce qu’il trouvoit bien plus insupportable
& irremédiable que la faute des rideaus d’Allemaigne. Ils n’y ont aussi que des petites
cahutes à tout des chetifs pavillons, un, pour le plus, en chaque chambre, à tout une carriole
au-dessous ; & qui haïroit à coucher dur, s’y trouveroit bien ampesché. Egale ou plus grande faute
de linge. Les vins communéemant pires ; & à ceus qui en haïssent une douceur lâche, en cete seson
insupportable. La cherté, à la vérité, un peu moindre. On tient que Florence soit la plus chere ville
d’Italie. J’avoy faict marché avant que mon maistre arrivât à l’hostelerie de l’Ange, à sept reales
pour home & cheval par jour, & quatre reales pour home de pied. Le mesme jour nous vismes un
palais du Duc, où il prant plesir à besouigner lui mesme, à contrefaire des pierres orientales & à
labourer le cristal: car il est Prince souingneur un peu de l’Archemie & des ars méchaniques &
surtout grand Architecte. Landemein M. de Montaigne monta le premier au haut du dome, où il se
voit une boule d’airain doré qui samble d’embas de la grandur d’une bale, & quand on y est, elle se
treuve capable de quarante homes. Il vit là que le mabre de quoy cete Eglise est encroutée, mesme
le noir, comance deja en beaucoup de lieus à se demantir, & se font à la gelée & au soleil, mesmes
le noir ; car cet ouvrage est tout diversifié & labouré, ce qui lui fit creindre que ce mabre ne fût pas
fort naturel. Il y voulsit voir les maisons des Strozzes & des Gondis, où ils ont encore de leurs
parans. Nous vismes aussi le palais du Duc, où Cosimo son pere a faict peindre la prinse de Sienne
& nostre bataille, perdue. Si est-ce qu’en divers lieus de cete ville, & notammant audit palais aus
antiennes murailles, les fleurs-de-lis tiennent le premier rang d’honnur. MM. d’Estissac & de
Montaigne furent au disner du grand Duc : car là on l’appelle ainsi. Sa fame estoit assise au lieu
d’honnur ; le Duc audessous ; au-dessous du Duc, la belle-seur de la Duchesse ; audessous de cete
cy, le frere de la Duchesse, mary de cete-cy. Cete Duchesse est belle à l’opinion Italienne, un visage
agréable & imprieux, le corsage gros, & de tetins à leur souhait. Elle lui sambla bien avoir la
suffisance d’avoir angeolé ce Prince, & de le tenir à sa dévotion long tamps. Le Duc est un gros
home noir, de ma taille, de gros mambres, le visage & contenance pleine de courtoisie, passant tous
iours, descouvert au travers de la presse de ses jans, qui est belle. Il a le port sein, & d’un homme
de quarante ans. De l’autre coste de la table étoint le Cardinal, & un autre june de dix-huict ans, les
deus freres du Duc. On porte à boire à ce Duc & à sa fame dans un bassin où il y a un verre plein de
vin descouvert, & une bouteille de verre pleine d’eau ; ils prennent le verre de vin & en versent dans
le bassin autant qu’il leur samble ; & puis le ramplissent d’eau eus-mesmes, & rasséent le verre,
dans le bassin que leur tient l’échanson. Il metoit assés d’eau ; elle, quasi pouint. Le vice des
Allemans de se servir de verres grans outre mesure, est icy au rebours de les avoir
extraordinairemant petits. Je ne scay pourquoy cete ville soit surnommée belle par priviliege ; elle
l’est mais sans aucune excellence sur Boulogne, & peu sur Ferrare, & sans compareson au dessous
de Venise. Il faict à la vérité beau de couvrir de ce clochier, l’infinie multitude de Maisons qui
ramplissent les collines tout au tour à bien deus ou trois lieues à la ronde, & cete pleine où elle est
assise qui samble en longur, avoir l’étandue de deus lieues : car il samble qu’elles se touchent, tant
elles sont dru femées. La ville est pavée de pieces de pierre plate sans façon & sans ordre. L’après
disnée eus quatre Jantilshomes, & un guide, prindrent la poste pour aller voir un lieu du Duc qu’on
nome Castello. La maison n’a rien qui vaille ; mais il y a diverses pieces de jardinage, le tout assis
sur la pante d’une coline, en maniere que les allées droites sont toutes en pante, douce toutefois &
aisée ; les transverses sont droites & unies. Il s’y voit là plusieurs bresseaux tissus & couvers fort
espès : de tous abres odoriferans, come cedres, ciprès, orangiers, citronniers, & d’oliviers, les
branches si jouintes & entrelassées, qu’il est aisé à voir que le soleil n’y sauroit trouver antrée en sa
plus grande force. Les tailles de cyprès, & de ces autres abres disposés en ordre si voisins l’un de
l’autre, qu’il n’y a place à y laisser que pour trois ou quatre. Il y a un grand gardoir, entre les autres,
au milieu duquel on voit un rochier contrefaict au naturel, & samble qu’il soit tout glacé au-dessus,
par le moïen de cete matiere de quoi le Duc a couvert ses grottes à Pratellino, & audessus du roc
une grande medalle de cuivre, representant un home fort vieil, chenu, assis sur son cul, ses bras
croisés, de la barbe, du front, & poil duquel coule sans cesse de l’eau goutte à goutte de toutes parts,
représentant la sueur & les larmes, & n’a la fontene autre conduit que celui là. Ailleurs ils virent,
par très-plesante expérience, ce que j’ai remerqué cy dessus : car se promenant par le jardin, & en
regardant les singularités ; le jardinier les aïant pour cet effect laissé de compagnie, come ils furent
en certin endroit à contempler certenes figures de mabre, il sourdit sous leurs pieds & entre leurs
jambes, par infinis petits trous, des trets d’eau si menus qu’ils étoint quasi invisibles, &
représentans souverenemant bien le dégout d’une petite pluïe, de quoy ils furent tout arrosés, par le
moïen de quelque ressort souterrin que le jardinier remuoit à plus de deux çans pas de là, avec tel art
que de là en hors, il faisoit hausser & baisser ces élancemens d’eau, come il lui pleisoit, les courbant
& mouvant à la mesure qu’il vouloit : ce mesme jeu est là en plusieurs lieux. Ils virent aussi la
maitresse fontene qui sort par le canal de deus fort grandes effigies de bronse, dont la plus basse
prant l’autre entre les bras, & l’étrint de toute sa force ; l’autre demy pasmée, la teste ranversée
samble randre par force par la bouche cet’eau, & l’élance de tele roideur, que outre la hauteur de ces
figures, qui est pour le moins de vint pieds, le tret de l’eau monte à trante-sept brasses au-delà. Il y a
aussi un cabinet entre les branches d’un abre tous-iours vert, mais bien plus riche que nul autre
qu’ils eussent veu: car il est tout etoffé des branches vifves & vertes de l’abre, & tout-partout ce
cabinet est si fermé de cete verdure qu’il n’y a nulle veuë qu’au travers de quelques ouvertures qu’il
faut praticquer, faisant escarter les branches çà & là ; & au milieu, par un tours qu’on ne peut
deviner, monte un surjon d’eau jusques dans ce cabinet au travers & milieu d’une petite table de
mabre. Là se faict auissi la musicque d’eau, mais ils ne la peurent ouïr ; car il étoit tard à jans qui
avoint à revenir en la ville. Ils y virent aussi le timbre des armes du Duc tout au haut d’un portal,
très-bien formées de quelques branches d’abres nourris & entretenus en leur force naturelle par des
fibres qu’on ne peut guiere bien choisir. Ils y furent en la seison la plus ennemie des jardins, qui les
randit encore plus emerveillés. Il y a aussi là une belle grotte, où il se voit toute sorte d’animaus
represantés au naturel, randant qui par bec, qui par l’aisle, qui par l’ongle ou l’oreille ou le naseau,
l’eau de ces fontenes. J’obliois qu’au palais de ce prince en l’une des sales il se voit la figure d’un
animal à quatre pieds, relevé en bronse sur un pilier représanté au naturel, d’une forme étrange, le
devant tout écaillé, & sur l’eschine je ne sçay quelle forme de mambre, come des cornes. Ils disent
qu’il fut trouve dans une caverne de montaigne de ce païs, & mené vif il y a quelques années. Nous
vimes aussi le palais où est née la Reine mere. Il (Montaigne) vousit pour essayer toutes les
commodités de cete ville, come il faisoit des autres, voir des chambres à louër, & la condition des
pansions ; il n’y trouva rien qui vaille. On n’y trouve à louer des chambres qu’aus hosteleries à ce
qu’on lui dît, & celes qu’il vit étoient mal-propres & plus cheres qu’à Paris beaucoup, & qu’a
Venise mesme ; & la pansion chetifve, à plus de douze escus par mois pour maistre. Il n’y a aussi
nul exercice qui vaille ny d’armes ny de chevaux ou de lettres. L’estein est rare en toute cete
contrée, & n’y sert-on qu’en vesselle de cete terre-peinte, assés mal propre. Judy au matin, 24e de
Novembre, nous est partismes, & trouvames un païs médiocremant fertile, fort peuplé d’habitations,
& cultivé partout, le chemin bossu & pierreus, & nous randimes fort tard, d’une trete qui est fort
longue, à
SIENE, trante deus milles, quatres postes ; ils les font de huict milles plus longues qu’ordinairemant
les nostres. Le Vandredy il (Montaigne) la reconnut curieusemant, notamant pour le respect de
nos guerres. C’est une ville inégale, plantée sur un dos de colline où est assise la meilleure part des
rues ; ses deus pantes sont par degrès ramplies de diverses rues, & aucunes vont encore se relevant
contre-mont, en autres haussures. Elle est du nombre des belles d’Italie, mais non du premier ordre,
de la grandur de Florance : son visage la tesmoigne fort antienne. Elle a grand foison de fontenes,
desqueles la pluspart des privés desrobent des veines, pour leur service particulier. Ils y ont des
bones caves & fresches. Le Dôme, qui ne cede guiere à celui de Florance, est revetu dedans &
dehors quasi partout, de ce mabre ci : ce sont des pieces carrées de mabre, les unes espesses d’un
pied, autres moins, de quoi ils encroutent, come d’un lambris, ces batimans faicts de bricques, qui
est l’ordinere matiere de cette nation. La plus bele piece de la ville, c’est la place ronde, d’une
très-bele grandur, & alant de toutes parts courbant vers le palais qui faict l’un des visages de cete
rondur, & moins courbe que le demurant. Vis-à-vis du palais, au plus haut de la place, il y a une
très-belle fontene, qui par plusieurs canals, ramplit un grand vesseau où chacun puise d’une
très-belle eau. Plusieurs rues viennent fondre en cete place par des pavés tissus en degrés. Il y a tout
plein de rues & nombres très antiennes : la principale est cele de Piccolomini, de celle-là, de
Tolomei, Colombini, & encore de Cerretani. Nous vismes des tesmoignages de trois ou quatre çans
ans. Les armes de la ville qui se voient sur plusieurs piliers, c’est la Louve qui a pandus à ses tetins
Romulus & Remus. Le Duc de Florance trete courtoisement les Grans qui nous favorisarent, & il a
près de sa personne, Silvio Piccolomini, le plus suffisant jantilhome de notre tamps à toute sorte de
science, & d’exercice d’armes, come celui qui a principalement à se garder de ses propres sujects. Il
abandonne à ses villes le souin de les fortifier, & s’atache à des citadelles qui sont munitionnées &
guardées avec toute despance & diligeance, & avec tel supçon qu’on ne permet qu’à fort peu de jans
d’en aprocher. Les fames portent des chapeaus en leurs testes, la pluspart. Nous en vismes qui les
ostoint par honeur, come les homes, à l’endret de l’élevation de la Messe. Nous etions logés à la
Couronne, assés bien, mais tousiours sans vitres & sans chassis. M. de Montaigne étant enquis du
concierge de Pratellino, come il étoit étonné de la beauté de ce lieu, après les louanges, (il) accusa
fort la ledur des portes & fenestres de grandes tables de sapin, sans forme & ouvrage, & des serrures
grossieres & nieptes come cele de nos villages, & puis la couverture des tuiles creus ; & disoit s’il
n’y avoit moyen ny d’ardoise ni de plomb ou airin, qu’on devoit au moins avoir caché ces tuiles par
la forme du batimant : ce que le concierge dit qu’il le rediroit à son maistre. Le Duc laisse encore en
estre les antiennes marques & divises de cete ville, qui sonent partout LIBERTÉ ; si est-ce que les
tumbes & épitaphes des Francés qui sont morts, ils les ont emportées de lurs places & cachées en
certein lieu de la ville, sous coleur de quelque réformation du batimant & forme de leur église. Le
Samedy 26 après disner nous suivismes un pareil visage de païs, & vinmes souper à
BUONCOUVENT, douze milles, Castello de la Toscane : ils appellent einsin des villages fermés
qui pour leur petitesse ne méritent pouint le nom de ville. Dimenche bien matin nous en partismes,
& parce que M. de Montaigne desira de voir Montalcin pour l’accouintance que les François y
ont eu, il se destourna de son chemin à mein droite, & avec MM. d’Estissac, de Mattecoulon, & du
Hautoi, ala audict Montalcin, qu’ils disent estre une ville mal-bastie de la grandur de Saint-Emilion,
assise sur une montaigne des plus hautes de toute la contrée, toutefois accessible. Ils rancontrarent
que grand’messe se disoit, qu’ils ouïrent. Il y a, à un bout, un chateau où le Duc tient ses garnisons ;
mais à son avis (de Montaigne) tout cela n’est guiere fort, etant ledict lieu commandé d’une part par
une autre montaigne voisine de çant pas. Aus terres de ce Duc, on meintient la mémoire des
François en si grande affection, qu’on ne leur en faict guiere souvenir que les larmes leur en
viennent aus yeux. La guerre mesmes leur samblant plus douce avec quelque forme de liberté, que
la paix qu’ils jouissent sous la tyrannie. Là, M. de Montaigne s’informant s’il n’y avoit point
quelques sepulchres des François, on lui respondit qu’il y en avoit plusieurs en l’Eglise S. Augustin,
mais que par commandemant du Duc on les avoit ensevelis. Le chemin de cete journée fut
montueus & pierreus, & nous randit au soir à
LA PAILLE, vint trois milles. Petit village de cinq ou six maisons au pied de plusieurs
montaignes steriles, & mal plaisantes. Nous reprimes notre chemin lendemein bon matin le long
d’une fondriere fort pierreuse, où nous passames & repassames çant fois un torrant qui coule tout le
long. Nous rancontrames un grand pont basti par ce Pape Gregoire, où finissent les terres du Duc de
Florance, & entrames en celes de l’Eglise. Nous rancontrames Acquapendente, qui est une petite
ville, & se nome je crois einsin à cause d’un torrant qui tout jouignant de là, se précipite par des
rochiers en la pleine. Delà nous passames S. Laurenzo qui est un Castello, & par Bolseno qui l’est
aussi, tout noïant autour du lac qui se nome Bolseno, long de trante milles & large de dix milles, au
milieu duquel se voit deus rochiers come des isles, dans lesquels on dict estre des monasteres. Nous
nous randismes d’une trete par ce chemin montueus & sterile à
MONTEFIASCON, vint-six milles. Villette assise à la teste de l’une des plus hautes
montaignes de toute la contrée. Elle est petite, & monstre avoir beaucoup d’antienneté. Nous en
partimes matin, & vinmes à traverser une bele pleine & fertile, où nous trouvames Viterbo, qui
avoit une partie de son assiette couchée sur une croupe de montaigne. C’est une belle ville, de la
grandur de Sanlis. Nous y remercames beaucoup de belles maisons, grande foison d’ouvriers, belles
rues & plesantes ; en trois endroits d’icelle, trois très-beles fontenes. Il (Montaigne) s’y fût arresté
pour la beauté du lieu, mais son mulet qui aloit devant, etoit desja passé outre. Nous
commenceames là à monter une haute côte de montaigne, au pied de laquelle au deça, est un petit
lac qu’ils noment de Vico. Là, par un bien plesant vallon, entourné de petites collines, où il y a
force bois (commodité un peu rare en ces contrées-là), & de ce lac, nous nous vinmes rendre de
bonne heure à
ROSSIGLIONE, dix-neuf milles. Petite ville & chateau au Duc de Parme, comme aussi il se
treuve sur ces routes plusieurs maisons & terres appartenans à la case Farnèse. Les logis de ce
chemin sont des meilleurs, d’autant que c’est le grand chemin ordinere de la Poste. Ils prennent
cinq juilles pour cheval à courre, & à louer deux juilles pour poste ; & à cete mesme reison, si vous
les voulés pour deus ou trois postes ou plusieurs journées, sans que vous vous mettés en nul souin
du cheval car de lieu en lieu les hostes prenent charge des chevaus de leurs compaignons ; voire, si
le vostre vous faut, ils font marché que vous en puissiés reprandre un autre ailleurs sur vostre
chemin. Nous vismes par experience qu’à Siène, à un Flamant qui estoit en notre compaignie, inconnu,
estrangier, tout sul ; on fia un cheval de louage pour le mener à Rome, sauf qu’avant partir,
on païe le louage ; mais au demeurant le cheval est à vostre mercy, & sous vostre foy que vous le
metrés où vous prometés. M. de Montaigne se louoit de leur coustume de disner & de souper tard,
selon son humeur : car on n’y disne, aus bonnes maisons, qu’à deus heures après midy, & soupe à
neuf heures ; de façon que où nous trouvames des comédians, ils ne comançent à jouer qu’à six
heures aus torches, & y sont deus ou trois heures, & après on va souper. Il (Montaigne) disoit que
c’estoit un bon païs pour les paresseux, car on s’y leve fort tard. Nous en partîmes lemdemein trois
heures avant le jour, tant il avoit envie de voir le pan de Rome. Il trouva que le serein donnoit autant
de peine à son estomac le matin que le soir, ou bien peu moins, & s’en trouva mal jusqu’au jour,
quoyque la nuit fût sereine. A quinse milles nous découvrîmes la ville de Rome, & puis la
reperdismes pour longtems. Il y a quelques villages en chemin & hostelleries. Nous rancontrames
aucunes contrées de chemins relevés & pavés d’un fort grand pavé, qui sambloit à voir, quelque
chose d’antien, & plus près de la Ville, quelques masures évidemmant très antiques, & quelques
pierres que les Papes y ont faict relever pour l’honneur de l’antiquité. La plus part des ruines sont de
briques, tesmoings les Termes de Diocletian, & d’une brique petite & simple, come la nostre, non
de cete grandur & espessur qui se voit aus antiquités & ruines antienes en France & ailleurs. Rome
ne nous faisoit pas grand’monstre à la reconnoistre de ce chemin. Nous avions louing sur nostre
mein gauche, l’Apennin, le prospect du païs mal plaisant, bossé, plein de profondes fandasses,
incapable d’y recevoir nulle conduite de gens de guerre en ordonnance : le terroir nud sans abres,
une bonne partie stérile, le païs fort ouvert tout autour, & plus de dix milles à la ronde, & quasi tout
de cete sorte, fort peu peuplé de maisons. Par là nous arrivames sur les vint heures, le dernier jour
de Novembre, feste de Saint André, à la porte del Popolo, à
ROME, trante milles. On nous y fit des difficultés, come ailleurs, pour la peste de Gennes. Nous
vinmes loger à l’Ours, où nous arrestames encore lendemein, & le deuxieme jour de décembre
primes des chambres de louage chés un Espaignol, vis-à-vis de Santa Lucia della Tinta. Nous y
estions bien accommodés de trois belles chambres, salle, garde manger, escuirie, cuisine, à vint
escus par mois, sur quoi l’hoste fournit de cuisinier & de feu à la cuisine. Les logis y sont
communéemant meublés un peu mieus qu’à Paris, d’autant qu’ils ont grand foison de cuir doré, de
quoi les logis qui sont de quelque pris, sont tapissés. Nous en pusmes avoir un à mesme pris que du
nostre, au vase d’or, assés près de là, mublé de drap d’or & de soie, come celui des rois ; mais outre
ce que les chambres y estoint sujettes M. de Montaigne estima que cete magnificence estoit
non-sulemant inutile, mais encore pénible pour la conservation de ces meubles, chaque lict estant du
pris de quatre ou cinq çans escus. Au nostre, nous avions faict marché d’estre servis de linge, à peu
près come en France, de quoi, selon la coustume du païs, ils sont un peu plus espargneus. M. de
Montaigne se faschoit d’y trouver si grand nombre de François, qu’il ne trouvoit en la rue quasi
personne qui ne le saluoit en sa langue. Il trouva nouveau le visage d’une si grande court & si
pressée de prélats & gens d’église, & lui sambla plus puplée d’homes riches, & coches, & chevaus
de beaucoup, que nulle autre qu’il eût jamais veue. Il disoit que la forme des rues en plusieurs
choses, & notammant pour la multitude des homes, lui represantoit plus Paris que nulle autre où il
eût jamais esté. La Ville est, d’à-cette-heure, toute plantée le long de la riviere du Tibre deça &
dela. Le quartier montueus, qui estoit le siege de la vieille ville, & où il faisoit tous les jours mille
proumenades & visites, est scisi, de quelques églises & aucunes maisons rares & jardins des
Cardinaus. Il jugeoit par bien claires apparences, que la forme de ces montaignes & des pantes,
estoit du tout changé de l’antienne, par la hauteur des ruines, & tenoit pour certin qu’en plusieurs
endroits nous marchions sur le teste des maisons toutes antieres. Il est aisé à juger, par l’arc de
Severe, que nous somes à plus de deus picques au dessus de l’antien planchier, & de vrai, quasi
partout, on marche sur la teste des vieus murs que la pluye & les coches decouvrent. Il combattoit
ceus qui lui comparoint la liberté de Rome à celle de Venise, principalement par ces argumens : que
les maisons mesmes y estoint si peu sûres, que ceus qui y apportoint des moïens un peu largemant,
estoint ordineremant conseillés de donner leur bourse en garde aus Banquiers de la Ville, pour ne
trouver leur coffre crocheté, ce qui estoit avenu à plusieurs : Item, que l’aller de nuit n’estoit guiere
bien assuré : Item, que ce premier mois, de decembre, le general des Cordeliers fut demis
soudenemant de sa charge & enfermé, pour en son sermon, où estoit le Pape & les Cardinaus, avoir
accusé l’oisiveté & pompes des Prelats de l’Eglise, sans en particulariser autre chose, & se servir
sulemant, avec quelque aspreté de voix, de lieus communs & vulgaires sur ce propos : Item, que ses
coffres avoint esté visités à l’entrée de la ville pour la doane, & fouillés jusques aus plus petites
pieces de ses hardes ; là où en la pluspart des autres villes d’Italie, ces officiers se contentoint qu’on
les leur eût simplement presanté : Qu’outre cela, on lui avoit pris tous les livres qu’on y avoit trouvé
pour les visiter, à quoy il y avoit tant de longur, qu’un home qui auroit autre chose à faire les
pouvoit bien tenir pour perdus ; joing que les regles y estoint si extraordinaires que les heures de
Nostre-Dame, parce qu’elles estoint de Paris, non de Rome, leurs estoint suspectes, & les livres
d’aucuns docteurs d’Allemaigne contre les Hérétiques, parce qu’en les combatans ils faisoint
mantion de leurs erreurs. A ce propos il louoit fort sa fortune, de quoy n’estant aucunemant adverty
que cela luy deut arriver, & estant passé au travers de l’Allemaigne, veu sa curiosité, il ne s’y trouva
nul livre défandu. Toutefois aucuns Seigneurs de là luy disoint, quand il s’en fût trouvé, qu’il en fût
esté quitte pour la perte des livres. Douze ou quinze jours après nostre arrivée, il se trouva mal ; &
pour une inusitée défluxion de ses reins qui le menassoit de quelque ulcere, il se depucela, par
l’ordonnance d’un medecin françois du Cardinal de Rambouillet, aydé de la dextérité de son
Appoticaire, à prendre un jour de la casse à gros morceaus, au bout d’un cousteau trampé
premieremant un peu dans l’eau, qu’il avala fort ayséemant, & en fit deus ou trois selles.
Landemein il print de la térebentine de Venise, qui vient, disent-ils, des montaignes de Tirol, deus
gros morceaus enveloppés dans un oblie, sur un culier d’argent, arrosé d’une ou deus goutes de
certin sirop de bon goust ; il n’en sentit autre effaict que l’odur de l’urine à la violette de mars.
Après cela, il print à trois fois, mais non tout de suite, certene sorte de breuvage qui avoit justemant
le goust & couleur de l’amandé : aussi lui disoit son medecin, que ce n’estoit autre chose ; toutefois
il panse qu’il y avoit des quatre semances froides. Il n’y avoit rien en cete derniere prise de malaysé
& extraordinaire, que l’heure du matin : tout cela, trois heures avant le repas. Il ne santit non plus à
quoi lui servit cet almandé ; car la mesme disposition lui dura encore après, & eut depuis une forte
colicque, le vint & troisieme (decembre) ; de quoi il se mit au lict environ midy, & y fut jusques au
soir qu’il randit force sable, & après une grosse pierre, dure, longue & unie, qui arresta cinq ou six
heures au passage de la verge. Tout ce temps, depuis ses beings, il avoit un benefice de ventre, par
le moyen duquel il pansoit estre défandu de plusieurs pires accidans. Il déroboit lors plusieurs
repas, tantost à disner, tantost à souper. Le jour du Noel, nous fumes ouir la messe du Pape à S.
Pierre, où il eut place commode pour voir toutes les cerimonies à son ayse. Il y a plusieurs formes
particulieres : l’évangile & l’espitre s’y disent premieremant en latin & secondemant en grec,
comme il se faict encore le jour de Pasques & le jour de S. Pierre. Le pape donna à communier à
plusieurs autres ; & officioint avec lui à ce service les cardinaus Farnese, Medicis, Caraffa &
Gonzaga. Il y a un certin instrumant à boire le calisse, pour prouvoir la sureté du poison. Il lui
sambla nouveau, & en cete messe & autres, que le pape & cardinaus & autres prelats y sont assis,
&, quasi tout le long de la messe, couverts, devisans, & parlans ensamble. Ces ceremonies samblent
estre plus magnifiques que devotieuses. Au demourant il lui sambloit qu’il n’y avoit nulle
particularité en la beauté des fames, digne de cete préexcellance que la réputation donne à cete ville
sur toutes les autres du monde ; & au demurant que, come à Paris, la beauté plus singuliere se
trouvoit entre les meins de celles qui la mettent en vante. Le 29 de decembre M. d’Abein, qui estoit
lors ambassadur, jantil home studieus & fort amy de longue mein de M. de Montaigne, fut d’advis
qu’il baisât les pieds au pape. M. d’Estissac & lui se mirent dans le coche dudict ambassadur.
Quand il fut en son audiense, il les fit appeller par le camerier du pape. Ils trouvarent le pape, &
avecque lui l’ambassadur tout sul, qui est la façon ; il a près de lui une clochette qu’il sonne, quand
il veut que quelcun veingnes à lui. L’ambassadur assis à sa mein gauche descouvert ; car le pape ne
tire jamais le bonnet à qui que ce soit, ny nul ambassadur n’est près de lui la teste couverte. M.
d’Estissac entra le premier, & après lui M. de Montaigne, & puis M. de Mattecoulon, & M. du
Hautoi. Après un pas ou deus dans la chambre, au couin de laquelle ledict pape est assis, ceus qui
antrent, qui qu’ils soyent, mettent un genouil à terre, & atendent que le pape leur donne la
benediction, ce qu’il faict ; après cela ils se relevent & s’acheminent jusques environ la
mi-chambre. Il est vray que la pluspart ne vont pas à luy de droit fil, tranchant le travers de la
chambre, eins gauchissant un peu le long du mur, pour donner, après le tour, tout droit à lui. Etant à
ce mi chemin ils se remettent encor un coup sur un genouil, & reçoivent la seconde benediction.
Cela faict, ils vont vers luy jusques à un tapis velu, estandu à ses pieds ; sept ou huict pieds plus
avant. Au bord de ce tapis ils se mettent à deus genous. Là l’ambassadur qui les presantoit se mit
sur un genouil à terre, & retroussa la robe du Pape sur son pied droit, où il y a une pantouffle rouge,
à tout une croix blanche audessus. Ceus qui sont à genous se tienent en cete assiete jusques à son
pied, & se panchent à terre, pour le baiser. M. de Montaignc disoit, qu’il avoit haussé un peu le bout
de son pied. Ils se firent place l’un à l’autre, pour baiser, se tirant à quartier, tousiours en ce pouint.
L’ambassadur, cela fait, recouvrit le pied du Pape, & se relevant sur son siege, luy dict ce qu’il luy
sambla pour la recommandation de M. d’Estissac & de M. de Montaigne. Le Pape, d’un visage
courtois, admonesta M. d’Estissac à l’estude & à la vertu, & M. de Montaigne de continuer à la
devotion qu’il avoit tousiours porté à l’eglise & service du Roi très-chrestien, & qu’il les serviroit
volantiers où il pourroit : ce sont services de frases Italiennes. Eus, ne lui dirent mot ; eins aiant là
reçeu une autre benediction, avant se relever, qui est signe du congé, reprindrent le mesme chemin.
Cela se faict selon l’opinion d’un chacun : toutefois le plus commun est de se sier en arriere à
reculons, ou au moins de se retirer de costé de maniere qu’on reguarde tous iours le Pape au visage.
Au michemin, come en allant, ils se remirent sur un genou, & eurent un autre benediction, & à la
porte encore sur un genou, la derniere benediction. Le langage du Pape est Italien, santant son
ramage Boulognois, qui est le pire idiome d’Italie, & puis de sa nature il a la parole mal aysée. Au
demourant, c’est un très-beau vieillard, d’une moyenne taille & droite, le visage plein de majesté,
une longue barbe blanche, eagé lors de plus de quatre-vins ans, le plus sein pour cet eage, & vigoureus
qu’il est possible de desirer, sans goute, sans colicque, sans mal d’estomach, & sans aucune
subjection : d’une nature douce, peu se passionant des affaires du monde, grand bâtissur, & en cela
il lairra à Rome & ailleurs un singulier honneur à sa mémoire ; grand aumosnier, je dis hors de toute
mesure. Entre autres tesmoingnages de cela, [il n’est nulle fille a marier à laquelle il n’eide pour la
loger, si elle est de bas-lieu, & contel’on en cela cela sa libéralité pour arjant contant49]. Outre cela,
il a basti des collieges pour les Grecs, pour les Anglois, Escossois, François, pour les Allemands, &
pour les Polacs, qu’il a dotés de plus de dix mille escus chacun de rante à perpétuité ; outre la
despanse infinie des bastimans. Il l’a faict pour appeller à l’église les enfans de ces nations-là
corrompues de mauvaises opinions contre l’église ; & là les enfans sont logés, nourris, habillés,
instruicts, & accommodés de toute choses, sans qu’il y aille un quatrin du leur, à quoy que ce soit.
Les charges publiques penibles, il les rejette volantiers sur les espaules d’autrui, fuïant à se donner
peine. Il prête tant d’audiences qu’on veut. Ses responses sont courtes & resolues, & perd on temps
de lui combattre sa response par nouveaus argumans. En ce qu’il juge juste, il se croit ; & pour son
fils mesme, qu’il eime furieusemant, il ne s’esbranle pas contre cete siene justice. Il avanse ses
parens, [mais sans aucun interest des droits de l’église, qu’il conserve inviolablemant. Il est
très-magnifique en bastimans publicques & réformation des rues de cete ville ;] & à la vérité, a une
vie & des mœurs ausquels il n’y a rien de fort extraordinere ny en l’une ny en l’autre part, [toutefois
inclinant beaucoup plus sur le bon.]. Le dernier de Decembre eus deus disnarent chez M. le Cardinal
de Sans, qui observe plus des cerimonies Romeines que nul autre François. Les Benedicite & les
Grâces fort longues y furent dites par deus Chapelins, s’antrerespondans l’un l’autre à la façon de
l’office de l’église. Pandant son disné, on lisoit en Italien une perifrase de l’Evangile du jour. Ils
lavarent avec lui & avant & après le repas. On sert a chacun une serviette pour s’essuïer ; & devant
ceus à qui on veut faire un honneur particulier, qui tient le siege à costé ou vis-à-vis du maistre, on
sert des grans quarrés d’argent qui portent leur saliere, de mesme façon que ceus qu’on sert en
France aus grans. Audessus de cela, il y a une serviette pliée en quatre ; sur cete serviette le pein, le
cousteau, la forchette, & le culier. Audessus de tout cela une autre serviette, de laquelle il se faut
servir, & laisser le demeurant en l’estat qu’il est : car après que vous estes à table, on vous sert, à
costé de ce quarré, une assiette d’arjant ou de terre, de laquelle vous vous servez. De tout ce qui se
sert à table, le Tranchant en donne sur des assietes à ceus qui sont assis en ce rang-là, qui ne metent
point la mein au plat, & ne met on guiere la mein au plat du mestre. On servit aussi à M. de Montaigne,
comme on faisoit ordineremant chés M. l’Ambassadur, quand il y mangeoit, à boire en cette
façon : c’est qu’on lui presantoit un bassin d’arjant, sur lequel il y avoit un verre avec du vin & une
petite bouteille de la mesure de celle où on met de l’ancre, pleine d’eau. Il prend le verre de la mein
droite, & de la gauche cete bouteille, & verse autant qu’il lui plaît d’eau dans son verre, & puis
remet cete bouteille dans le bassin. Quand il boit, celui qui sert, lui presante ledit bassin au-dessous
du menton, & lui remet après son verre dans ledict bassin. Cete cerimonie ne se faict qu’à un ou
deux pour le plus au dessous du maistre. La table fut levée soudein après les grâces, & les chaises
arrangées tout de suite le long d’un costé de la salle, où M. le Cardinal les fit soir aprés lui. Il y
survint deus homes d’Eglise, bien vetus, à tout je ne scay quels instrumans dans la mein, qui se
mirent à genouil devant lui, & lui firent entendre je ne scay quel service qui se faisoit en quelque
Eglise, il ne leur dît du tout rien : mais come ils se relevarent après avoir parlé & s’en alloint, il tira
un peu le bonnet. Un peu après il les mena dans son coche à la salle du Consistoire, où les Cardinaus
s’assemblarent pour aller à Vespres. Le Pape y survint, & s’y revetit pour aller (aussi) à
Vespres. Les Cardinaus ne se mirent point à genou à sa benediction, come faict le peuple, mais la
receurent avec une grand inclination de la teste.
Le troisieme de Janvier 1581, le Pape passa devant nostre fenestre : marchoint devant lui
environ deus çans chevaus de personnes de sa court de l’une & de l’autre robbe. Auprès de lui estoit
le Cardinal de Medicis qui l’entretenoit couvert, & le menoit disner chez lui. Le Pape avoit un
chapeau rouge, son accoustrement blanc, & capuchon de velours rouge, come de coustume, monté
sur une hacquenée blanche, harnachée de velours rouge, franges & passemants d’or. Il monte à
49 Ce qui est enfermé entre deux crochets, est ajouté en marge de la main de Montaigne.
cheval sans secours d’escuyer, & si court son 81e an. De quinse en quinse pas, il donnoit sa
benediction. Après lui marchoint trois Cardinaus, & puis environ çant homes d’armes, la lance sur
la cuisse, armés de toutes pieces, sauf la teste. Il y avoit aussi une autre hacquenée de mesme
parure, un mulet, un beau coursier blanc, une lettiere qui le suivoint, & deus porte manteaus qui
avoint à l’arson de la selle, des valises. Ce mesme jour, M. de Montaigne print de la terebentine,
sans autre occasion, sinon qu’il estoit morfondu, & fit force sable après.
L’onsieme de janvier, au matin, come M. de Montaigne sortoit du logis à cheval pour aller in
Banchi, il rancontra qu’on sortoit de prison Catena, un fameus voleur, & capitaine des banis, qui
avoit tenu en creinte toute l’Italie, & duquel il se contoit des murtres enormes, & notammant de
deus Capucins ausquels il avoit fait renier Dieu, prometant sur cete condition leur sauver la vie, &
les avoit massacrés après cela, sans aucune occasion, ny de commodité, ny de vanjance. Il s’arresta
pour voir ce spectacle. Outre la forme de France, ils font marcher devant le criminel un grand
crucifix couvert d’un rideau noir, & à pied un grand nombre d’homes vetus & masqués de toile
qu’on dict estre des jantils homes & autres apparans de Rome, qui se vouent à ce service de
accompaigner les criminels qu’on mene au supplice & les cors des trespassés, & en font une
confrerie. Il y en a deus de ceus là, ou moines, ainsi vetus & couvers, qui assistent le criminel sur la
charette & le preschent, & l’un d’eus lui presante continuellemant sur le visage & lui faict baiser
sans cesse un tableau où est l’Image de Nostre Seigneur. Cela faict que on ne puisse pas voir le
visage du criminel par la rue. A la potence, qui est une poutre entre deus appuis, on lui tenoit
tous-iours cete image contre le visage, jusques à ce qu’il fut élancé. Il fit une mort commune, sans
mouvemant & sans parole ; estoit home noir, de trante ans ou environ. Après qu’il fut estranglé, on
le detrancha en quattre cartiers. Ils ne font guiere mourir les homes que d’une mort simple, &
exercent leur rudesse après la mort. M. de Montaigne y remerqua ce qu’il a dict ailleurs, combien le
peuple s’effraïe des rigurs qui s’exercent sur les cors mors ; car le peuple, qui n’avoit pas santi de le
voir estrangler, à chaque coup qu’on donnoit pour le hâcher, s’écrioit d’une voix piteuse. Soudein
qu’ils sont morts, un ou plusieurs Jésuistes ou autres, se mettent sur quelque lieu hault, & crient au
peuple, qui deça, qui delà, & le preschent pour lui faire gouster cet exemple. Nous remerquions en
Italie, & notammant à Rome, qu’il n’y a quas pouint de cloches pour le service de l’église, & moins
à Rome qu’au moindre village de France ; aussi qu’il n’y a pouint d’images, si elles ne sont faites
de peu de jours. Plusieurs antiennes églises n’en ont pas une.
Le quatorsieme jour de janvier, il (Montaigne) reprint encor de la terebentine, sans aucun effect
apparent. Ce mesme jour je vis deffaire deus freres, antiens serviteurs du secrétaire du Castellan, qui
l’avoint tué quelques jours auparavant de nuict en la ville, dedans le palais mesme dudict seigneur
Jacomo Buoncompagno, fils du pape. On les tenailla, puis coupa le pouing devant ledict palais, &
l’ayant coupé, on leur fit mettre sur la playe des chappons qu’on tua & entr’ouvrit soudenemant. Ils
furent deffaicts sur un échaffaut & assommés à tout une grosse massue de bois & puis soudein
esgorgés. C’est un supplice qu’on dict parfois usité à Rome. D’autres tenoint qu’on l’avoit
accommodé au meffaict, d’autant qu’ils avoint einsi tué leur maistre.
Quant à la grandur de Rome, M. de Montaigne disoit « que l’espace qu’environnent les murs, qui
est plus des deus tiers vuide, comprenant la vieille & la neufve Rome, pourroit égaler la cloture
qu’on fairoit autour de Paris, y enfermant tous les faubourgs de bout à bout. Mais si on conte la
grandur par nombre & presse de maisons & habitations, il panse que Rome n’arrive pas à un tiers
près de la grandur de Paris. En nombre & grandur de places publicques, & beauté des rues, &
beauté de maisons, Rome l’amporte de beaucoup».
Il trouvoit aussi la froidur de l’hyver fort approchante de celle de Guascogne. Il y eut des gelées
fortes autour de Noel, & des vans frois insupportablemant. Il est vray que lors mesme il y tonne,
gresle, & esclaire fort souvent. Les palais ont force suite de mambres les uns après les autres. Vous
enfilés trois & quatre salles, avant que vous soyés à la maistresse. En certeins lieus où M. de
Montaigne disna en cerimonie, les buffets ne sont pas où on disne, mais en un’autre premiere salle,
& va-t-on vous y querir à boire, quand vous en demandés ; & là est en parade la vesselle d’arjant.
Judy vint-sixieme de janvier, M. de Montaigne étant allé voir le mont Janiculum, delà le Tibre,
& considerer les singularités de ce lieu là, entre autres, une grande ruine du vieus mur avenue deus
jours auparavant, & contempler le sit de toutes les parties de Rome, qui ne se voit de nul autre lieu
si cleremant ; & delà estant descendu au Vatican, pour y voir les statues enfermées aus niches de
Belveder, & la belle galerie que le pape dresse des peintures de toutes les parties de l’Italie, qui est
bien près de sa fin ; il perdit sa bourse & ce qui estoit dedans, & estima que ce fût que, en donnant
l’aumone à deus ou trois fois, le tems estant fort pluvieus & mal plesant, au lieu de remettre sa
bourse en sa pochette, il l’eût fourrée dans les découpures de sa chausse. Touts ces jours là, il ne
s’amusa qu’à étudier Rome. Au commancemant il avoit pris un guide françois ; mais celui-ci, par
quelque humeur fantastique, s’estant rebuté, il se pica, par son propre estude, de venir à bout de cete
sience, aidé de diverses cartes & livres qu’il se faisoit lire le soir, & le jour alloit sur les lieus mettre
en pratique son apprentissage : si que en peu de jours il eût ayséemant reguidé son guide.
« Il disoit, qu’on ne voïoit rien de Rome que le Ciel sous lequel elle avoit esté assise, & le plant
de son gite ; que cete science qu’il en avoit estoit une science abstraite & contemplative, de laquelle
il n’y avoit rien qui tumbat sous les sens ; que ceus qui disoint qu’on y voyoit au moins les ruines de
Rome, en disoint trop ; car les ruines d’une si espouvantable machine rapporteroint plus d’honneur
& de reverence à sa mémoire ; ce n’estoit rien que son sepulcre. Le monde ennemi de sa longue
domination, avoit premieremant brisé & fracassé toutes les piecces de ce corps admirable, & parce
qu’encore tout mort, ranversé, & desfiguré, il lui faisoit horreur, il en avoit enseveli la ruine mesme.
Que ces petites montres de sa ruine qui paressent encores au dessus de la biere, c’étoit la fortune qui
les avoit conservées pour le tesmoignage de cete grandur inifinie que tant de siécles, tant de fus, la
conjuration du monde reiterées à tant de fois à sa ruine, n’avoint peu universelemant esteindre. Mais
qu’il estoit vraisamblable que ces mambres desvisagés qui en restoint, c’estoint les moins dignes, &
que la furie des ennemis de cete gloire immortelle, les avoit portés, premieremant, à ruiner ce qu’il
y avoit de plus beau & de plus digne ; que les bastimans de cete Rome bastarde qu’on aloit asteure
atachant à ces masures antiques, quoi qu’ils eussent de quoi ravir en admiration nos sicles presans,
lui faisoint resouvenir propremant des nids que les moineaus & les corneilles vont suspandant en
France aus voutes & parois des eglises que les Huguenots viennent d’y demolir. Encore creignoit-il,
à voir l’espace qu’occupe ce tumbeau, qu’on ne le reconnût pas tout, & que la sépulture ne fût ellemesme
pour la pluspart ensevelie. Que cela, de voir une si chetifve descharge, come de morceaus de
tuiles & pots cassés, estre antiennemant arrivée à un monceau de grandur si excessive, qu’il egale
en hauteur & largeur plusieures naturelles montaignes [car il le comparoit en hauteur à la mote de
Gurson, & l’estimoit double en largeur], c’étoit une expresse ordonnance des destinées, pour faire
santir au monde leur conspiration à la gloire & préeminance de cete ville, par un si nouveau &
extraordinere tesmoingnage de sa grandur. Il disoit ne pouvoir aiséemant faire convenir, veu le peu
d’espace & de lieu que tiennent aucuns de ces sept mons, & notammant les plus fameus, comme le
Capitolin & le Palatin, qu’il y ranjat un si grand nombre d’édifices. A voir sulemant ce qui reste du
tample de la paix, le long du Forum Romanum, duquel on voit encore, la chute toute vifve, come
d’une grande montaigne, dissipée en plusieures horribles rochiers : il ne samble que deus tels
batimens peussent tenir en toute l’espace du mont du Capitole, où il y avoit bien 25 ou 30 tamples,
outre plusieurs maisons privées. Mais, à la vérité, plusieurs conjectures qu’on prent de la peinture
de cete ville antienne, n’ont guiere de verisimilitude, son plant mesme estant infinimant changé de
forme ; aucuns de ces vallons estans comblés, voire dans les lieus les plus bas qui y fussent : come,
pour exemple, au lieu du Velabrum, qui pour sa bassesse recevoit l’esgout de la ville, & avoit un
lac, s’est tant eslevé des mons de la hauteur des autres mons naturels qui sont autour delà, ce qui se
faisoit par le tas & monceaus des ruines de ces grans bastimans ; & le Monte Savello n’est autre
chose que la ruine d’une partie du teatre de Marcellus. Il croioit qu’un antien romain ne sauroit reconnoistre
l’assiette de sa ville, quand il la verroit. Il est souvent avenu qu’après avoir fouillé bien
avant en terre, on ne venoit qu’à rencontrer la teste d’une fort haute coulonne qui estoit encor en
pieds au dessous. On n’y cherche point d’autres fondemens aus maisons, que des vieilles masures
ou voutes, come il s’en voit au dessous de toutes les caves, ny encore l’appuy du fondemant antien
ny d’un mur qui soit en son assiete. Mais sur les brisures mesmes des vieus bastimans, come la
fortune les a logés, en se dissipant, ils ont planté le pied de leurs palais nouveaus, come sur des gros
loppins de rochiers, fermes & assurés. Il est aysé à voir que plusieurs rues sont à plus de trante pieds
profond au dessous de celles d’a-cete-heure. »
Le 28e de Janvier, il (Montaigne) eut la colicque qui ne l’empescha de nulle de ses actions
ordineres, & fit une pierre assés grossette & d’autres moindres. Le trantiesme, il fut voir la plus
antienne cerimonie de religion qui soit parmy les homes, & la considera fort attentivemant & avec
grande commodité : c’est la Circoncision des Juifs. Il avoit des-ia veu une autrefois leur Synagogue,
un jour de samedy le matin, (&) leurs prieres, où ils chantent désordonnéemant, comme en l’église
Calvinienne, certenes leçons de la bible en hebreu accommodées au tems. Ils ont les cadences du
son pareilles, mais un désaccord extreme, pour la confusion de tant de vois de toute sorte d’eage :
car les enfans, jusques au plus petit eage, sont de la partie, & tous indifferammant entendent
l’hebreu. Ils n’apportent non plus d’attention en leurs prieres que nous faisons aus nostres, devisant
parmy cela d’autres affaires, & n’apportant pas beaucoup de reverence à leurs mysteres. Ils lavent
les mains à l’entrée, & en ce lieu là ce leur est execration di tirer le bonnet ; mais baissent la teste &
le genous où leur dévotion l’ordonne. Ils portent sur les espaules ou sur la teste certains linges, où il
y a des franges attachées : le tout seroit trop long à déduire. L’après-disnée tour à tour leurs
docteurs font leçon sur le passage de la bible de ce jour là, le faisant en Italien. Après la leçon,
quelque autre docteur assistant, choisit quelcun des auditeurs, & parfois deus ou trois de suite, pour
argumenter contre celui qui vient de lire, sur ce qu’il a dict. Celui que nous ouïmes, lui sembla avoir
beaucoup d’éloquence & beaucoup d’esprit en son argumentation. Mais, quant à la circoncision,
elle se faict aus maisons privées, en la chambre du logis de l’enfant, la plus commode & la plus
clere. Là où il fut, parce que le logis estoit incommode, la cerimonie se fit à l’entrée de la porte. Ils
donnent aus enfans un parein & une mareine, comme nous : le pere nomme l’enfant. Ils les
circoncisent le huitiesme jour de sa naissance. Le parein s’assit sur une table, & met un orillier sur
son giron : la mareine lui porte là l’enfant, & puis s’en va. L’enfant est enveloppé à nostre mode ; le
parein le développe par le bas, & lors les assistans, & celui qui doit faire l’opération, commancent
trestous à chanter, & accompaignent de chansons toute cete action qui dure un petit quart d’heure.
Le ministre peut estre autre que rabbi, & quiconque ce soit d’entre eus, chacun desire estre appellé à
cet office, parce qu’ils tiennent que c’est une grande benediction d’y estre souvent employé : voire
ils achettent d’y estre conviés, offrans, qui un vestemant, qui quelque autre commodité à l’enfant, &
tiennent que celui qui en a circoncy jusques à certain nombre qu’ils sçavent, estant mort, a ce
priviliege que les parties de la bouche ne sont jamais mangées des vers. Sur la table où est assis ce
parein, il y a quant & quant un grand appret de tous utils qu’il faut à cet’operation. Outre cela, un
home tient en ses meins une fiolle pleine de vin & un verre. Il y a aussi un brazier à terre, auquel
brazier ce ministre chauffe, premieremant ses meins, & puis trouvant cet enfant tout destroussé,
comme le parein le tient sur son giron la teste devers soy, il lui prant son mambre, & retire à soy la
peau qui est au-dessus, d’une mein, poussant de l’autre la gland, & le mambre audedans. Au bout de
cete peau qu’il tient vers ladite gland, il met un instrumant d’arjant qui arreste là cete peau, &
empesche que la tranchant, il ne vienne à offenser la gland & la chair. Après cela, d’un couteau il
tranche cete peau, laqelle on enterre soudein dans la terre qui est là dans un bassin parmy les autres
apprèts de ce mystere. Après cela le ministre vient à belles ongles, à froisser encor quelque autre
petite pellicule qui est sur cete gland & la deschire à force, & la pousse en arriere au-delà de la
gland. Il samble qu’il y ait beaucoup d’effort en cela & de dolur ; toute fois ils n’y trouvent nul
dangier, & en est tousiours la plaie guerie en quatre ou cinq jours. Le cry de l’enfant est pareil aus
nostres qu’on baptise. Soudein que cete gland est ainsi descouverte, on offre hastivemant du vin au
ministre qui en met un peu à la bouche, & s’en va ainsy sucer la gland de cet enfant, toute
sanglante, & rand le sang qu’il en a retiré, & incontinant reprent autant de vin jusques à trois fois.
Cela faict, on lui offre, dans un petit cornet de papier, d’une poudre rouge qu’ils disent estre du sang
de dragon, de quoy il sale & couvre toute cete playe, & puis enveloppe bien propremant le mambre
de cet’enfant à tout des linges taillés tout exprès. Cela faict, on lui donne un verre plein de vin,
lequel vin, par quelques oreisons qu’il faict, ils disent qu’il benit. Il en prant une gorgée, & puis y
trampant le doigt, en porte par trois fois à tout le doigt quelque goutte à sucer en la bouche de
l’enfant ; & ce verre après, en ce mesme estat, on l’envoye à la mere & aux fames qui sont en
quelque autre endroit du logis, pour boire ce qui reste de vin. Outre cela, un tiers prant un
instrumant d’argent, rond come un esteuf, qui se tient à une longue queue, lequel instrumant est
percé de petits trous come nos cassolettes, & le porte au nés premieremant du ministre, & puis de
l’enfant, & puis du parein: ils présuposent que ce sont des odeurs pour fortifier & éclaircir les
esprits à la dévotion. Il a toujours cependant la bouche toute sanglante. Le 8, & depuis encore le 12,
il eut, (Montaigne), un ombrage de colicque & fict des pierres sans grand doleur.
Le quaresme prenant qui se fit à Rome cet’année là, fut plus licentieus, par la permission du
pape, qu’il n’avoit esté plusieurs années auparavant : nous trouvions pourtant que ce n’estoit pas
grand’chose. Le long du cours, qui est une longue rue de Rome, qui a son nom pour cela, on faict
courir à l’envi, tantost quattre ou cinq enfans tantost des Juifs, tantost des vieillards tout nuds, d’un
bout de rue à autre. Vous n’y avés nul plesir que de les voir passer davant l’endret où vous estes.
Autant en font ils des chevaus, surquoi il y a des petits enfans qui les chassent à coups de fouet, &
des ânes & des buffles poussés à tout des éguillons par des jans de cheval. A toutes les courses, il y
a un pris proposé, qu’ils appellent, el palo : ce sont des pieces de velours ou de drap. Les jantils
homes, en certein endret de la rue où les dames ont plus de veue, courent sur des beaus chevaus la
quintaine, & y ont bonne grâce : car il n’est rien que cete noblesse sache si communéemant bien
faire que les exercices de cheval. L’eschaffaut que M. de Montaigne fît faire leur cousta trois escus.
Il estoit aussi assis en un très-beau endret de la rue. Ces jours-là toutes les belles jantifames de
Rome s’y virent à loisir: car en Italie elles ne se masquent pas come en France, & se monstrent tout
à descouvert. Quant à la beauté parfaite & rare, il n’en est, disoit il, non plus qu’en France, & sauf
en trois ou quattre : il n’y trouvoit nulle excellence : mais communéemant elles sont plus agréables,
& ne s’en voit point tant de ledes qu’en France. La teste, elles l’ont sans compareson plus
avantageusement accommodée, & le bas audessous de la ceinture. Le cors est mieux en France : car
ici elles ont l’endret de la ceinture trop lâche, & le portent comme nos fames enceintes ; leur
contenance a plus de majesté, de mollesse, & de douceur. Il n’y a nulle compareson de la richesse
de leurs vêtemans aus nostres : tout est plein de perles & de pierreries. Partout où elles se laissent
voir en public, soit en coche, en feste, ou en théatre, elles sont à part des homes : toutefois elles ont
des danses entrelassées assés libremant, où il y a occasion de deviser & de toucher à la mein. Les
hommes sont fort simplemant vetus, à quelque occasion que ce soit, de noir & de sarge de Florence
; & parce qu’ils sont un peu plus bruns que nous, je ne say comment ils n’ont pas la façon de Ducs,
de Contes & de Marquis, comme ils sont, ayant l’apparence un peu vile : courtois au demurant, &
gracieus tout ce qu’il est possible, quoique die le vulgaire des François, qui ne peuvent appeller
gracieus ceux qui supportent mal-ayséemant leurs débordemans & insolence ordinere. Nous faisons,
en toutes façons, ce que nous pouvons pour nous y faire décrier. Toute fois ils ont une antienne
affection ou reverance à la France, qui y faict estre fort respectés & biens venus ceux qui meritent
tant soit peu de l’estre, & qui sulemant se contiennent sans les offenser.
Le jour du Jeudy-Gras, il (Montaigne) entra au festin du Castellan. Il y avoit un fort grand
apprêt, & notammant un amphiteatre très artificiellemant & richemant disposé pour le combat de la
barriere, qui fut faict de nuict avant le soupper, dans une grange quarrée, avec un retranchemant par
le milieu, en forme ovale. Entre autres singularités, le pavé y fut peint en un instant de divers
ouvrages en rouge, aiant premieremant enduit le planchier de quelque plâtre ou chaus, & puis
couchant sur ce blanc une piece de parchemin ou de cuir, façonnée à piece levée des ouvrages qu’on
y vouloit ; & puis à-tout une epoussette teinte de rouge, on passoit par dessus cette piece &
imprimoit-on au travers des ouvertures ce qu’on vouloit sur le pavé, & si soudeinemant, qu’en deus
heures la Nef d’une église en seroit peinte. Au souper, les Dames sont servies de leurs maris qui
sont autour d’elles & leur donnent à boire & ce qu’elles demandent. On y servit force volaille rôtie,
revêtue de sa plume naturelle comme vifve ; des chappons cuits tout entiers dans des bouteilles de
verres; forces lievres, connils, & oiseaus vifs (emplumés) en paste; des plientes de linge
admirables. La table des Dames, qui estoit de quattre plats, se levoit en pieces, & au dessous de
celle là il s’en trouva un’autre toute servie & couverte de confitures.
Ils ne font nulles masquarades pour se visiter. Ils en font, à peu de frais, pour se promener par la
ville en publicq, ou bien pour dresser des parties à courre la bague. Il y en eut deus belles & riches
compagnies de cette façon le jour du Lundy-Gras, à courre la quintaine : surtout ils nous surpassent
en abondance de très-beaus chevaus.
(Ici finit la narration, ou plutôt l’écritúre sous dictée du Secrétaire de Montaigne. C’est donc ce
dernier, qui, prenant la plume, continue de sa main jusqu’à la fin du Voyage.)
Aïant doné congé à celui de mes jans qui conduisoit cete bele besouigne, & la voïant si avancée,
quelque incommodité que ce me soit, il faut que je la continue moi-mesmes.
Le 16 Fevrier, revenant de la station, je rancontray, en une petite Chapele, un Prêtre revêtu,
ambesouigné à guerir un spiritato : c’étoit un home melancholique & come transi. On le tenoit à
genous davant l’Autel, aïant au col je ne sçai quel drap par où on le tenoit ataché. Le Pretre lisoit en
sa présance force oresons & exorcismes, comandant au Diable de laisser ce cors, & les lisoit dans
son breviaire. Après cela il détournoit son propos au patiant, tantost parlant à lui, tantost parlant au
Diable en sa personne, & lors l’injuriant, le battant à grans coups de pouin, lui crachant au visage.
Le patiant repondoit à ses demandes quelques reponses ineptes : tantost pour soi, disant come où il
santoit les mouvemans de son mal ; tantost pour le Diable, combien il creignoit Dieu, & combien
ces exorcismes agissoint contre lui. Après cela qui dura longtams, le Pretre, pour son dernier effort,
se retira à l’Autel & print la Custode de la mein gauche, où étoit le Corpus Domini ; en l’autre mein
tenant une bougie alumée, la teste ranversée contre bas, si qu’il la faisoit fondre & consomer,
prononçant cependant des oresons, & au bout des paroles de menasse & de rigur contre le Diable,
d’une vois la plus haute & magistrale qu’il pouvoit. Come la premiere chandele vint à défaillir près
de ses deits, il en print un’autre, & puis une seconde, & puis la tierce. Cela faict, il remit sa Custode
; c’est-à-dire, le vaisseau transparant où etoit le Corpus Domini, & vint retrouver le patiant, parlant
lors à lui come à un home, le fit détacher & le randit aus siens pour le ramener au logis. Il nous dict
que ce Diable là etoit de la pire forme, opiniatre, & qui couteroit bien à chasser & à dix ou douze
Jantil’homes qui etions là, fit plusieurs contes de cete sciance, & des experiances ordineres qu’il en
avoit, & notammant que le jour avant il avoit deschargé une fame d’un gros Diable, qui, en sortant,
poussa hors cete fame par la bouche, des clous, des epingles & une touffe de son poil. Et parce
qu’on lui respondit, qu’elle n’étoit pas encores du tout rassise, il dit que c’étoit une autre sorte
d’esperit plus legier & moins malfaisant, qui s’y etoit remis ce matin-là, mais que ce janre (car il en
scait les noms, les divisions, & plus particulieres distinctions), etoit aisé à esconjurer. Je n’en vis
que cela. Mon home ne faisoit autre mine que de grinser les dents & tordre la bouche, quand on lui
presantoit le Corpus Domini, & remachoit par fois ce mot, Si fata volent ; car il étoit Notere &
scavoit un peu de latin.
Le premier jour de Mars, je fus à la station à S. Sixte. A l’Autel principal, le Prestre qui disoit la
Messe, étoit audelà de l’Autel, le visage tourné vers le peuple : derriere lui il n’y avait personne. Le
Pape y vint ce mesme jour : car il avoit quelques jours auparavant faict remuer de cete Eglise les
Noneins qui y etoint, pour être ce lieu là un peu trop escarté, & y avoit faict accommoder tous les
povres qui mandioint par la ville, d’un très bel ordre. Les Cardinaus donarent chacun vint escus
pour acheminer ce trein, & fut faict des ausmosnes extremes par autres particuliers. Le Pape dota
cet Hospital de 500 écus par mois. Il y a à Rome force particulieres devotions & confreries, où il se
voit plusieurs grans tesmoingnages de pieté. Le commun me samble moins devotieus qu’aus bones
villes de France, plus serimonieus bien : car en cete part là ils sont extremes. J’écris ici en liberté de
consciance, en voici deus examples. Un quidam etant avecques une courtisane, & couché sur un lit
& parmi la liberté de cete pratique là, voila sur les 24 heures, l’Ave Maria soner : elle se jeta tout
soudein du lit à terre, & se mi à genous pour y faire sa priere. Etant avecques un’autre, voila la bone
mere [car notammant les jeunes ont des vieilles gouvernantes, de quoi elles font des meres ou des
tantes] qui vient hurter à la porte, & avecques cholere & furie arrache du col de cette jeune (fille) un
lasset qu’elle avoit, où il pandoit une petite Notre-Dame, pour ne la contaminer de l’ordure de son
peché : la jeune santit un’extreme contrition d’avoir oblié à se l’oster du col, come ell’avoit
acostumé.
L’Ambassadur du Moscovite vint aussi ce jour-là à cete station, vetu d’un manteau d’escarlate,
& une soutane de drap d’or, le chapeau en forme de bonnet de nuit de drap d’or fourré, &
au-dessous une calote de toile d’arjant. C’est le deusieme Ambassadur de Moscovie qui soit venu
vers le Pape. L’autre fut du tamps du Pape Pol 3e. On tenoit là que sa charge portoit d’emouvoir le
Pape à s’interposer à la guerre que le Roy de Polouigne faisoit à son maistre, allegant que c’etoit à
lui à soutenir le premier effort du Turc ; & si son voisin l’affoiblissoit, qu’il demeureroit incapable à
l’autre guerre, qui seroit une grand fenestre ouverte au Turc, pour venir à nous ; offrant encore se
reduire en quelques différences de relligion qu’il avoit avecq l’Eglise Romaine. Il fut logé ches le
Castellan, come avoit été l’autre du tamps du Pape Pol, & nourri aus despans du Pape. Il fit grand
instance de ne baiser pas les pieds du Pape, mais sulemant la main droite, & ne se vousit randre
qu’il ne lui fût tesmoingné que l’Ampereur mesme etoit sujet à cete serimonie : car l’example des
Rois ne lui suffisoit pas. Il ne savoit parler nulle langue que la siene, & étoit venu sans truchemant.
Il n’avoit que trois ou quatre homes de trein, & disoit estre passé avecq grand dangier travesti, au
travers de la Polouigne. Sa nation est si ignorante des affaires de deça, qu’il apporta à Venise des
lettres de son maistre adressantes au grand Gouvernur de la Seigneurie de Venise. Interrogé du sans
de cete inscription, (il répondit), qu’ils pansoint que Venise fût de la dition du Pape, & qu’il y
envoïat des Gouvernurs, com’à Boulouigne & ailleurs. Dieu sache de quel gout ces magnifiques
reçeurent cet’ignorancé. Il fit des presans & là & au Pape, de subelines & renars noirs, qui est une
fourrure encores plus rare & riche.
Le 6 de Mars, je fus voir la Librerie du Vatican, qui est en cinq ou six salles tout de suite. Il y a
un grand nombre de livres atachés sur plusieurs rangs de pupitres ; il y en a aussi dans des coffres,
qui me furent tous ouverts ; force livres écris à mein & notammant un Seneque & les Opuscules de
Plutarche. J’y vis de remercable la statue du bon Aristide à tout une bele teste chauve, la barbe
espesse, grand front, le regard plein de douceur & de magesté : son nom est escrit en sa base très
antique ; un livre de China, le charactere sauvage, les feuiles de certene matiere beaucoup plus
tendre & pellucide que notre papier ; & parce que elle ne peut souffrir la teinture de l’ancre, il n’est
escrit que d’un coté de la feuille, & les feuilles sont toutes doubles & pliées par le bout de dehors où
elles le tienent. Ils tiennent que c’est la membrane de quelque abre. J’y vis aussi un lopin de l’antien
papirus, où il y avoit des caracteres inconnus : c’est un écorce d’abre. J’y vis le Breviaire de S.
Gregoire écrit à mein : il ne porte nul tesmoingnage de l’année, mais ils tienent que de mein à mein
il est venu de lui. C’est Missal à peu-près come le nostre, & fut aporté au dernier Concile de Trante
pour servir de tesmoingnage à nos serimonies. J’y vis un livre, de S. Thomas d’Aquin, où il y a des
corrections de la mein du propre autheur, qui escrivoit mal, une petite lettre pire que la mienne.
Item une Bible imprimée en parchemin, de celes que Plantein vient de faire en quatre langues,
laquelle le roy Philippes a envoïée à ce Pape, come il dict en l’inscription de la relieure ; l’original
du livre que le Roy Henry d’Angleterre composa contre Luter, lequel il envoïa il y a environ
cinquante ans, au Pape Leon dixiesme, soubscrit de sa propre mein, avec ce beau distiche latin,
aussi de sa mein
Anglorum Rex Henricus, Leo décime, mittit
Hoc opus, & fidei testem & amicitiae.
Je leus les Prefaces, l’une au Pape, l’autre au Lectur : il s’excuse sur ses occupations guerrieres
& faute de suffisance ; c’est un langage latin bon pour scholastique. Je la vis (la Bibliothéque) sans
nulle difficulté ; chacun la voit einsin, & en extrait ce qu’il veut ; & est ouverte quasi tous les
matins, & si fus conduit partout & convié par un Jantilhome, d’en user quand je voudrois. M. notre
Ambassadur s’en partoit en mesme tamps, sans l’avoir veue, & se pleignoit de ce qu’on lui vouloit
faire faire la cour au Cardinal Charlet, maistre de cete Librerie pour cela ; & n’avoit, disoit-il, jamès
peu avoir le moïen de voir ce Seneque ecrit à la mein ce qu’il desiroit infinimant. La fortune m’y
porta, come je tenois sur ce tesmoingnage la chose pour desesperée. Toutes choses sont einsin
aisées à certeins biais, inaccessibles par autres. «L’occasion & l’opportunité ont leurs privilieges, &
offrent souvant au peuple ce qu’elles refusent aus Rois. La curiosité s’ampeche souvant elle mesme,
comme faict aussi la grandur & la puissance ». J’y vis aussi un Virgile ecrit à mein, d’une lettre
infiniemant grosse & de ce caractere long & etroit que nous voïons ici aus inscriptions du tamps des
Ampereurs, come environ le siecle de Constantin, qui ont quelque façon gothique, & ont perdu cete
proportion carrée qui est aus vieilles escritures latines. Ce Virgile me confirma, en ce que j’ai
tousiours jugé, que les quatre premiers vers qu’on met en l’Æneide sont ampruntés: ce Livre ne les
a pas. Il y a des Actes des Apostres escrits en très belle lettre d’or grecque, aussi vifve & recente
que si c’etoit d’aujourd’hui. Cete lettre est massive, & a un cors solide & eslevé sur le papier, de
façon que si vous passés la mein pardessus, vous y santés de l’espessur. Je croi que nous avons
perdu l’usage de cete escriture.
Le 13 de Mars, un vieil Patriarche d’Antioche, Arabe, très-bien versé en cinq ou six langues de
celes de delà, & n’aiant nulle connoissance de la grecque, & autres nôtres, avecq qui j’avois pris
beaucoup de familiarité, me fit present d’une certene mixtion pour le secours de ma gravelle, &
m’en prescrivit l’usage par escrit. Il me l’enferma dans un petit pot de terre, & me dît que je la
pouvois conserver dix & vint ans, & en esperoit tel fruit, que de la premiere prinse je serois tout à
fait guéri de mon mal. Afin que si je perdois son escrit, je le retreuve ici : il faut prandre cete
drogue, s’en alant coucher, aïant legieremant soupé, de la grossur de deus pois, la mesler à de l’eau
tiede ; l’aïant froissée sous les dois, & laissant un jour vuide entre deus, en prandre par cinq fois.
Disnant un jour à Rome avecq nostre Ambassadur, où estoit Muret & autres sçavans, je me mis
sur le propos de la traduction Françoise de Plutarche, & contre ceus qui l’estimoint beaucoup moins
que je ne fais, je meintenois au moins cela: « Que ou le Traductur a failli le vrai sans de Plutarche,
il y en a substitué un autre vraisamblable, s’entretenant bien aus choses suivantes & précédentes ».
Pour me montrer qu’en cela mesme je lui donnois trop, il fut produit deus passages, l’un duquel ils
attribuent l’animadversion au fils de M. Mangot, Avocat de Paris, qui venoit de partir de Rome, en
la vie de Solon environ sur le milieu, où il dict que Solon se vantoit d’avoir affranchi l’Attique, &
d’avoir osté les bornes qui faisoint les separations des hæritages. Il a failli, car ce mot grec signifie
certenes marques qui se metoint sur les terres qui etoint engagées & obligées, affin que les acheturs
fussent avertis de cete hypoteque. Ce qu’il a substitué des limites, n’a point de sans accommodable ;
car ce seroit faire les terres non libres, mais communes. Le latin d’Estiene s’est aproché plus près du
vrai. Le secont, tout sur la fin du treté de la nourriture des enfans, « d’observer, dict il, ces regles,
cela se peut plustost souhaiter que conseiller ». Le Grec, disent-ils, sone, cela est plus desirable
qu’esperable, & est une forme de proverbe qui se treuve ailleurs. Au lieu de ce sans cler & aisé,
celui que le traductur y a substitué est mol & etrange ; parquoi recevant leurs præsuppositions du
sans propre de la langue, j’avouai de bone foi leur conclusion.
Les églises sont à Rome moins belles qu’en la pluspart des bones viles d’Italie, & en general en
Italie & en Allemaigne, encore communéemant moins belles qu’en France. A S. Pierre, il se voit à
l’entrée de la nouvelle église, des enseignes pandues pour trophées : leur escrit porte, que ce sont
enseignes gaignées par le Roy sur les Huguenots ; il ne spécifie pas où ou quant. Auprès de la chapelle
Gregoriane, où il se voit un nombre infini de veux atachés en la muraille, il y a entr’autres un
petit tableau carré, assés chetif & mal peint, de la bataille de Moncontour. En la salle audavant la
chapelle S. Sixte ou en la paroi, il y a plusieurs peintures des accidens mémorables qui touchent le
S. Siege, comme la bataille de Jan d’Austria, navale. Il y a la represantation de ce Pape, qui foule
des pieds la teste de cet Amperur qui venoit pour lui demander pardon, & les lui baiser, non pas les
paroles dictes, selon l’histoire, par l’un & par l’autre. Il y a aussi deus andrets où la blessure de M.
l’Amiral de Chatillon est peinte & sa mort, bien authantiquemant.
Le 15 de Mars M. de Monluc me vint trouver à la pouinte du jour, pour executer le dessein que
nous avions faict le jour avant, d’aler voir Ostia. Nous passames le Tibre, sur le pont Notre-Dame &
sortismes par la porte del-Porto, qu’ils nomoint antienemant Portuensis : delà nous suivimes un
chemin inégal & mediocremant fertile de vins & de bleds ; & au bout d’environ huit milles, venant
à rejouindre le Tibre, descendimes en une grande pleine de preries & pascages, au bout de laquelle
etoit assise une grande ville, de quoi il se voit là plusieurs belles & grandes ruines qui abordent au
lac de Trajan, & qui est un regorgemant de la mer Tyrrehene, dans lequel se venoint randre les
navires ; mais la mer n’y done plus que bien peu, & encore moins à un autre lac qui est un peu
audessus du lieu, qu’on nomoit l’Arc de Claudius. Nous pouvions diner là avecq le Cardinal de
Peruse qui y estoit, & il n’est à la vérité rien si courtois que ces Seigneurs-là & leurs serviteurs ; &
me manda ledict Sr. Cardinal, par l’un de mes jans qui passa soudein par là, qu’il avoit à se pleindre
de moi ; & ce mesme valet fut mené boire en la sommellerie dudict Cardinal, qui ne avoit nulle
amitié ny connoissance de moi, & n’usoit en cela que d’une hospitalité ordineire à tous etrangiers,
qui ont quelque façon ; mais je creignois que le jour nous faillit à faire le tour que je voulois faire,
aïant fort alongé mon chemin pour voir ces deus rives du Tibre. Là nous passames à bateau un petit
rameau du Tibre, & entrâmes en l’isle Sacrée, grande d’environ une grande lieue de Gascouigne,
pleine de pascages. Il y a quelques ruines & colonnes de mabre, com’il y en a plusieurs en ce lieu de
Porto, où estoit cete vieille ville de Trajan ; & en fait le Pape désenterrer tous les jours & porter à
Rome. Quand nous eusmes traversé cet’isle, nous rancontrames le Tibre à passer, de quoi nous
n’avions nulle commodité pour le regard des chevaus, & estions à mesmes de retourner sur nos pas ;
mais de fortune voilà arriver à l’autre rive les sieurs du Bellai, Baron de Chasai, de Marivau, &
autres : surquoi je passai l’eau, & vins faire troque avec ces jantils-homes qu’ils prinsent nos
chevaus & nous les leurs. Einsin ils retournarent à Rome par le chemin que nous etions venus, &
nous par le leur qui estoit le droit d’Ostia.
OSTIA, quinse milles, est assise le long de l’antien canal du Tibre ; car il l’a un peu changé, &
s’en esloingne tous les jours. Nous dejunasmes sur le pouin à une petite taverne ; audelà nous
vismes la Rocca, qui est une petite place assés forte où il ne se fait nulle garde. Les Papes, &
notammant celui-ci, ont faict en cete coste de mer dresser des grosses tours ou védettes, environ de
mille en mille, pour prouvoir à la descente que les Turcs y faisoint souvant, mesme en tamps de
vandange, y prenoint betail & homes. De ces tours à-tout un coup de canon, ils s’entravertissent les
uns les autres d’une si grande soudeineté, que l’alarme en est soudein volée à Rome. Autour d’Ostia
sont les salins, d’où toutes les terres de l’Eglise sont proveues : c’est une grande plene de marets où
la mer se desgorge. Ce chemin d’Ostia à Rome, qui est via Ostiensis, a tout plein de grandes
merques de son antienne beauté, force levées, plusieurs ruines d’aqueducs, & quasi tout le chemin
semé de grandes ruines, & plus de deus parts dudict chemin encore pavé de ce gros cartier noir, de
quoi ils planchoint leurs chemins. A voir cete rive du Tibre, on tient aiséemant pour vraïe cete
opinion, que d’une part & d’autre tout étoit garni d’habitations de Rome jusques à Ostie. Entr’autres
ruines, nous rancontrâmes environ à mi chemin sur notre mein gauche, une très-bele sepulture d’un
Prætur Romein, de quoi l’inscription s’y voit encore entiere. Les ruines de Rome ne se voient pour
la pluspart que par le massif & espais bastimant. Ils faisoint de grosses murailles de brique, & puis
ils les encroutoint ou de lames de mabre ou d’autre pierre blanche, ou de certein simant ou de gros
carreau enduit par dessus. Cete croute, quasi partout, a été ruinée par les ans, sur laquelle etoint les
inscriptions : par où nous avons perdu la pluspart de la connoissance de teles choses. L’écrit se voit
où le bastimant estoit formé de quelque muraille de taille espoisse & massifve. Les avenues de
Rome, quasi par tout, se voient pour la pluspart incultes & steriles, soit par le défaut du terroir, ou,
ce que je treuve plus vraisamblable, que cete ville n’a guiere de maneuvres & homes qui vivent du
travail de leurs meins. En chemin je trouvai, quand j’y vins, plusieurs troupes d’homes de villages
qui venoint des Grisons & de la Savoïe, gaigner quelque chose en la saison du labourage des vignes
& de leurs jardins ; & me dirent que tout les ans c’etoit leur rante. C’est une ville toute cour & toute
noblesse : chacun prant sa part de l’oisifveté ecclesiastique. Il n’est nulle rue marchande, ou moins
qu’en une petite ville ; ce ne sont que palais & jardins. Il ne se voit nulle rue de la Harpe ou de St.
Denis ; il me samble tousiours estre dans la rue de Seine, ou sur le cai des Augustins à Paris. La
ville ne change guiere de forme pour un jour ouvrier ou jour de feste. Tout le Caresme il se faict des
stations ; il n’y a pas moins de presse un jour ouvrier qu’un autre. Ce ne sont en ce temps que
coches, Prélats & Dames. Nous revinmes choucher à
ROME, quinze milles. Le 16 de Mars, il me print envie d’aler essaïer les eteuves de Rome, &
fus à celes de St. Marc, qu’on estime des plus nobles ; j’y fus tresté d’une moïenne façon, sul
pourtant, & aveq tout le respect qu’ils peuvent. L’usage y est d’y mener des amies, qui veut, qui y
sont frotées aveq vous par les garçons. J’y appris que de chaus vifve & orpimant, démeslé à-tout de
la lessifve, deus part de chaus & la tierce d’orpimant, se faict cete drogue & ongant de quoi on faict
tumber le poil, l’aïant appliqué un petit demi quart d’heure. Le 17, j’eus ma cholique cinq ou six
heures supportable, & randis quelque tamps après une grosse pierre come un gros pinon & de cete
forme. Lors nous avions des roses à Rome & des artichaus ; mais pour moi je n’y trouvois nulle
chaleur extraordinere, vestu & couvert come chés moi. On y a moins de poisson qu’en France ;
notammant leurs brochets ne valent du tout rien, & les laisse t’on au peuple. Ils ont rarement des
soles & des truites, des barbeaus fort bons & beaucoup plus grans qu’à Bourdeaus, mais chers. Les
daurades y sont en grand pris, & les mulets plus grands que les nostres & un peu plus fermes.
L’huile y est si excellante, que cete picure qui m’en demure au gosier en France, quand j’en ai
beaucoup mangé, je ne l’ai nullemant ici. On y mange des resins frès tout le long de l’an, & jusques
à cet’heure il s’en treuve de très-bons pandus aus treilles. Leur mouton ne vaut rien, & est en peu
d’estime. Le 18, l’Ambassadur de Portugal fit l’obédiance au Pape du Royaume de Portugal, pour le
Roy Philippes. Ce mesme Ambassadur qui estoit ici pour le Roy trespassé & pour les Etats contrarians
au Roy Philippes. Je rancontrai au retour de Saint Pierre un home qui m’avisa plesammant de
deus choses : que les Portuguais faisoint leur obédiance la semmene de la Passion, & puis que ce
mesme jour la station estoit a Saint Jean Porta Latina, en laquelle Eglise certains Portuguais,
quelques années y a, étoint antrés en une étrange confrerie. Ils s’espousoint masle à masle à la
messe, aveq mesmes serimonies que nous faisons nos mariages, faisoint leur pasques ensamble,
lisoint ce mesme évangile des noces, & puis couchoint & habitoint ensamble. Les esperis romeins
disoint que, parce qu’en l’autre conjonction de masle & femelle, cete sule circonstance la rand
legitime, que ce soit en mariage, il avoit samblé à ces fines jans que cet’autre action deviendroit
pareillemant juste qui l’auroit authorisée de serimonies & misteres de l’Eglise. Il fut brûlé huit ou
neuf Portuguais de cete bele secte. Je vis la pompe Espaignole. On fit une salve de canons au Chateau
St. Ange & au Palais, & fut l’Ambassadur conduit par les trompettes & tambours & archiers du
Pape. Je n’entrai pas audedans voir la harangue & la serimonie. L’Ambassadur du Moscovite, qui
étoit à une fenestre parée pour voir cete pompe, dict qu’il avoit été convié à voir une grande assamblée
: mais qu’en sa nation, quand on parle de troupes de chevaus, c’est tousiours vint & cinq ou
trante mille, & se moqua de tout cet appret, à ce que me dict celui mesmes qui étoit commis à
l’antretenir par truchemant. Le Dimanche des Rameaus, je trouvai à vespres en un’église, un enfant
assis au costé de l’autel sur une chese, vestu d’une grande robe de tafetas bleu neufve, la teste nue,
aveq une courone de branches d’olivier, tenant à la mein une torche de cire blanche alumée. C’étoit
un garçon de 15 ans ou environ, qui, par ordonnance du Pape, avoit été ce jour là délivré des
prisons, qui avoit tué un autre garçon. Il se voit à St. Jean de Latran du mabre transparant. Landemein
le Pape fit les sept Eglises. Il avoit des botes du costé de la cher, & sur chaque pied une
crois de cuir plus blanc. Il mene tousiours un cheval d’Espaigne, une haquenée & un mulet, & une
lettierre, tout de mesme parure ; ce jour là le cheval en étoit à dire. Son escuier avoit deus ou trois
peres d’esperons dorés en la mein, & l’attendoit au bas de l’eschele Saint Pierre ; il les refusa &
demanda sa lettierre, en laquele il y avoit deus chapeaus rouges quasi de mesme façon pandans
atachés à des clous. Ce jour au soir me furent randus mes ESSAIS, chatiés selon l’opinion des
Docturs Moines. Le Maestro del sacro palasso n’en avoit peu juger que par le rapport d’aucun
Frater François, n’entandant nullemant notre langue ; & se contantoit tant des excuses que je faisois
sur chaque article d’animadversion que lui avoit laissé ce François, qu’il remit à ma consciance de
rabiller ce que je verrois être de mauvès gout. Je le suppliai, au rebours, qu’il suivît l’opinion de
celui qui l’avoit jugé, avouant en aucunes choses, come d’avoir usé du mot de fortune, d’avoir
nommé des Poëtes hæretiques, d’avoir excusé Julian, & l’animadversion sur ce que celui qui prioit,
devoit être exampt de vitieuse inclination pour ce tamps ; item, d’estimer cruauté ce qui est audelà
de mort simple ; item, qu’il falloit nourrir un enfant à tout faire, & autres teles choses, que c’etoit
mon opinion, & que c’etoit choses que j’avois mises, n’estimant que ce fussent erreurs ; à d’autres
niant que le correctur eût entendu ma conception. Ledict Maestro, qui est un habill’home,
m’excusoit fort, & me vouloit faire santir qu’il n’étoit pas fort de l’avis de cete reformation, &
pledoit fort ingénieusemant pour moi en ma presance, contre un autre qui me combatoit, Italien
aussi. Ils me retindrent le livre des histoires de Souisses traduit en François, pour ce sulemant que
le traductur est hæretique, duquel le nom n’est pourtant pas exprimé ; mais c’est merveille combien
ils connoissent les homes de nos contrées : & le bon, ils me dirent que la préface étoit condamnée.
Ce mesme jour en l’Eglise Saint Jean de Latran, au lieu des Poenitenciers ordineres qui se voient
faire cet office en la pluspart des Eglises, Monseignur le Cardinal St. Sixte estoit assis à un couin, &
donoit sur la teste de une baguette longue qu’il avoit en la mein, aus passans, & aus dames aussi,
mais d’un visage sousriant & plus courtois, selon leur grandur & beauté. Le Mercredi de la
semmene seinte, je fis les sept Eglises aveq M. de Foix, avant disner, & y mismes environ cinq
heures. Je ne sçai pourquoi aucuns se scandalisent de voir libremant accuser le vice de quelque
particulier Prelat, quand il est connu & publicq ; car ce jour là, & à S. Jean de Latran, & à l’Eglise
Ste. Croix en Jerusalem, je vis l’histoire, escrite au long en lieu très apparant, du Pape Silvestre
second, qui est la plus injurieuse qui se puisse imaginer.
Le tour de la ville que j’ai faict plusieurs fois du côté de la terre, depuis la porte del Popolo,
jusques à la porte S. Paulo, se peut faire en trois bones heures ou quatre, alant en trousse, & le pas ;
ce qui est delà la riviere se faict en une heure & demie, pour le plus.
Entr’autres plesirs que Rome me fournissoit en caresme, c’étoint les sermons. Il y avoit
d’excellans precheurs, come ce Rabi renié qui preche les Juifs le Samedi après dîner, en la Trinité.
Il y a tousjours 60 Juifs, qui sont tenus de s’y trouver. Cetui étoit un fort fameus Doctur parmi eus ;
& par leurs argumans, mesmes leurs Rabis, & le texte de la bible, combat leur creance. En cete
sciance & des langues qui servent à cela, il est admirable. Il y avoit un autre prechur qui prechoit au
Pape & aus Cardinaus, nomé Padre Toledo [en profondur de sçavoir, en pertinance & disposition,
c’est un home très rare] ; un autre très-eloquent & populere, qui preschoit aus Jesuistes, non sans
beaucoup de suffisance parmi son excellance de langage: les deus derniers sont Jesuites. C’est
merveille combien de part ce colliege tient en la Chretianté ; & croi qu’il ne fut jamais confrerie &
cors parmi nous qui tint un tel ranc, ny qui produisit enfin des effaicts tels que fairont ceus ici, si
leurs desseins continuent. Ils possedent tantost toute la chretianté : c’est une pepiniere de grands
homes en toute sorte de grandur. C’est celui de nos mambres qui menasse le plus les hæretiques de
notre tamps. Le mot, d’un prechur fut que nous faisions les Astrolabes de nos coches. Le plus commun
exercice des Romeins, c’est se promener par les rues, & ordineremant l’entreprinse de sortir du
logis se faict pour aler sulemant de rue en rue, sans avoir ou s’arreter ; & y a des rues plus
particulieremant destinées à ce service. A dire vrai, le plus grand fruit qui s’en retire, c’est de voir
les Dames aus fenetres, & notammant les courtisanes qui se montrent à leurs jalousies, aveques un
art si traitresse, que je me suis souvant esmerveillé come elles piquent ainsi notre veue ; & souvant
etant descendu de cheval sur le champ, & obtenu d’être ouvert je admirois cela, de combien elles se
montroint plus beles qu’elles n’étoint. Elles sçavent se presanter par ce qu’elles ont de plus agréable
; elles vous presanteront sulemant le haut du visage, ou le bas ou le costé, se couvrent ou se
montrent, si qu’il ne s’en voit une sule lede à la fenêtre. Chacun est là à faire des bonetades &
inclinations profondes, & à recevoir quelque euillade en passant. Le fruit d’y avoir couché la nuict
pour un ecu ou pour quatre, c’est de leur faire einsin landemein la court en publiq. Il s’y voit aussi
quelques Dames de qualité, mais d’autre façon, & contenance bien aisée à discerner. A cheval on
voit mieus ; mais c’est affaire ou aus chetifs come moi, ou aus jeunes homes montés sur des
chevaus de service qui manient.
Les persones de grade ne vont qu’en coche, & les plus licentieus, pour avoir plus de vue
contremont, ont le dessus du coche entr’ouvert à clairvoises ; c’est ce que vouloit dire le prechur de
ces astrolabes. Le Judy-saint au matin, le Pape en pontificat se met sur le premier portique de S.
Pierre, au second etage, assisté des Cardinaus, tenant, lui, un flambeau à la mein. Là d’un costé, un
Chanoine de St. Pierre lit à haute vois une bulle latine où sont excommuniés une infinie sorte de
jans, entre autres les Huguenots, sous ce propre mot, & tous les Princes qui détiennent quelque
chose des terres de l’Eglise : auquel article les Cardinaus de Medicis & Caraffe, qui etoint jouignant
le Pape, se rioint bien fort. Cete lecture dure une bone heure & demie ; car à chaque article que ce
Chanoine lit en latin, de l’autre costé le Cardinal Gonsague, aussi descouvert, en lisoit autant en
Italien. Après cela le Pape jeta cete torche alumée contre bas au peuple, & par jeu ou autremant, le
Cardinal Gonsague un’autre ; car il y en avoit trois alumées. Cela choit sur le peuple ; il se faict en
bas tout le trouble du monde à qui ara un lopin de cete torche, & s’y bat-on bien rudemant à coup de
pouin & de bâton. Pandant que cete condamnation se lit, il y a aussi une grande piece de taffetas
noir qui pant sur l’accoudoir dudict portique, davant le Pape. L’excommunication faite, on trousse
ce tapis noir, & s’en descouvre un autre d’autre colur ; le Pape lors done ses benedictions
publiques. Ces jours se montre la Veronique qui est un visage ouvrageus, & de colur sombre &
obscure, dans un carré come un grand miroir. Il se montre aveq serimonie du haut d’un popitre qui a
cinq ou six pas de large. Le prestre qui le tient a les meins revetuës de gans rouges, & y a deus ou
trois autres prestres qui le soutienent. Il ne se voit rien aveq si grande reverance, le peuple prosterné
à terre, la pluspart les larmes aus yeux, aveq de ces cris de commiseration. Une fame, qu’on disoit
estre spiritata, se tampetoit, voïant cete figure, crioit, tandoit & tordoit ses bras. Ces prestres se
promenans autour de ce popitre, la vont presantant au peuple, tantost ici, tantost là ; & à chaque
mouvemant, ceus à qui on la presante s’escrient. On y monstre aussi en mesme tamps & mesme
serimonie, le fer de lance, dans une bouteille de cristal. Plusieurs fois ce jour se faict cete montre,
aveq un assamblée de peuple si infinie, que jusques bien louin au dehors de l’Eglise, autant que la
veue peut arriver à ce popitre, c’est une extreme presse d’homes & de fames. C’est une vraïe Cour
Papale : la pompe de Rome & sa principale grandur, est en apparance de devotion. Il faict bean voir
l’ardur d’un peuple si infini à la religion ces jours là. Ils ont çant confreries & plus, & n’est guieres
home de qualité qui ne soit ataché à quelcune : il y en a aucunes pour les étrangiers. Nos Roys sont
de cele du Gonfalon. Ces sociétées particulieres ont plusieurs actes de communication religieuse,
qui s’exercent principalemant le Caresme ; mais ce jour-ici ils se promenent en troupes, vetus de
toile : chacune compaignie a sa façon, qui, blanche, rouge, bleue, verte, noire, la pluspart les visages
couvers. La plus noble chose & magnifique que j’aie vue, ny ici ny ailleurs, ce fut l’incroiable
nombre du peuple espars ce jour là par la ville aus devotions, & notammant en ces compaignies.
Car outre un grand nombre d’autres que nous avions veu le jour, & qui etoint venues à S. Pierre,
come la nuict commança, cete ville sambloit être tout’en feu ; ces compaignies marchant par ordre
vers S. Pierre, chacun portant un flambeau, & quasi tous de cire blanche. Je croi que il passa davant
moi douse mille torches pour le moins ; car despuis huit heures du soir jusques à minuit, la rue fut
tousiours plene de cete pompe, conduite d’un si bon ordre & si mesuré, qu’encore que ce fussent
diverses troupes & parties de divers lieus, il ne s’y vit jamès de breche ou interruption : chaque cors
aiant un grand cheur de musique, chantant tousiours en alant, & au milieu des rancs une file des
Poenitanciers qui se foitent à tout des cordes ; de quoi il y en avoit cinq çans, pour le moins,
l’eschine toute escorchée & ensanglantée d’une piteuse façon. C’est un oenigme que je n’entans pas
bien encores ; mais ils sont tous meurtris & cruelemant blessés, & se tourmantent & batent
incessammant. Si est-ce qu’a voir leur contenance, l’assurance de leur pas, la fermeté de leur
paroles, (car j’en ouis parler plusieurs), & leur visage (car plusieurs estoint descouvers par la rue), il
ne paroissoit pas sulemant qu’ils fissent en action penible, voire ny serieuse, & si y en avoit de
junes de douse ou trese ans. Tout contre moi, il y en avoit un fort june, & qui avoit le visage
agréable ; une june fame pleignoit de le voir einsin blesser. Il se tourna vers nous, & lui dit, en riant
: Basta, disse che fo questo per li lui peccati, non per li miei. Non sulemant ils ne montrent nulle
destresse ou force à cete action, mais ils le font aveq allegresse, ou pour le moins aveq tele
nonchalance, que vous les voiés s’entretenir d’autres choses, rire, criailler en la rue, courir, sauter,
come il se faict à une si grand presse où les rancs se troublent. Il y a des homes parmi eus qui
portent du vin qu’ils leur presantent à boire : aucuns en prennent une gorgée. On leur done aussi de
la dragée, & plus souvant ceus qui portent ce vin en metent en la bouche, & puis le soufflent & en
mouillent le bout de leurs foits, qui sont de corde, & se caillent & colent du sang, en maniere que,
pour le demesler, il les faut mouiller ; à aucuns ils soufflent ce même vin sur leurs plaïes. A voir
leurs souliers & chausses, il parêt bien que ce sont persones de fort peu, & qui se vandent pour ce
service, au moins la pluspart. On me dict bien qu’on gressoit leurs espaules de quelque chose ; mais
j’y ai veu la plaïe si vive, & l’ossance si longue, qu’il n’y a nul medicamant qui en sceut oster le
santimant ; & puis ceus qui les louent, à quoi faire, si ce n’etoit qu’une singerie? Cete pompe a
plusieurs autres particularités. Come ils arrivoint à S. Pierre, ils n’y faisoint autre chose, sinon
qu’on leur venoit à montrer el Viso Santo, & puis ressortoint & faisoint place aus autres. Les Dames
sont ce jour là, en grande liberté ; car toute la nuit les rues en sont pleines, & vont quasi toutes à
pied. Toutes fois, à la vérité, il samble que la ville soit fort reformée, notammant en cete desbauche.
Toutes euillades & apparances amoureuses cessent. Le plus beau sepulchre c’est celui de Santa
Rotonda, à cause des lumineres. Entr’autres choses, il y a un grand nombre de lampes roulant &
tournoïant sans cesse de haut en bas. La veille de Pasques, je vis à S. Jean de Latran, les Chefs S.
Pol & S. Pierre qu’on y montre, qui ont encore leur charnure, teint & barbe, come s’ils vivoint : S.
Pierre, un visage blanc un peu longuet, le teint vermeil & tirant sur le sanguin, une barbe grise
fourchue, la teste couverte d’une mitre papale ; & S. Pol, noir, le visage large & plus gras, la teste
plus grosse, la barbe grise, espesse. Ils sont en haut dans un lieu exprès. La façon de les montrer,
c’est qu’on apele le peuple au son des cloches, & que à secousses, on devale contre bas un rideau au
derriere duquel sont ces testes, à costé l’une de l’autre. On les laisse voir le tamps de dire un Ave
Maria, & soudein on remonte ce rideau : après on le ravale de mesmes, & cela jusques à trois fois :
on refaict cete montre quatre ou cinq fois le jour. Le lieu est élevée, de la hautur d’une pique, &
puis de grosses grilles de fer, au travers desqueles on voit. On alume autour par le dehors, plusieurs
sierges ; mais est mal aisé de discerner bien cleremant toutes les particularités ; je les vis à deus ou
trois fois. La polissure de ces faces avoit quelque ressamblance à nos masques.
Le Mercredi après Pasques, M. Maldonat qui étoit lors à Rome, s’enquerant à moi de l’opinion
que j’avois des mœurs de cete ville, & notammant en la Religion, il trouva son jugemant du tout
conforme au mien, (sçavoir,) que le menu puple etoit, sans compareson, plus devot en France qu’ici
; mais les riches, & notammant courtisans, un peu moins. Il me dict davantage qu’à ceus qui lui
allegoint que la France etoit toute perdue de heresie, notammant aus Espaignols, de quoi il y en a
grand nombre en son Colliege, il maintenoit qu’il y avoit plus d’homes vraïmant religieus, en la
sule ville de Paris, qu’en toute l’Espaigne ensamble.
Ils font tirer leurs bâteaus à la corde contremont la riviere du Tibre, par trois ou quatre paires de
buffles. Je ne sçai come les autres se trouvent de l’air de Rome ; moi je le trouvois très-plesant &
sein. Le Sr. de Vielart disoit y avoir perdu sa subjection à la migrene : qui étoit aider l’opinion du
peuple, qui est très-contrere aus pieds & commode à la teste. Je n’ai rien si enemi, à ma santé, que
l’ennui & 1’oisifveté : là, j’avois tousiours quelque occupation, sinon si plesante que j’eusse peu
desirer, au moins suffisante à me desennuïer : comme à visiter les antiquités, les Vignes, qui sont
des jardins & lieus de plesir, de beauté singuliere, & là où j’ai aprins combien l’art se pouvoit servir
bien à pouint d’un lieu bossu, montueus, & inégal ; car eus ils en tirent des graces inimitables à nos
lieus pleins, & se prævalent très-artificielemant de cete diversité. Entre les plus beles sont celes des
Cardinaus d’Este, à Monte-Cavallo ; Farnese, al Palatino ; Urfino, Sforza, Medicis ; cele du Pape
Jule ; cele de Madama ; les jardins de Farnèse, & du Cardinal Riario à Transtevere, de Cesio, fuora
della porta del populo. Ce sont beautés ouvertes à quiconque s’en veut servir, & à quoi que ce soit,
fut-ce à y dormir & en compaigne, si les maistres n’y sont, qui n’aiment guiere, ou aller ouir des
sermons, de quoi il y en a en tout tamps, ou des disputes de Theologie ; ou encore par fois, quelque
fame des publiques, où j’ai trouvé cet’incommodité, qu’elles vandent aussi cher la simple
conversation (qui étoit ce que j’y cherchois, pour les ouïr deviser & participer à leurs subtilités,) &
en sont autant espargnantes que de la négociation entiere. Tous ces amusemans m’embesouignoint
assés : de melancholie, qui est ma mort, & de chagrin, je n’en avois nul’occasion, ny dedans ny hors
la maison. C’est einsin, une plesante demure, & puis argumanter par-là, si j’eusse gouté Rome plus
privéemant, combien elle m’eût agréé ; car, en vérité, quoique j’y aïe emploïé d’art & de souin, je
ne l’ai connue que par son visage publique, & qu’elle offre au plus chetif etrangier. Le dernier de
Mars, j’eus un accés de cholique, qui me dura toute la nuit, assés supportable ; elle m’emeut le
ventre, avec des tranchées, & me dona un’acrimonie d’urine, outre l’accoutumée. J’en randis du
gros sable & deus pierres. Le Dimanche de Quasimodo, je vis la serimonie de l’aumône des
pucelles. Le Pape a, outre sa pompe ordinere, vint cinq chevaus qu’on mene davant lui, parés &
houssés de drap d’or, fort richemant accommodés, & dix ou douze mulets, houssés de velours
cramoisi, tout cela conduit par ses Estaffiers, à pied : sa lettiere couverte de velours cramoisi. Au
davant de lui, quatre homes à cheval portoint, au bout de certeins batons, couverts de velours rouge,
& dorés par le pouignet & par les bouts, quatre chapeaus rouges : lui étoit sur sa mule. Les
Cardinaus qui le suivoint etoint aussi sur leurs mules, parés de leurs vetemans pontificaus, les cuhes
de leurs robes étoint attachées à tout un’eguillette, à la tetiere de leurs mules. Les pucelles étoint en
nombre çant & sept ; elles sont chacune accompaignée d’une vieille parante. Après la Messe, elles
sortirent de l’Eglise & firent une longue procession. Au retour de là, l’une après l’autre passant au
Cueur de l’Eglise de la Minerve, où se faict cete serimonie, baisoint les pieds au Pape ; & lui leur
aïant doné la benediction, done à chacune, de sa mein, une bourse de damas blanc, dans laquelle il y
a une cedule. Il s’entant qu’aïant trouvé mari, elles vont querir leur aumosne, qui est trante-cinq
escus pour tête, outre une robe blanche qu’elles ont chacune ce jour là, qui vaut cinq escus. Elles
ont le visage couvert d’un linge, & n’ont d’ouvert que l’endret de la veue.
Je disois des commodités de Rome, entr’autres, que c’est la plus commune ville du monde, &
où l’etrangeté & differance de nation se considere le moins ; car de sa nature c’est une ville
rappiecée d’étrangiers ; chacun y est come chés soi. Son Prince ambrasse toute la chretianté de son
authorité ; sa principale jurisdiction oblige les etrangiers en leurs maisons, come ici, à son election
propre ; & de tous les princes & Grans de sa Cour, la consideration de l’origine n’a nul pois. La
liberté de la police de Venise, & utilité de la trafique la peuple d’étrangiers ; mais ils y sont come
chés autrui pourtant. Ici ils sont en leurs propres offices & biens & charges ; car c’est le siege des
persones ecclesiastiques. Il se voit autant ou plus d’étrangiers à Venise, (car l’affluance d’étrangiers
qui se voit en France, en Allemaigne, ou ailleurs, ne vient pouint à cete compareson), mais de
resseans & domiciliés beaucoup moins. Le menu peuple ne s’effarouche non plus de notre façon de
vetemans, ou Espaignole ou Tudesque, que de la leur propre, & ne voit-on guiere de belitre qui ne
nous demande l’aumosne en notre langue.
Je recherchai pourtant, & amploiai tous mes cinq sans de nature pour obtenir le titre de Citoyen
Romein, ne fut-ce que pour l’antien honur, & religieuse memoire de son authorité. J’y trouvai de la
difficulté ; toutefois, je la surmontai, n’y ayant amploïé nulle faveur, voire ny la sciance sulemant
d’aucun François. L’authorité du Pape y fut amploïée, par le moïen de Philippo Musotti, son
Maggior-domo, qui m’avoit pris en singuliere amitié, & s’y pena fort ; & m’en fut depeché lettres
3°. Id. Martii 1581, qui me furent randues le 5 d’Avril très-autantiques, en la mesme forme &
faveur de paroles que les avoit eues le Seigneur Jacomo Buon-Compagnon, Duc de Sero, fils du
Pape. C’est un titre vein ; tant-y-a que j’ai receu beaucoup de plesir de l’avoir obtenu.
Le 3 d’Avril je partis de Rorne bon matin, par la porte S. Lorenzo Tiburtina. Je fis un chemin
assés plein, & pour la pluspart fertile de bleds, & à la mode de toutes les avenues de Rome, peu
habité. Je passai la riviere del Teverone, qui est l’antien Anio, premieremant au pont de Mammolo ;
secondemant, au pont Lucan, qui retient encore son antien nom. En ce pont il y a quelques
inscriptions antiques, & la principale fort lisable. Il y a aussi deus ou trois sepultures Romeines le
long de ce chemin ; il n’y a pas autres traces d’antiquités & fort peu de ce grand pavé antien, & est
Via Tiburtina. Je me randis à disner à
TIVOLI, quinse milles : c’est l’antien Tiburtum couché aux racines des monts, s’etandant la
ville le long de la premiere pante, assés roide, qui rant son assiete & ses veues très-riches : car elle
comande une pleine infinie de toutes parts, & cete grand Rome. Son prospect est vers la mer & ha
derriere soi les monts ; cete riviere du Teverone la lave, & prés de là prant un merveilleus saut,
descendant des montaignes & se cachant dans un trou de rochier, cinq ou six çans pas, & puis se
randant à la pleine où elle se joue fort diversemant & se va joindre au Tibre un peu au dessus de la
ville. Là se voit ce fameus palais & jardin du Cardinal de Ferrare : c’est une très-bele piece, mais
imparfaite en plusieurs parties, & l’ouvrage ne s’en continue plus par le Cardinal presant. J’y
considerai toutes choses fort particulieremant ; j’essaïerois de le peindre ici, mais il y a des livres &
peintures publiques de ce sujet. Ce rejallissemant d’un infinité de surjons d’eau bridés & eslancés
par un sul ressort qu’on peut remuer de fort louin, je l’avoi veu ailleurs en mon voïage & à
Florance, & à Auguste, come il a été dict ci dessus. La musique des orgues, qui est une vraïe
musique & d’orgues natureles, sonans tousïours toutefois une mesme chose, se faict par le moïen de
l’eau qui tumbe aveq grand violance dans une cave ronde, voutée, & agite l’air qui y est, & le
contreint de gaigner, pour sortir, les tuyaus des orgues & lui fournir de vent. Un’autre eau poussant
une roue à tout certeines dents, faict batre par certein ordre le clavier des orgues ; on y oit aussi le
son de trompetes contrefaict. Ailleurs on oit le chant des oiseaus, qui sont des petites flutes de
bronse qu’on voit aus regales, & randent le son pareil à ces petits pots de terre pleins d’eau que les
petits enfants souflent par le bec ; cela par artifice pareil aus orgues, & puis par autres ressorts on
faict remuer un hibou, qui, se presantant sur le haut de la roche, faict soudein cesser cete harmonie,
les oiseaus étant effraïés de sa presance & puis leur faict encore place : cela se conduit einsin
alternativement, tant qu’on veut. Ailleurs il sort come un bruit de coups de canon ; ailleurs un bruit
plus dru & menu ; come des harquebusades : cela se faict par une chute d’eau soudeine dans des
canaux, & l’air se travaillant en mesme tamps d’en sortir, enjandre ce bruit. De toutes ces
invantions ou pareilles, sur ces mesmes raisons de nature, j’en ai veu ailleurs. Il y a des estancs ou
des gardoirs, aveq une marge de pierre tout au tour, aveq force piliers de pierre de taille haus,
audessus de cet accoudoir, esloignés de quatre pas environ l’un de l’autre. A la teste de ces piliers
sort de l’eau aveq grand force, non pas contre-mont, mais vers l’estanc. Les bouches étant einsi
tournées vers le dedans & (se) regardant l’une l’autre, jetent l’eau, & l’esperpillent dans cet estanc,
avec tele violance, que ces verges d’eau viennent à s’entrebatre & rancontrer en l’air, & produisent
dans l’estanc une pluïe espesse & continuelle. Le soleil tumbant là-dessus enjandre, & au fons de
cet estanc & en l’air, & toutautour de ce lieu, l’arc du ciel si naturel & si apparant qu’il n’y a rien à
dire de celui que nous voïons au Ciel. Je n’avois pas veu ailleurs cela. Sous le palais, il y a des grans
crus, faits par art, & soupiraus, qui randent une vapur froide & refrechissent infinimant tout le bas
du logis : cete partie n’est pas toutefois parfaicte. J’y vis aussi plusieurs excellantes statues, &
notammant une Nympe dormante, une morte ; & une Pallas celeste ; l’Adonis qui est chés l’Eveque
d’Aquino ; la Louve de bronse ; & l’Enfant qui s’arrache l’espine, du Capitole ; le Laocoon &
l’Antinoüs, de belvedere ; la Comedie, du Capitole ; le Satyre, de la vigne du Cardinal Sforza ; & de
la nouvelle besouigne, le Moïse, en la sepulture de S. Pietro in Vincula ; la belle fame qui est aus
pieds du Pape Pol tiers en la nouvelle Eglise de S. Pierre. Ce sont les statues qui m’ont le plus agréé
à Rome. Pratolino est faict justemant à l’envi de ce lieu. En richesse & beauté des grottes, Florance
surpasse infinimant ; en abondance d’eau, Ferrare ; en diversité de jeus & de mouvemans presans
tirés de l’eau, ils sont pareils ; si le Florantin n’a quelque peu plus de mignardise en la disposition &
ordre de tout le cors du lieu. Ferrare en statues antiques, & en palais ; Florance en assiete du lieu,
béauté du prospect, surpasse infinimant Ferrare, & dirois en tout faveur de nature, s’il n’avoit ce
malheur extreme que toutes ses eaus, sauf la fontene qui est au petit jardin tout en haut, & qui se
voit en l’une des salles du palais, ce n’est qu’eau du Teveron duquel il a desrobé une branche, & lui
a donné un canal à part pour son service. Si c’étoit eau clere & bone à boire, come elle est
aucontraire trouble & lede, ce lieu seroit incomparable, & notammant sa grande fontene qui est la
plus belle manufacture & plus belle à voir, aveq ses despendances, que null’autre chose ny de ce
jardin ny dailleurs. A Pratoline, au contrere, ce qu’il y a d’eau est de fontene & tirée de fort louin.
Parce que le Teveron descent des montaignes beaucoup plus hautes, les habitans de ce lieu s’en
servent come ils veulent, & l’example de plusieurs privés rant moins esmerveillable cet ouvrage du
Cardinal. J’en partis landemein après disner, & passai à cete grande ruine à mein droite du chemin
de nostre retour, qu’ils disent contenir six milles & être une ville, come ils disent être le Proedium
d’Adrian, l’Ampereur. Il y a sur ce chemin de Tivoli à Rome, un ruisseau d’eau souffreuse qui le
tranche. Les bors du canal sont tout blanchis de souffre, & rand un odur à plus d’une demie lieue de
là: on ne s’en sert pas de la medecine. En ce ruisseau se treuvent certeins petits corps bastis de
l’escume de cete eau, ressamblant si propremant à notre dragée, qu’il est peu d’homes qui ne s’y
trompent, & les habitans de Tivoli en font de toutes sortes de cete mesme matiere, de quoi j’en
achetai deus boîtes 7 f. 6. d. Il y a quelques antiquités en la ville de Tivoli, comme deus Termes qui
portent une forme tres antique, & le reste d’un Tample où il y a encore plusieurs piliers entiers : lequel
Tample ils disent avoir été le Tample de leur antiene Sybille. Toutefois sur la cornice de
cet’Eglise, on voit encore cinq ou six grosses lettres qui n’étoint pas continuées ; car la suite du mur
est encore entiere. Je ne sçais pas si au davant il y en avoit, car cela est rompu, mais en ce qui se
voit, il n’y a que Ce..Ellius L. F. Je ne sçai ce que ce peut estre. Nous nous randimes au soir à
ROME, quinse milles, & fis tout ce retour en coche sans aucun ennui, contre ma costume. Ils
ont un’observation ici beaucoup plus curieuse qu’ailleurs : car ils font differance aus rues, aus
cartiers de la ville, voire aus departemens de leurs maisons, pour respect de la santé, & en font tel
estat qu’ils changent de habitation aus sesons ; & de ceus mesmes qui les louent, qui tient deus ou
trois Palais de louage à fort grand despance, pour se remuer aux sesons, selon l’ordonance de leurs
Medecins. Le 15 d’Avril, je fus prandre congé du Maistre del sacro Palazzo & de son compaignon,
qui me priarent « ne me servir pouint de la censure de mon Livre en laquelle autres François les
avoint avertis qu’il y avoit plusieurs sotises ; qu’ils honoroint & mon intention & affection envers
l’Eglise & ma suffisance, & estimoint tant de ma franchise & consciance, qu’ils remetoint à
moi-mesmes de retrancher en mon Livre, quand je le voudrois réimprimer, ce que j’y trouverois
trop licentieus, & entr’autres choses, les mots de fortune ». Il me sambla les laisser fort contans de
moi ; & pour s’excuser de ce qu’ils avoint einsi curieusemant veu mon Livre & condamné en
quelques choses, m’allegarent plusieurs Livres de notre tamps de Cardinaus & Religieus de
très-bone réputation, censurés pour quelques teles imperfections, qui ne touchoint nulemant la
reputation de l’authur ny de l’euvre en gros ; me priarent d’eider à l’Eglise par mon éloquance (ce
sont leurs mots de courtoisie), & de faire demure en cete ville paisible & hors de trouble aveques
eus. Ce sont persones de grande authorité & cardinalables.
Nous mangions des artichaus, des fèves, des pois, environ la mi-Mars. En Avril il est jour à leur
dix heures, & crois aus plus longs jours, à neuf. En ce tamps là je prins, entr’autres, connoissance à
un Polonois le plus privé ami qu’eût le Cardinal Hosius lequel me fit presant de deus examplaires
du livret qu’il a faict de sa mort, & les corrigea de sa mein. Les douceurs de la demure de cete ville
s’estoint de plus de moitié augmentées en la praticant ; je ne goutai jamais air plus tamperé pour
moy, ny plus commode à ma complexion. Le 18 de Avril j’alai voir le dedans du Palais du Sig. Jan
George Cesarin, où il y a infinies rares anticailles & notamant les vraies testes de Zenon,
Possidonius, Euripides, & Carneades, come portent leurs inscriptions græques très antienes. Il a
aussi les portrets des plus belles Dames Romeines vivantes, & de la seignora Cloelia-Fascia Farnese,
sa fame, qui est, sinon la plus agréable, sans compareson la plus eimable fame qui fût pour lors à
Rome, ny que je sçache ailleurs. Celui ci dict être de la race des Coesars, & porte par son droit le
confalon de la noblesse Romeine ; il est riche & a en ses armes la colonne avec l’ours qui y est
ataché, & au dessus de la colonne un’egle eploiée.
C’est une grande beauté de Rome que les vignes & jardins, & leur seson est fort en esté.
Le Mercredy, 19 d’Avril, je partis de Rome après disner, & fumes conduits jusques au pont de
Mole par MM. de Marmoutiés de la Trimouille, du Bellay, & autres jantils homes. Aïant passé ce
pont, nous tournames à mein droite, laissant à mein gauche le grand chemin de Viterbe par lequel
nous etions venus à Rome, & à mein droite le Tibre & les Monts. Nous suivimes un chemin
decouvert & inégal, peu fertile & pouint habité ; passames le lieu qu’on nome prima porta, qui est
la premiere porte à sept milles de Rome ; & disent aucuns que les murs antiens de Rome aloint
jusques là, ce que je ne treuve nullemant vraisamblable. Le long de ce chemin, qui est l’antiene via
Flaminia, il y a quelques antiquités inconnues & rares ; & vinmes coucher à
CASTEL-NOVO, sese mille. Petit castelet qui est de la case Colonne, enseveli entre des montaignetes
en un sit qui me represantoit fort les avenues fertiles de nos montagnes Pirenées sur la route
d’Aigues-Caudes. Landemein 20 d’Avril, nous suivimes ce mesme païs montueus, mais très
plesant, fertile & fort habité, & vinmes arriver à un fons le long du Tibre à
BORGUET, petit castelet apartenant au Duc Octavio Farnese. Nous en partismes après disner,
& après avoir suivi un très plesant vallon entre ces collines, passames le Tibre à Corde, où il se voit
encore des grosses piles de pierre, reliques du pont qu’Auguste y avoit faict faire pour atacher le
païs des Sabins, qui est celui vers lequel nous passames, aveq celui des Falisques, qui est de l’autre
part. Nous rancontrâmes après Otricoli, petite villette apartenant au Cardinal di Peruggi. Au davant
de cete ville, il se voit en une belle assiete, des ruines grandes & importantes ; le païs montueus &
infinimant plesant, presante un prospect de region toute bossée, mais très fertile partout & fort
peuplée. Sur ce chemin se rancontre un escrit, où le Pape dict avoir faict & dressé ce chemin, qu’il
nome viam Boncompaignon, de son nom. Cet usage de mettre enisi par escrit & laisser
tesmouignage de tels ouvrages, qui se voit en Italie & Allemaigne, et un fort bon eguillon ; & tel qui
ne se soucie pas du publiq, sera acheminé par cet esperance de reputation, de faire quelque chose
de bon. De vrai, ce chemin étoit plus la pluspart mal aisé, & a presant on l’a randu accessible aus
coches mesmes jusques à Lorette. Nous vinmes coucher à
NARNI, dix milles, Narnia en latin. Petite ville de l’Eglise, assise sur le haut d’un rochier, au
pied duquel roule la riviere Negra, Nar en latin ; & d’une part ladite ville regarde une très plesante
plene où ladicte riviere se joue & s’enveloppe estrangement. Il y a en la place une très-belle
fontene. Je vis le dôme, & y remercai cela que la tapisserie qui y est, a les escrits & rimes Françoises
de notre langage antien. Je ne sçeus aprendre d’où cela venoit ; bien aprins je du peuple
qu’ils ont de tout tamps grand’inclination à notre faveur. Ladicte tapisserie est figurée de la passion,
& tient tout l’un costé de la nef. Parceque Pline dict qu’en ce lieu là se treuve certeine terre qui
s’amollit par la chaleur & se seche par les pluies, je m’en enquis aus habitans qui n’en sçavent rien.
Ils ont a un mille près de là, des eaus fredes qui font mesme effaict des nôtres chaudes ; les malades
s’en servent ; mais elles sont peu fameuses. Le logis, selon la forme d’Italie, est des bons, si est-ce
que nous n’y avions pouint de chandelle, eins par tout de la lumiere à huile. Le 21, bon matin, nous
descendismes en une très plesante vallée où court ladicte riviere Negra, laquele riviere nous
passâmes sur un pont aus portes de Tarni que nous traversames, & sur la place vismes une colonne
fort antique qui est encore sur ses pieds. Je n’y aperçus nulle inscription, mais à côte il y a la statue
d’un Lion relevée, audessous de laquelle il y a en vieilles lettres une dédicace à Neptune, & encore
ledict Neptunius insculpé en mabre à tout son equipage. En cete mesme place il y a une inscription,
qu’ils ont relevée en lieu eminant, à un A. Pompeius A. F. Les habitans de cete ville, qui se nome
Interamnia, pour la riviere de Negra qui la presse d’un côté & un autre ruisseau par l’autre, ont erigé
une statue pour les services qu’il a faict à ce peuple ; la statue n’y est pas, mais je jugeai la vieillesse
de cet escrit, par la forme d’escrire en diptonge periculeis & mots semblables. C’est une belle
villete (Narni) en singulieremant plesante assiete. A son cul d’où nous venions, ell’a la pleine très
fertile de cete valée, & au delà, les coteaus les plus cultivés, habités. Et entr’autres choses, pleins de
tant d’oliviers, qu’il n’est rien de plus beau à voir, attandu que parmi ces couteaus, il y a
quelquefois des montaignes bien hautes qui se voient jusques sur la sime labourées & fertiles de
toutes sortes de fruis. J’avois bien fort ma cholique, qui m’avoit tenu 24 heures, & étoit lors sur son
dernier effort ; je ne lessai pourtant de m’agreer de la beauté de ce lieu là. Delà nous nous
engajames un peu plus avant en l’Appennin, & trouvasmes que c’est à la vérité une belle grande &
noble reparation, que de ce nouveau chemin que le Pape y a dressé, & de grande despanse &
commodité. Le peuple voisin a été contreint à le bâtir ; mais il ne se pleint pas tant de cela que de
ce que sans aucune recompanse, où il s’est trouvé des terres labourables, vergiers, & choses
samblables, on n’a rien espargné pour cete esplanade. Nous vismes à nostre mein droite une tête de
colline plesante, sesie d’une petite villette. Le peuple la nome Colle Scipoli : ils disent que c’est antienemant
Castrum Scipionis. Les autres montaignes sont plus hautes, seches & pierreuses, entre
lesquelles & la route d’un torrant d’hyver, nous nous randismes à
SPOLETO, dix-huit milles. Ville fameuse & commode, assise parmi ces montaignes, & au bas.
Nous fumes contreins d’y montrer notre bollette, non pour la peste qui n’estoit lors en nulle part
d’Italie, mais pour la creinte en quoi il sont d’un Petrino, leur citoïen, qui est le plus noble bani
volur d’Italie, & duquel il y a plus de fameus exploits, duquel ils creignent & les villes d’alentour
d’être surpris. Cete contrée est semée de plusieurs tavernes ; & où il n’y a pouint d’habitation, ils
font des ramées où il y a des tables couvertes & des eufs cuits & du fromage & du vin. Ils n’y ont
pouint de burre & servent tout fricassé de huille. Au partir de là, ce mesme jour après disner, nous
nous trouvasmes dans la vallée de Spoleto, qui est la plus bele pleine entre les montaignes qu’il est
possible de voir, large de deus grandes lieues de Gascouigne. Nous descouvrions plusieurs
habitations sur les croupes voisines. Le chemin de cette pleine et de la suite de ce chemin que je
vien de dire du Pape, droit à la ligne, come une carriere faicte à poste. Nous laissâmes force villes
d’une part & d’autre ; entr’autres sur la mein droite, la ville de Trevi. Servius dict sur Virgile, que
c’est Oliviferæque Mutiscæ, de quoi il parle Liv. 7. Autres le nient & argumantent au contrere ;
tant-y-a que c’est une ville pratiquée sur une haute montaigne & d’un endret étandue tout le long de
sa pante jusques à mi montaigne. C’est une très-plesante assiete, que cete montaigne chargée
d’oliviers tout au tour. Ce chemin là nouveau, & redressé depuis trois ans, qui est le plus beau qui se
puisse voir, nous nous randismes au soir à
FOLIGNI douze milles. Ville bele, assise sur cet pleine qui me represanta à l’arrivée le plan de
Sainte-Foi, quoiqu’il soit beaucoup plus riche & la vile beaucoup plus bele & peuplée sans
compareson. Il y a une petite riviere ou ruisseau qui se nome Topino. Cete ville s’apelloit
antienemant Fulignium, autres Fulcinia, bastie au lieu de Forum Flaminium. Les hosteleries de cete
route, où la pluspart, sont comparables aux Françoises, sauf que les chevaus n’y treuvent guiere que
du soin à manger. Ils servent le poisson mariné & n’en ont guiere de frais. Ils servent des feves
crues par toute l’Italie, & des pois & des amandes vertes, & ne font guiere cuire les artichaux. Leurs
aires sont pavés de carreau. Ils atachent leurs beufs par le muffle, à tout un fer qui leur perce
l’entredeus des naseaus come des buffles. Les mulets de bagage, de quoi ils ont foison & fort beaus,
n’ont leurs pieds de davant ferrés à notre mode, einsi d’un fer ront, s’entretenant tout au tour du
pied, & plus grand que le pied. On y rancontre en divers lieus les Moines qui donent l’eau benite
aus passans, & en atandent l’aumône ; & plusieurs enfans qui demandent l’aumône, prometant de
dire toute leur disene de pati-nôtres, qu’ils montrent en leurs meins, pour celui qui la leur aura
baillée. Les vins n’y sont guere bons. Landemein matin, aïant laissé cete bele pleine, nous nous
rejetâmes au chemin de la montaigne, où nous retrouvions force beles pleines, tantost à la teste,
tantost au pied du mont. Mais sur le comancemant de cete matinée, nous eusmes quelque tamps un
très-bel object de mille diverses collines, revetues de toutes pars de très-beaus ombrages de toute
sorte de fruitiers & des plus beaus bleds qu’il est possible, souvant en lieu si coupé & præcipitus,
que c’étoit miracle que sulemant les chevaus puissent avoir accès. Les plus beaus vallons, un
nombre infini de ruisseaus, tant de maisons & villages par-ci par-là, qu’il me resouvenoit des
avenues de Florance, sauf que ici il n’y a nul palais ny maison d’apparance ; & là le terrein est sec
& sterile pour la pluspart, là ou en ces collines il n’y a pas un pousse de terre inutile. Il est vrai que
la seson du printamps les favorisoit. Souvant, bien louin au-dessus de nos testes, nous voions un
beau vilage ; & sous nos pieds, come aus Antipodes, un’autre aiant chacun plusieurs commodités &
diverses : cela mesme n’y done pas mauvès lustre, que parmi ces montaignes si fertiles l’Apennin
montre ses testes refrouignées & inaccessibles, d’où on voit rouller plusieurs torrans, que aïant
perdu cete premiere furie, se randent là tost-après dans ces valons des ruisseaus très-plesans &
très-dous. Parmi ces bosses, on descouvre & au haut & au bas plusieurs riches pleines, grandes par
fois à perdre de veue par certein biaiz du prospect. Il ne me samble pas que nulle peinture puisse
represanter un si riche païsage. De-là nous trouvions le visage de notre chemin, tantost d’une façon,
tantost d’un’autre, mais tousiours la voïe très-aisée ; & nous randismes à disner à
LA MUCCIA, vingt milles. Petite villote assise sur le fluve de Chiento. De-là nous suivismes
un chemin bas & aisé au travers ces mons, & parceque j’avoi donné un soufflet à notre vetturin, qui
est un grand excès selon l’usage du païs, temouin le vetturin qui tua le Prince de Trésignano, ne me
voiant plus suivre audict vetturin, & en étant tout à part moi un peu en humur, qu’il fit des
informations ou autres choses, je m’arretai contre mon dessein (qui étoit d’aler à Tolentino) à
souper à
VALCHIMARA, huit milles. Petit village, & la poste, sur ladicte riviere de Chiento. Le
Dimanche landemein, nous suivimes tousiours ce valon entre des montaignes cultivées & fertiles
jusques à Tolentino, petite villete, au travers de laquele nous passames & rancontrames après le païs
qui s’applanissoit, & n’avions plus à nos flancs que des petites cropes fort accessibles, raportant
cete contrée fort à l’Agenois, où il est le plus beau le long de la Garonne ; sauf que, come en
Souisse, il ne s’y voit nul chateau ou maison de gentilhome, mais plusieurs villages, ou villes sur les
côteaus. Tout cela fut, suivant le Chiento, un très-beau chemin, & sur la fin, pavé de brique, par où
nous nous randismes à disner à
MACERATA, dix-huit milles. Belle ville de la grandur de Libourne, assise sur un haut en
forme aprochant du ront, & se haussant de toutes pars egalemant vers son vantre. Il n’y a pas
beaucoup de bastimans beaus. J’y remercai un Palais de pierre de taille, tout taillé par le dehors en
pouinte de diamans carrée ; come le Palais du Cardinal d’Este à Ferrare cete forme de constructure
est plesante à la veue. L’antrée de cete ville, c’est une porte neufve, où il y a descrit : Porta Boncompaigno,
en lettres d’or ; c’est de la suite des chemins que ce Pape a redressés. C’est ici le siege
du Legat pour le païs de la Marque. On vous presante en ces routes la cuiton du cru, quand ils
offrent leurs vins : car ils en font cuire & bouillir jusques au dechet de la moitié, pour le randre
meilleur. Nous santions bien que nous etions au chemin de Lorette, tant les chemins etoint pleins
d’alans & venans ; & plusieurs, non homes particuliers sulemant, mais compaignies de personnes
riches faisant le voïage à pied, vestus en pelerins, & aucunes avec un’enseigne & puis un crucifix
qui marchoit davant & eus vetus d’une livrée. Après disner, nous suivismes un païs commun,
tranchant tantost des pleines & aucunes rivieres, & puis aucunes collines aisées, mais le tout
très-fertile & le chemin pour la pluspart pavé de carreau couché de pouinte. Nous passames la ville
de Recanati, qui est une longue ville assise en un haut, & etandue suivant les plis & contours de sa
colline ; & nous randismes au soir à
LORETTE, quinze milles. C’est un petit village clos de murailles, & fortifié pour l’incursion
des Turcs, assis sur un plant un peu relevé, regardant une très-bele pleine, & de bien près la mer
Adriatique ou golfe de Venise ; si qu’ils disent que, quant il fait beau, ils descouvrent au delà du
golphe les montaignes de l’Esclavonie : c’est enfin une très-bele assiete. Il n’y a quasi autres
habitans que ceus du service de cete devotion, come hostes plusieurs, (& si les logis y sont assés
mal propres), & plusieurs marchans, sçavoir est, vandurs de cire, d’images, de pastenostres, agnus
Dei, de Salvators, & teles danrées, de quoi ils ont un grand nombre de beles boutiques & richemant
fournies. J’y lessai près de 50 bons escus pour ma part. Les Prestres, jans d’Eglise, & Colliege de
Jesuites, tout cela est rassemblé en un grand Palais qui n’est pas antien, où loge aussi un
Gouverneur, home d’Eglise, à qui on s’adresse pour toutes choses, sous l’authorité du Legat & du
Pape. Le lieu de la devotion, c’est une petite maisonete fort vieille & chetifve, bastie de brique, plus
longue que large. A sa teste, on a faict un moïen, lequel moïen a à chaque costé, une porte de fer : à
l’entredus une grille de fer : tout cela grossier, vieil, & sans aucun appareil de richesse. Cete grille
tient la largeur d’une porte à l’autre ; au travers d’icelle, on voit jusques au bout de cete logette, &
ce bout, qui est environ la cinquieme partie de la grandur de cete logette, qu’on renferme, c’est le
lieu de la principale relligion. Là se voit au haut du mur, l’image Notre Dame, faicte, disent-ils, de
bois ; tout le reste est si fort pavé de vœux riches de tant de lieus & princes, qu’il n’y a jusques à
terre pas un pousse vuide, & qui ne soit couvert de quelque lame d’or ou d’arjant. J’y peus trouver à
toute peine place, & avec beaucoup de faveur, pour y loger un tableau dans lequel il y a quatre
figures d’arjant attachées: cele de Notre-Dame, la miéne, cele de ma fame, cele de ma fille. Au
pieds de la miéne, il a insculpé sur l’arjant : Michael Montanus, Gallus Vasco, Eques Regij Ordinis
1581 ; à cele de ma fame, Francisca Cassaniana uxor ; à cele de ma fille, Leonora Montana filia
unica ; & sont toutes de ranc à genous dans ce tableau, & la Notre Dame au haut au devant. Il y a
un’autre antrée en cete chapelle que par les deus portes de quoi j’ai parlé, laquelle antrée respont au
dehors. Entrant donc par là en cete chapelle, mon tableau est logé à mein gauche contre la porte qui
est à ce couin, & je l’y ai laissé très curieusemant ataché & cloué. J’y avois faict mettre une
chenette & un aneau d’arjant, pour par icelui le pandre à quelque clou ; mais ils amarent mieus
l’atacher tout à faict. En ce petit lieu est la cheminée de cete logette, laquelle vous voiés en
retroussant certeins vieus pansiles qui la couvrent. Il est permis à peu d’y entrer ; voire par
l’escriteau de devant la porte, qui est de metal très-richemant labouré, & encore y a-t-il une grille de
fer audavant cete porte, la defance y est que, sans le congé du Gouvernur, nul n’y entre. Entr’autres
choses, pour la rarité, on y avoit laissé parmi d’autres presans riches, le cierge qu’un Turc
frechemant y avoit envoïé, s’étant voué à cette Nostre-Dame, estant en quelque extreme necessité,
& se voulant eider de toutes sortes de cordes. L’autre part de cete casete, & la plus grande sert de
chapelle, qui n’a nulle lumiere du jour, & a son Autel audessous de la grille contre ce moïen duquel
j’ai parlé. En cete chapelle, il n’y a nul ornemant, ni banc, ny accoudoir, ny peinture ou tapisserie au
mur ; car de foi mesmes il sert de reliquere. On n’y peut porter nulle espée, ny armes, & n’y a nul
ordre ny respect de grandur. Nous fismes en cete chapelle-là nos Pasques, ce qui ne se permet pas à
tous ; car il y a lieu destiné pour cet effaict, à cause de la grand’presse d’homes qui ordineremant y
communient. Il y a tant de ceus qui vont à toutes heures en cete chapelle, qu’il faut de bon’heure
mettre ordre qu’on y face place. Un Jésuite Allemand m’y dît la messe, & dona à communier. Il est
défendu au peuple de rien esgratigner de ce mur ; & s’il etoit permis d’en amporter, il n’y en auroit
pas pour trois jours. Ce lieu est plein d’infinis miracles, de quoi je me raporte aus Livres ; mais il y
en a plusieurs & fort recens de ce qui est mésavenu à ceus qui par devotion avoint amporté quelque
chose de ce batimant, voire par la permission du Pape ; & un petit lopin de brique qui en avoit été
osté lors du concile de Trante, y a été raporté. Cete casete est recouverte & appuiée par le dehors en
carré, du plus riche bastimant, le plus labouré & du plus beau mabre qui se peut voir ; & se voit peu
de pieces plus rares & excellantes. Tout autour & audessus de ce carré, est une belle grande Eglise,
force beles chapelles tout au tour, tumbeaus, & entr’autres celui du Cardinal d’Amboise, que M. le
Cardinal d’Armaignac y a mis. Ce petit carré est come le Cœur des autres Eglises ; toutefois il y a
un cœur mais c’est dans une encouignure. Toute cete grande Eglise est couverte de tableaus,
peintures, & histoires. Nous y vismes plusieurs riches ornemans, & m’étonai qu’il ne s’y en voïoit
encore plus, veu le nom fameus si antienemant de cete Eglise. Je croi qu’ils refondent les choses
antienes, & s’en servent à autres usages. Ils estiment les aumones en arjant monoïé à dix mille
escus. Il y a là plus d’apparance de relligion qu’en nul autre lieu que j’aïe veu. Ce qui s’y perd, je
dis de l’arjant ou autre chose, digne, non d’être relevée sulemant, mais desrobée, pour les jans de ce
metier, celui qui le treuve, le met en certein lieu publique & destiné à cela ; & reprant là, quiconque
le veut reprandre, sans connoissance de cause. Il y avoit, quand j’y etois, plusieurs teles choses,
patenostres, mouchoirs, bourses sans aveu, qui etoint au premier occupant. Ce que vous achetés
pour le service de l’Eglise & pour y laisser, nul artisan ne veut rien de sa façon, pour, disent-ils,
avoir part à la grâce : vous ne païés que l’arjant ou le bois, d’aumone & de liberalité bien, mais en
verité ils le refusent. Les jans d’Eglise, les plus officieus qu’il est possible à toutes choses, pour la
confesse, pour la communion, & pour nulle autre chose, ils ne prennent rien. Il est ordinere de doner
à qui vous voudrés d’entre eus de l’arjant, pour le distribuer aus pauvres en vostre nom, quand vous
serés parti. Come j’étois en ce sacrere, voilà arriver un home qui offre au premier Prestre rancontré,
une coupe d’arjant en disant en avoir faict veu ; & parceque il l’avoit faict de la despanse de douse
escus, à quoi le calice ne revenoit pas, il paya soudein le surplus audict Prestre, qui pleidoit du
païemant & de la monnoïe, comme de chose due très-exactemant, pour eider à la parfaicte &
consciantieuse execution de sa promesse ; cela faict, il fit entrer cet home en ce sacrere, offir
lui-mesme ce calice à Nostre-Dame, & y faire une courte oreson, & l’arjant le jeta au tronc
commun. Ces examples, ils les voient tous les jours, & y sont assés nonchalans. A peine est reçu à
doner qui veut, au moins c’est faveur d’être accepté. J’y arretai Lundi, Mardi & Mercredi matin ;
après la messe j’en partimes. Mais, pour dire un mot de l’experience de ce lieu, où je me plus fort, il
y avoit en mesme tamps là Michel Marteau, seigneur de la Chapelle, Parisien, june home très riche,
avcq grand trein. Je me fis fort particulieremant & curieusemant reciter & à lui & à aucuns de sa
suite, l’evenemant de la guerison d’une jambe qu’il disoit avoir eüe de ce lieu ; il n’est possible de
mieus ny plus exactemant former l’effaict d’un miracle. Tous les Chirurgiens de Paris & d’Italie s’y
étoint faillis. Il y avoit despandu plus de trois mille escus : son genou enflé, inutile, &
très-dolureus, il y avoit plus de trois ans, plus mal, plus rouge, enflammé, & enflé, jusques à lui
doner la fievre ; en ce mesme instant, tous autres médicamans & secours abandonés, il y avoit
plusieurs jours ; dormant, tout à coup, il songe qu’il est gueri, & lui samble voir un escler ; il
s’eveille, crie qu’il est gueri, apele ses jans, se leve, se promene, ce qu’il n’avoit faict onques depuis
son mal ; son genou désenfle, la peau fletrie tout autour du genou & come morte, lui tousiours
despuis, en amandant, sans null’autre sorte d’eide. Et lors il étoit en cet etat d’entiere guerison, etant
revenu à Lorette ; car c’étoit d’un autre voïage d’un mois ou deus auparavant qu’il étoit gueri &
avoit eté cepandant à Rome aveq nous. De sa bouche & de tous les siens, il ne s’en peut tirer pour
certein que cela. Le miracle du transport de cete maisonete, qu’ils tienent être celle là propre où en
Nasaret nasquit Jesus-Christ, & son remuemant premieremant en Esclavonie, & depuis près d’ici, &
enfin ici, est attaché à de grosses tables de mabre en l’Eglise le long des piliers, en langage Italien,
Esclavon, François, Alemant, Espaignol. Il y a au Cœur, un’anseigne de nos Rois pandue, & non les
armes d’autre Roy. Ils disent qu’ils y voient souvant les Esclavons à grans tropes venir à cete
devotion, aveq des cris, d’aussi loin qu’ils descouvrent l’Eglise de la mer en hors, & puis sur les
lieus tant de protestations & promesses à Nostre-Dame, pour retourner à eus ; tant de regrets de loi
avoir doné occasion de les abandoner, que c’est merveille. Je m’informai que de Lorette, il se peut
aler le long de la marine, en huit petites journées, à Naples, voiage que je desire de faire. Il faut
passer à Pescare & à la cita de Chiete, où il y a un Procaccio qui part tous les Dimanches pour
Naples. Je offris à plusieurs Prestres de l’arjant ; la pluspart s’obstina à le refuser, & ceus qui en
acceptarent, ce fut à toutes les difficultés du monde. Ils tienent là & gardent leur grein dans des
caves, sous la rue. Ce fut le 25 d’Avril que j’offris mon veu. A venir de Rome à Lorette, auquel
chemin nous fumes quatre jours & demi, il me couta six écus de monnoïe, qui sont 50 sols piece,
pour cheval, & celui qui nous louoit les chevaus les nourrissoit & nous. Ce marché est incommode,
d’autant qu’ils hastent vos journées, à cause de la despanse qu’ils font, & puis vous font treter le
plus escharsemant qu’ils peuvent. Le 26, j’allai voir le Port, à trois milles delà, qui est beau, & y a
un fort qui despant de la communauté de Ricanate. Don Luca-Giovanni Benefìciale, & Giovanni--
Gregorio da Cailli, Custode de la Secrestia, me donnarent leurs noms, affin que, si j’avois affaire
d’eus ou pur moi ou pour autrui, je leur escrivisse : ceus-là me firent force courtoisies. Le premier
comande à cete petite chapelle, & ne vousit rien prandre de moi. Je leur suis obligé des effaictes &
courtoisies qu’ils m’ont faictes de parole. Ledict Mercredi après disner, je suivis un païs fertile,
descouvert, & d’une forme meslée, & me randis à souper à
ANCONA, quinze milles. C’est la maitresse ville de la Marque : la Marque etoit aus latins
Picoenum. Elle est fort peuplée & notammant de Grecs, Turcs, & Esclavons, fort marchande, bien
bastie ; costoiée de deus grandes butes qui se jetent dans la mer, en l’une desqueles est un grand fort
par où nous arrivasmes. En l’autre qui est fort voisin, il y a un’Eglise entre ces deus butes, & sur les
pandans d’icelles, tant d’une part que d’autre, est plantée cete ville : mais le principal est assis au
fons du vallon & le long de la mer, où est un très-beau port, où il se voit encores un grand arc à
l’honur de l’Amperur Trajan, de sa feme, & de sa seur. Ils disent que souvant en huit, dix, ou douse
heures, on trajecte en Esclavonie. Je croi que pour six escus ou un peu plus, j’eusse treuvé une barque
qui m’eût mené à Venise. Je donai 33 pistolets pour le louage de huit chevaus jusques à
Lucques, qui sont environ huit journées. Doit le vetturin nourrir les chevaus, & au cas que j’y sois
quatre ou cinq jours plus que de huit, j’ai les chevaus, sans autre chose que de paier les despans des
chevaus & garçons. Cete contrée est pleine de chiens couchans excellans, & pour six escus il s’y en
trouveroit à vandre. Il ne fut jamais tant mangé de cailles, mais bien maigres. J’arrestai le 27
jusques après disner, pour voir la beauté & assiete de cete ville : à St. Creaco, qui est l’Eglise de
l’une des deus butes, il y a plus de reliques de nom, qu’en Eglise du monde, lesqueles nous furent
montrées. Nous averasmes que les cailles passent deça de la Sclavonie a grand foison, & que toutes
les nuits on tand des rets au bord de deça & les apele-t-on à tout cete leur voix contrefaicte, & les
rapele-t-on du haut de l’air où elles sont sur leur passage ; & disent que sur le mois de Septambre
elles repassent la mer en Sclavonie. J’ouis la nuit un coup de canon de la Brusse, au roiaume &
audelà de Naples. Il y a de lieuë en lieuë une tour ; la premiere qui descouvre une fuste de Corsere,
faict signal à tout du feu à la seconde vedette ; d’une tele vitesse qu’ils ont trouvé qu’en une heure
du bout de l’Italie l’avertissemant court jusques à Venise. Ancone s’apeloit einsin antienemant du
mot grec, pour l’encouignure que la mer faict en ce lieu ; car ses deus cornes s’avancent & font un
pli enfoncé, où est la ville converte par le davant de ces deus testes & de la mer, & encore par
derriere d’une haute bute, où autrefois il y avoit un fort. Il y a encores une Eglise Grecque, & sur la
porte, en une vieille pierre, quelques lettres que je pense Sclavones. Les fames sont ici
communemant beles, & plusieurs homes honêtes & bons artisans. Après disner, nous suivismes la
rive de la mer qui est plus douce & aisée que la nôtre de l’Ocean, & cultivée jusques tout jouignant
de l’eau, & vinmes coucher à
SENIGAGLIA, vint milles. Bele petite ville, assise en une très-bele pleine tout jouignant la mer,
& y faict un beau port ; car une riviere descendant des mons la lave d’un costé. Ils en font un canal
garni & revestu de gros pans d’une part & d’autre, là ou les bateaus se metent à l’abri & en est l’entrée
close. Je n’y vis nulle antiquité ; aussi logeames-nous hors la ville, en une belle hostelerie qui
est la seule de ce lieu. On l’apeloit antienemant Senogallia, de nos ancetres qui s’y plantarent,
quand Camillus les eut batus ; elle est de la juridiction du Duc d’Urbin. Je ne me trouvois guiere
bien. Le jour que je partis de Rome, M. d’Ossat se promenant aveq moi, je vousis saluer un autre
jantilhome : ce fut d’une tele indiscretion, que de mon pousse droit j’allai blesser le couin de mon
euil droit, si que le sang en sortit soudein, & j’y ai eu longtamps une rougeur extreme ; lors elle se
guerissoit, Erat tunc dolor ad unguem sinistrum. J’obliois à dire, qu’à Ancone, en l’Eglise de St.
Creaco, il y a une tumbe basse d’une Antonia Rocamoro, patre, matre, Valletta, Galla, Aquitana,
Paciocco Urbinati, Lusitano nupta, qui est enterrée depuis dix ou douze ans. Nous en partismes bon
matin, & suivismes la marine par un très-plesant chemin jouignant nostre disnée ; nous passames la
riviere Metro, Metaurus, sur un grand pont de bois, & disnames à
FANO, quinze milles. Petite ville en une bele & très-fertile pleine, jouignant la mer, assés mal
bastie, bien close. Nous y fumes très-bien tretés de pein, de vin & de poisson ; le logis n’y vaut
guiere. Ell’a cela sur les autres villes de cete coste, come Senigaglia, Pesaro, & autres, qu’elle a
abondance d’eaus douces, plusieurs fontenes publiques & puis particulieres, là où les autres ont à
chercher leur eau jusques à la montaigne. Nous y vismes un grand arc antien, où il y a
un’inscription sous le nom d’Auguste, qui muros dederat. Elle s’apelloit Fanum, & étoit Fanum
Fortunæ. Quasi en toute l’Italie, on tamise (la farine) à tout des roues, où un Boulanger fait plus de
besouigne en un’heure que nous en quatre. Il se treuve quasi à toutes les hosteleries, des rimeurs,
qui sont sur le champ des rimes accommodées aus assistans. Les instrumans sont en toutes les
boutiques jusques aus ravaudurs des carrefours des rues. Cete ville est fameuse sur toutes celes
d’Italie : de belles fames nous n’en vismes nulle, que très-ledes ; & à moi qui m’en enquis à un
honête-home de la ville, il me dit que le siecle en estoit passé. On païe en cete route environ dix
sous pour table, vint sous par jour pour home, le cheval pour le louage & despans environ 30 s.
Cete ville est de l’Eglise. Nous laissames sur cete mesme voïe de la Marine, à voir un peu plus
outre, Pesaro, qui est une bele ville & digne d’être veuë, & puis Rimini, & puis cet’antiene Ravenne
; & notammant à Pesaro, un beau bastimant d’étrange assiete que faict faire le Duc d’Urbin, à ce
qu’on m’a dict : c’est le chemin de Venise contre bas. Nous laissames la Marine & primes à mein
gauche, suivant une large pleine au travers de laquele passe Metaurus. On descouvre partout d’une
part & d’autre des très beaus couteaus, & ne retire pas mal le visage de cete contrée à la pleine de
Blaignac à Castillon. En cete pleine de l’autre part de cete riviere, fut donée la bataille de Salinator
& Claudius-Nero, contre Asdrubal, où il fut tué. A l’antrée des montaignes qui se rancontrent au
bout de cete pleine, tout sur l’antrée se treuve
FOSSOMBRUNE quinze milles, appartenant au Duc d’Urbin : ville assise contre la pante d’une
montaigne, aïant sur le bas une ou deus beles rues fort droites, égales & bien logées ; toutefois ils
disent que ceus de Fano sont beaucoup plus riches qu’eus. Là il y a sur la place un gros piédestal de
mabre, aveq une fort grande inscription, qui est du tamps de Trajan, à l’honur d’un particulier
habitant de ce lieu, & un’autre contre le mur qui ne porte nulle enseigne du tamps. C’etoit
antienemant Forum Sempronij ; mais ils tienent que leur premiere ville étoit plus avant vers la
pleine & que les ruines y sont encores en bien plus bele assiete. Cete vile a un pont de pierre, pour
passer le Metaurus, per viam Flaminiam. Parceque j’y arrivai de bon’heure, (car les milles sont
petites & nos journées n’étoint que de sept ou huit heures à chevaucher), je parlai à plusieurs
honetes jans qui me contarent ce qu’ils savoint de leur ville & environs. Nous vismes là un jardin du
Cardinal d’Urbin, & force pieds de vigne entés d’autre vigne. J’entretins un bon home faisur de
Livres, nomé Vincentius Castellani, qui est de là. J’en partis landemein matin, & après trois milles
de chemin, je me jetai à gauche & passai sur un pont la Cardiana, le fluve qui se mesle à Metaurus,
& fis trois milles le long de aucunes montaignes & rochiers sauvages, par un chemin etroit & un
peu mal aisé, au bout duquel nous vismes un passage de bien 50 pas de long, qui a été pratiqué au
travers de l’un de ces haus rochiers ; & parceque c’est une grande besouigne, Auguste qui y mit la
mein le premier, il y avoit un’inscription en son nom que le tamps a effacée, & s’en voit encores
un’autre à l’autre bout, à l’honur de Vespasien. Autour de là il se voit tout plein de grans ouvrages
des bastimans du fons de l’eau, qui est d’une extreme hautur, au dessous du chemin, des rochiers
coupés & aplanis d’une espessur infinie, & le long de tout ce chemin qui est via Flaminia, par où on
va à Rome, des traces de leur gros pavé qui est enterré pour la pluspart, & leur chemin qui avoit 40
pieds de large n’en a plus que quatre. Je m’étois détourné pour voir cela & repassai sur mes pas,
pour reprandre mon chemin que je suivis par le bas d’aucunes montaignes accessibles & fertiles.
Sur la fin de notre trete, nous comançames à monter & à descendre, & vinmes à
URBIN, seize milles. Ville de peu d’excellence, sur le haut d’une montaigne de moïene hautur,
mais se couchant de toutes parts selon les pantes du lieu, de façon qu’elle n’a rien d’esgal, & partout
il y a à monter & à descendre. Le marché y estoit, car c’étoit Sammedi. Nous y vismes le Palais qui
est fort fameus pour sa béauté : c’est une grand’masse, car elle prant jusques au pied du mont. La
veue s’étand à mille autres montaignes voisines, & n’a pas beaucoup de grace. Come tout ce
bastimant n’a rien de fort agreable ny dedans ny autour, n’aïant qu’un petit jardinet de 25 pas ou
environ. Ils disent qu’il y a autant de chambres que de jours dans l’an ; de vrai, il y ‘en a fort grand
nombre, & à la mode de Tivoli & autres Palais d’Italie. Vous voiés au travers d’une porte, souvant
20 autres portes qui se suivent d’un sans, & autant par l’autre sans, ou plus. Il y avoit quelque chose
d’antien, mais le principal fut basti en 1476, par Frederic Maria de la Rovere, qui ha leans plusieurs
titres & grandurs de ses charges & exploits de guerre ; de quoi ses murailles sont fort chargées, &
d’une inscription qui dict que c’est la plus bele maison du monde. Ell’est de brique, toute faicte à
voutes, sans aucun planchier, come la pluspart des bastimans d’Italie. Cetui-ci est son arriere neveu
; c’est une race de bons Princes & qui sont eimés de leurs sujets. Ils sont de pere en fis tous jans de
lettres, & ont en ce Palais une bele Librairie ; la clef ne se treuva pas. Ils ont l’inclination
Espaignole. Les armes du Roy d’Espaigne se voient en ranc de faveur, de l’ordre d’Engleterre & de
la Toison, & rien du nôtre. Ils produisent eus mesmes, en peinture, le premier Duc d’Urbin, june
home qui fut tué par ses sujets pour son injustice : il n’etoit pas de cete race. Cetui-ci a épousé la sur
de M. de Ferrare, plus vieille que lui de dix ans. Ils sont mal ensamble & séparés, rien que pour la
jalousie d’elle, à ce qu’ils disent. Einsin, outre l’eage d’elle qui est de 45 ans, ils ont peu
d’esperance d’enfans, qui rejetera, disent-ils, cete duché à l’Eglise, & en sont en peine. Je vis là,
l’effigie au naturel de Picus Mirandula. Un visage blanc, très-beau, sans barbe, de la façon de 17 ou
18 ans, le nés longuet, les yeus dous, le visage maigrelet, le poil blon, qui lui bat jusques sur les
espaules, & un estrange accoutremant. Ils ont en beaucoup de lieus d’Italie cete façon de faire des
vis, voire fort droites & etroites, qu’à cheval vous pouvés monter à la sime ; cela est aussi ici avec
du carreau mis de pouinte. C’est un lieu, disent-ils, froit, & le Duc faict ordinere d’y estre sulemant
l’esté ; pour prouvoir à cela, en deus de leurs chambres, il s’y voit d’autres chambres carrées en un
couin, fermées, de toutes pars, sauf quelque vitre qui reçoit le jour de la chambre ; au dedans de ces
retranchemans est le lit du maistre. Après disner je me destourné encores de cinq milles, pour voir
un lieu que le peuple de tout tamps apele Sepulchro d’Asdrubale, sur une colline fort haute qu’ils
noment Monte deci. Il y a là quatre ou cinq mechantes maisonetes & une Eglisete, & se voit aussi
un bastimant de grosse brique ou carreau, rond de 25 pas environ, & haut de 25 pieds. Tout au tour
il y a des accoudoirs, de mesme brique de trois en trois pas. Ie ne sçai comant les massons apelent
ces pieces, qu’ils font pour soutenir come des becs. On monta au dessus, car il n’y a null’entrée par
le bas. On y trouva une voute, rien dedans, nulle pierre de taille, rien d’escrit ; des habitans disent
qu’il y avoit un mabre, où il y avoit quelques marques, mais que de notre eage il a été pris. D’où ce
nom lui a été mis, je ne sçai, & je ne crois guiere que ce soit vraïmant ce qu’ils disent. Bien est-il
certein qu’il fut defaict, & tué assés près de là. Nous suivismes après un chemin fort montueus, &
qui devint fangeus pour une sole heure qu’il avoit pleu, & repassames Metaurus à gué, come ce
n’est qu’un torrant qui ne porte pouint de bateau, lequel nous avions passé un’autrefois depuis la
disnée, & nous randismes sur la fin de la journée par un chemin bas & aisé à
CASTEL DURANTE, quinze milles. Villete assise en la pleine, le long de Metaurus, apartenant
au duc d’Urbin. Le peuple y faisoit fus de joïe & feste de la naissance d’un fils masle, à la
Princesse de Besigna, sur de leur Duc. Nos vetturins déselent leurs chevaus à mesure qu’ils les
débrident, en quelqu’etat qu’ils soint, & les font boire sans aucune distinction. Nous bevions ici des
vins sophistiqués, & à Urbin, pour les adoucir ....50. Le Dimanche matin nous vinmes le long d’une
pleine assés fertile & les couteaus d’autour, & passames premieremant une petite bele vile, S.
Angelo, apartenant audit Duc, le long de Metaurus, aïant des avenues fort beles. Nous y trouvasmes
en la ville des petites reines du micareme parceque c’étoit la veille du premier jour de Mai. De là
suivant cete pleine nous traversames encores une autre villete de mesme jurisdiction, nomée
Marcatello, & par un chemin qui comançoit deja à santir la montaigne de l’Apennin, vinmes diner à
BORGO-A-PASCI, dix milles. Petit village & chetif logis pour une soupée, sur l’encouignure
des mons. Après disner nous suivismes premieremant une petite route sauvage & pierreuse, & puis
vinmes à monter un haut mont de deus milles de montée, & quatre milles de pante ; le chemin
escailleus & ennuïeus : mais non effroïable ny dangereus, les præcipices n’estant pas coupés si droit
que la veue n’aïe ou se soutenir. Nous suivismes le Metaurus jusques à son gite, qui est en ce mont ;
einsi nous avons veu sa naissance & sa fin, l’aïant veu tumber en la mer à Senogallia. A la descente
de ce mont, il se presantoit à nous une très belle & grande pleine, dans laquele court le Tibre qui
n’est qu’à 8 milles ou environ de sa naissance, & d’autres monts audelà : prospet representant assés
celui qui s’offre en la Limaigne d’Auvergne, à ceus qui descendent le Pui de Domme à Clermont.
Sur le haut de nostre mont se finit la Jurisdiction du Duc d’Urbin, & comance cele du Duc de
Florance & cele du Pape à mein gauche. Nous vinmes souper à
BORGO S. SEPOLCHRO, treize milles. Petite ville en cete pleine, n’aiant nulle singularité,
audict Duc de Florance ; nous en partimes le premier jour de May. A un mille de cete ville,
passames sur un pont de pierre la riviere du Tibre, qui a encores là ses eaus cleres & belles, qui est
signe que cete colur sale & rousse, Flavum Tiberim, qu’on lui voit à Rome, se prant du meslange de
quelqu’autre riviere. Nous traversames cete pleine de quatre milles, & à la premiere colline
trouvames une villete à la teste. Plusieurs filles & là & ailleurs sur le chemin, se metoint au devant
de nous, & nous sesissoint les brides des chevaus, & là en chantant certeine chanson pour cet
effaict, demandoint quelque liberalité pour la feste du jour. De cete colline, nous nous ravalames en
une fondriere fort pierreuse, qui nous dura longtamps le long du canal d’un torrant, & puis eusmes à
monter une montaigne sterile & fort pierreuse, de trois milles à monter & descendre, d’où nous
descouvrimes une autre grande pleine, dans laquele nous passames la riviere de Chiasso, sur un
pont de pierre, & après la riviere d’Arno, sur un fort grand & beau pont de pierre, au deça duquel
nous logeames à
50 Il manque ici quelque chose
PONTE BORIANO, petite maisonete, dix-huit milles. Mauvés logis, come sont les trois
præcedans, & la pluspart de cete route. Ce seroit grand folie de mener par ici des bons chevaus, car
il n’y a pouint de souin. Après disner, nous suivismes une longue pleine toute fendue de horribles
crevasses que les eaus y font d’une estrange façon, & croi qu’il y faict bien led en hiver ; mais aussi
est-on après à rabiller le chemin. Nous laissames sur nostre mein gauche, bien près de la disnée, la
ville d’Arezzo, dans cete mesme pleine, à deus milles de nous ou environ. Il samble toutefois que
son assiete soit un peu relevée. Nous passames sur un beau pont de pierre de grande hautur la
riviere de Ambra, & nous randismes à souper à
LAVENELLE, dix milles. L’hostellerie est audeça dudict village d’un mille ou environ, & est
fameuse ; (aussi) la tient-on la meilleure de Thoscane & a-t-on raison ; car à la raison des
hosteleries d’Italie, elle est des meilleures. On en faict si grand feste, qu’on dict que la noblesse du
païs s’y assamble souvant, come chés le More, à Paris ; ou Guillot, à Amians. Ils y servent des
assietes d’estein, qui est une grande rarité. C’est une maison sule, en très bele assiete, d’une pleine
qui a la source d’une fonteine à son service. Nous en partismes au matin, & suivismes un très beau
chemin & droit en cete pleine, & y passames au travers quatre villetes ou bourgs fermés,
Mantenarca, S. Giovanni, Fligline & Anchisa & vinmes disner à
PIANDELLA FONTE, douze milles. Assés mauvés logis, où est aussi une fonteine un peu au
dessus ledict bourg d’Anchisa, assis au val d’Arno, de quoi parle Petrarca, lequel on tient nai dudict
lieu Anchisa, au moins d’une maison voisine d’un mille, de laquelle on ne treuve plus les ruines que
bien chetifves ; toutefois ils en remerquent la place. On semoit là lors des melons parmi les autres
qui y etoint deja semés, & les esperoit-on recueillir en Aoust. Cete matinée j’eus une pesantur de
teste & trouble de veue come de mes antienes migrenes, que je n’avois santi il y avoit dix ans. Cete
valée où nous passames, a eté autrefois toute en marès, & tient Livius, que Annibal fut contreint de
les passer sur un Elefant, & pour la mauvese seson y perdit un euil. C’est de vrai un lieu fort plat &
bas, & fort sujet au cours de l’Arne. Là je ne vousis pas disner, & m’en repantis ; car cela m’eût
eidé à vomir, qui est ma plus prompte guerison : autremant je porte cete poisantur de teste un jour &
deus, come il m’avint. Alors, nous trouvions ce chemin plein du peuple du païs, portant diverses
sortes de vivres à Florance. Nous arrivasmes à
FLORANCE, douze milles, par l’un des quatre pons de pierre qui y sont sur l’Arne.
Landemein, après avoir ouï la messe, nous en partismes, & biaisant un peu le droit chemin, allames
pour voir Castello, de quoi j’ai parlé ailleurs ; mais parceque les filles du Duc y etoint, & sur cete
mesme heure aloint par le jardin ouïr la messe, on nous pria de vouloir atandre, ce que je ne vousis
pas faire. Nous rancontrions en chemin force prossessions ; la baniere va devant, les fames après, la
pluspart fort belles, a tout des chapeaus de paille, qui se font plus excellans en cete contrée qu’en
lieu du monde, & bien vetues pour fames de village, les mules & escarpins blancs. Après les fames,
marche le Curé, & après lui les masles. Nous avions veu le jour avant une prossession de Moines,
qui avoint quasi tous de ces chapeaus de paille. Nous suivismes une très bele pleine fort large, & à
dire le vrai, je fus quasi contreint de confesser que ny Orleans, ny Tours, ny Paris, mesmes en leurs
environs, ne sont accompaignés d’un si grand nombre de maisons & villages, & si louin que
Florance : quant à beles maisons & Palais, cela est hors de doubte. Le long de cete route, nous nous
randismes à disner à
PRATO, petite ville, dix milles, audict Duc, assise sur la riviere de Bisanzo, laquelle nous
passames sur un pont de pierre à la porte de ladicte ville. Il n’est nulle region si bien accommodée,
entr’autres choses, de pons & si bien estoffés ; aussi le long des chemins partout on rancontre des
grosses pierres de taille, sur lesqueles est escrit ce que chaque contrée doit rabiller de chemin, & en
respondre. Nous vismes là au Palais dudict lieu les armes & nom du Legat du Prat, qu’ils disent être
oriunde de là. Sur la porte de ce Palais et une grande statue coronée, tenant le monde en sa mein, &
à ses pieds, Rex Robertus. Ils disent là que cete ville a été autreffois à nous ; les flurs de lis y sont
partout : mais la ville de soi porte de gueules semé de flurs de lis d’or. Le dome y est beau & enrichi
de beaucoup de mabre blanc & noir. Au partir de là, nous prismes un’autre traverse de bien 4 milles
de destour, pour aler al Poggio, maison de quoi ils font grand feste apartenant au Duc, assis sur le
fluve Umbrone ; la forme de ce bastimant est le modele de Pratolino. C’est merveille, qu’en si petite
masse il y puisse tenir çant très beles chambres. J’y vis entr’autres choses des lits grand nombre de
tres-bele etoffe, & de nul pris : ce sont de ces petites etoffes bigarrées, qui ne sont que de leine fort
fine, & les doublent de tafetas à quatre fils de mesme colur de l’estoffe. Nous y vismes le cabinet
des distiloirs du Duc & son ouvroir du tour, & autres instrumans : car il est grand mechanique. Delà
par un chemin très droit & le païs extrememant fertile, le chemin clos d’abres, ratachés de vignes
qui faict la haie, chose de grande beauté, nous nous randismes à souper à
PISTOIE, quatorze milles. Grande ville sur la riviere d’Umbrone ; les rues fort larges, pavées
come Florance, Prato, Lucques, & autres, de grandes plaques de Pierre fort larges. J’obliois à dire
que des salles de Poggio, on voit Florance, Prato & Pistoïa, de la table : le Duc etoit lors à Pratolino.
Audict Pistoïe, il y a fort peu de peuple, les Eglises belles, & plusieurs belles maisons. Je m’enquis
de la vante des chapeaus de paille, qu’on fit 15 s. Il me samble qu’ils vaudroint bien autant de
francs en France. Auprès de cette ville & en son territoire, fut ancienemant deffaict Catilina. Il y a à
Poggio, de la tapisserie represantant toute sorte de chasses ; je remercai entr’autres une pante de la
chasse des Autruches, qu’ils font suivre à gens de cheval & enferrer à tout des Javelots. Les Latins
apelent Pistoïa, Pistorium ; elle est au Duc de Florance. Ils disent que les brigues antienes des
maisons de Cancellieri & Pansadissi, qui ont eté autrefois, l’ont einsi randue come inhabitée, de
maniere qu’ils ne content que huit mille ames en tout ; & Lucques qui n’est pas plus grande, fait
vint & cinq mille habitans & plus. Messer Tadeo Rospiglioni, qui avoit eu de Rome lettre de
recommandation en ma faveur, de Giovanni Franchini, me pria à disner le landemein, & tous les
autres qui etions de compaignie. Le Palais fort paré, le service un peu farouche pour l’ordre des
mets, peu de viande, peu de valets ; le vin servi encores après le repas, comme en Allemaigne. Nous
vismes les Eglises : à l’élevation, on y sonnoit en la maitresse Eglise les trompettes. Il y avoit parmi
les enfans de ceurs des Prestres revestus, qui sonnoint des saquebutes. Cete poure ville se païe de la
libéralité perdue sur cete veine image de sa forme antiene. Ils ont neuf premiers & un Gonfalonier
qu’ils elisent de deus en deus mois. Ceus-ci ont en charge la police, sont nourris du Duc, com’ils
étoint antienemant du Publiq, logés au Palais, & n’en sortent jamais guiere que tous ensamble, y
etant perpetuelemant enfermés. Le Gonfalonier marche devant le Potesta que le Duc y envoïe,
lequel Potesta en effaict a toute puissance ; & ne salue ledict Gonfalonier personne, contrefaisant
une petite roïauté imaginere. J’avois pitié de les voir se paitre de cete singerie, & cependant le
Grand-Duc a accreu les subsides des dix pars sur les antiens. La pluspart des grans jardins d’Italie
nourrissent l’herbe aus maistresses allées & la fauchent. Environ ce tamps-là comançoint à murir les
serises ; & sur le chemin de Pistoïe à Luques, nous trouvions des jans de village qui nous
presentoint des bouquets de freses à vandre. Nous en partismes Jeudi, jour de l’Ascension après
disner, & suivismes premieremant un tamps cete pleine, & puis un chemin un peu montueus, &
après une très-belle & large pleine. Parmi les champs de bled, ils ont force abres bien rangés, & ces
abres couverts & ratachés de vigne de l’un à l’autre : ces champs samblent être des jardins. Les
montaignes qui se voïent en cete route sont fort couvertes d’abres, & principalemant d’oliviers,
chataigniers, & muriers pour leurs vers à soïe. Dans cete pleine se rancontre.
LUCQUES, vint milles. Ville d’un tiers plus petite que Bourdeaus, libre, sauf que pour sa
foiblesse elle s’est jettée sous la protection de l’Ampereur & maison d’Austriche. Elle est bien close
& flanquée ; les fossés peu enfoncés, où il court un petit canal d’eaus, & pleins d’herbes vertes,
plats & larges par le fons. Tout au tour du mur, sur le terre-plein de dedans, il y a deux ou trois
rancs d’abres plantés qui servent d’ombrage, & disent-ils de fascines à la nécessité. Par le dehors
vous ne voyés qu’une forest qui cache les maisons. Ils font tousiours garde de trois cens soldats
etrangiers. La ville fort peuplée, & notammant d’artisans de soïe ; les rues étroites, mais belles, &
quasi partout des belles & grandes maisons. Ils passent au travers un petit canal de la riviere
Cerchio ; ils batissent un Palais de cent trente mille escus de despanse, qui est bien avansé. Ils disent
avoir six vins mille ames de sujets, sans la ville. Ils ont quelques Chatelets, mais nulle ville en leur
subjection. Leurs Jantilshommes & jans de guerre font tous estat de marchandises : Les Buonvisi y
sont les plus riches. Les Estrangiers n’y entrent que par une porte où il y a une grosse Garde. C’est
l’une des plus plesantes assietes de ville que je vis jamais, environnée de deus grans lieus de pleine,
belle par excellance au plus étroit, & puis de belles montaignes & collines, où pour la pluspart ils se
sont logés aus champs. Les vins y sont mediocremant bons ; la cherté à vint sols par jour ; les
hosteleries à la mode du païs, assés chetives. Je receus force courtoisies de plusieurs particuliers, &
vins & fruits & offres d’arjant. J’y fus Vandredi, Sammedi & en partis le Dimanche après disner,
pour autrui, non pas pour moi qui etois à jun. Les collines les plus voisines de la ville sont garnies
de tout plein de maisons plesantes, fort espais ; la plus part du chemin fut par un chemin bas, assés
aisé entre des montaignes, quasi toutes fort ombragées & habitables partout le long de la riviere de
Cerchio. Nous passames plusieurs villages & deus fort bourgs Reci & Borgo, & au-deça ladicte
riviere que nous avions à notre mein droite, sur un pont de hautur inusitée, ambrassant d’un
surarceau une grande largeur de ladicte riviere, & de cette façon de pons nous en vismes trois ou
quarre. Nous vinmes sur les deus heures après midi au
BEIN DELLA VILLA, seize milles. C’est un païs tout montueus. Audavant du bein, le long de
la riviere, il y a une pleine de trois ou quatre çans pas, audessus de laquele le bein est relevé le long
de la côte d’une montaigne médiocre, & relevé environ come la fontaine de Banieres, où l’on boit
près de la ville. Le Site où est le bein a quelque chose de plein, où sont trante ou quarante maisons
très-bien accommodées pour ce service, les chambres jolies, toutes particulieres, & libres qui veut,
à-tout un retret (chacune) & ont un’entrée pour s’entreatacher, & un autre pour se particulariser. Je
les reconnus quasi toutes avant que de faire marché, & m’aretai à la plus belle, notammant pour le
prospect qui regarde (au moins la chambre que je choisis) tout ce petit fons, & la riviere de la lima,
& les montaignes qui couvrent ledict fons, toutes bien cultivées & vertes jusques à la sime, peuplées
de chataigniers & oliviers, & ailleurs de vignes qu’ils plantent autour des montaignes, & les enceignent
en forme de cercles & de degrés. Le bort du degré vers le dehors un peu relevé, c’est vigne ;
l’enfonceure de ce degré, c’est bled. De ma chambre j’avois toute la nuit bien doucemant le bruit de
cette riviere. Entre ces maisons est une place à se proumener, ouverte d’un costé en forme de
terrasse, par laquele vous regardés ce petit plein sous l’allée d’une treille publique, & voiés le long
de la riviere dans ce petit plein, à deus cens pas, sous vous, un beau petit village qui sert aussi à ces
beins, quand il y a presse. La pluspart des maisons neufves, un beau chemin pour y aler, & une belle
place audict village. La pluspart des habitans de ce lieu se tienent là l’hiver, & y ont leurs boutiques,
notammant d’apotiquerie ; car quasi tous sont Apotiqueres. Mon hôte se nome le Capitene Paulini,
& en est un. Il me donna une salle, trois chambres, une cuisine & encore un’apant pour nos jans, &
là dedans huit lits, dans les deus desquels il y avoit pavillon ; fournissoit de sel, serviete le jour, à
trois jours une nape, tous utansiles de fer à la cuisine, & chandeliers, pour unse escus, qui sont
quelques sous plus que dix pistolets pour quinze jours. Les pots, les plats, assietes qui sont de terre,
nous les achetions, & verres & couteaus ; la viande s’y treuve autant qu’on veut, veau & chevreau ;
non guiere autre chose. A chaque logis on offre de vous faire la despanse, & croi qu’à vint sous par
home on l’aroit par jour ; & si vous la voulés faire, vous trouvés en chaque logis quelque home ou
fame capable de faire la cuisine. Le vin n’y est guiere bon ; mais qui veut en fait porter ou de Pescia
ou de Lucques. J’arrivai là le premier, sauf deus Jantilhomes Bolonois qui n’avoint pas grand trein ;
einsi j’eus à choisir &, à ce qu’ils disent, meilleur marché que je n’eusse eu en la presse, qu’ils
disent y être fort grande ; mais leur usage est de ne comancer qu’en Juin, & y durer jusques en
Septambre : car en Octobre ils le quittent & s’y fait des assamblées souvant pour la sule recreation ;
ce qui se faict plustot, come nous en trouvasmes qui s’en retournoint y aïant deja été un mois, ou en
Octobre, est extraordinere. Il y a en ce lieu une maison beaucoup plus magnifique que les autres des
Sieurs Buonvisi, & certes fort belle ; ils la noment le Palais. Elle a une fontene belle & vive dans la
salle, & plusieurs autres commodités. Elle me fut offerte, au moins un appartement de quatre
chambres que je voulois, & tout, si j’en eusse eu besouin. Les quatre chambres meublées come
dessus, ils me les eussent laissées pour vint escus du païs pour quinse jours ; j’en vousis doner un
escu par jour pour la consideration du tamps & pris, qui change. Mon hoste n’est obligé à
notre marché que pour le mois de May ; il le faudra refaire, si j’y veus plus arrester. Il y a ici de
quoi boire & aussi de quoi se beigner. Un bein couvert, vouté, & assés obscur, large come la moitié
de ma salle de Montaigne. Il y a aussi certein esgout qu’ils noment la Doccia ; ce sont des tuïeaus
par lesquels on reçoit l’eau chaude en diverses parties du cors & notamment à la teste, par des
canaus qui descendent sur vous sans cesse, & vous vienent batre la partie, l’echauffent, & puis l’eau
se reçoit par un canal de bois, come celui des buandieres, le long duquel elle s’écoule. Il y a un
autre bein vouté de mesme & obscur pour les fames : le tout d’une fonteine de laquelle on boit,
assés mal plaisammant assise, dans une enfonceure où il faut descendre quelques dégrés.
Le Lundi huit de Mai au matin, je pris à grande difficulté de la casse que mon hoste me presenta,
non pas de la grace de celui de Rome, & la pris de mes meins. Je disnai deus heures après, & ne
peus achever mon disner ; son operation me fit randre ce que j’en avois pris, & me fit vomir encores
despuis. J’en fis trois ou quatre selles avec grand dolur de vantre, à cause de sa vantosité qui me
tourmenta près de vint-quatre heures, & me suis promis de n’en prandre plus. J’eimerois mieus un
accès de cholique, aiant mon vantre einsin esmeu, mon gout altéré, ma santé troublée de cette casse
: car j’étois venu là en bon estat, en maniere que le Dimanche après souper, qui étoit le sul repas que
j’eusse faict ce jour, j’alai fort alegremant voir le bein de Corsena, qui est à un bon demi mille de là,
à l’autre visage de cete mesme montaigne, qu’il faut monter & devaler après, environ à mesme
hautur que les beins de deça. Cet autre bein est plus fameus pour le bein & la Doccia ; car le nostre
n’a nul service receu communéemant ny par les Medecins ny par l’usage, que le boire ; & dict-on
que l’autre est plus antienemant conu. Toutefois pour avoir cete vieillesse qui va jusques au siecles
des Romeins, il n’y a nulle trace d’antiquité ny en l’un ny en l’autre. Il y a là trois ou quatre grans
beins voutés, sauf un trou sur le milieu de la voute, com’un soupirail ; ils sont obscurs & mal
plaisans. Il y a un’autre fonteine chaude à deus ou trois çans pas de là un peu plus haut en ce mesme
mont, qui se nome de Saint Jan, & là on y a faict une loge à trois beins aussi couverts ; nulle maison
voisine, mais il y a de quoi y loger un materas pour y reposer quelque heure du jour. A Corsena, on
ne boit du tout pouint. Au demeurant, ils diverisifient l’operation de ses eaus qui refreche qui
eschauffe, qui pour telle maladie, qui pour telle autre, & là-dessus mille miracles ; mais en somme,
il n’y a nulle sorte de mal qui n’y treuve sa guerison. Il y a un beau logis à plusieurs chambres, &
une vintene d’autres non guiere beaus. Il n’y a nulle compareson en cela de leur commodité à la
nostre, ny de la beauté de la veue, quoiqu’ils aïent nostre riviere à leurs pieds & que leur veue
s’étande plus longue dans un vallon, & si sont beaucoup plus chers. Plusieurs boivent ici, & puis se
vont beigner là. Pour cet’heure Corsena a la reputation. Le Mardi, neuf de Mai 1581, bon matin,
avant le soleil levé, j’alai boire du surjon mesme de notre fonteine chaude, & en beus sept verres
tout de suite, qui tienent trois livres & demie : ils mesurent einsi. Je croi que ce seroit à douze, notre
carton. C’est un’eau chaude fort moderéemant, come celle d’Aigues-Caudes ou Barbotan, aïant
moins de gout & saveur que nulle autre que j’aïe jamais beu. Je n’y peus apercevoir que sa tiedur, &
un peu de douceur. Pour ce jour elle ne me fit null’operation, & si fus cinq heures despuis boire
jusques au disner, & n’en randis une sule goute. Aucuns disoint que j’en avois pris trop peu : car là
ils en ordonent un fiasque : sont deus boccals qui sont huit livres, sese ou dix sept verres des miens.
Moi je pense qu’elle me trouva si vuide à-cause de ma medecine, qu’elle trouva place à me servir
d’alimant. Ce mesme jour je fus visité d’un jantil home Boulonois, Colonel de douse çans homes de
pied, aus gages de cete seigneurie, qui se tient à quatre milles des beins ; & me vint faire plusieurs
offres, & fut aveq moi environ deus heures ; comanda à mon hoste & autres du lieu de me favoriser
de leur puissance. Cete seigneurie a cete regle de se servir d’Officiers etrangiers, & leur done un
Colonel à leur comander : qui a plus grande, qui moindre charge. Les Colonels sont païés ; les
Capitaines qui sont des habitans du païs ne le sont qu’en guerre, & comandent aus compaignies
particulieres lors du besouin. Mon Colonel avoit sese escus par mois de gages, & n’a charge que de
se tenir prest. Ils vivent plus sous regle en ces beins ici qu’aus nostres, & junent fort, notammant du
boire. Je m’y trouvois mieus logé qu’en nuls autres beins, fut-ce à Banieres. Le sit du païs est bien
aussi beau à Banieres, mais en nuls autres beins ; les lieus à se beigner à Bade surpassent en
magnificence & commodité tous les autres de beaucoup ; le logis de Bade comparable à tout autre,
sauf le prospet d’ici. Mercredi bon matin, je rebeus de cet’eau, & etant en grand peine du peu d’operation
que j’en avoi senti le jour avant ; car j’avoi bien faict une selle soudein après l’avoir prise,
mais je randois cela à la medecine du jour præcedant, n’aiant faict pas une goute d’eau qui retirât à
celle du bein. J’en prins le Mecredi, sept verres mesurés à la livre, qui fut pour le moins double de
ce que j’en avois pris pour l’autre jour, & croi que je n’en ai jamais tant pris en un coup. J’en santis
un grand desir de suer, auquel je ne vousis nullemant eider, aïant souvant oui dire que ce n’etoit pas
l’effaict qu’il me faloit ; &, come le premier jour, me contins en ma chambre, tantost me
promenant, tantost en repos. L’eau s’achemina plus par le derriere, & me fit faire plusieurs selles
lâches & cleres, sans aucun effort. Je tien qu’il me fit mal de prandre cete purgation de casse, car
l’eau trouvant nature acheminée par le derriere & provoquée, suivit ce trein-la ; là où je l’eusse,
à-cause de mes reins, plus desirée par le devant ; & suis d’opinion, au premiers beins que je pranderai,
de sulemant me preparer aveq quelque june le jour avant. Aussi crois-je que cet’eau soit fort
lâche & de peu d’operation, & par conséquant sûre & pouint de hasard : les aprantis & delicats y
seront bons. On les prant pour refreschir le foïe, & oster les rougeurs de visage : ce que je remerque
curieusemant pour le service que je dois à une très vertueuse Dame de France. De l’eau de Saint
Jan, on s’en sert fort aus fars, car ell’est extrememant huileuse. Je voïois qu’on en emportoit à
pleins barrils aus païs etrangiers, & de cele que je beuvois encore plus, à force asnes & mulets, pour
Reggio, Modène, la Lombardie, pour le boire. Aucuns la prenent ici dans le lit, & leur principal
ordre est de tenir l’estomac & les pieds chaus, & ne se branler guieres. Les voisins la font porter à
trois ou quatre milles à leurs maisons. Pour montrer qu’elle n’est pas fort apéritive, ils ont en usage
de faire aporter de l’eau d’un bein près de Pistoïe, qui a le goust acre & très chaude en son nid ; &
tienent les Apotiqueres d’ici pour en boire avant celle d’ici, un verre, & tienent qu’elle achemine
cete ci, etant active & apéritive. Le segond jour je rendis de l’eau blanche, mais non sans quelque
altération de colur, com’ailleurs, & fis force sable ; mais il etoit acheminé par la casse. J’appris là
un accidant mémorable. Un habitant du lieu, soldat qui vit encore, nomé Giuseppe, & comande à
l’une des galeres des Genevois en forçat, de qui je vis plusieurs parans proches, etant à la guerre sur
mer, fut pris par les Turcs. Pour se mettre en liberté, il se fit Turc, (& de cete condition il y en a
plusieurs, & notammant des montaignes voisines de ce lieu, encore vivans), fut circuncis, se maria
là. Estant venu piller cete coste, il s’elouigna tant de sa retrete que le voilà, aveq quelques autres
Turcs, attrapé par le Peuple qui s’etoit soublevé. Il s’avise soudein de dire qu’il s’estoit venu randre
à esciant, qu’il estoit Chrétien, fut mis en liberté quelques jours après, vint en ce lieu, & en la
maison qui est vis à vis de cele où je loge : il entre, il rancontre sa mere. Elle lui demande rudemant
qui il etoit, ce qu’il vouloit : car il avoit encore ses vestemans de Matelot, & étoit estrange de le voir
là. Enfin il se faict conètre : car il etoit perdu despuis dix ou douse ans, ambrasse sa mere. Elle aïant
faict un cri, tumbe toute éperdue, & est jusques au landemein qu’on n’y conessoit quasi pouint de
vie, & en étoint les Medecins du tout désesperés. Elle se revint enfin & ne vescut guiere depuis,
jugeant chacun que cete secousse lui acoursit la vie. Nostre Giuseppe fut festoïé d’un checun, receu
en l’Eglise à abjurer son erreur, reçeut le Sacremant de l’Eveque de Lucques, & plusieurs autres
serimonies : mais ce n’etoit que baïes. Il étoit Turc dans son ceur, & pour s’y en retourner, se
desrobe d’ici, va à Venise, se remesle aus Turs, reprenant son voïage. Le voilà retumbé entre nos
meins, & parceque c’est un home de force inusitée & soldat fort entandu en la Marine, les Genevois
le gardent encore, & s’en servent, bien ataché & garroté. Cete Nation a force soldats qui sont tous
enregistrés, des habitans du païs, pour le service de la seigneurie. Les Colonels n’ont autre charge
que de les exercer souvant, faire tirer, escarmoucher, & teles choses, & sont tous du païs. Ils n’ont
nuls gages, mais ils peuvent porter armes, mailles, harquebouses, & ce qui leur plait ; & puis ne
peuvent étre sesis au cors pour aucun debte, & à la guerre reçoivent païe. Parmi eus sont les
Capitenes, Anseignes, Sarjans. Il n’y a que le Colonel qui doit estre de nécessité étrangier & païé.
Le Colonel del Borgo, celui qui m’étoit venu visiter le jour avant, m’envoïa dudict lieu (qui est à
quatre milles du bein) un home, avec sese citrons & sese artichaus. La douceur & foiblesse de
cet’eau s’argumante encore de ce que elle se tourne si facilemant en alimant ; car elle se teint & se
cuit soudein, & ne done pouint ces pouintures des autres à l’appetit d’uriner, come je vis par mon
experiance & d’autres en mesme tamps. Encore que je fusse plesammant & très commodemant
logé, & à l’envi de mon logis de Rome, si n’avois-je ny chassis ny cheminée, & encore moins vitres
en ma chambre. Cela montre qu’ils n’ont pas en Italie les orages si frequans que nous ; car cela, de
n’avoir autres fenetres que de bois quasi en toutes les maisons, ce seroit une incommodité insupportable
: outre ce, j’étois couché très-bien. Leurs lits, ce sont petits mechans treteaus sur
lesquels ils jetent des esses, selon la longur & largeur du lit ; là dessus une paillasse, un materas, &
vous voilà logé très bien, si vous avés un pavillon. Et pour faire que vos treteaus & esses ne
paroissent, trois remedes : l’un d’avoir des bandes, de mesme que le pavillon, come j’avois à
Rome ; l’autre, que votre pavillon soit assés long pour pandre jusques à terre, & couvrir tout, ce qui
est le meillur ; le tiers, que la couverte qui se ratache par les couins avec des boutons, pande jusques
à terre, qui soit de quelque legere etoffe, come de suteine blanche, aïant audessous un’autre
couverte pour le chaut. Au moins j’aprans pour mon trein cet’epargne pour tout le commun de chés
moi, & n’ai que faire de chalits. On y est fort bien, & puis c’est une recette contre les punèses. Le
mesme jour, après disner, je me beignai, contre les regles de cete contrée, où on dict que l’une
operation ampeche l’autre ; & les veulent distinguer, boire tout de suite, & puis beigner tout de
suite. Ils boivent huit jour, & beignent trante : boire en ce bein & beigner en l’autre. Le bein est
très-dous & plesant ; j’y fus demi heure, & ne m’esmeut qu’un peu de sueur : c’etoit sur l’heure de
souper. Je me cochai au partir delà, & soupai d’une salade de citron sucrée, sans boire ; car ce jour
je ne beus pas une livre, & croi, qui eût tout conté jusques au landemein, que j’avoi randu par ce
moien à peu près l’eau que j’avoi prise. C’est une sotte costume de conter ce qu’on pisse. Je ne me
trouvais pas mal, eins gaillard, come aus autres beins ; & si etois en grand peine de voir que mon
eau ne se randoit pas, & à l’advanture m’en etoit il autant advenu ailleurs. Mais ici de cela, ils font
un accidant mortel, & dès le premier jour si vous faillés à randre les deus pars au moins, ils vous
conseillent d’abandoner le boire, ou prandre medecine. Moi, si je juge bien de ces eaus, elles ne
sont ny pour nuire beaucoup, ny pour servir : ce n’est que lâcheté & foiblesse, & est à craindre
qu’elles eschauffent plus les reins qu’elles ne les purgent ; & croi qu’il me faut des eaus plus
chaudes & apéritives. Le Jeudi matin j’en rebus cinq livres, creignant d’en estre mal servi & ne les
vuider. Elles me firent faire une selle, uriner fort peu, & ce mesme matin escrivant à M. Ossat, je
tumbe en un pansemant si pénible de M. de la Boétie, & y fus si longtamps, sans me raviser, que
cela me fit grand mal. Le lit de cet’eau est tout rouge & rouillé, & le canal par où elle passe : cela,
meslé à son insipidité, me faict crère qu’il y a bien du fer, & qu’elle resserre. Je ne randis le Jeudi,
en cinq heures que j’atandis à disner, que la cinquiesme partie de ce que j’avois beu. La vaine chose
que c’est que la medecine. Je disois par rancontre, que me rapantois de m’estre tant purgé, & que
cela faisoit que l’eau me trouvant vuide, servoit d’alimans & s’arretoit. Je vien de voir un Medecin
imprimé parlant de ces eaus, nomé Donati, qui dit qu’il conseille de peu disner, & mieus souper.
Come je continuai landemein à boire, je croi que ma conjecture lui sert : son compaignon Franciotti,
est au contrere, come en plusieurs autres choses. Je santois ce jour là quelques poisanteurs de reins
que je creignois que les eaus mesmes me causassent, & qu’elles s’y croupissent : si est-ce qu’à
conter tout ce que je randois en 24 heures, j’arrivois à mon pouint à peu près, atandu le peu que je
beuvois aus repas. Vandredi je ne beus pas, & au lieu de boire, m’alai beigner au matin & m’y laver
la teste, contre l’opinion commune du lieu. C’est un usage du païs d’eider leur eau par quelque
drogue meslée, come de sucre candi, ou manne, ou plus forte medecine, encore qu’ils meslent au
premier verre de leur eau & le plus ordineremant, de l’eau del Testuccio, que je tâtai : elle est salée.
J’ai quelque soupçon que les Apotiqueres, au lieu de l’envoïer querir près de Pistoïe où ils disent
qu’elle est, sophistiquent quelque eau naturelle : car je lui trouvai la saveur extraordinaire, outre la
salure. Ils la font rechaufer & en boivent au comancemant un, deus, ou trois verres. J’en ai veu boire
en ma presance, sans aucun effaict. Autres mettent du sel dans l’eau au premier & second verre ou
plus. Ils y estiment la sueur quasi mortelle, & le dormir, aïant beu. Je santois grand action de cet’eau
vers la sueur.
 
ASSAGGIAMO di parlar un poco questa altra lingua, massime essendo in queste contrade dove mi
pare sentire il più perfetto favellare della Toscana, particolarmente tra li paesani ché non l’hanno
mescolato & alterato con li vicini. Il Sabbato la mattina a bona ora andai a tor l’acqua di Bernabò.
Questa è una fontana fra le altre di questo monte : & è maraviglia come ne ha tante e calde, e
fredde. Non è troppo alto. Ha forse tre miglia di circuito. Non si beve che della nostra fontana principale,
e di questa altra che s’usa pochi anni fa. Un Bernabò leproso avendo assaggiato & acque, e
bagni di tutte le altre fontane, si risolse a questa abbandonato : dove guarì. Di là è venuta in credito.
Non ci è case intorno, e solamente una piccola coperta, e sedie di pietra intorno al canale : il quale
essendo di ferro, e messo là poco fa, è la più parte mangiato di sotto. Si dice, ch’è la forza
dell’acqua che lo consuma ; & è molto verisimile. Questa acqua è un poco più caldetta che l’altra, e,
per l’opinione publica, più grave, e violenta. Ha un poco più d’odore di sulfine, ma tuttavia poco : e
dove cade, imbianca il loco di colore di cenere come le nostre, ma poco. Discosta del mio
alloggiamento un miglio poco manco, girando il piede della montagna, suo sito è più basso assai
che tutte le altre calde. E circa una lancia, o due, del fiume, ne tolsi cinque libre con qualche disagio
perchè non stava troppo bene della persona questa mattina. Il giorno innanzi avea fatto un grande
esercizio di tre miglia circa di poi pranzo al caldo, e di poi cenare. Sentii l’effetto di questa acqua di
qual cosa più gagliardo ; cominciai a smaltirla fra una mezz’ora. Presi una gran svolta come di due
miglia per tornare a casa. Non so se questo esercizio estraordinario mi portasse giovamento, perchè
gli altri giorni tornava subito alla mia stanza acciocché l’aria mattutina non mi freddasse : e le case
non sono trenta passi discoste del fonte. La prima acqua che buttai fuora, fu naturale con arenella
assai : le altre albe, e crude. Flati infiniti. Circa la terza libra ch’io smaltii, cominiciò di ripigliare
non so che di rosso. Più della metà aveva messa giù innanzi il desinare. Voltante questa montagna
di tutti versi trovai molte polle di fontane calde. Et oltre a questo dicono ancora li contadini, ch’in
certi lochi l’inverno si vede, ch’ella fuma : argomento che ce n’e ancora d’altre. Mi paiono a me
quasi calde a un modo, senza odore, senza sapore, senza fumo al paragone delle nostre. Viddi un
altro loco a Corsenna più basso assai che li bagni, dove sono gran numero d’altre doccie più
comode che le altre. Dicono essi, che sono piú fontane che fanno questi canali ; che sono otto, o dieci
; & hanno in capo un scritto di diversi nomi a ogni canale, la Saporita, la Dolce, la Innamorata, la
Corona, la Disperata &c., accennando gli effetti loro. A la verità sono certi canali più caldi l’un che
l’altro.
Le montagne d’intorno sono quasi tutte fertili di grano, & uva. E dove cinquanta anni per
l’addietro erano piene di boschi, e di castagne, poche montagne pelate si vedono con la neve al
capo, ma discoste assai. Il popolo mangia pane di legna : così dicono in proverbio pane di castagne,
ch’è loro principale ricolta : & è fatto come quel che si domanda in Francia pein d’espisse. Di bode
e biscie, non ne vidi mai tante. E per paura delle biscie li ragazzi non hanno l’ardire più volte di
ricogliere le fragole : che ce ne fa grandissima abondanzia nella montagna, e fra le siepi.
Alcuni a ogni bicchiere d’acqua pigliano tre, o quattro grani di coriandro confetto per far
sventare. La domenica di Pasqua 14 di maggio presi dell’acqua di Bernabò cinque libre e più,
perchè il vetro mio capiva più d’una libra. Le quattro principali Feste dell’anno le chiamano Pasqua.
Buttai assai d’arenella la prima volta : & avanti che fusseno due ore, avea smaltito più di dui terzi
dell’acqua secondo che l’aveva presa con voglia d’orinare & appetito usato alli altri bagni. Mi tenne
il corpo lubrico : e mi scaricai di quella banda assaissimo. La libra d’Italia non è che di 12 oncie.
Si vive qui a bonissimo mercato. La libra di carne di vitella bonissima, e tenerissima, circa tre
soldi Franzesi. Ci fa assai trutte, ma piccole. Ci sono buoni artigiani a far parasoli : e se ne porta di
quì per tutto. Il paese è montuoso : e si trova poche strade pari. Tuttavia ce ne sono d’assai piacevoli
: e fino alli viali della montagna sono la più parte lastricati. Feci dopo pranzo un ballo di contadine,
e ci ballai ancor`io per non parer troppo ristretto. In certi lochi d’Italia, come in tutta la Toscana, &
Urbino, fanno le donne gl’inchini alla Francese delli ginocchi. Darente del canale di questa fontana
della villa c’è un marmo quadro che ci è stato messo sono giusto 100 anni queste cal. di Maggio,
dove sono scritte le virtù di questo fonte. La lascio perché si trova questa scritta in assai libri
stampati dove si parla de’ bagni di Lucca. A tutti li bagni si ritrovano assai orioli per il servizio
comune. Ne aveva sempre due su la mia tavola, che mi furono prestati. Questa sera non mangiai
altro che tre fette di pane arrostite con buturo e succara senza bere. Lunedì giudicando, che questa
acqua avesse abbastanza aprito la strada, ritornai a ripigliare quella della fontana ordinaria, e ne
presi cinque libre. Non mi mosse a sudore come avea usato fare. La prima volta ch’io smaltiva
l’acqua, buttava delle arenella che parevano in fatti pietre spezzate. Questa acqua mi parse, a
comparazione di quella di Bernabó, come fredda ; conciosiacosachè quella di Bernabó abbia una
caldezza molto moderata, e non arrivi di gran lunga a quelle di Plomieres né all’ordinaria di
Banieres. Fece buon effetto d’ambedue le bande : è così fu la mia ventura di non credere questi
Medici ch’ordinavano d’abbandonare il bere subito ch’il primo giorno non succedeva. Il Martedì 16
di Maggio, come è l’usanza di queste bande (e mi piace) intermessi il bere : e stetti al bagno un’ora
e più, sotto la polla, perché mi pare l’acqua fredda in altri lochi. Ebbi paura (sentendo durar tuttavia
questi venti nel ventricolo, & intestino, senza dolore, e pochi al stomaco) che l’acqua ne desse
particulare causa : per questo l’intermissi. Mi piacque molto il bagno sì che mi ci fussi volentieri
addormentato. Non mi mosse il sudore, sì bene il corpo. M’asciugai bene, e stetti un pezzo nel letto.
Si fanno le rassegne de i soldati d’ogni Vicariato ogni mese. Il Colonnello, nostro uomo, dal
quale riceveva un mondo di cortesie, fece la sua. Erano 200 soldati piquieri & harquebusieri. Li fece
combattere. Sono troppo pratichi per paesani. Ma questo è il suo principale carico di tenerli in
ordine, & insegnare la disciplina militare. Il popolo fra se è tutto diviso in la parte Francese, e
Spagnola : e tuttavia si fanno questioni d’importanza in questa briga. Di questo fanno publica dimostrazione.
Le donne e gli uomini di nostra parte portano li mazzi di fiori sur l’orecchia dritta, la
berretta, fiocchi di capelli, & ogni tal cosa : gli Spagnuoli dall’altra banda. Questi contadini, & le
lor donne, sono vestiti da gentiluomini. Non si vede contadina che non porti le scarpe bianche, le
calzette di filo belle, il grembiale d’ermesino di qualche colore : e ballano, fanno capriole e
molinetti molto bene. Quando si dice il Principe in questa Signoria s’intende il Consiglio de’ 120.
Il Colonnello non può pigliar moglie senza licenzia del Principe, e l’ha con grande difficultà
perchè non vogliono, che faccia amici, e parentadi nella patria : e non può ancora comprar nissuna
possessione. Nissun soldato parte della patria senza licenza : e ce ne sono molti mendicanti per
povertà, in quelle montagne ; e del guadagno comprano le arme loro.
Mercordì fui al bagno, e ci stetti più d’un’ora, sudai là un poco, mi bagnai la testa. Si vede là,
che l’uso Todesco è comodo l’invernata a scaldar panni, & ogni cosa, a queste loro stufe, perchè il
bagnaiuolo nostro tenendo un poco di carbone sotto un focone, & alzandogli la bocca con un
mattone acciocché riceva l’aria per nutrire il fuoco, scalda benissimo, e subito, li panni, anzi più
comodamente ch’il fuoco nostro. Il focone è un bacino nostro.
Qui si domandano bambe le zitelle, e giovani da marito : e putti li ragazzi fin alla barba.
Il Gobbia fui un poco più sollecito, e presi il bagno più per tempo, sudai un poco al bagno, bagnai
la testa sotto la polla. Sentiva le forze un poco indebolite del bagno, un poco di gravezza ai reni,
buttando tuttavia le arenelle come del bere, e delle flegma assai. Anzi mi pareva, che faccessino il
medesimo effetto che bevute. Continuai Venerdì. Ogni giorno si vendeva infinite some di questo
fonte, e dell’altro di Corsenna, per diverse parti d’Italia. Mi pareva, che questi bagni mi
rischiarassino il viso. Era travagliato sempre da questi flati circa il pettignone senza dolore, e per
quello buttava nell’orine molta schiuma, e bulle che non si sfacevano di molto tempo. Qualche volta
ancora de i peli negri, pochi. Mi sono accorto altre volte, ne che buttava assai. Per ordinario faceva
l’orine torbide e cariche di roba. Sopra il suolo suo aveva l’orina del strutto. Questa nazione non ha
il nostro costume di mangiar tanta carne. Non si vende altro che carne ordinaria. Non ne fanno
appena il prezzo. Un levoratto bellissimo in questa stagione mi fu venduto alla prima parola, come
di dire, sei soldi nostri. Non se ne caccia, non se ne porta, perché nissun li compra.
Il Sabbato perché faceva un tempo torbido, e vento tal che si sentiva il difetto di pannate, e vetri,
mi stetti cheto senza bagnare, e senza bere. In questo vedeva un grand’effetto di queste acque, ch’il
Fratello mio che mai non s’era accorto di far arenella né da se, né nelli altri bagni dove aveva bevuto
con esso me, ne buttava qui tuttavia infinite. La Domenica mattina mi bagnai, non la testa : e
feci dipoi pranzo un ballo a premi publici, come si usa di fare a questi bagni : e volsi dare il
principio di questo anno. Prima, cinque, o sei giorni innanzi, feci publicare per tutti i lochi vicini la
festa. Il giorno innanzi mandai particolarmente a invitare tutti li Gentiluomini, e Signore, che si
trovavano all’uno e l’altro bagno. Gli faceva invitar io al ballo, e poi alla cena. Mandai a Lucca per
li premi. L’uso è, che se ne danno più, per non parer scegliere una sola donna fra tutte, per schifare
e gelosia ; e sospetto. Ce n’è sempre otto, o dieci per le donne : per gli uomini due, o tre. Fui
richiesto da molte di non scordare chi se stessa, chi la nipote, chi la figliuola. Gli giorni innanzi
Messer Giovanni da Vincenzo Saminiati, secondo che gliene avea scritto, molto mio amico, mi fece
portar di Lucca una cintura di corame, & una berretta di panno nero per gli uomini. Per le donne dui
grembiali di tafetas, l’uno verde, l’altro pavonazzo (perché bisogna avvertire, che ci sia sempre
qualche premio più onorevole per favorir una o due che volete) due grembiali di buratto, 4 carte di
spille, 4 paia di scarpette (ma di queste ne diedi uno a una bella giovane fuora del ballo) un paro di
pianelle (il quale giunsi a un paro di scarpette, e ne feci di questi dui uno solo premio), 3 reti di
cristallo, e 3 intrecciature, che facevano tre premi ; 4 vezzetti. Furono premi 19 per le donne. Venne
tutto a sei scudi poco più. Ebbi cinque fiffari. Gli dava a mangiare tutto il giorno, & un scudo a tutti
: che fu la mia ventura, perché non lo fanno a questo prezzo. Questi premi s’appiccano a un certo
cerchio molto adornato d’ogni banda, e si mettono alla vista del mondo.
Cominciammo noi il ballo con le vicine alla piazza : e temeva al principo, che restassimo soli.
Fra poco giunse gran compagnia di tutte le bande, e particolarmente parecchi Gentiluomini di
questa Signoria, e Gentildonne, le quali io ricevetti, & intrattenni secondo la mia possa. Tanto è, che
mi parve, che ne restassino satisfatti. Perché faceva un poco caldo, adammo alla sala del palazzo di
Buonvisi molto convenevole. Come il giorno cominciò a calare sulle 22 m’indrizzai alle
Gentildonne di più importanza : e dicendo, che non mi bastava l’ingegno, e l’ardire di giudicar di
tante bellezze, e grazia, e buon modi ch’io vedeva a quelle giovani, le pregava, pigliassino questo
carico di giudicare esse, e premiare la compagnia secondo i meriti. Fummo là su le cerimonie
perché esse rifiutavano questo carico che pigliavano a troppa cortesia. In fine ci mescolai questa
condizione, che se lor piacesse ricevermi ancora di consiglio loro, ne diria la mia opinione. Per
effeto fu, ch’i’andava scegliendo con gli occhi or questa, or quella : dove non mancai a aver certo
rispetto alla bellezza, e vaghezza proponendo, che la grazia del ballo non dipendeva solamente del
movimento de’ piedi, ma ancora del gesto, e grazia di tutta la persona e piacevolezza, e garbo. Gli
presenti furono così distribuiti, chi più, chi manco, secondo il valore, questa Signora offerendoli alle
ballatrici da parte mia, & io al contrario rimettendo a Lei questo obbligo tutto. Andò la cosa assai
ordinatamente, e regolatamente : fuora che una di queste rifiutò il premio. Ben mi mandò pregare,
che io lo dessi per amor suo a un’altra : e questo non lo comportai. Questa non era delle piú
favorite. Si chiamava una per una dal suo loco, e veniva a trovare questa Signora, e me, ch’eramo a
sedere darente l’un l’altro. Io dava il presente che mi pareva, alla Signora, basciandolo : e Lei
pigliandolo lo dava alla Giovane dicendole con buon modo : ecco il Signor Cavaliere che vi fa
questo bel presente : ringrazia. Anzi n’avete l’obbligo a sua Signoria che vi ha indicato degna di
premiarvi fra tante altre. Ben mi rincresce, che non sia il presente più degno di tale virtù vostra :
diceva, secondochè erano. Fu d’un tratto fatto il medesimo alli uomini. Non si mettono in questo
conto li Gentiluomini, nè Gentildonne, conciosiachè abbino parte della danza. Alla verità è bella
cosa, e rara a noi altri Francesi, di veder queste contadine tanto garbate vestite da Signore ballar
tanto bene : & a gara di nostre Gentildonne, le più rare in questa virtù, ballano altro. Invitai tutti alla
cena, perché li banchetti in Italia non è altro ch’un ben leggiero pasto di Francia. Parecchi pezzi di
vitella, e qualche paro di pollastri, è tutto. Ci stettero a cena il Colonnello di questo Vicariato Sig.
Francesco Gambarini Gentiluomo Bolognese, mio come fratello : un Gentiluomo Francese, non
altri. Fuora che feci mettere a tavola Divizia. Questa è una povera contadina vicina duo miglia de i
bagni, che non ha, né il marito, altro modo di vivere che del travaglio di lor proprie mani, brutta,
dell’età di 37 anni. La gola gonfiata. Non sa né scrivere, né leggere. Ma nella sua tenera età avendo
in casa del patre un zio che leggeva tuttavia in sua presenzia l’Ariosto, & altri poeti, si trovò il suo
animo tanto nato alla poesia, che non solamente fa versi d’una prontezza la più mirabile che si
possa, ma ancora ci mescola le favole antiche, nomi delli Dei, paesi, scienzie, uomini clari, come se
fusse allevata alli studi. Mi diede molti versi in favor mio. A dir il vero non sono altro che versi, e
rime. La favella elegante, e speditissima. La compagnia del ballo fu di cento persone forestiere, e
più, con questo che il tempo fusse incomodo : che allora si fa la ricolta grande e principale di tutto
l’anno, di seta : & in quei giorni s’affaticano senza rispetto di festa nissuna a coglier mattina e sera
le foglie di mori per loro bigatti e frugelli : & a questo lavoro s’adoprano tutte queste giovani.
Il Lunedì la mattina fui al bagno un poco più tardi perché mi feci radere, e tosare. Mi bagnai la
testa, e la docciai più d’un quarto d’ora sotto la gran polla.
Del mio ballo fu tra li altri il Signor Vicario che tiene la ragione. Si domanda un Magistrato
semestre, che la Signoria manda a ogni Vicariato per indicar delle cause civili in prima instanzia, e
definisce a certa piccola somma. C’è un altro Officiero per le cause criminali. A costui diedi ad
intendere, che mi pareva ragionevole, che la Signoria mettesse qualche regola (il che sarebbe molto
facile : e line diedi gli modi che mi parevano più a proposto) che un numero infinito di mercanti,
che vengono quà a pigliar di queste acque, e le portano per tutta l’Italia, portassino fede di quanta
acqua si caricano, per levarli l’occasione di far qualche furfanteria. Di che gli dava una esperienzia
mia, ch’era tale. Uno di questi mulattieri venne a mio oste uomo privato, e lo pregò darli una scritta
per testimonio che lui portava via 24 some di questa acqua : e non ne aveva che quattro. L’oste al
principio lo rifiutò per questo : ma l’Altro soggiunse, che fra quattro o sei giorni era per tornare a
cercarne venti some. Diceva io, che questo mulattiere non era tornato. Ricevette molto bene questo
mio avviso il Signor Vicario ; ma s’ingegnò, quanto poté, a sapere chi era questo testimonio, e chi
era il mulattiere, qual forma, qual cavalli. Né l’uno né l’altro mai non li volsi dire, mai. Li dissi
ancora, ch’io voleva dar principio a questo costume che si vede in tutti li bagni famosi d’Europa,
che le persone di qualche grado ci lasciano le arme loro, pegno dell’obbligo c’hanno a queste acque
: del che Lui me ne ringraziò molto per la Signoria. In questi giorni si cominciava in qualche lochi
a segare il fieno. Il Martedì stetti al bagno due ore, e m’adocciai la testa un quarto d’ora poco più.
Ci venne ai bagni in questi giorni un Cremonese mercante abitante in Roma. Pativa di molte
infirmità estraordinarie. Parlava tuttavia, andava, e, da quel che si vedeva, assai allegro della vita. Il
principal difetto era alla testa : per la debolezza della quale dice, ch’avea in modo persa la memoria,
che mangiando mai non si ricordava di quel che li era stato messo innanzi alla tavola. Se partiva di
casa per andar per qualche suo servizio, dieci volte bisognava, che tornasse a casa a domandar dove
era per andare. Il Pater noster a pena lo poteva finire : dal fine veniva cento volte al principio, non
s’avvedendo mai al fine, ch’avesse cominciato, né al ricominciare, ch’avesse finito. Era stato sordo,
cieco ; e patito dolor di denti. Sentiva tanto calore alle reni, che bisognava, che ci avesse sempre un
pezzo di piombo intorno. Viveva sotto la regola de i Medici con una religiosissima osservanzia già
più anni. Era cosa piacevole di veder le diverse ordinazioni de i Medici di diverse parti d’Italia tanto
contrari, e particolarmente sul fatto di questi bagni, e doccie : che di venti consulte non ci erano
due d’accordo, anzi accusavano, e dannavano l’una l’altra quasi tutte d’omicidio. Pativa costui un
accidente per la cosa de i venti mirabile, cioè che li uscivano con tanta furia gli flati per le orecchie,
che il più delle volte non lo lasciavano dormire. Anzi quando sbadacciava sentiva sentiva subito
uscire venti grandissimi per le orecchie. Diceva, per avviare il ventre, ch’il migliore rimedio che
avesse, era di metter quattro coriandri confetti grossi un poco nella bocca, e poi avendoli bagnati e
levigati un poco, metterli nel buso : e che facevano un apparentissimo, e subito effetto. A lui vidi il
primo di questi cappelli grandi fatti di piume di pavone, coperti di tafetaso leggiero il buso del capo,
alto d’un gran palmo, e grosso : e là dentro una scuffia di ermesino secondo la grandezza della testa
acciocch’il sole non penetri ; e le ale intorno d’un piede e mezzo di larghezza, in iscambio de’
nostri parasoli che a la verità danno fastidio a portarli a cavallo.
Perché mi son altre volte pentito di non aver più minutamente scritto sul suggetto delli altri
bagni, per pigliar regola & essempio ai seguenti ; questa volta mi voglio stendere, e slargare. Il
Mercordì andai al bagno. Sentii un calore nel corpo, e sudore oltra il solito, un poco di debolezza,
siccità, & asprezza nella bocca, e non so che stordimento all’uscire del bagno, come m’accadeva a
tutti li altri per la caldezza delle acque Plomieres, Banieres, Preissac. A quelle di Barbotan, & a
questo, no, se no questo Mercordì ; sia che ci era andato molto più per tempo che li altri giorni, non
avendo ancora scaricato il corpo, sia che trovai l’acqua assai più calda del solito. Ci fui una ora e
mezza, e circa un quarto d’ora m’adocciai la testa. Faceva molte cose contra la regola comune.
D’addocciarmi nel bagno, perché l’uso è di fare particolarmente l’uno, e poi l’altro. D’addocciarmi
di quest’acqua, dove pochi sono che non vadano alle doccie dell’altro bagno, e là ne pigliano di
questa polla, o quella, chi prima, chi seconda, chi terza, secondo la prescritta de’ Medici. Di bere, e
poi bagnare, e poi bere, mescolando così li giorni l’un fra l’altro, dove gli altri bevono certi giorni, e
poi d’un tratto si mettono in bagno. Di non osservar il spazio del tempo, perché li altri bevono dieci
giorni al più, e bagnano 25 giorni al manco di mano in mano. Di bagnarmi una sola volta il giorno,
dove si bagna sempre due volte. D’addocciarmi così poco tempo, dove si sta sempre una ora al
manco la mattina, e la sera il medesimo. Quanto al chericare che si fa da tutti, e poi si mette su
questo loco un pezzettin di rasa con certe reti che la fermano su la testa, la mia testa leva non ne
avea bisogno.
Questo medesimo giorno la mattina venne a visitarmi il Signor Vicario delli principali
Gentiluomi di questa Signoria, venendo appunto delli altri bagni dove alloggiava. Fra l’altre cose mi
narrò una mirabile istoria di se stesso, che la puntura d’un scargioffolo al polpastrello del pollice
certi anni fa l’avea messo prima in tal termine, che fu per morirne d’un crudelissimo mancamento
d’animo ; e di là cascò in tal miseria, che fu cinque mesi al letto senza moversi, stando
continuamente sopra li reni, li quali sì essendo scaldati di questo oltra modo, partorirono il calculo
del quale ha patito assai, più d’un anno, e di coliche. In fine il Padre suo Governator di Velitri li
mandò certa pietra verde che li era venuta nelle mani per il mezzo d’un Frate ch’era stato in India.
La quale pietra mentre l’ha avuta addosso, non ha mai sentito né dolore, né corso d’arenella. Et in
questo stato era dipoi dui anni. Quanto alla puntura li era rimasto il dito, e quasi tutta la mano,
inutile, e ancora il braccio tanto indebolito, ch’ogni anno vienne a i bagni di Corsenna per adocciarsi
questo braccio & mano, come faceva allora.
Il Comune qui è molto povero. Mangiavano in questi tempi delle more verdi, le quali
coglievano delli arbori che spogliavano della fronde per gli bigatti.
Perchè era rimaso dubbioso il mercato dell’affitto della casa per il mese di Giugno, volsi
chiarirmene con l’oste, il quale sentendo come io era richiesto da tutti sui vicini, e particolarmente
dal patrone del palazzo de’ Bonvisi che me l’avea offerto a un scudo d’oro per giorno, risolse di
lasciarmelo quanto mi pateria a ragione di 25 scudi d’oro per mese cominciando questo patto il
primo di Giugno, e fin la il primo mercato. Questo loco è pienissimo d’invidi fra li abitatori, e d’inimicizie
occulte mortali conciò che siano tutti parenti. Mi diceva qui una donna questo proverbio :
Chi vuol, che la sua donna impregni
Mandila al bagno, e non ci vegni.
Questo nella mia casa fra l’altre cose m’era assai grato, che per una via pari mi veniva del bagno
al letto, e corta di 30 passi. Mi dispiaceva di veder questi mori spogliarsi di fronde, e far a mezza
state viso d’invernata. Le arenelle ch’io buttava continuamente, mi parevano assai più rozze che del
solito, e mi lasciavano non so che puntura al cazzo.
Ogni giorno si vedeva d’ogni banda portar a questo loco saggi di diversi vini in piccoli fiaschetti
acciò che a chi piacesse delli forestieri ch’erano quá, ne mandasse a recare & erano pochissimi
buoni vini ; leggieri, aggretti, e crudi bianchi, o veramente grossi, aspri, rozzi, se non chi mandasse
à Lucca, o a Pescia per il Trevisano bianco, forte maturo, e non per questo troppo delicato.
Il Giovedì, festa del Corpus Domini, presi il bagno un’ora e più, temperato ; ci sudai pochissimo,
e n’uscii senza alterazione alcuna : m’adocciai la testa mezzo quarto d’ora, & al ritorno al letto
m’addormentai un pezzo. A questo bagnare, & adocciare, pigliava più di pacere che altramente.
Sentiva nelle mani, & altre parti del corpo, della bruzzura, e m’accorgeva di piú, che delli paesani di
qua ce n’erano molti rognosi, e putti che pativano del latine. Si fa qui come altrove, che quel che
cerchiamo noi con tanta difficultà, l’hanno gli paesani in dispregio : e ne vidi assai, che mai non
avevano gustate queste acque, e ne facevano cattivo indizio. Con questo ci sono pochi vecchi. Con
le flegma ch’io buttava nell’orina (quel che mi accade di continuo) si vedevano delle arenella
inviluppate, e sospese. Mi pareva sentire questo effetto del bagno quando sotto poneva il pettignone
alla polla, che mi spingeva fuora i venti. E di certo ho sentito subito, e chiaramente, scemare il
sonaglio mio dritto se per caso l’aveva qualche volta gonfiato, come assai volte m’avviene. Di
questo conchiudo quasi, che questa gonfiatura si faccia per mezzo dei flati che si rinchiudono. Il
Venerdì mi bagnai al solito, & adocciai la testa un pezzetto più. La quantità estraordinaria ch’io
buttava d’arenella di continuo, mi faceva dubitare, che potesse essere stata rinchiusa nelle reni
perchè sene fusse fatto, chi la ristringesse, una grossa palla : e che più presto fusse che l’acqua la
facesse concepire, e di mano in mano partorire. Il Sabbato mi bagnai due ore, & adocciai piú d’un
quarto. La Domenica stetti cheto. Al qual giorno un Gentiluomo Bolognese faceva la festa d’un
altro ballo. Il mancamento d’oriuoli ch’è in questo loco, & in la piú parte d’Italia, mi pareva molto
discomodo. Al bagno c’e una Madonna, e questi versi :
AUSPICIO fac, Diva, tuo, quicumque lavacrum
Ingreditur, sospes ac bonus hinc abeat.
Non si può assai lodare e per la bellezza, e per l’utile, questo modo di cultivare le montagne fin
alla cima, facendoci in forma di scaloni delli cerchi intorno d’esse, e l’alto di quelli scaloni adesso
appoggiandolo di pietre, adesso con altri ripari, se la terra di se non stà soda ; il piano del scalone,
come si riscontra più largo, o più stretto, empiendolo di grano ; e lestremo del piano verso la valle,
cioè il giro, e l’orlo, aggirandolo di vigna ; e dove (come verso le crime) non si può ritrovar, né fare
piano, mettendoci tutto vigne.
A questo ballo una donna si messe a ballare avendo sur la testa una anguistara piena d’acqua ; e
tenendola soda, e ferma, non mancò di molti movimenti gagliardi.
Si stupivano i medici di vedere la piú parte di nostri Francesi bere la mattina, e poi bagnarsi il
medesimo giorno. Lunedì la mattina stetti al bagno due ore. Non mi ci adocciai perché presi tre
libre d’acqua per capricio, la quale mi mosse del corpo. Bagnava gli occhi ogni mattina, tenendoli
aperti nell’acqua. Non ne sentiva effetto né d’un verso, né d’altro. Queste tre libre d’acqua credo
che le smaltii al bagno dove pisciai assai volte, e poi sudai un poco più del solito, e per il secesso.
Sentendomi gli giorni passati il corpo stitico fuora dell’ordinario usava delli sopraddetti grani di
coriandro confetto, li quali mi scacciavano molte ventosità donde era pienissimo, roba poco. Con
questo che io mi purgassi mirabilmente i reni, non lasciava di sentirci qualche punture : giudicava,
che fusseno più presto ventosità che altro. Martedì stetti due ore al bagno, m’adocciai mezza ora,
non bevvi. Mercordì stetti una ora e mezza al bagno, m’adocciai mezza ora circa.
Fin adesso a dir la verità, di quella poca pratica, e domestichezza ch’io aveva con questa gente,
non scorgeva questi miracoli d’ingegni e discorsi che gliele dà la fama. Non ci vedeva veruna
facultà straordinaria : anzi maravigliarsi e far troppo conto di queste piccole forze nostre. In modo
che questo giorno avendo certi Medici a fare una consulta importante per un Signore giovane
Signor Paolo de Cesis (nipote del Cardinal de Cesis) ch’era in questi bagni ; da parte sua mi
vennero a pregare, che piacesse d’intendere le loro opinioni e controversie, perché lui era risoluto di
stare del tutto al giudizio mio. Me ne rideva fra me stesso. M’accaddero assai di simili altre cose
qui, & in Roma.
Sentivami ancora tal volta abbagliar gli occhi quando mi affaticava o a leggere, o a fissarli
incontra a qualche obietto splendente e chiaro : e n’era in gran travaglio d’animo sentendo
continuarmi questo difetto dal giorno che mi pigliò la migrena ultimamente presso a Firenze : cioè
una gravezza di testa sur la fronte senza dolore, un certo annuvolar degli occhi che non mi curtava
la vista, ma non so come me la turbava alle volte. Di poi la migrena ci era ricascato due o tre volte :
& in questi dì si fermava più, lasciandomi pure al restante le azioni libere. Ma dipoi questo
addocciarmi la testa mi ripigliava ogni giorno : e cominciai, di avere li occhi bagnati, come
anticamente, senza dolore e rossore : come ancora questo patire della testa erano più di dieci anni
che non l’avea sentito fino a questa migrena.
Temendo anco, che quest’acqua non m’indebolisse la testa, per questo il Giovedì non volsi
adocciarmi e mi bagnai una ora.
Il Venerdì, il Sabbato, la Domenica feci pausa a tutta sorte di cura per rispetto di questo, e che mi
trovava assai men allegro della vita, scacciando sempre arenella in furia : ma la testa sempre ad un
modo non si saldava in suo bono stato. A certe ore sentiva lì questa alterazione ch’era augmentata
del travaglio della fantasia.
Il Lunedì la mattina bevvi in 13 bicchieri 6 libre e mezza d’acqua della fontana ordinaria. Ne
smaltii circa 3 libre di bianca, e cruda, innanzi il pasto ; il resto poco poco. Questo mal di testo con
cio che non fusse continuo, né molto molesto, m’impeggiorava assai la carnagione. Non ci sentiva
difetto o debolezza, come anticamente alle volte, ma solamente peso su li occhi con un poco di vista
turbida. Questo giorno cominciarono al nostro piano a tagliare la segola.
Il Martedì al far del giorno andai alla fontana di Bernabò, e ci bevvi 9 libre in sei volte. Pioveva
un poco. Sudai un poco. Mi mosse il corpo, e lavò gagliardamente le budella. Per questo non possi
giudicare quanto ne avea reso. Orinai poco, ma in due ore avea pigliato colore.
Si tiene qui a dozzina sei scudi d’oro, poco più, per mese uno alloggiato in camera particulare,
comoda quanto volete : un servitore altrettanto. Chi non servitore, sarà ancor servito dall’oste di più
cose a mangiare convenevolmente.
Innanzi che passasse il giorno naturale la smaltii tutta, e più che non avea bevuto di tutto sorte di
bevanda. Non bevvi ch’una voltetta per pasto mezza libra. Cenava poco.
Il Mercordì piovoso presi 7 libre in 7 volte dell’ordinaria, e le smaltii, e quel ch’io avea bevuto
di più.
Il Giobbia ne presi 9 libre, cioè d’un tiro prima 7, e poi avendo cominciato di smaltirla ne
mandai a cercare altre due libre. La smaltii per ogni banda. Beveva pochissimo al pasto.
Venerdì, e Sabbato, feci il medefimo. Domenica mi stetti cheto.
Lunedì presi 7 bicchieri, 7 libre. Buttava sempre arenella ma un poco manco che del bagno, del
quale in questo effetto viddi ancora l’essempio in assai d’altri in un medesimo tempo. Questo dì
sentii un dolore al pettignone come del cascar di pietre, e ne feci una picciola.
Il Martedì una altra. E posso dire quasi affermatamente essermi accorto, che questa acqua ha
forza di spezzarle, perché d’alcune al calare ne sentiva la grossezza ; e poi le buttava in pezzi più
minuti. Questo Martedì ne bevvi 8 libre in 8 volte.
Se Calvino avesse saputo, che gli Frati Predicatori di quì si nominavano Ministri, senza dubbio
avesse dato altro titolo alli suoi.
Mercordì presi 8 libre, 8 bicchieri. La smaltiva quasi sempre, fino alla mezza parte, cruda e
naturale in tre ore, poi qualche mezza libra di rossa e tinta ; il resto di poi pasto, e la notte.
In questa stagione si radunava la gente al bagno. E di quelli essempi ch’io vedeva, & opinione
delli Medici, medesimamente del Donato scrittore di queste acque, io non avea fatto grande errore
di bagnarmi la testa in questo bagno, perché ancora usano, essendo al bagno, d’adocciarsi il
stomaco con una lunga canna, attaccandola d’una banda alla polla, e dell’ altra al corpo dentro il
bagno, e poiché d’ordinario si pigliava la doccia per la testa di questa istessa acqua : e quel dì che si
pigliava, si bagnavano. Così per aver io mescolato l’uno & l’altro insieme, non potti far grande
errore, o in cambio della canna d’aver presa l’acqua del proprio canale della fontana. E forse ch’io
ho mancato in questo di non continuarla. E quel sentimento ch’io n’ho fin adesso, par essere, c’ho
mosso gli umori, i quali col tempo si fussero scacciati, e purgati. Colui permetteva, ch’in un
medesimo giorno si bevesse, e bagnasse. Et io mi pento di non aver preso l’ardire, come ne aveva
voglia, e con qualche discorso, di berla nel bagno la mattina. Bernabó la lodava molto, ma con
queste ragioni & argomenti medicinali. L’effetto di queste acque sopra dell’arenella che continuava
in me tuttavia, non si vedeva in parecchi altri liberi di questa infermità. Il che dico per non
risolvermi, ch’elle producessero l’arenella che buttano fuora.
Giovedì la mattina fui al bagno una ora senza bagnar la testa, e innanzi il giorno, per aver il
primo loco. Di quello, credo, e dell’aver poi dormito al letto, mi sentii male, la bocca asciutta e
sitibonda, e caldo in modo che la sera andando al letto bevvi dui grandi bicchieri di quest’acqua
rinfrescata. Del che non ne sentii altra mutazione.
Il Venerdì stetti cheto. Il ministro Frate di S. Francesco (così chiamano li Provinciali) valente
uomo, e cortese, & erudito, che era al bagno con molti altri Frati di diversa sorte, mi mandò un bel
presente di vino bonissimo, massepanni, & altre cose da mangiare.
Il Sabbato non mi curai, andai a desinare a Menalsio, villaggio bello e grande alla cima dell’una
di queste montagne. Portai del pesce, e fui ricevuto in casa d’un soldato ricco che ha molto
viaggiato in Francia & altri lochi, e preso moglie, & arricchito in Fiandra. Signor Santo si domanda.
Sono là infiniti soldati contadini, bella chiesa, e pochi che non abbino viaggiato molto, divisissimi
in queste parti di Spagna, e Francia. Senza avvedermene messi un fiore all’orecchia manca. Lo
pigliavano a ingiuria li Francesini. Di poi pranzo salii al Forte, ch’è un loco munito di mura grandi
alla cima giusto del colle ertissimo, ma per tutto cultivatissimo. E quì per li balzi strabocchevoli, per
li dirupi, lochi ripidi, e scoscesi colli, si trova non solamente vigna, e gran, ma prato ancora : e non
hanno erba nè piano. Mi calai poi per un altro verso del monte, dritto.
La Domenica la mattina, andai al bagno con parecchi altri Gentiluomini. Ci stetti mezza ora. Mi
venne dal Sig. Ludovico Pinitesi un bel presente d’un caval carico di frutti bellissimi, e fra gli altri
de i fichi primi ; de i quali non cen’era ancora visti al bagno, e dodici fiaschi di vino suavissimo. Et
in medesimo tempo il sopraddetto Frate altre sorte di frutti in grande quantità : che ne poteva ancora
io usar liberalità a i paesani.
Di poi pranzo fu il ballo, dove si radunarono parecchi Gentildonne ben vestite, ma di bellezza
comune, con ciò che fusson belle di Lucca.
La sera mi mandò il Sig. Ludovico di Ferrari Cremonese, molto mio conoscente, un presente di
scatole di cotognaro bonissimo, e muschiato, e certi limoni, e delli melaranci di grandezza
estraordinaria.
La notte mi prese un pocco innanzi il far del giorno il grancio alla polpa della gamba dritta con
grandissimo dolore non continuo, ma vicendevole. Stetti in questo disagio una mezza ora. Non era
molto tempo che n’avea sentito, ma mi passò in un baleno.
Il Lunedì andai al bagno, e ci fui una ora, il stomaco sotto la polla. Mi pizzicava sempre un poco
questa vena della gamba.
Giusto ora cominciammo a sentir li caldi, e le cicale, niente di più ch’in Francia : e fin adesso mi
parevano le stagioni più fresche ch’in casa mia.
Le nazioni libere non hanno la distinzione delli gradi delle persone come le altre : e fino alli
infimi hanno non so che di signorile à’ lor modi. Domandando l’elemosina mescolanci sempre
qualche parola d’autorità : Datemi l’elemosina : volete? Datemi l’elemosina, sapete. Come dice
quest’altro in Roma : Fate bene per voi.
Il Martedì stetti al bagno una ora.
Il Mercordì 21 di Giugno a buona ora mi partii della villa avendo ricevuto della compagnia che
ci era di donne & uomini, prendendo congedo, tutte le significazioni d’amorevolezza che potevo
desiderare. Me ne venni per montagne erte, ma piacevoli pure, e coperte, a
PESCIA, 12 miglia, piccolo castello sopra il fiume Pescia del Fiorentino. Belle case, strade
aperte, vini famosi del Trebbiano ; sito fra oliveti foltissimi ; la gente affezionatissima alla Francia :
e per questo dicono, che porta la lor città per arme un Delfino.
Dipoi pranzo riscontrammo una bella pianura molto popolata di castella, e case. E per una mia
trascuratezza mi scordai, come era il mio proposito, e disegno risoluto, diveder il Monte Catino
dove è l’acqua salata e calda del Tettuccio, la quale lasciai un miglio discosto della mia, strada a
man dritta circa sette miglia di Pescia, e non me n’avvidi che non fussi quasi giunto a
PISTOIA, 11 miglia. Fui alloggiato fuora la città, dove venne a visitarmi il Figliuolo del
Ruspiglioni. Chi va per l’Italia con altri cavalli che di vettura non intende ben le cose sue. E di
cambiarli di luoco in luoco mi pare più comodo, che di mettersi in mano di vetturini per lungo
viaggio.
Di Pistoia a Firenze, che sono 20 miglia, non costano i cavalli che 4 iuilli.
Di là passando per la città di Prato venni a desinare a Castello in una osteria dirimpetto al palazo
del Granduca, dove fummo di poi desinare a considerare più minutamente quello giardino. E
m’avvenne là come in più altre cose : l’immaginazione trapassava l’effetto. L’avea visto l’invernata
ignudo, e spogliato. Giudicava della sua bellezza futura nella più dolce stagione più che non mi
parve al vero.
CASTELLO, 17 miglia. Dipoi desinare venni a
FIRENZE, 3 miglia. Il Venerdì viddi le publiche processioni, e il Granduca in cocchio. Tra
l’altra pompa ci vedeva un carro in faccione di teatro dorato di sopra, où erano quattro Fanciullini,
& un Frate vestito, e che rappresentava S. Francesco, dritto, tenendo le mani come si vede dipinto,
una corona sul cucullo : o Frate, o uomo travestito da Frate con una barba posticcia. Ci erano alcuni
fanciulli della città armati, e fra loro uno per S. Giorgio. Li venne incontra alla piazza un gran drago
assai goffamente appoggiato, e portato d’ uomini, buttando foco per la bocca con rumore. Il
fanciullo li dava della lancia, e della spada, e lo scannava.
Fui accarezzato d’un Gondi, ch’abita a Lione : il quale mi mandò vini bonissimi, cioè
Trebisiano.
Faceva un caldo da stupire li medesimi paesani.
Quella matina al spuntar del giorno ebbi la colica al lato dritto. M’afflisse tre ore circa. Mangiai
allora il primo pepone. Delli cetrioli, mandole, se ne mangiava in Firenze del principio di Giugno.
In su le 23 si fece il corso delli cocchi in una grande e bella piazza intornata d’ogni banda di belle
case, quadrata, più lunga che larga. A ognun capo della lunghezza fu messa un’aguglia di legno
quadrata, e dall’una all’altra attaccato un lungo fune acciò non si potesse traversare la piazza : &
alcuni danno di traverso per stroppare la detta canape. Tutti gli balconi carichi di donne, & in un
palazzo il Granduca, la Moglie, e sua corte. Il popolo il lungo della piazza, e su certi palchi, come
io ancora. Correvano a gara cinque cocchi vuoti. E della sorte presero tutti il luogo ad un lato
dell’una piramide. E si diceva d’alcuni, ch’il più discosto avevano il vantaggio per dar più
comodamente il giro. Partirono al suono delle trombe. Il terzo giro intorno la piramide donde si
prende il corso, è quel che dà la vittoria. Quel del Granduca mantenne sempre il vantaggio fin alla
terza volta. A questa il cocchio del Strozzi ch’era sempre stato il secondo, affrettandosi più che del
solito a freno sciolto, e stringendosi, messe in dubbio le vittoria. M’avveddi, ch’il silenzio si ruppe
dal popolo quando videro avvicinarsi Strozzi, e con gridi, e con applauso darli tutto il favore che si
poteva alla vista del Principe. E poi quando venne questa disputa e litigio a essere giudicato fra certi
Gentiluomini, gli Strozzeschi rimettendo all’opinione del popolo assistente ; del popolo si alzava
subito un crido uguale, e consentimento publico al Strozzi, il quale in fine lo ebbe, contra la ragione
al parer mio.
Valerà il palio cento scudi. Mi piacque questo spettacolo più che nessun altro che avessi visto in
Italia, per la sembianza di questo corso antico.
Perché quel giorno era la vigilia di S. Giovanni furono messi certi piccoli fochi alla cima del
Duomo in giro a due, o tre gradi, donde si lanciavano raggi in aria. Si dice ch’in Italia non è uso
come in Francia, di far fuochi di S. Giovanni.
Il Sabbato S. Giovanni : ch’è la festa principale di Firenze, e la più celebrata in maniera che fin
alle zitelle si vedono quella festa al publico : e non ci vidi pure gran bellezza. La mattina alla piazza
del palazzo il Granduca comparse su uno palco il lungo delle mura del palazzo (sotto un cielo)
ornate di ricchissimi tapeti, lui avendo a lato il Nunzio del Papa a man sinistra, e molto più di là
l’Imbasciadore di Ferrara. Là li passavano innanzi tutte le sue Terre e Castella, secondo ch’erano
chiamare d’un araldo. Come per Siena si presentò un Giovane vestito di velluto bianco e nero, portando
alla mano certo gran vaso argenteo, e la figura della Lupa Sanese. Fece costui sempre in
questo modo una proferta al Granduca, ed orazione piccola. Quando ebbe finito costui, secondo
ch’erano nominati venivano innanzi certi Ragazzi mal vestiti su cattivissimi cavalli, e mule,
portando quì una coppa d’argento, quì una bandiera rotta e ruinata. Questi in gran numero
passavano il lungo via senza far motto, senza rispetto, e senza cerimonia in foggia di burla più
ch’altramente, & erano le Castella e Luochi particolari dipendenti del Stato di Siena. Ogni anno si
rinova questo per forma.
Passò ancora là un carro, e una piramide quadrata di segno, grande, portando intorno certi gradi
delli Putti vestiti chi d’un modo, chi d’un altro, da Angeli, o Santi : & alla cima che veniva d’altezza
a pari delle più alte case, un S. Giovanni, uomo travestito a suo modo, legato a un pezzo di ferro.
Seguivano questo carro gli Officieri, e particolarmente quelli della zecca.
Marciava all’estremo un altro carro, sul quale erano certi Giovani che portavano tre palii per li
corsi diversi, avendo a canto i cavalli barberi ch’erano per correre a gara quel giorno, e i garzoni
che li dovevano cavalcare con le insegne de i Padroni, che sono Signori de’ primi. Li cavalli
piccioli, e belli.
Non mi pareva il caldo più violento ch’in Francia. Tuttavia per schifarlo in queste stanze di
osteria, era sforzato di domire la notte su la tavola della sala, mettendovi materassi, & lenzuola ;
non ci ritrovando a locare nissun alloggiamento comodo, perchè questa città non è buona a’
forestieri ; e per schifare ancora gli cimici, di che sono gli letti infestatissimi.
Non c’è quantità di pesci, e non si mangia di trote, & altri pesci, che di fuora, e marinati. Viddi,
ch’il Granduca mandava a Giovan Mariano Milanese alloggiato in la medesima osteria dove io era,
un presente di vino, pane, frutti, pesci : ma gli pesci vivi piccoli dentro gli rinfrescatori di terra.
Aveva io tutto il giorno la bocca arida & asciutta, & un’alterazione non di sete, ma di caldezza
interna quale ho sentita altre volte ai caldi nostri. Non mangiava altro che frutti, e insalate con
zucchero. In fine non stava bene.
Quelli diporti che si pigliano al fresco in Francia di poi la cena, qui innanzi. E nelli più lunghi
giorni cenano spesso di notte. Fra le sette, & otto, la mattina si fa il giorno.
Dipoi pranzo si corse il palio de i barbi. Lo vinse il cavallo del Cardinale de’ Medicis. Vale
questo palio ¤51 200. E’ cosa poco dilettevole, perchè, essendo su la strada, non vedete altro che
passar in furia questi cavalli.
La Domenica viddi il palazzo de’ Pitti, e fra l’altre cose una mula in marmo rappresentando
un’altra mula ancora viva, per li lunghi servizi c’ha fatto a menar roba per questa fabbrica. Questo
dicono i versi latini. Al palazzo vimmo quella Chimera c’ha fra le spalle una testa (con le corna &
orecchie) che nasce, & il corpo di foggia d’uno piccolo leone.
Il Sabbato era il palazzo del Granduca aperto, e pieno di contadini, ai quali era aperta ogni cosa
: e la gran sala piena di diversi balli chi di quà, chi di la. Questa sorte di gente credo, che fusse
qualche immagine della libertà perduta che si rinfreschi a questa Festa pincipale della Città.
Il Lunedi fui a desinare in casa del Signor Silvio Piccolomini molto conosciuto per la sua virtù,
& in particolare per la scienzia della scherma. Ci furono messi innanzi molti discorsi, essendoci
buona compagnia d’altri Gentiluomini. Dispargia lui del tutto l’arte di schermare delli maestri
Italiani, del Veniziano, di Bologna, Patinostraro, & altri. Et in questo loda solamente un suo criado
ch’è a Brescia dove insegna a certi Gentiluomini questa arte. Dice, che non ci è regola, né arte in
l’insegnare volgare : e particolarmente accusa l’uso di spinger la spada innanzi, e metterla in possa
del nimico ; e poi, la botta passata, di rifar un altro assalto, e fermarsi ; perché dice, che questo è del
tutto diverso di quel che si vede per esperienza delli combattenti. Lui era in termine di far stampar
un libro di questo suggetto. Quanto al fatto di guerra, spregia assai l’artiglieria : e in questo mi
piacque molto. Loda il libro della Guerra di Machiavelli, e segue le sue opinioni. Dice, che di
questa sorte d’uomini che provvedono al fortificare, il più eccellente che sia, si trova adesso in
Firenze al servizio del Granduca simo.
Si costuma quì di metter neve nelli bicchieri di vino. Ne metteva poco io non stando troppo
bene della persona, avendo assai volte dolor di fianchi, e scacciando tuttavia arenella incredibile ;
51 Nel M S. c’è un segno che significa scudi.
oltre a questo non potendo riaver la testa, e rimetterla al suo primo stato. Stordimento, e non so che
gravezza sugli occhi, la fronte, le guancie, denti, naso, e parte d’innanzi. Mi messi in fantasia che
fussero gli vini bianchi dolci e fumosi, perché quella volta che mi riprese prima la migrena ne avea
bevuti gran quantità di Trebisiano, scaldato del viaggiare, e della stagione, e la dolcezza d’esso non
stancando la sete.
In fine confessai, ch’è ragione, che Firenze si dica la bella.
Quel giorno andai solo per mio diporto a veder le donne che si lasciano veder à chi vuole. Viddi
le più famose : niente di raro. Gli alloggiamenti raunati in un particolare della città, e per questo
spregievoli, oltra ciò cattivi, e che non si fanno in nissun modo a quelli delle puttane Romane, o
Veneziane : nè anco esse in bellezza, o grazia, o gravità. Se alcuna vuole starsi fuora di questi limiti,
bisogna che sia di poco conto, e faccia qualche mestiere per celarsi.
Viddi le bottheghe di filattieri di seta con certi instrumenti, gli quali spingendo in giro una sola
donna, fa d’un tratto torcere, e voltare cinquecento fusi.
Martedì la mattina spinsi fuora una pietrella rossa.
Mercordì viddi la cassina del Granduca. E quel che mi parve più importante è una rocca in forma
di piramide, composta e fabbricata di tutte le sorte di miniere naturali, d’ogn’una un pezzo, radunate
insieme. Buttava poi acqua questa rocca, con la quale si verranno là dentro movere molti corpi,
molini d’acqua, e di vento campanette Chiese, soldati di guardia, animali, caccie, e mille tal cose.
Giovedì non volsi restar a vedere correre un altro palio ai cavalli. Andai dipoi desinare a
Prattalino, il qual rividdi molto minutamente. Et essendo pergato dal Casiero del Palazzo di dire la
mia sentenzia di quelle bellezze, e di Tivoli, ni discorsi non comparando questi luoghi in generale,
ma parte per parte, con le diverse considerazioni dell’un & dell’ altro, essendo vicendevolmente
vittore ora questo or quello.
Venerdì alla bottega di Giunti comprai un mazzo di Commedie, undeci in numero, e certi altri
libretti. E ci viddi il testamento di Boccaccio stampato con certi discorsi fatti sul Decamerone.
Questo testamento mostra una mirabile povertà e bassezza di fortuna di questo grand’Uomo.
Lascia delle lenzuola, e poi certe particelle di letti a sue parenti, e sorelle. Gli libri a un certo Frate,
al quale oridina, che gli comunichi a chiunque gliene richiederà. Fin a’ vasi, e mobili vilissimi gli
mette in conto. Ordina delle Messe, e sepoltura. C’è stampato come s’è ritrovato di carta pergamena
molto guasta, e ruinata.
Come le puttane Romane, e Veneziane si fanno alle finestre per i loro amanti, così queste alle
porte delle lor case, dove si stanno al publico alle ore comode ; e là le vedete, chi con più, chi con
manco compagnia, a ragionare, e a cantare nella strada, ne’ circoli.
La Domenica 2 di Luglio partii di Firenze di poi desinare, & avendo varcato l’Arno sul ponte, lo
lasciammo alla man dritta seguendo il suo corso tuttavia. Passassimo delle belle pianure fertili, nelle
quali sono le più famose peponaie di Toscana. E non sono maturi gli buoni melloni che sul 15 di
Luglio. E particolarmente si nomina il loco dove si fanno li più eccellenti, Legnaia, a 3 miglia di
quà Firenze .
Andassimo una strada la più parte piana e fertile, e per tutto popolatissima di case, castellucci,
villaggi quasi continui.
Attraversassimo fra le altre una bellissima Terra nominata Empoli. Il suono di questa voce ha
non so che d’antico. Il suono piacevolissimo. Non ci riconobbi nessun vestigio d’antichità fuora che
un ponte ruinato vicino sur la strada, c’ha non so che di vecchiaia.
Considerai tre cose : di veder la gente di queste bande lavorare chi a batter grano, o acconciarlo, chi
a cucire, a filare, la festa di Domenica. La seconda di veder questi contadini il liuto in mano, e fin
alle pastorelle l’Ariosto in bocca. Questo si vede per tutta Italia. La terza di veder come lasciano sul
campo dieci, e quindeci e più giorni il grano segato, senza paura del vicino. Sul buio giunsimo a
SCALA, 20 miglia, alloggiamento solo, assai buono. Non cenai ; e dormii poco, molestato d’un
dolor di denti sulla destra, il quale molte volte sentiva col mio mal di testa. Mi fatigava più nel
mangiare, non potendo toccar nulla senza dolore grandissimo.
La mattina del Lunedì 3 di Luglio seguitassimo la strada piana il lungo d’Arno, e sul fine una
pianura ubertosa di biade. Capitassimo sul meriggio a
PISA, 20 miglia, Città al Duca di Firenze, posta in questo piano su l’Arno che li passa per mezzo,
e di là a sei miglia si diffonde nel mare, e porta alla detta Città parecchi sorte di navili.
Cessava in quel tempo la scuola, come è il costume tre mesi del grande caldo.
Ci riscontrassimo la compagnia delli Disiosi, di Commedianti, buonissima.
Perché non mi satisfece l’osteria, presi a pigione una casa con quattro stanze, una sala. Aveva
l’oste a far la cucina, e dar mobili. Bella casa. Il tutto per otto scudi il mese. Perché quel ch’aveva
promesso per il servigio di tavola di toaillie, e serviette, era troppo scarso (atteso ch’in Italia s’usa
pochissimo di muitar serviette che quando si muta la toaillia; e la toaillia, due volte la settimana)
lasciavamo gli servitori far per loro le spese : noi all’osteria a 4 iulli ogni giorno.
La casa era in un bellissimo sito, e veduta piacevole, riguardando il canale per il quale passa
l’Arno, e traversa la Terra.
Questo fosso è molto largo, e lungo più di 500 passi, inchinato e piegato un poco, facendo una
piacevole vista, scoprendo più agevolmente per questa sua curvità l’un capo, e l’altro di questo
canale, con tre ponti che là varcano l’Arno pieno di vascelli, e di mercanzie. L’una e l’altra proda di
questo canale edificate di belle mura coll’appoggiarsi alla cima, come il canale delli Augustini in
Parigi. Di poi all’una, e l’altra banda, larghe strade : & all’orlo delle strade un ordine di case. Era
posta là la nostra.
Mercordì 5 di Luglio viddi il Duomo dove fu il palazzo d’Adriano Imperatore. Ci sono infinite
colonne di marmo diverse ; diversi lavori, e forme ; porte bellissime di metallo. E’ ornata di diverse
spoglie di Grecia, e d’Egitto, & edificata di ruine antiche, di modo che si vedono delle scritte a
rovescio, altre mezzo tagliate, ed in certi luoghi caratteri sconosciuti, che dicono essere gli antichi
Toscani.
Viddi il campanile d’una forma estraordinaria inchinato di sette braccia come quell’altro di
Bologna, & altri, intorniato di pilastri per tutto, e di corridori aperti.
Viddi la chiesa S. Giovanni vicina, ricchissima anche lei d’opere famose di scultura, e pittura.
Fra gli altri d’un pulpito di marmo con spessissime figure tanto rare, che questo Lorenzo
ch’ammazzò il Duca Alessandro, si dice che levò le teste d’alcune di queste statuette, e ne fece
presente alla Reina. La forma della Chiesa assomiglia la Rotonda di Roma.
Il Figliuolo naturale del detto Duca vive qui : e lo viddi vecchio. Vive comodamente della
liberalità del Duca, e non li cale d’altro. Ci sono cacciagione, e pescagioni bellissime. A questo
s’occupa.
Di sante reliquie, e di opere rare, e marmi, e pietre di rarità, grandezza, e lavoro mirabile, qui se
ne trova quanto in nissuna altra città d’Italia.
Mi piacque sopra modo l’edificio del cimiterio che domando Camposanto di grandezza inusitata,
quadro, 300 passi di lunghezza, e 100 di larghezza. Coridore d’intorno intorno, largo di 40 passi,
coperto di piombo, lastricato di marmo. Le mura piene di pitture antiche. Fra l’altre di Gondi
Fiorentino, autore di questa casa.
Gli nobili di questa Città sotto questo corridore al coperto avevano gli sepolcri loro. Ci sono gli
nomi & arme delle famiglie fin a 400 : delle quali non ne sono appena adesso 4 casate restate delle
guerre, e ruine di questa antichissima città : del popolo così poco è abitata, e posseduta di forestieri.
Di queste nobili famiglie ce ne sono parecchi di Marchesi, Conti, e Grandi in altre bande della
Cristianità o si sono traslate.
Al mezzo di questo edificio è un luogo scoperto dove si seppellisce di continuo. Si dice
affermatamente da tutti, che gli corpi che vi si mettono, in otto ore gonfiano in modo che se ne
vede alzar il terreno ; le otto di poi scema, e cala ; le ultime otto si consuma la carne in modo,
ch’innanzi le 24 non ci è più che le ossa ignude. Questo miracolo è simile a quell’altro del cimitero
di Roma, dove se si mette un corpo d’un Romano, la terra lo spinge subito fuora. Questo luogo è
lastricato di sotto di marmo come il corridore, e gli è messa di sopra la terra della altezza d’un
braccio, o due. Dicono, che fu portata di Gerusalemme questa terra, perché furono gli Pisani con
grande armata a quella impresa. Con licenza del Vescovo si piglia un poco di questa terra, e se ne
sparge nelli altri sepolcri con questa opinione che gli corpi abbino a consumare spacciatamente.
Parve verisimile, perché in un cimiterio di così fatta Città si vedono rarissime ossa, e quasi nulle, e
nessun loco dove si raccoglino, e riserrino come in altre Città.
Le montagne vicine producono bellissimi marmi, de’ quali ha questa Città molti nobili artefici.
In quel tempo lavoravano per il Re di Fez in Barberia una ricchissima opera d’un teatro ch’egli
disegna con 50 grandissime colonne di marmo.
In questa Città si vede in luoghi infiniti le arme nostre, & una colonna ch’il Re Carlo 8 diede al
Duomo. Et in una casa al muro verso la strada è rappresentato il detto Re al naturale in ginocchione
innanzi alla Madonna, la quale pare, che li dia consiglio. Dice la scritta, che cenando il detto Re in
questa casa per sorte gli cascó nell’animo di dare la libertà antica a’ Pisani vincendo in questo la
grandezza d’Alessandro. Gli titoli del detto Re ci sono, di Gerusalemme, di Sicilia ec. Le parole che
toccano questo parte della libertà data, guaste a posta & a mezzo scancellate. Altre case private
hanno ancora queste arme in fregio per la nobiltà che il Re gli diede.
Non ci sono molti vestigi d’edifici antichi. Ci è una ruina di mattoni bella, dove fu il Palazzo di
Nerone, e ne ritiene il nome : e una Chiesa di S. Michele ; che fu di Marte.
Giovedì ch’era Festa di S. Pietro, dicono, ch’anticamente era lor costume ch’il Vescovo andava
alla Chiesa S. Pietro a 4 miglia fuora della Città in processione, e di là al mare, dove gettava un
anello, e sposava il mare, essendo questa Città potentissima in la marina. Adesso ci va un mastro di
scuola solo. Ma gli Preti in processione vanno a questa Chiesa, dove sono gran perdonanze. Dice la
bolla del Papa di 400 anni poco manco (pigliandone fede d’un libro di piú di 1200) che fu edificata
questa Chiesa di S. Pietro : e che S. Clemente facendo l’ufficio su una tavola di marmo, li cascarono
sopra tre gocciole di sangue del naso del detto Santo. Queste goccie si vedono come impresse di tre
giorni in qua.
Gli Genovesi ruppero questa tavola, e portarono via una di queste gocce. Per questo gli Pisani
levarono il restante della detta tavola dalla detta Chiesa, e portarono nella Città loro. Ma ogni anno
si riporta con processione al suo loco al detto giorno S. Pietro. Il popolo ci va tutta la notte in
barche.
Al Venerdì 7 di Luglio di buona ora andai a veder le cascine di Don Pietro di Medici, discoste di
due miglia della Terra. Egli ha là un mondo di possessioni che tiene da per se mettendoci di 5 in 5
anni nuovi lavoratori con pigliarne la metà dei frutti. Terreno abondantissimo di grano. Pasture
dove tiene d’ogni sorte d’animali. Scavalcai per veder il particolare della casa. Ci soro gran numero
di persone che travagliono a far ricotte, buturo, casci, e diversi instrumenti per questa opera.
Di là seguendo il piano capitai alla spiaggia del mar Tirreno d’una banda scorgendo l’Erici a
man dritta, dall’altra Livorno più vicino, castello posto nel mare. Di là si scuoprono a chiaro l’isola
Gorgona ; e più oltra Capraia, e più oltra Corsica. Diedi la volta a man manca il lungo della ripa fin
che giunsimo la bocca d’Arno d’un’entrata malagevole alli navigli attesochè di diversi fiumicelli
che concorrono all’Arno, si porta terra e fango che si ferma, & innalza la detta bocca. Ci comprai
del pesce che mandai poi alle donne commedianti. Il lungo di quel fiume si vedono parecchi
macchie di tamarisci. Il Sabbato ne comprai un barile sei giuli, il quale feci cerchiare d’ariento. Ci
andò all’aurefice 3 scudi. Comprai di più una canna d’India a appoggiare, sei giuli. Un vasetto, &
un bicchiere di noce d’India, che fa il medesimo effetto per la milza, e per la gravella, che il
tamarisco, 8 giuli.
L’artista uomo ingegnoso, e famoso da far belli instrumenti di matematica, m’insegnò, che tutti
arbori portano tanti cerchi e giri, quanti anni hanno durato : e me lo fece vedere in tutti quelli
ch’aveva nella bottega sua, essendo legnaiuolo. E la parte che riguarda il settentrione, è più stretta
& ha gli circoli più serrati e densi, che l’altra. Per questo si dà vanto, qualche segno che gli sia
portato, di giudicare quanti anni avesse l’arbore, & in qual sito stasse.
Durava fatica in questo tempo della testa che mi stava sempre d’un modo ; con una tal
stitichezza che non moveva il corpo senza arte e soccorso di confetti, soccorso debole. Dei reni bene
secondo.
Questa città era poco fa vituperata di cattiva aria. Ma avendo Cosimo Duca asseccati gli paduli
che le sono d’ognintorno, stà bene. Et era cattiva a tal modo, che quando volevano confinare
qualcuno, e levarlo via, lo confinavano in Pisa dove in pochi mesi la forniva.
Questo loco non fa pernici con questo che gli Principi ci hanno messo ogni cura.
Mi venne a visitare in casa parecchi volte Girolamo Borro Medico dottor della Sapienzia. Et
essendo io andato a visitarlo il 14 di Luglio mi fece presente del suo libro del flusso e riflusso del
mare in lingua volgare : e mi fece vedere un altro libro Latino ch’avea fatto de i morbi de i corpi.
Quel medesimo giorno vicino a casa mia scamparono dell’arsenale 21 schiavi Turchi avendo
trovata una fregata colla sua guarnigione, che il Sig. Alessandro di Piombino avea lasciata, essendo
ito alla pescagione.
Tranne l’Arno, e questo suo attraversala con bellissimo modo, queste chiese, e vestigi antichi, e
lavori particolari ; Pisa ha poco di nobile, e piacevole. Pare una solitudine. E in questo, e forma
d’edifici, & grandezza sua, e larghezza di strade, si confà assai con Pistoia. Ha un estremo difetto
d’acque cattive, e c’hanno tutte del paduloso.
Uomini poverissimi, e non manco altieri inimici, e poco cortesi ai forestieri, e particolarmente a’
forestieri dopo la morte d’un Vescovo loro, Pietro Paulo Borbonico, che si dice di casa de i nostri
Principi, e ce n’è di questi una casata.
Costui era tanto amorevole a nostra Nazione, e tanto liberale, che aveva messo ordine, che non
ci capitasse nissun Francese, che subito non li fusse menato in casa. Ha lasciato della sua bona vita,
e liberalità, onoratissima memoria ai Pisani. Sono cinque, o sei anni solamente, che morì.
Il 17 di luglio mi messi con 25 altri, a un scudo per uno, a giocare alla riffa certa roba del
Fargnocola di questi Commedianti. Prima si fa alla sorte a chi tocca di giocar primo, e poi secondo,
fin all’ ultimo. Si segue questo ordine. Di poi essendo diverse cose a giocare, ne fecero due parti
uguali. L’una guadagnava chi faceva più punti, l’altra chi ne faceva manco. Toccò a me di giocar il
secondo.
Il 18 alla Chiesa di S. Francesco fra li Preti del Duomo, e gli Frati nacque un garbuglio grande.
Un gentiluomo Pisano essendo seppellito alla soppradetta chiesa il giorno innanzi, volevano gli
Preti dir la messa. Ci vennero con li ferramenti & apparecchi loro. Cotesti allegavano l’antico
costume e privilegio loro. Li Frati al contrario, che toccava a loro, non ad altri, dir la messa in
chiesa loro. Volse un Prete pigliare il marmo accostatosi al grande altare. Un Frate si sforzò a
levarlo via. Al qual Frate il Vicario patrone di questa chiesa di Preti diede un schiaffo. Di là in là, di
mano in mano la cosa passò con pugni, con bastonate, candelieri, torchi, e simil cose : tutto fu
adoprato. Fu il fine, che non fu detta la messa da nissuna parte. Fu questa stizza e tenzone di gran
scandalo. Subito che ne fu sparsa la nuova ci andai : e mi venne ragguagliata ogni cosa.
Al 22 a l’alba arrivarono tre legni di Corsari Turcheschi al lito vicino, e levarono via quindeci, o
venti prigioni pescatori, e poveri pastori.
Il dolor di testa alle volte mi tralasciava per cinque, sei, e più giorni : ma non me ne poteva
riavere affatto.
Mi venne un capriccio d’imparare con studi & arte, la lingua Fiorentina. Ci metteva assai tempo,
e sollecitudine : ma me ne veniva fatto pochissimo utile.
Si sentì in quella stagione una caldura vie più maggiore che non si sentiva comunemente.
Al 12 andai altresì a visitar fuori di Lucca la villa del Sig. Benedetto Buonvisi, piacevole
mezzanamente. Fra l’altre cose ci viddi la forma di certi boschettucci che fanno in lochi erti. Nel
spazio di 50 passi circa, piantano albori diversi, di quelli che tutto l’anno stanno verdi. Questo loco
circondano di fossi piccoli, e ci fanno dentro certi vialuzzi coperti. Al mezzo un loco per il uccellaio
: il quale con un fischio d’argento, e nume di tordi presi a posta, e attaccati, avendo disposto d’ogni
canto parecchi panie vescate, a certa stagione dell’anno, come di dire verso il Novembre, farà una
mattina presa di 200 tordi : e questo non si fa, ch’a certa contrada a certo lato della città.
Al 13 la Domenica io partii di Lucca avendo ordinato, che si offrisse al detto M. Ludovico
Pinitesi per rispetto della casa sua ¤ 15. Il qual conto tornava a un scudo ogni giorno. Di che restò
satisfattissimo.
Fummo quel giorno a visitare moltissime ville delli Gentiluomini Lucchesi, pulite, gentili, e
belle. Hanno acqua assaissima, ma posticcia, cioè non viva, non naturale, o continua.
È maraviglia di veder tanta rarità di fontane in un loco così montuoso. Tirano certe acque di rivi,
e per bellezza le acconciano in modo di fonti con vasi, grotte, & altri lavori di tal servizio.
Venimmo a cena quella sera in una villa del detto M. Ludovico avendo sempre in compagnia
nostra M. Orazio suo figliuolo. Il quale ci ricevette molto comodamente in questa villa, e ci diede
una buonissima cena di notte sotto un gran portico molto fresco, aperto d’ogni banda : e poi ci
messe a dormire in bone stanze appartate, con panni di lino bianchissimi, e netti, come li avevamo
goduti a Lucca nella casa del patre.
Lunedì a buon’ora partimmo di là. E nella strada senza scavalcare essendo un pezzo fermati a
visitare la villa del Vescovo il quale ci era (e fummo molto accarezzati dagli uomini suoi, & invitati
a restar là a desinare) venimmo a desinare a
BAGNI DELLA VILLA, 15miglia. Furono grandi le accoglienze e carezze le quali io ebbi di
tutta questa gente. Da vero si pareva, ch’io fussi ritornato in casa mia. Mi remissi in quella
medesima stanza ch’io aveva da prima, al prezzo di 20 scudi al mese, e quelle stesse condizioni.
Martedì 15 d’Agosto a buona ora andai al bagno, e ci stetti poco manco d’una ora. Lo ritrovai più
presto freddo che altramente. Non mi mosse punto a sudare. Giunti a questi bagni non sano
solamente, ma si può dire allegramente d’ogni parte. Dopo avermi bagnato resi le orine torbide ; e
la sera avendo camminato un buon pezzo per strade alpestre, e non speditevoli, le resi affatto
sanguinose : e sentii al letto non so che alterazione ai reni.
Al 16 seguitai il bagnare, e fui al bagno delle donne dove non era ancora stato, per stare
appartatamente, e solo. Lo riscontrai troppo caldo ; o che lo fosse da vero, o veramente che li pori
essendo aperti per la bagnatura del giorno innanzi, m’avessino agevolito a scaldarmi. Tanto è che ci
stetti una ora il piú, e sudai mezzanamente. Le orine le faceva naturali. Di sabbio nulla. Dopo
pranzo mi vennero ancora le orine torbide, e rosse : & al tramontar del sole sanguinose.
Al 17 m’abbattei in quell’istesso bagno più temperato. Sudai pochissimo. Le orine torbidette con
un poco di sabbio. Il colore di certa pallidezza gialla.
Al 18 stetti au suddetto bagno due ore. Sentii non so che gravezza di reni. Aveva il corpo lubrico
ragionevolmente. Sin dal primo giorno mi sentii pregno di ventosità, e gorgogliare di budella.
Questo effetto lo credo facilmente proprio a queste acque perché all’altra bagnatura m’avviddi
molto chiaro, che mi recaron le ventosità a questo modo.
Al 19 andai al bagno un po’ più tardi per dar loco a una donna Lucchese che si volse bagnare, e
si bagnò innanzi: essendo osservata, e ragionevole questa regola, che le donne godano il bagno loro
a sua posta. Ci stetti due ore altresì.
Mi ci venne un poco di gravezza di testa, la quale parecchi giorni s’era mantenuto in bonissimo
stato. Le orine sempre torbide, ma in diverse guise, e portavano via delle arenella assai. Scorgeva
altresì non so che movimenti ai reni. E s’io dirittamente sento, questi Bagni possono molto intorno a
questo particolare : e non solamente dilatano, & aprono i passi, & i condotti, anzi di più spingono la
materia, la dissipano, e dileguano. Buttava arenella le quali parevano proprio pietre allora spezzate,
e disfatte.
La notte sentii al lato manco un principio di colica assai violento, e pungente, il quale mi
straccinò un buon pezzo, e tuttavia non ebbe il progresso ordinario : non pervenne al ventre, al
pettignone : e finì in modo che mi lasciò credere, che fusse ventosità.
Al 20 fui due ore al bagno. Mi diedero tutto quel giorno gran noia, e disagio grande le ventosità
al basso del ventre. Buttava di continuo le orine molto torbide, rosse, e spesse con qualche poco
d’arenella. Sentiva la testa. Andava del corpo più presto oltra il solito che altramente.
Non si osservano qui le Feste con quella religione che le osserviamo noi, massimamente la
Domenica. Fanno le donne la più parte de i loro lavori dopo pranzo.
Al 21 seguitai la mia bagnatura. Dapoi essermi bagnato mi dolevano i reni assai. Orinava molto
torbido. Buttava arenella, ma poche. Il dolore ch’io pativa allora ai reni, secondo giudicava, fu
causato dalle ventosità le quali si rimenavano d’ogni verso. Della torbolanza delle orine indovinai la
scesa di qualche pietra grossa. Indovinai troppo bene. Avendo fatta la mattina questa scritta, subito
dopo pranzo venni a essere molto travagliato de’ dolor colici. E per non starmi troppo neghittoso mi
si attaccò una giunta d’un dolore acutissimo ai denti della guancia manca, non ancora sentito. Non
potendo comportare questo disagio, dopo due o tre ore mi metti al letto, dove in poco tempo mi si
levò questo dolore della guancia.
L’altro stracciandomi tuttavia, e sentendo ultimamente (per vederlo movere di loco in loco, &
occupare diverse parti della personna) che fussero più presto ventosità che piettra, fui sforzato a
domandar d’un serviziale ; il quale sul buio mi fu attaccato molto comodamente, d’oglio,
camomillo, & anisi, e non altro, dall’ordine del speziale solo. Mene servì il Capitan Paulino con tal
arte, che sentendo le ventosità che spingevano all’incontro, si posava, e tirava indietro ; e poi pian
piano seguitava, a tanto che senza fastidio veruno lo pigliai intero. Non fu bisogno, che lui mi
ricordasse di servarlo quanto io potessi, perché non mi diede nessuna voglia d’andar del corpo. Sino
a tre ore mi stetti così, e poi da me stesso m’ingegnai di buttarlo. Essendo fuora del letto presi un
boccone di massepano a gran pena, e quattro gocciole di vino. Ritornato al letto, e un poco
addormentato, mi venne voglia d’andare al destro : e fino al giorno ne andai quattro volte, avendo
sempre qualche parte del detto cristiero che non era resa.
La mattina mi sentii alleggerito molto, avendo sgombrato ventosità infinite. Mi restai con
stracchezza assai, ma di dolore nulla. Desinai un poco senza appetito, bevvi senza gusto con ciò
fusse ch’io mi sentissi assetato assai. Dappoi aver desinato mi si attaccò ancora una volta questo
travaglio della guancia manca, del quale patii assaissimo per infino dell’ora del desinare a quella
della cena. Tenendo per certo, che queste ventosità mi fussino causate del bagno, lo lasciai stare.
Passai la notte con buon sonno.
La mattina mi ritrovai al destare, lasso, & affannato, la bocca asciutta, con asprezza, e mal
gusto, e il fiato come se avessi avuto la febbre. Non sentiva nulla che mi dolesse, ma continuava
sempre mai questo orinare estraordinario, e torbidissimo, recando seco tuttavia sabbio & arenella
rossa non in molta quantità.
Al 24 la mattina buttai una pietra la quale si fermò al canale. Mi stetti perfino di quella ora a
quella del desinare, senza orinare, acciò me ne venisse gran voglia. Allora non senza disagio, e
sangue, & innanzi, e dopo, la buttai, grande e lunga come una nocciola di pino, ma all’un capo
grossa a pari d’una fava, avendo a dire il vero la forma d’un cazzo affatto affatto. Fu mia grande
ventura di poterla spinger fuora. Non ne ho mai messo che stesse a petto di questa in grandezza.
Aveva troppo veracemente indovinato della qualità delle mie orine questo successo. Verrò quel che
n’è da seguire.
Sarà troppo grande dappocaggine, & ischifiltà la mia se tutto dì ritrovadomi in caso di morte a
questo modo, e facendolami più presso ogni ora, non m’ingegni sì ch’io la possa di leggieri
sopportare quanto prima io ne sia sopraggiunto. Et in questo mezzo fia senno il pigliarsi
allegramente il bene ch’a Dio piacerà di mandarci. Non c’è altra medicina, altra regola, o scienzia a
schifare gli mali chenti e quali d’ogni canto, e ad ogni ora soprastanno l’uomo, che risolversi a
umanamente sofferirgli, o animosamente e spacciatamente finirgli.
Al 25 d’Agosto riprese l’orina il suo colore, & io mi ritrovai della persona al stato da prima.
Senza che spesse volte e dì, e notte, pativa della gota manca, ma era un certo dolore che non si
fermava punto. Mi ricorda avermi dato noia cotesto, male altre volte in casa mia.
Al Sabato 26 fui al bagno una ora la mattina.
Al 27 dopo desinare fui crudelmente travagliato d’un dolore di denti cocentissimo si che ne
mandai per il Medico, il quale venuto, e considerato ogni cosa, e spezialmente che in sua presenzia
mi passò il dolore, giudicò, che non avesse corpo questa deflussione, se no molto sottile, e che
fussero ventosità e stati i quali del stomaco montassino a la testa, e mescolati con un poco d’umore
mi dessino questo disagio. Il che mi parse molto assomigliante al vero, considerato, ch’io avea
patito di simili accidenti in altri lochi della persona.
Lunedì 28 d’Agosto a l’alba andai a bere alla fontana di Bernabò, e ne bevvi 7 libre, 4 oncie, a
12 oncie la libra. Mi fece andar del corpo una volta. Ne buttai poco manco di metà, innanzi pranzo.
Evidentemente sentiva, che mi mandava vapori alla testa, e l’aggravava.
Martedì 29 bevvi della fontana ordinaria 9 bicchieri, i quali capivano una libra uno, una oncia
manco. Di subitamente mi sentii la testa. È vero, a dirla, come ella stà, che di se stessa stava male, e
non s’era mai ben riavuta del mal stare ove casco alla prima bagnatura. Più di rado la sentiva, & un
po’ po’ d’un altro modo, perché non mi indebolivano, o abbagliavano gli occhi, d’un mese avanti.
Pativa più indrio ; e mai alla testa che non passasse di subito il male alla guancia manca, toccandola
tutta, denti sin a i bassi, l’orecchio, parte del naso. Il dolore breve, ma il più delle volte molto
cocente, il quale spessissime fiate il giorno, e la notte, mi ripigliava. Tal era in quella stagione il star
della mia testa.
Ben credo, che i fumi di questa acqua tanto per il beveraggio, quanto per la bagnatura (con ciò
sia cosa che più per quello che per questa) siano nocivissimi alla testa, & affermatamente si può dire
di più al stomaco. E per questo si usa da costoro comunemente delle medicine per provedere a
questo caso.
Resi, mettendo in conto quel ch’io beveva a tavola (il che era molto poco, e manco d’una libra)
in tutto il giorno fino all’altro domane, l’acqua, una libra manco. Dopo desinare sul tramontar del
sole andai al bagno, e ci stetti 3 quarti di ora. Sudai un poco.
Al Mezzedima 30 d’Agosto bevvi 9 bicchieri, 18 oncia. Ne resi la metà innanzi pranzo.
Il Giovedì tralasciai il bere, & andai la mattina a cavallo a veder Controne, Comune molto
popoloso in queste montagne. Ci sono molte belle e fertili pianure, e pascoli al colmo d’esse
montagne. Ha questo Comune parecchi villette, allogiamenti di pietra comodi. I tetti loro coperti di
pietra. Feci una gran girandola intorno a questi monti innanzi tornar a casa.
Non mi piaceva quel smaltire dell’acqua presa ultimamente. Per questo feci pensiero di smettere
il berne. E non mi piaceva perché non tornava, e non scontrava il conto dell’orinare di quel dì col
bere. Bisognava, che mifussino rimasti dentro più di tre bicchieri della acqua del bagno. Senza che
mi sopravvenne una stitichezza del corpo, avuto riguardo al mio ordinario.
Venerdì primo di Settembre 1581 mi bagnai una hora la mattina. Sudai alquanto al bagno, e ci
buttai con l’orina dell’arenella rossa con assai quantità. Bevendo, non ne avea buttato nulla, o poca.
La testa stava sempre ad un modo, cioè cattivo. Cominciava a stentare in questi bagni. E se fussero
venute nove di Francia, le quali aspettava essendo suto 4 mesi senza riceverne, era per partire alla
bella prima, e per andare più presto fornir la cura d’autunno a qual si voglia altri bagni.
Andando verso Roma mi venivano riscontrati poco discosto della maestra strada i bagni Bagno
acqua, quelli di Siena, e di Viterbo. Andando verso Venezia, quelli di Bologna, e poi quelli di
Padoa.
Feci fare le mie arme in Pisa dorate, e di bei colori, e vivi, per un scudo e mezzo di Francia ; e
poi al bagno impastarle (perché erano in tela) su una tavola ; e questa tavola la feci chiodare molto
molto sollecitamente al muro della camera dove io stava, con quel patto, che si tenessino date alla
camera, non al capitan Paulino padrone d’essa, e che in ogni modo non ne fussino spiccate che che
dovesse accadere della casa per di quì innanzi. E così mi fu promesso, e giorato da lui.
La Domenica al 3 di Settembre fui a bagnarmi, e ci stetti una ora, e un po’ più. Ne sentii quantita
di ventosità, ma senza dolore.
La notte, e la mattina del Lunedì 4, fui crudelmente travagliato di dolor di denti : e continuai a
dubitare non fusse qualche dente guasto. Masticava mastice la mattina senza pro veruno. Della
alterazione che mi menava questo cocentissimo male, ne seguiva ancora la stitichezza del corpo. Per
la quale non ardiva ripigliare il beveraggio del bagno : & in questo modo faceva pochissima cura. In
su l’ora di desinare, e tre, o quattro ore dopo desinare, mi diede pace. Sulle venti mi si attaccò con
tanta furia alla testa, & ambedue le guancie, ch’io non mi poteva reggere in piedi. Per la acutezza
del dolore mi veniva voglia di vomitare. Era quando tutto in sudore, quando raffreddato. Questo
sentire, che m’assalisse d’ogni lato, mi dava à credere, che non fosse il male causato del vizio d’un
dente. Perchè in questo, ch’il lato manco fusse assai più tormentato, nondimeno ambedune le
tempie, e il mento, e fino alle spalle, & alla gola, d’ogni verso sentiva alle volte grandissimo dolore
: sì che trapassai la più crudelle, notte ch’io mi ricorda, avere mai passata. Era veramente rabbia, e
furore.
Mandai la notte per un speziale il quale mi diede dell’acqua vita a metter sur lato il quale più
mi tormentava. Ne ricevetti un soccorso mirabile, perché in quell’istesso instante ch’io l’ebbi messa
nella bocca, mi s’appagò tutto il dolore. Ma di subito ch’io la aveva spruzzata, mi ripigliava come
prima : in modo che continuamente aveva il bicchiere alla bocca. Non poteva conservarla nella
bocca perché per la stracchezza di subito ch’il dolore mi lasciava, il sonno forte mi veniva ; e
venendomi il sonno, mi cascava qualche goccia di quest’acqua nella gola, e così bisognava, ch’io la
spruzzassi. In sul far del giorno mi passò il dolore.
Fui visitato il Martedì mattina al letto da tutti i Gentiluomini i quali erano al bagno. Mi feci
attaccare alla tempia del lato manco un empiastretto di mastice sul polso. Quel giorno sentii poco
dolore. La notte mi metterono della stoppa calda sur la guancia, e la parte stanca della testa. Dormii
senza dolore : ma il sonno torbido.
Mezzedima sentiva tuttavia dolore al dente, & occhio manco. Con lo orinare buttava delle
arenella ma non in quella grande quantita che le buttava la prima volta ch’io ci fui. Ne buttava certi
granelli sodi, come di miglio, e rossi.
Al Giovedì 7 Settembre la mattina fui un’ora al bagno grande.
Quella istessa mattina mi diedero nelle mani per la via di Roma lettere del signor du Tausin
scritte a Bordea al 2 d’Agosto, per le quali m’avvisa, ch’il giorno innanzi, d’un publico
consentimento io era suto creato Governatore di quella città : e mi confortava d’accettare questo
carico per l’amor di quella Patria.
La Domenica 10 Settembre mi bagnai la mattina un’ora al bagno delle donne : & essendo un po’
caldo, ci sudai alquanto.
Dopo desinare andai solo a cavallo a vedere certi altri lochi vicini, & una villetta la quale si
noma Gragnaiola, e sta in la cima d’un monte de’ più alti di quelle bande. Passando più là su quelle
cime mi paravano le più belle, e fertili, e piacevoli piaggie abitate che si possino vedere.
Essendo a ragionare con i paesani, & avendo io addomandato a uno uomo molto attempato, se
essi usavano i nostri bagni, mi rispose, che lor accadeva quel ch’interviene a quelli che stanno
vicino alla Madonna di Loreto, che rade volte ci vanno in pellegrinaggio : e che l’operazione delli
bagni non si vede che in favore delli forestieri, e lontani. Tuttavia che li rincresceva assai quello che
dopo certi anni si accorgesse, li bagni essere più nocivi che giovevoli a chi li usava. Diceve di
questo essera la causa tale. Che con ciò sia cosa che a i tempi passati non ci fusse un solo speziale in
queste bande, e non si vedesse nissun medico, che di rado ; ora si vedeva il contrario : avendo questi
tali, riguardando all’utile loro, sparso questa usanza, che non valevano i bagni a chi non pigliasse,
non solamente e dopo, e prima, delle medicine, ma di più a chi non le mescolasse con la operazione
dell’acqua del bagno : la quale non facilmente consentivano che fusse presa pura. Di questo diceva
seguire questo chiarissimo effetto, che più gente morisse, che non guarisse di questi bagni. E teneva
per certo, ch’in poco tempo era per venire in cattivo concetto, & in disdetto al mondo.
Lunedì 11 di Settembre, buttai la mattina buona quantità d’arenella, e la piú parte in forma di
miglio, soda, rossa di sopra, di dentro bigia.
Al 12 di Settembre 1581 partimmo de i bagni della Villa la mattina a bona ora, e venimmo desinare
a
LUCCA, 14 miglia. Cominciavano in quei giorni a cogliersi l’uva. La Festa di Santa Croce è
delle principali della Città : e si dà intorno a quella otto giorni libertà a chi vuole, bandito per conto
di debito civile, di tornare a casa sua sicuramente per darli commodità d’attendere alla divozione.
Non ho trovato in Italia un solo buono barbiere a tosarmi la barba, & il pelo.
Al Mezzedima la sera fummo a udir le vespere al Duomo, dove fu il concorso di tutta la Città, e
processioni. Si vedeva scoperta la reliquia del Volto Santo, la quale è di grandissima venerazione
fra essi, conciosia cosa ch’è antichissima, e nobile di parecchi miracoli. Per il servizio della quale
s’è edificato il Domo : sì che la picciola cappella dove si tiene questa reliquia stà ancora al mezzo di
quella grande Chiesa in loco sconcio, e contra ogni regola d’architettura. Quando furono fornite le
vespere si mosse tutta la pompa a un’altra Chiesa, la quale ai tempi passati era il Duomo.
Giovedì udii la messa nel Coro del detto Duomo dove erano tutti gli Ufficiali della Signoria. Si
dilettano in Lucca molto di musica : e comunemente cantano tutti. Si vede pure, che hanno
pochissime bone voci. Fu cantato a questa messa con ogni sforzo : e non ci fu pure gran cose.
Avevano fatto a posta un grande altare molto alto, di legno e carta, ricoperto d’immagini, e grandi
candellieri d’argento, e di più vasellamenti d’argento, posti in tal guisa : un bacile al mezzo, &
intorno quattro piatti ; e guarnito in questa maniera del piè fino al capo che rendeva una forma
ragguardevole e bella.
Ogni volta che dice la messa il Vescovo, come egli quel giorno la diceva, sul punto ch’egli dice
Gloria in excelsis s’attacca il fuoco a certo mazzo di stoppe ; il quale s’appicca a una graticola di
ferro pendente nel mezzo della Chiesa per cotale servigio.
Già era in quelle contrade la stagione molto raffreddata & umida.
Al Venerdì 15 di Settembre mi venne quasi un flusso d’orina cioè ch’io orinava presso a due
volte più che non aveva bevuto. Se m’era rimasta nel corpo qualche parte dell’acqua del bagno,
credo che la buttassi.
Al Sabbatto mattina resi una pietrella aspra senza difficultà niuna. L’aveva la notte sentita un
po’ sul pettignone, e capo della verga.
La Domenica 18 di Settembre si fece la ceremonia del mutamento del Gonfaloniere della Città.
Io fui a vederla al palazzo. Si lavora quasi senza rispetto della Domenica, e ci sono assai botteghe
aperte.
Al Mezzedima 20 di Settembre dopo desinare partii di Lucca, avendo prima fatto acconciar due
balle di robe per mandar in Francia.
Seguitassimo una strada speditevole e piana. La contrada sterile a modo delle Lome di
Gascogna. Passammo sopra un ponte fatto dal Duca Cosimo, un rio grande. In quel luogo sono
mulini a far ferro, del Granduca, e bello alloggiamento. Ci sono ancora tre peschiere, o lochi
appartati a modo di stagnetti rinchiusi, e lastricati di sotto di mattoni ne i quali si conserva un
numero infinito d’anguille, le quali compariscono facilmente, essendoci poca acqua. Varcammo poi
l’Arno a Fucecchio, e capitammo al buio alla
SCALA 20 miglia. Di Scala partii al spuntar del sole. Passai un cammino bello, e quasi pari. Il
paese montuoso di montagne piccole, e fertilissime come le montagne Francesche.
Passammo per il mezzo di Castel Fiorentino, piccola Terra chiusa di mura ; e poi al piede e
darente a Certaldo patria del Boccacio, Castello bello sopra un colle. Venimmo a desinare a
POGGIBONZI 18 miglia, una Terra piccola. Di là a cena a
SIENA 12 miglia. A me pare, che fusse più freddo il cielo in questa stagione in Italia, ch’in
Francia.
La piazza di Siena è la più bella che si vedda in nissuna altra Città. Si dice in quella ogni giorno
la messa in un altare al publico, al quale d’ogni intorno riguardano le case, e botteghe, in modo che
gli artefici, e tutto questo popolo, senza abbandonare le loro faccende, e partirsi del loco loro, la
possono sentire. E quando si fa l’elevazione, si fa tocca una trombetta acciò ch’ognuno avvertisca.
Al 23 di Settembre la Domenica dopo desinare partimmo di Siena. Et avendo seguito una
strada speditevole, comechè un poco inuguale (quel paese essendo montuoso di colline fertili, e
monti non alpestri) giunsimo a
S. CHIRICO 20 miglia, un castelluccio. Alloggiassimo fuora delle mura. Il cavallo della soma
essendo giaciuto in un fiumicello che passammo a guado, ruinò tutte le mie robe, e particolarmente i
libri : e bisognò del tempo a asciugarle. Stavano sui colli di man stanca vicini Montepulciano,
Moncello, Castiglioncello.
Lunedì a buona ora andai a vedere un bagno discosto di due miglia, il quale bagno si domanda
Pignone, del nome d’un Castelluccio chegli è darente. Il bagno è posto in un loco un po’ alto : al
piede del quale passa il fiume Urcia. In questo loco ci sono una dodicina di casette, o in quel torno,
poco comode, e disgustevoli, poste intorno. Non pare altro che una pidocchieria. Un gran stagno
intornato di mura, e scaloni, dove vedono bollire nel mezzo parecchi polle di questa acqua calda. La
quale non avendo odore di zolfo, poco fumo, e la sua fece rossa, pare essere più tosto ferruminea
che altramente. Non se ne beve. La lunghezza di questo stagno è di sessanta passi, la larghezza di
trenta cinque. Ci sono in certi lochi intorno desso stagno lochi appartati, coperti, quattro o cinque,
dove è uso di bagnarsi. Questo bagno è assai nobile.
Non si beve di questa acqua, ma sì bene di quella di S. Cassiano, la quale ha più grido, vicino
del detto S. Chierico 18 miglia verso Roma a man stanca della strada maestra.
Considerando la pulitezza di questi Vasellamenti di terra, che paiono di porcellana sì sono
bianchi e netti, e tanto a buon mercato, che veramente mi paiono più gustevoli per lo mangiare, che
il stagno di Francia, massimamente brutto come si trova alle osterie.
A questi giorni mi sentiva un po’ della testa, del che avea pensato dovere essere a pieno
liberato. E sì, come prima, mi veniva intorno agli occhi, & alla fronte, & alle altre parti d’innanzi
della testa, gravezze, debolezze, turbolenze : del che sentiva un grande travaglio d’animo. Martedì
venimmo a desinare a
LA PAGLIA 13 miglia, a dormire a
S. LORENZO 16 miglia : cattivi alberghi. Le vindegne si cominciavano a fare in quelle bande.
Mercordì la mattina nacque una questione tra nostri uomini con gli Vetturini di Siena i quali
considerato ch’eramo stati in viaggio più dell’ordinario, toccando loro di far le spese a i cavalli,
dicevano non voler pagare la spesa di quella sera. Fu a tanto la cosa, che bisognò parlarne al
Governatore, il quale avendomi udito, me la diede vinta, e messe in prigione l’uno de i Vetturini.
Diceva io, che la cascata del cavallo nell’acqua, della quale aveva ruinata la più parte della mia
roba, era stata causa del nostro indugiare.
Vicino alla strada maestra, discosto di qualche passi a man dritta a sei miglia di Montefiascone,
o in quel torno, c’e un bagno nomato …. posto in una grandissima pianura. Et a tre miglia, o
quattro, del monte piú vicino fa un piccolo lago : all’un termine del quale si vede una grossa polla
bollir gagliardamente, e buttar acqua da abbruciare. Puzza assai al solfo, e fa una schiuma, e fece
bianca. Di questa polla d’una banda nasce un condotto, il quale mena l’acqua a duo bagni che sono
in una casa vicino. La qual casa è sola con assai stanzette, ma cattive. Non credo, che ci sia gran
calca. Se ne beve sette giorni dieci libre per volta : ma bisogna lasciare l’acqua un po’ rinfrescare
prima, per levarli quel calore, come si fa al bagno di Preissac. Il bagno si prende altrettanto. Questa
casa, & il bagno, è del dominio di certa Chiesa. S’affitta cinquanta scudi. Ma oltra questo utile delli
ammalati che ci vanno alla primavera, colui il quale la tiene a pigione, vende certo fango che si tira
del detto lago : il qual fango serve a’ cristiani, disfacendolo con oglio caldo per le rogne ; o vero
alle pecore rognose, e cani, disfacendolo con acqua. Quello fango, quando lo vende in terra a some
2 giuli la soma : quando in palle secche a sette quattrini per una. Ci riscontrammo assaissimi cani
del Cardinal Farnese, li quali erano menati là per farli bagnare. Circa tre miglia di là giunsimo a
VITERBO 16 miglia. Era tal ora, che bisognò fare tutto una del pranzo e della cena. Era io
allora molto roco, e raffreddato ; & avea dormito vestito su una tavola a S. Lorenzo per rispetto de
cimici : quel che non m’era accaduto ch’a Firenze ; & in quel loco. A Viterbo mangiai certa sorte
di ghiandegensole nomate. Se ne trova in assaissimi lochi d’Italia. Sono gustevoli. Ci sono ancora
tanti stornelli, che per un baiocco ne avete uno.
Giovedì 28 di Settembre la mattina andai a vedere certi altri bagni vicini di quella Terra, posti
nel piano, assai discosto e lontano del monte. Prima si vedono edifici in duo diversi lochi, dove
erano bagni, non è molto tempo, i quali per trascuraggine sono persi. Esala tuttavia il terreno un
puzzore grande. C’è più là una casettuccia, nella quale sta una polla piccinina d’acqua calda a dare
un laghetto a bagnarci. Questa acqua non ha odore. Un gusto insipido. Calda mezzanamente.
Giudicai che avesse molto del ferro. Di questa se ne beve. Più là è il Palazzo che si dice del Papa,
perché si tiene, ch’il Papa Nicolò lo fece, o rifece. Al basso di quel Palazzo, e nel terreno in sito
molto basso, sono tre polle diverse d’acque calde. L’una delle quali è per servizio di beveraggio.
Quella è d’un calore mezzano, e temperato. Puzzore niuno, o odore. Nel sapore ha un poco di punta,
e d’acume. Credo, che tenga molto del nitro. Era ito con intento di berne tre giorni. Se ne beve
come in altri lochi, quanto alla quantità. Si passeggia poi : e si loda il sudore.
Questa acqua ha grandissimo grido, e se ne porta via con some per tutta l’Italia : & a questa dà il
Medico, il quale ha universalmente scritto de i bagni, il vantaggio sopra tutte l’acque d’Italia per il
bere. Particolarmente se le attribuisce grande virtù per le cose de i reni. Si beve piú ordinariamente
in Maggio. Mi diede cattivo augurio il leggere la scritta contra il muro, d’uno che bestemmiava i
Medici d’averlo mandato là, e che s’era molto impeggiorato. Di più, che il bagnaiolo diceva, la
stagione esser troppo tarda ; e mi confortava freddamente berne.
Non c’è ch’uno alloggiamento, ma grande & onestamente comodo, discosto di Viterbo d’un
miglio, e mezzo. Io ci andai a piedi. Ci sono tre o quattro bagni di diversi effetti : e di più, loco per
le doccie. Fanno queste acque una schiuma bianchissima, la quale si fitta facilmente, e stà soda
come ghiaccio, facendo una crosta dura sopra l’acqua. Tutto il loco si vede imbianchito, &
incrostato a questo modo. Metteteci un panno lino, in un subito lo vedete carico di questa schiuma,
e sodo come se fusse assiderato. Di questa cosa si nettano utilmente li denti, e se ne manda via, e
vende. Masticando questa fece non si vede sapore che di terra o sabbio. Si dice, che questa è
materia del marmo. Chi sa fusse per impetrarsi ancora nelli reni? Si dice tuttavia, che quella acqua
che si porta in fiaschi, non fa niuna fece, e si mantiene purissima, e chiara. Credo, che se ne possa
bere a piacere, e che riceva qualche guasto di quella punta per agevolire il berne.
Di là al ritorno andai in questo medesimo piano, il quale ha una lunghezza grande, e larghezza
di otto miglia, a vedere il loco dove gli abitatori di Viterbo (fra i quali non è nissuno Gentiluomo, e
sono tutti lavoratori, e mercatanti) radunano i lini, e la canape : delle quali cose fanno grande arte.
Gli uomini fanno questo lavoro. Non è da donne fra loro. Ce n’era quantità grande, e di lavoratori
intorno a un certo lago d’acqua medesimamente calda, e bollente d’ogni stagione. Il quale lago
dicono non aver fondo : del quale si tirano poi altri laghetti tiepidi dove si mette a bagnare la
canape, & il lino.
Tornato a casa, fatto questa gita andando a piè, e tornando a cavallo, buttai una piccola pietra
rossa, e soda, grossa come un grosso grano di frumento. La scesa della quale avea il giorno innanzi
sentita un po’ in sul pettignone. Si fermò al passaggio. Per amor di agevolirle l’uscita fa bene di
ferrare il passo all’orina, e stringere il cazzo alquanto acciocch’esca poi più gagliardamente.
M’apparò questa ricetta il Signor di Langon a Arsac.
Il Sabbato, Festa di S. Michele, dopo desinare andai alla Madonna del Cerquio discosta della
città d’un miglio. Si va per una grande strada molto bella, pari e dritta, guarnita d’alberi d’un
termine e dall’ altro, fatta studiosamente dal Papa Farnese. La Chiesa è bella, piena di gran
religione, e di voti infiniti. Porta la scritta latina, che fa cento anni, o in quel torno, essendo un uomo
assalito da alcuni ladri, e mezzo morto, ricorse a una quercia, nella quale era questa immagine della
Madonna ; alla quale fatto le sue preghiere, per miracolo fu invisibile a i ladri : e così scampò un
pericolo evidentissimo. Di questo miracolo nacque la particolar devozione alla Madonna. Fu a torno
della quercia édificata questa bellissima Chiesa. Ora si vede il tronco della quercia tagliato da basso,
e la parte dove è posta l’immagine attaccata al muro, & i rami intorno tagliati.
Al Sabbato ultimo di Settembre la mattina io mi partii di Viterbo, e presi la strada di Bagnaio,
loco del Cardinal Gimbaro molto ornato, e ben acconcio fra l’altre cose di fontane. Et in questa
parte pare, che non solamente pareggi, ma vinca e Pratolino, e Tivoli. Prima ha l’acqua di fontana
viva, che non ha Tivoli ; e tanto abbondevole (che non ha Pratolino) ch’ella basta a infiniti disegni.
Il medesimo Messer Tomaso da Siena, il quale ha condotto l’opera di Tivoli, o la principale, è
ancora conduttore di questa la quale non è fornita : e così aggiungendo sempre nuove invenzioni
alle vecchie, ha posto in questo suo ultimo lavoro assai più d’arte, di bellezza, e leggiadria. Tra
mille altre membra di questo eccellente corpo si vede una piramide alta, la quale butta acqua in
assaissimi modi diversi : questa monta, questa cala. A torno a questa piramide sono quattro laghetti
belli, chiari, netti, gonfi d’acqua. Nel mezzo di ciascuno una navicella di pietra con due
archibuggieri, i quali tirano acqua, e la balestrano contra la piramide : & un trombetto in ciascuna
che tira ancora lui acqua. E si va a torno questi laghi e piramide per bellissimi viali con appoggi di
bella pietra lavorati molto artificiosamente. Ad altri piacquero piú altre parti. Il Palazzo piccolo, ma
pulito, e piacevole. Certo, s’io me ne intendo, porta questo loco di gran lunga il pregio dell’uso, e
servizio delle acque. Lui non ci era. Ma essendo Francesco di core, come egli, ci fu fatta da i suoi
tutta la cortesia & amorevolezza che si può richiedere.
Di là seguendo la dritta strada incappassimo a Caprarola Palazzo del Cardinal Farnese : il quale
è di grandissimo grido in Italia. Non ne ho visto in Italia nissuno che li stia a petto. Ha un gran fosso
d’attorno intagliato nel tufo. L’edificio di sopra alla foggia d’un terrazzo : non si vedono le tegole.
La forma cincangola, ma la quale pare quadratissima agli occhi. Dentro pure è tonda perfettamente
con larghi corridori à torno, voltati tutti, e dipinti d’ogni parte. Le stanze quadre tutte. L’edificio
molto grande. Sale bellissime. Fra le quali ce n’è una mirabile ; nella quale alla volta di sopra,
(perché l’edifizio è voltato per tutto), si vede il globo celeste con tutte le figure. A torno alle mura il
globo terrestre, le regioni, e la cosmographia, pinta ogni cosa molto riccamente sul moro istesso. In
diversi altri luochi si vedono dipinte le piú nobili azioni di Papa Paolo 3, e Casa Farnese. Le persone
ritratte sì al vivo, che, dove il nostro Contestabile, o la Regina Madre, o i suoi figliuoli Carlo,
Enrico, e Duca d’Alanzone, e Regina di Navarra, si vedono ritratti, subito sono riconosciuti di chi li
ha visti. Simigliantemente il Re Francesco, Enrico II, Pietro Strozzi, & altri. In una medesima sala a
i duo termini si vedono le effigie del Re Enrico II d’una banda, & al loco più onorevole ; sotto la
quale lo dice la scritta Conservatore di Casa Farnese ; all’altra si vede il Re Filippo, la cui scritta
dice, Per li molti beni da Lui ricevuti. Ci sono anche fuora parecchi cose ragguardevoli e belle. Fra
le altre una gotta la quale spruzzando l’acqua in un laghetto con arte fa parere & alla vista, & al
suono, la scesa della pioggia naturalissima. Il sito sterile, & alpestro. E li bisogna tirare l’acqua
delle sue fontane fino di Viterbo a otto miglia discosto.
Di lá seguitando una strada pari, & una grande pianura, ci abbattemmo a grandissimi prati, in
mezzo de i quali in certi lochi e senza erba, si vede bollire delle polle d’acqua fredda pure, ma
puzzolente al zolfo in modo di molto lontano se ne scorge l’odore. Venimmo a dormire a
MONTEROSSI, 23 miglia. Domenica primo d’Ottobre a
ROMA, 22 miglia. Si sentiva quella stagione un grandissimo freddo, & un vento di tramontana
agghiacciato. Lunedì, & alcuni giorni seguenti, io mi sentiva il stomaco indigesto. E per questa
occasione feci alcuni pasti appartato per mangiare manco : & ebbi lubrichezza del corpo : in modo
che mi sentiva assai allegro della persona, fuori che della testa la quale non si riaveva mai del tutto.
Il dì ch’io giunsi a Roma ricevetti le lettere delli Giurati di Bordeaux, i quali mi scrivevano
molto cortesemente della elezione ch’avevano fatta di me per Governatore della lor Città : e mi
pregavano molto d’andardi a trovare.
La Domenica alli 8 d’Ottobre 1581 andai a vedere ne i termi di Diocleziano in sul Monte
Cavallo un Italiano il quale essendo suto molto tempo schiavo de i Turchi aveva imparato mille rare
cose nel cavalcare ; come, che correndo a tutta briglia si stava dritto in piè sulla sella, e gittava con
ogni forza un dardo, e poi d’un tratto si calava nella sella. Correndo in furia, e tenendo d’una mano
all’arcione, scendeva del cavallo, toccando del piè dritto a terra, il mancino tenendo nella staffa : e
più volte scendeva, e saliva sulla sella a questo modo. Faceva parrecchi giri del corpo sulla sella
correndo sempre. Tirava d’un arco Turchesco dinanzi, e di dietro con grande agevolezza.
Appogiando la testa, e la spalla sul collo del cavallo, e stando i piè in su dritto, dava carriera al
cavallo. Avendo una mazza in mano, la gittava in l’aria, e ripigliava correndo. Essendo in piede
sulla sella, una lancia in mano dritto dava in un guanto, e l’infilava, come si corre all’anello. A piedi
girava una piqua intorno al collo dinanzi, e dietro, avendola prima spinta forte con la mano.
Al 10 d’Ottobre, l’Ambasciatore di Francia mi mandò dopo desinare un staffiero per dirmi, che
veniva a pigliarmi nel suo cocchio, s’io voleva ; per menarmi a vedere gli moboli del Cardinale
Ursino, i quali si vendevano, perché Lui era morto questa state in Napoli : & avea lasciato erede
delli suoi beni grandissimi una sua Nipote bambina. Fra le altre cose rade ci era una coperta di
taffettà frodata di piuma di cigno. Di queste pelli di cigni intere colla piuma se ne vede assai in
Siena e tutte acconcie non me ne fu domandato altro che uno scudo e mezzo. Sono grandi come una
pelle di castrato : e poche basterebbono a fare una coperta a questo modo. Vidi ancora un ovo di
autrucilo lavorato intorno, e tutto pinto di belle pitture. Di più una cassetta quadra a metter gioie,
nella quale ce n’era qualche quantità : ma essendo la cassa molto artatamente d’ogni banda acconcia
di spere, come s’apriva la cassa, pareva che d’ogni lato, e di sopra, e di basso, fosse molto più larga,
e cupa, e che ci fussino dieci volte più di gioie che non ci erano, una medesima cosa vedendosi più
volte per il riverbero delle spere, delle quali spere malagevolmente si poteva scorgere.
Il Giovedì 12 d’Ottobre il Cardinal di Sans mi menò in cocchio solo seco a veder S. Giovanni, e
Paolo, Chiesa della quale lui è Padrone : & è di quei Frati che fanno acque e profumi, de i quali ho
parlato di sopra ; posta sopra il monte Celio. E pare, che quella altura di sito sia come fatta ad arte,
essendo tutta quanta di sotto voltata con grandi corridori, e sale sotterra. Si dice, che fusse là il Foro
Ostilio. I giardini e vigne di questi Frati sono posti in una bellissima veduta donde si scuopre la
vecchia, e nuova Roma, loco per la sua altezza diripita, e cupa, appartato, e inaccessibile quasi
d’ogni parte. Quel medesimo dì diedi una cassetta di legno ben assettata a un conduttore a mandarla
a Milano : nella qual strada i mulattieri ordinariamente stanno 20 giorni. Pesava tutta la roba 150
libre, e si paga 4 baiocchi per libra, i quali tornano a 2 soldi Franceschi. Ci erano dentro molte robe
di pregio, massimamente una collana d’Agnus Dei bellissima, e la quale non aveva la sua pari in
Roma, fatta a posta per l’Imbasciatore dell’Imperatrice, il quale la avea fatta benedire al Papa con
un Cavalliere.
La Domenica 15 d’Ottobre la mattina io partii di Roma, e ci lasciai il mio Fratello con 43 scudi
d’oro, con i quali si risolveva di poter star là, & imparar la scherma per il tempo di cinque mesi.
Avea innanzi ch’io partissi, affittato una camerina polita per 20 giuli il mese. Mi fecero compagna
fino alla prima posta i Signori d’Estissac, di Montu, Baron di Chase, Morens, & altri parecchi. E
senza ch’io partii più per tempo per levar l’occasione di dar questa noia a questi Gentiluomini, ce
n’erano assai d’altri in procinto per venire, i quali avevano già affittati i cavalli, come i Signori di
Bellai, d’Ambres, d’Alegra, & altri. Venni a dormire a
RONCIGLIONE, 30 miglia, avendo locato fino a Lucca i cavalli a 20 giuli per uno, facendo il
vetturino le spese a i detti cavalli da per se.
Lunedi la mattina stupiva di sentire un freddo tanto acuto, che mai mi pareva aver sentito
stagione tanto fredda, e di vedere in quelle bande le vendemmie, e ricolta del vino non ancora
fornita. Venni a desinare a Viterbo, ove mi messi addosso le pellicie, e tutti i miei ferramenti dell’
inverno ; di là a cenare a
S. LORENZO, 29 miglia. Di là venni a dormire a
S. CHIRICO, 32 miglia. Tutte queste strade sono state assettate uguanno per ordine del Duca di
Toscana : la quale opera è molto bella, e profittevole al servigio publico. Dio glielo rimeriti, perché
le vie difficillime sono per questo mezzo speditevoli e commode come le vie d’una Città. Era cosa
stupenda di sentire il numero infinito di gente che andava a Roma. Si vedeva per questo conto, che i
cavalli da vettura per andare a Roma erano fuora d’ogni pregio di carestia : e quei di ritorno di
Roma si lasciavano per nonnulla. Presso di Siena, come in infiniti altri luoghi, si trova un ponte
doppio, cioè ponte sopra il quale passa un’altra acqua con un canale. Giunsimo la sera a
SIENA, 20 miglia. Quella notte mi sentii circa due ore della colica : e mi parse sentire la scesa
della pietra. Il Giovedì a buona ora mi venne a trovare Guglielmo Felice Ebreo medico, il quale mi
diede un gran discorso dell’ordine del mio vivere sopra il suggetto delle reni, & arenella. In quel
punto mi partii di Siena : e mi represe la colica, la quale mi durò tre, o quattro ore. Al capo delle
quali m’accorsi chiaramente con un grandissimo dolore del pettignone, del cazzo, e del culo, che la
pietra era cascata. Venni a cena a
PONTEALCE, 28 miglia. Buttai là una pietra più grossa ch’un grano di miglio con alcune
arenella rosse, senza dolore, o difficoltà al passare. Ne partii Venerdì la mattina, e nella strada mi
fermai a
ALTOPASCIO, 16 miglia. Stetti là una ora per far mangiare la biada alle bestie : dove senza
gran fastidio buttai con assai sabbio una pietra lunga, parte soda, parte molle, della grandezza d’un
grosso grano, e più. Riscontrammo nella strada parecchi contadini i quali coglievano le fronde delle
vigne, la quale guardano per darne l’inverno alle bestie, altri che coglievano la felce per farne
lattume. Vemmo a dormire a
LUCCA, 8 miglia. Fui là visitato da parecchi Gentiluomini, & artigiani. Il Sabbato 21
d’Ottobre alla mattina mi si spinse fuora un altra pietra, la quale si fermó un pezzo nel canale, ma
n’uscì pure senza dolore, e difficultà. Questa era più tosto tonda che altramente, dura, e massiccia,
aspera pure, e rozza, bianca dentro, e rossa di sopra, assai più grande ch’un grano. In quel mentre
buttai tuttavia arenella. Di qui si vede, che di se stessa la natura si scaria alcune delle volte ; e si
sente come un flusso di questa roba. Ringraziato sia Iddio, ch’esce fuora senza dolore
d’importanza, e non disturba le azioni.
Dopo aver mangiato un’uva (perchè in questo viaggio mangiava, pochissimo la mattina, o
nonnulla), mi partii di Lucca senza aspettare certi Gentiluomini i quali si mettevano in ordine per
venirmi ad accompagnare. Feci una bella strada, la più parte piana, avendo della man dritta gli
monticelli carichi d’infiniti oliveti, alla manca paduli, e d’arente il mare.
Riscontrai in un loco del Stato di Lucca un instrumento il quale è mezzo ruinato per la
trascuraggine de i detti Signori : e fa questo difetto gran danno alle campagne d’intorno. Questo
instrumento era fatto per il servizio d’asseccar le terre in questi paduli, e renderle fertili. S’era tirato
un gran fosso, al capo del quale tre rote, le quali si movevano di continuo per il mezzo d’un rivo
d’acqua viva, il quale veniva cascando della montagna in su queste ruote, le quali con certi vasi
attaccati ad esse tiravano d’una banda l’acqua del detto fosso e dell’altra banda la versavano dentro
un altro fosso a canale più alto : il qual fosso fatto a posta, e guarnito di muro d’ogni banda portava
questa acqua nel mare. Si asseccava cosi tutto il paese d’intorno.
Passai nel mezzo di Pietra Santa Castello del Duca di Firenza assai grande, & popolato di case,
vuoto tuttavia di persone, perciocchè, a quel che si dice, l’aria ci è tanto cattiva che non si può stare,
e morono la più parte, o stentano. Venimmo a cena a
MASSA DI CARRARA, 22 miglia : Terra la quale è al Principe di Massa di Casa Cibo. Si vede
un Castello bello alla cima d’un monticello. Sul mezzo del detto monticello, intorno al detto
Castello e di sotto di esso, sono le strade, e le case intorniate di buone mura. E piú basso fuora le
dette mura, sta un Borgo grande al piano, intorniato d’altre mura nuove. Il loco è bello, belle strade,
belle case, e pitturate. Era sforzato di bere vini nuovi ; e non se ne beve altri in quelle bande : i quali
con certi legni, e ghiara d’uova, si fanno tanto chiari che non ci manca nulla del colore de i vecchi,
ma hanno non so che sapore non naturale.
La Domenica 22 di Ottobre seguitai prima una strada molto piana, avendo sempre il mare
Tirreno su la man manca vicino d’una archibugiata. Et in quella strada fra noi, & il mare vimmo una
ruina non molto grande, la quale gli paesani dicono essere stata una grande Città nomata Luna.
Vimmo poi a Sarrezana, Terra della Signoria di Genoa : e si vede la loro insegna, la quale è un
S. Giorgio a cavallo. Tiene là una guardia di soldati Svizzeri, essendo Terra la quale è suta altre
volte del Duca di Firenze. E se non s’intermettesse il Principe di Massa fra loro, non si dubita, che
Pietra Santa, e Sarrezana, frontiere dell’un Stato, e dell’altro, non fussino di continuo alle mani.
Passato Sarrezana (dove fummo sforzati pagare 4 giuli per una posta per cavallo, e dove si
faceva una grande allegrezza d’artiglieria per il passaggio di Don Gioan de Medici Fratello naturale
del Duca di Firenze, il quale tornava di Genoa dell’Imperatrice, dove era ito da parte del detto
Fratello, come parecchi altri Principi d’Italia erano ancora loro andati ; e fra li altri si faceva gran
grido della sontuosità del Duca di Ferrara, il quale venne a riscontrarla a Padoa con 400 carrozze
avendo domandato licenzia alla Signoria di Vinezia d’andare nelle loro Terre con seicento cavalli,
alla quale richiesta Essi aveano fatto risposta, che li concedevano di venire con certo numero
alquanto minore : Lui messe tutta sua gente in carrozze, e così li menó tutti, ma diminuì il numero
de i cavalli. Questo Principe Don Gianni lo iscontrai nelle via, giovane assai bello di persona,
accompagnato di 20 uomini ben in arnese, ma su cavalli di vettura, il quale andare non disdice
punto in Italia né anco a’ Principi) passato Sarezzana lasciammo a man stanca la strada di Genoa.
Per andare a Milano c’e poca differenza di passar per Genoa, o per l’altra via, e torna a uno.
Desiderava veder quella Città, e l’Imperatrice che ci era. Mi disturbò, che per andarci sono due
strade, l’una lunga di tre giornate di Sarrezana, la quale ha 40 miglia di cattivissima, &
alpestrissima via di sassi, e precipizi, e male osterie : poco si bazzica quella via ; l’altra è per Lerici
discosto tre miglia di Sarrezana, dove si mette per mare, e si passa dodici ore in Genoa. Io non
sopportando l’acqua per il difetto del stomaco, e non tanto sospettando il disagio di quella strada,
quanto il tentare d’alloaggiamenti per la gran calca ch’era in Genoa ; e di più, che si diceva, che la
strada di Genoa a Milano non era troppo sicura di ladri ; e non avendo altro in testa che il mio
ritorno ; mi risolsi di lasciar Genoa da parte, e seguii la strada a man dritta fra molte montagne,
tenendo sempre il fondo, e vallone, il lungo del fiume Magra. Et avendola a man stanca passammo
adesso per il Stato di Genoa, adesso del Duca di Firenze, adesso de i Signori di Casa Malespina. In
fine per una via comodamente bona fuori qualche passi scoscesi è diripiti giunsimo a dormire a
PONTREMOLI, 30 miglia, Cittá molto lunga, popolata d’antichi edifizi non molto belli. Ci
sono alcune ruine, e si dice che si nomava delli antichi Appua. È adesso del Stato di Milano : e
ultimamente la godevano quei di Casa Fiesca. A tavola mi fu data la prima cosa il cacio, come si fa
verso Milano, e contrade d’intorno Piacenza. Mi furono date, secondo l’uso di Genoa, delle olive
senza anima acconcie con oglio, & aceto, in forma d’insalata buonissime. Il sito d’essa Cittá è fra le
montagne, & al piede d’esse. Si dava a lavar le mani un bacile pieno d’acqua posta sopra un
scannetto. Bisognava, che si lavasse ognuno le mani con esso l’acqua.
Me ne partii Lunedì 23 la mattina ; e salii, all’uscir di casa, l’Apennino alto assai, ma la strada
punto difficile, né pericolosa. Stettimo tutto il dì salendo, e calando montagne alpestre la più parte, e
poco fertili. Venimmo la sera a dormire a
FORNOVO nel Stato del Conte di S. Secondo, 30 miglia. Mi fu piacere di vidermi uscito delle
mani di quei furfanti della montagna : dei i quali s’usa tutta la crudeltà a’ viandanti sulla spesa del
mangiare, e locare cavalli, che si possa immaginare. Mi fu là messo a tavola diverse sorte
d’intingoletti in forma di mostarda buonissimi di diverse sorte. Era l’una di quelle fatta di mele
cotonie. Si sente in quelle bande estrema carestia di cavalli a vettura. Sete in mano di gente senza
regola, e senza fede verso i forestieri. Altri pagavano duo giuli per cavallo per posta : a me ne
domandavano tre, e quattro, e cinque giuli per posta, in modo ch’ogni giorno andava più d’un
scudo a logar un cavallo, perchè oltra di questo contavano due poste dove non ne era che una.
Era là discosto di Parma due poste : e di Parma c’era fino a Piacenza quella medesima strada la
quale era di Fornovo, in modo che non si slungava la via che di due poste. Non ci volsi andare per
non disturbare il mio viaggio, avendo dismesso ogni altro intento. Questo loco é una piccola Villa
di sei, o sette casette, posta sopra un piano il lungo della fiumara Taro, mi pare che si nomi. La
quale seguitammo Martedì la mattina un pezzo venendo a desinare a
BORGO S. DONI, 12 miglia, Casteluccio, il quale il Duca di Parma comincia d’intorniare di
mura belle, e ben fornite di fianchi. Si messe là a tavola della mostarda fatta di mele, e di naranchie,
tagliate a pezzi in forma di codogniaco mezzo cotto.
Di là lasciando a man dritta Cremona a medesima distanza che Piacenza, seguitando una
bellissima strada pari & in un paese dove fin all’orizzonte non si vede montagna, nè inegualità ; il
terreno fertilissimo, mutando di posta in posta cavalli, i quali due poste io menai al galoppo, per
sentir le forze de i lombi : e non ci trovai nè mal, nè stracchezza : l’orina naturale.
Vicino a Piacenza ci sono due colonne grandi, l’una d’un lato della strada, l’altra dell’altra,
circa quaranta passi di larghezza fra le due. A piede delle quali colonne è scritto in Latino, che si
proibisce di edificare, piantare arbori, e vigne fra essi. Non so se voglia conservare la
larghezza della strada solamente, o veramente, che di esse colonne fino alla città, la quale n’è
distante di mezzo miglio, si voglia conservar la spianura scoperta come ella si vede. Venimmo a
dormire a
PIACENZA, 20 miglia, Città via assai grande. Essendoci giunto assai di bon’ora la voltai
d’ogni banda tre ore. Strade fangose non lastricate, piccole case. E nella piazza, dove è la sua
grandezza, c’è il Pallazzo della Giustizia, e le prigioni, & il concorso di tutti i Cittadini quì intorno,
guarnito di botteghe da nessun conto.
Viddi il Castello, il quale è nelle mani del Re Filippo, il quale ci ha guardia di 300 Spagnuoli
mal pagati, a quel ch’io intesi d’essi. La Diana la mattina e la sera si sona con quelli instrumenti che
noi nomamo haubois, & essi fiffari : e si sona una hora. Ci è gran gente là dentro, e belle pezze
d’artigliera. Il Duca di Parma non ci va mai. Lui a parte sua è alloggiato (& in quel tempo era nella
Città) nella Cittadella, la quale è un Castello in un altro loco : e mai non va a questo Castello che
tiene il Re Filippo. In fine io non ci viddi nulla degno d’esser veduto, che il novo edificio di S.
Augustino, edificato per di quel che il Re Filippo ci ha messo in iscambio d’una altra Chiesa di S.
Augustino della quale Lui ha fatto questo Castello : ch’egli tiene parte della rendita della Chiesa
stessa. La Chiesa resta a fare, & ha un bel principio. Ma le abitazioni de i Frati, i quali sono 70 di
numero, & i chiostri doppi, sono forniti. Questo edificio mi pare in corridori, dormitori, cantine, &
altra faccenda, il più suntuoso e magnifico che io abbia visto in niun altro loco, se ben mi ricordo,
per servigio di Chiesa. Mettono a tavola il sale in mazza ; il formaggio un gran pezza senza piatto.
Il Duca di Parma aspettava in Piacenza la venuta del Figliuolo primogenito dell’Arciduca
d’Austria, il quale Figliuolo io viddi à Isprug ; e adesso si diceva, che andasse a Roma per essere
coronato Re de’ Romani. Si porge l’acqua alle mani : & a mescolarla col vino con un cocchiaro
grande d’ottone. Il formaggio che si mangia là, è del tutto simile a quelli Piacentini che si vendono
per tutto. Piacenza è dritto la mezza strada di Roma a Lione. Avea, per farla più dritta verso
Milano, a andare a dormire a
MARIGNANO, 30 miglia : e di là a Milano ne sono dieci. Slungai di dieci miglia il viaggio per
veder Pavia. Partii a bona ora il Mercordì 25 d’Ottobre seguitando una bella strada, nella quale
orinai una pietrella molle, e sabbio assai. Passammo nel mezzo un Castelluccio del Conte
Santafiore. Sul fine della via varcassimo il Po sopra un catafalco posto sopra due barche con una
loggietta condotto con una longa fune appoggiata in diversi lochi sopra alcune barchetelle poste per
ordine nel fiume. Vicino a quel loco si mescola il Tesino al Po. Giunsimo a bona ora a
PAVIA, 30 miglia piccole. Subito mi messi a veder le cose principali della Città, il ponte sopra
il Tesino, le Chiese del Duomo, Carmini, S. Tomaso, S. Agostino, nella quale è l’arca d’Augustino,
ricco sepolcro di marmo bianco con molte statue. In una certa piazza della Città si vede una colonna
di mattoni, sopra la quale è una effigie, la quale pare ritratta di quell’Antonino Pio ch’è a cavallo
innanzi al Campidoglio.
Questa e più piccola, e non ha alcuna parità di bellezza. Ma quel che mi mette più in dubbio è
questa statua ha delle staffe, & una sella con arcioni dinanzi, e dietro, dove l’altra non ha questo, e
confà di tanto meglio con l’opinione de i dotti, che le staffe, e selle, a questo modo, sono trovate
dapoi. Qualche ignorante scultore forse ha pensato, che questo ci mancasse. Viddi oltra, quel
principio d’edificio del Cardinal Borromeo per il servizio delli Scolari.
La Città è grande & onestamente bella, popolata comodamente, e non ci manca artigiani d’assai
sorte. Poche belle case ci sono. E quella dove fu i giorni passati alloggiata l’Imperatrice, è poca
cosa. Viddi le arme di Francia, ma erano scancellati i gigli. In fine non ci e cosa niuna rara. Si
danno per quelle bande i cavalli a duo giuli per posta. La meglio osteria, o, a dir meglio, il meglio
albergo dove io avessi albergo di Roma fin qui, fu la posta di Piacenza : e credo la meglio d’Italia,
di quella di Verona in poi. La più cattiva di questo viaggio fu il Falcone di Pavia. Quì si paga, & in
Milano, la legna a partito : e si manca materassi a i letti.
Partii di Pavia il Giobbia 26 Ottobre. Pigliai a man dritta la strada mezzo miglio discosta della -
dritta per veder il loco dove dicono esser stato il fracasso dell’armata del Re Francesco, il quale è un
loco piano : e per veder anco la Chartrosa la quale con ragione ha il grido d’una bellissima Chiesa.
La facciata dell’intrata tutta di marmo con infiniti lavori, è cosa veramente da stupirne. C’è di più,
un ornamento d’Altare d’avorio, nel quale è scolpito il Vecchio e Novo Testamento. C’è oltra di
questo il sepolcro di marmo di Gian Galeazzo Visconti Fondatore della Chiesa : e poi il Coro, &
ornamenti del grande altare, & il chiostro d’una grandezza inusitata, e bellissimo. Queste son le più
belle cose. La casa è grandissima d’intorno, e fa vista non solamente in grandezza, e quantità di
diversi edifici, ma più in numero di gente, servitori, cavalli, cocchi, manovali, & artigiani, d’una
Corte d’un grandissimo Principe. Si lavora di continuo con spesa incredibile, la quale fanno i Patri
delle lor intrate. Il sito è nel mezzo d’un prato bellissimo. Di là venimmo in
MILANO, 20 miglia. Questa Città è la più popolata d’Italia, grande, e piena d’ogni sorte
d’artigiani, e di mercanzia : non dissimiglia troppo a Parigi, & ha molto la vista di Città Francese.
Le mancano i palazzi di Roma, Napoli, Genoa, Firenze : ma di grandezza le vince tutte, e di calca di
gente arriva a Venezia. Al Venerdì 7 Ottobre andai vedere il Castello per di fuora, e lo girai quasi
tutto. E un grandissimo edificio, e di mirabile fortezza. Ci è la guardia almeno di 700 Spagnuoli,
benissimo guarnita d’artiglierie, e ci facevano ancora d’ogni intorno alcuni ripari. Quel giorno mi
fermai là per la grandissima pioggia che ci sopraggiunse. Fin allora ci avea il tempo, e la via, molto
favorevolmente servito. Al Sabbato 28 d’Ottobre partii di Milano la mattina. Mi messi in una via
piana e bella ; e con ciò fosse cosa che piovesse di continuo, e che fusse la via piena d’acqua, non ci
era fango, inteso che il paese è arenoso. Venni a desinare a
BUFFALORA, 18 miglia. Varcammo là sul ponte il fiume Naville stretto, ma fondo in modo
che porta a Milano grosse barche. E un poco più in quà passammo a barche il Tesin, e venimmo
dormire a
NOVARRA, 12 miglia, Città piccola, e poco piacevole, posta in un piano. Intorno d’essa
vigne, e boschetti, e terreno fertile. Di là partimmo la mattina, e venimmo a stare un pezzo, per far
mangiar le bestie, a
VERCEL, 10 miglia, Città del Duca di Savoia ancora essa in piano, e lungo della zesa fiume, il
quale varcammo in barca. Il detto ha fatto in quel luogo edificar in gran fretta, & un mondo di
gente, una Fortezza bellina a quel ch’io potti scorgere di fuori : e ne ha messo in suspetto i
Spagnuoli vicini a quelle bande. Di là passammo per mezzo di S. German, e poi di S. Giaco piccole
Castella. E seguendo sempre un bel piano, fertile massimamente di noci (perché in quelle contrade
non sono olive, né altro oglio, che di noce) venimmo a dormire a
LIVORNO, 20 miglia, Villetta dove sono assai case. Partimmo Lunedì a buona ora, e seguendo
un cammin piano, venimmo a desinar a
CHIVAS, 10 miglia, & di là varcando assaissime fiumare con barche, & a guado, venimmo a
TURINO, 10 miglia. Ci potevamo venire a desinare facilmente. Piccola Città in un sito molto
acquoso, non molto ben edificato, né piacevole con questo che per mezzo delle vie corra un
fiumicello per nettarle delle lordure.
Diedi a Turino cinque scudi, e mezzo, per cavallo, a servirmene fin a Lione, sei giornate, le spese a
fare da per loro. Qui si parla ordinariamente Francese ; e paiono tutti molto divoti alla Francia. La
lingua popolesca è una lingua la quale non ha quasi altro che la pronunzia Italiana : il restante sono
parole delle nostre. Ne partimmo al Martedì ultimo d’ottobre, e venimmo il lungo d’una via pari a
desinare a
S. AMBROGIO, 2 poste. Di là seguendo un piano stretto fra le montagne, a domire a
SUSA, 2 poste, Castelluccio popolato d’assai di case. Io sentiva lì un gran dolore al ginocchio
dritto, il qual dolore mi avea durato assai giorni, ma andava tuttavia augumentando. Le osterie sono
lì meglio che in altri loci d’Italia, buoni vini, pane cattivo, molto a mangiare, albergatori cortesi, e
per tutta Savoia. Alla festa di tutti i Santi avendo udita la messa venni alla
NOVALESE, una posta. Locai lì 8 marroni i quali mi portassero in sedia fin alla cima di Mon
Senis, e poi al calare di l’altra mi ramassassero.
Montaigne continue ici son Journal en sa Langue naturelle.
Ici on parle Francès ; einsi je quite ce langage étrangier, duquel je me sers bien facilemant,
mais bien mal assûréemant, n’aïant eu loisir, pour être tousiours en compaignie de François, de faire
nul apprentissage qui vaille. Je passai la montée du Mont-senis moitié à cheval, moitié sur une
chese portée par quatre hommes, & autres qui les refrechissoient. Ils me portoient sur leurs épaules.
La montée est de deus heures, pierreuse & mal aisée à chevaus qui n’y sont acostumés, mais
autremant sans hasard & difficulté car la montaigne se haussant tousiours en son espessur, vous n’y
voyés nul praecipice ni dangier que de broncher. Sous vous, au dessus du mont, il y a une plaine de
deus lieues, plusieurs maisonetes, lacs & fontenes, & la poste : point d’abres, oui bien de l’herbe &
des prés qui servent en la douce saison. Lors tout étoit couvert de nege. La descente est d’une lieue
coupée & droite, où je me fis ramasser à mes mesmes Marrons, & de tout leur service à huit, je
donai deux escus. Toutefois le sul ramasser ne coute qu’un teston, c’est un pesant badinage, mais
sans hasard aucun & sans grand esperit : nous disnâmes à
LANEBOURG, deux postes, qui est un village au pied de la montaigne, où est la Savoie, &
vinmes coucher à deux lieues, à un petit vilage. Partout là il y a force truites, & vins vieus &
nouveaus excellans. De là nous vinmes, par un chemin montueus & pierreus, disner à
S. MICHEL, cinq lieues, village où est la poste. De là vinsmes au giste, bien tard & bien
mouillé, à
LA CHAMBRE, cinq lieues, petite Ville d’où tirent leur titre les Marquis de la Chambre. Le
Vandredi, 3 de Novambre, vinmes disner à
AIGUEBELLE, quatre liues, Bourg fermé, & au giste à
MONTMELLIAN, quatre lieues, Ville & Fort, lequel tient le dessus d’une petite croupe qui
s’éleve au milieu de la plaine entre ces hautes montaignes ; assise ladicte Ville, audessous du dict
Fort, sur la riviere d’Isère qui passe à Grenoble, à sept lieues dudict lieu. Je santois là évidammant
l’excellance des huiles d’Italie : car celes de deça commancoint à me faire mal à l’estomac, là où les
autres jamais ne me revenoint à la bouche. Vinmes disner à
CHAMBERI, deux lieues, Ville principale de Savoie, petite, belle & marchande, plantée entre
les mons, mais en un lieu où ils se reculent fort & font une bien grande plaine. De là nous vinmes
passer le Mont du Chat, haut, roide & piereus, mais nullemant dangereus ou mal aisé, au pied
duquel se siet un grand lac, & le long d’icelui un Château nomé Bordeau, où se font des espées de
grand bruit ; & au giste à
HYENE, quatre lieues, petit Bourg. Le Dimanche matin nous passâmes le Rosne que nous
avions à notre mein droite, après avoir passé sur icelui un petit Fort que le Duc de Savoie y a basti
entre des rochers qui se serrent bien fort ; & le long de l’un d’iceux y a un petit chemin étroit au
bout duquel est ledict Fort, non guiere différant de Chiusa, que les Vénitiens ont planté au bout des
montaignes du Tirol. De là continuant tousiours le fond entre les montaignes, vinmes d’une trete à
S. RAMBERT, sept lieues, petite vilete audict vallon. La pluspart des Villes de Savoie ont un
ruisseau qui les lave par le milieu ; & les deux costés jusques audict ruisseau où sont les rues, sont
couverts de grans otervans, en maniere que vous y êtes à couvert & à sec en tout tamps ; il est vrai
que les boutiques en sont plus obscures. Le Lundi six de Novambre, nous partismes au matin de S.
Rambert, auquel lieu le sieur Francesco Cenami, Banquier de Lyon, qui y étoit retiré pour la peste,
m’envoïa de son vin & son neveu, aveq plusieurs très-honnestes complimans. Je partis de là Lundi
bon matin, & après estre enfin sorti tout-à-faict des montaignes, comançai d’antrer aus plaines à la
Francèse. Là je passai en bateau la riviere d’Ain, au pont de Chesai, & m’en vins d’une trete à
MONLOEL, six lieues, petite Ville de grand passage appartenante à Monsieur de Savoie, & la
derniere des sienes. Le Mardi après-dîner, je prins la poste & vins coucher
LYON, deux postes, trois lieues. La Ville me pleut beaucoup à la voir. Le Vandredi j’achetai
de Joseph de la Sone, trois courtaus neufs par le billot deux cens escus ; & le jour avant avois acheté
de Milesieu un cheval de pas de cinquante escus, & un autre courtaut trente trois. Le Samedi, jour
de S. Martin, j’eus au matin grand mal d’estomac, & me tins au lit jusques après midi qu’il me print
un flux de ventre ; je ne disnai point & soupai fort peu. Le Dimanche douze de Novambre, le sieur
Alberto Giachinotti Florentin, qui me fit plusieurs autres courtoisies, me dona à disner en sa
maison, & m’offrit à prester de l’argent, n’aïant eu connoissance de moi que lors. Le Mercredi 15
de Novambre 1581, je partis de Lyon après disner, & par un chemin montueus vins coucher à
BORDELIERE, cinq lieues, village où il n’y a que deus maisons. De là le Jeudi matin, fimes
un beau chemin plein, & sur le milieu d’icelui près de Fur, petite vilette, passâmes à bateau la
riviere de Loire, & nous randismes d’une trete à
L’HOSPITAL, huit lieues, petit bourg clos. De là, vandredi matin, suivismes un chemin
montueus, en tamps aspre de nèges, & d’un vant cruel, contre lequel nous venions & nous
randismes à
TIERS, six lieues ; petite Ville sur la riviere d’Allier fort marchande, bien bâtie & peuplée. Ils
font principalemant trafiq de papier, & sont renomés d’ouvrages de couteaus & cartes à jouer. Elle
est également distante de Lyon, de St Flour, de Moulins & du Puy. Plus je m’approchois de chés
moi, plus la longur du chemin me sambloit ennuïeuse ; & de vrai, au conte des journées, je n’avois
été à mi chemin de Rome à ma maison, qu’à Chamberi pour le plus. Cette vile est des terres de la
maison de . . . apartenant à M. de Montpansier. J’y fus voir faire les cartes chés Palmier. Il y a
autant d’ouvriers & de façon à cela qu’à une autre bone besouigne. Les cartes ne se vandent qu’un
sol les comunes, & les fines deux carolus. Samedi nous suivismes la plaine de la Limaigne grasse ;
& après avoir passé à bateau la Doare & puis l’Allier, vinmes coucher au
PONT DU CHATEAU, quatre lieues. La peste a fort persécuté ce lieu-là, & en ouis plusieurs
histoires notables. La maison du Seigneur, qui est le manoir paternel du Viconte de Canillac, fut
brûlée ainsi qu’on la vouloit purifier à tout du feu. Ledict sieur envoïa vers moi un de ses jans, aveq
plusieurs offres verbales, & me fit prier d’escrire à M. de Foix pour la recomandation de son fils
qu’il venoit d’envoïer à Rome. Le Dimanche 19 de Novambre, je vins disner à
CLERMONT, deus lieues, & y arrêtai en faveur de mes jeunes chevaux. Lundi 20, je partis au
matin, & sur le haut du Pui de Doume, randis une pierre assés grande, de forme large & plate, qui
étoit au passage despuis le matin, & l’avois santie le jour auparavant, seulemant au bout de la verge
; & comme elle vousit choir en la vessie, la santis aussi un peu aus reins. Elle n’étoit ni molle ni
dure. Je passai à Pongibaut, où j’alai saluer en passant Madame de la Fayette, & fus une
demie-heure en sa salle. Cete maison n’a pas tant de beauté que de nom ; l’assiete en est leide
plustost qu’autremant ; le jardin petit, quarré, où les allées sont relevées de bien 4 ou 5 pieds : les
carreaus sont en fons, où il y a force fruitiers & peu d’herbes, les côtés desdicts carreaus einsin
enfoncés, revetus de pierre de taille. Il faisoit tant de nège, & le temps si aspre de vant froit, qu’on
ne voïoit rien du païs. Je vins coucher à
PONT-A-MUR, sept lieues, petit village. Monsieur & Madame du Lude étoint à deus lieues de
là. Je vins landemain coucher à
PONT-SARRANT, petit village, six lieues. Ce chemin est garni de chetifves hostelleries
jusques à Limoges, où toutes fois il n’y a faute de vins passables. Il n’y passe que Muletiers &
Messagiers qui courent à Lyon. Ma teste n’étoit pas bien ; & si les orages & vans frédureus &
pluies y nuisent, je lui en donois son soul en ces routes-là, où ils disent l’hiver estre plus aspre qu’en
lieu de France. Le Mercredi 22 de Novambre de fort mauvais tamps, je partis de là, & aïant passé le
long de Feletin, petite Ville qui samble estre bien bastie, situé en un fons tout entourné de haus
costaus, & étoit encore demi déserte pour la peste passée, je vins coucher à
CHASTEIN, cinq lieues, petit méchant village. Je beus là du vin nouveau & non purifié, à faute
du vin vieus. Le Jeudi 23 aïant tousiours ma teste en cet estat, & le tamps rude, je vins coucher à
AUBIAC, cinq lieues, petit village qui est à Monsieur de Lausun. De là je m’en vins coucher
landemain à
LIMOGES, six lieues, où j’arrêtai tout le Samedi, & y achetai un mulet quatre vingt dix
écus-sol, & païai pour charge de mulet de Lyon là, cinq escus, aïant esté trompé en cela de 4 livres ;
car toutes les autres charges ne coutarent que trois escus & deus tiers d’escu. De Limoges à
Bourdeaus on païe un escu pour çant. Le Dimanche 26 de Novambre, je partis après disner de
Limoges, & vins coucher aus
CARS, cinq lieues, où il n’y avoit que Madame des Cars. Le Lundi vins coucher à
TIVIE, six lieues. Le Mardi coucher à
PERIGUS, cinq lieues. Le Mercredi coucher à
MAURIAC, cinq lieues. Le Jeudi jour de St. André, dernier Novambre, coucher à
MONTAIGNE, sept lieues : d’où j’étois partis le 22 de Juin 1580 pour aller à la Fere. Par-einsin
avoit duré mon voyage 17 mois 8 jours.
FIN
"ESSAYONS de parler un peu cette autre langue, me trouvant sur-tout dans cette contrée où il me
paroît qu’on parle le langage le plus pur de la Toscane, particulierement parmi ceux du païs qui ne
l’ont point corrompue par le mêlange des patois voisins. Le Samedi matin de bonne heure, j’allai
prendre les eaux de Barnabé ; c’est une des fontaines de cette montagne, & l’on est étonné de la
quantité d’eaux chaudes & froides qu’on y voit. La montagne n’est point trop élevée, & peut avoir
trois milles de circuit. On n’y boit que de l’eau de notre fontaine principale, & de cette autre qui
n’est en vogue que depuis peu d’années. Un lépreux nommé Barnabé, ayant essayé des eaux & des
bains de toutes les autres fontaines, se détermina pour celle ci, s’y abandonna & y fut guéri. C’est sa
guérison qui a fait la réputation de cette eau. Il n’y a point de maisons à l’entour, excepté seulement
une petite loge couverte, & des sieges de pierre autour du canal, qui étant de fer, quoique placé là
récemment, est déja presque tout rongé en dessous. On dit que c’est la force de l’eau qui le détruit,
ce qui est fort vraisemblable. Cette eau est un peu plus chaude que l’autre, & selon l’opinion
commune, plus pesante encore & plus violente ; elle sent un peu plus le souffre, mais néantmoins
foiblement. L’endroit où elle tombe est teint d’une couleur de cendre comme les nôtres, mais peu
sensible ; elle est eloignée de mon logis de près d’un mille, en tournant au pied de la montagne, &
située beaucoup plus bas que toutes les autres eaux chaudes. Sa distance de la riviere, est d’environ
une ou deux piques. J’en pris cinq livres avec quelque mal-aise, parce que ce matin je ne me portois
pas trop bien. Le jour d’auparavant j’avois fait une promenade d’environ trois milles après mon
diner, pendant la chaleur, & je sentis après le souper un peu plus fortement l’effet de cette eau. Je
commençai à la digérer dans l’espace d’une demi-heure. Je fis un grand détour d’environ deux
milles, pour m’en retourner au logis. Je ne sais pas si cet exercice extraordinaire me fit grand bien ;
car les autres jours je m’en retournois tout de suite à ma chambre, afin que l’air du matin ne pût me
refroidir, les maisons n’étant point à trente pas de la fontaine. La premiere eau que je rendis fut
naturelle, avec beaucoup de sable : les autres étoient blanches & crues. J’eus beaucoup de vents.
Quand j’eus rendu a peu près la troisieme livre, mon urine commençoit à prendre une couleur rouge
; avant le disner j’en avois évacué plus de la moitié. En faisant le tour de la montagne de toutes
parts, je trouvai plusieurs sources chaudes. Les paysans disent de plus qu’on y voit pendant l’hiver,
en divers endroits, des évaporations qui prouvent qu’il y en a beaucoup d’autres. Elles me
paroissent à moi comme chaudes & en quelque façon sans odeur, sans saveur, sans fumée, en comparaison
des nôtres. Je vis a Corsenne un autre endroit beaucoup plus bas que les bains, où sont en
quantité d’autres petits canaux plus commodes que les autres. Ils disent ici qu’il y a plusieurs
fontaines, au nombre de huit ou dix, qui forment ces canaux. A la tête de chacun, est inscrit un nom
différent, qui annonce leurs divers effets : comme la Savoureuse, la Douce, l’Amoureuse, la
Couronne ou la Couronnée, la Désespérée, &c. A la vérité il y a certains canaux plus chauds les uns
que les autres.
Les montagnes des environs sont presque toutes fertiles en bled & en vignes : au lieu qu’il n’y
avoit, il y a cinquante ans, que des bois & des châtaignes. On voit encore un petit nombre de
montagnes pelées & dont la cime est couverte de neige, mais elles sont assez éloignées de là. Le
peuple mange du pain de bois : c’est ainsi qu’ils nomment, par forme de proverbe, le pain de
châtaigne qui est leur principale récolte ; & il est fait comme celui qu’on nomme en France pain
d’épice. Je n’ai jamais tant vu de serpents & de crapauds. Les enfans n’osent même assez souvent
aller cueillir les fraises dont il y a grande abondance sur la montagne & dans les buissons, de peur
des serpents.
Plusieurs Buveurs d’eau, à chaque verre, prennent trois ou quatre grains de coriandre pour
chasser les vents. Le dimanche de Pâques, 14 de mai, je pris cinq livres & plus de l’eau de Barnabé,
parce que mon verre en contenoit plus d’une livre. Ils donnent ici le nom de Pâques aux quatre
principales fêtes de l’année. Je rendis beaucoup de sable la premiere fois ; & avant qu’il fut deux
heures, j’avois évacué plus des deux tiers de l’eau, suivant que je l’avois prise, avec l’envie d’uriner
& avec les dispositions que j’apportois ordinairement aux autres bains. Elle me tenoit le verre libre,
& passoit très bien. La livre d’Italie n’est que de douze onces.
On vit ici à très bon marché. La livre de veau, très-bon & très tendre, coûte environ trois fois de
France. Il y a beaucoup de truites, mais de petite espece. On y voit de bons ouvriers en parasols, &
l’on en porte, de cette fabrique partout. Toute cette contrée est montueuse & l’on y voit peu de chemins
unis ; cependant il s’en trouve de fort agréables, & jusqu’aux petites rues de la montagne, la
plûpart sont pavées. Je donnai après dîner un bal de Païsannes, & j’y dansai moi-même pour ne pas
paroître trop réservé. Dans certains lieux de l’Italie, comme en Toscane & dans le duché d’Urbin,
les femmes font la révérence à la Françoise, en pliant les genoux. Près du canal de la fontaine la
plus voisine du bourg, est un marbre quarré, qu’on y a posé il y a précisément cent dix ans, le
premier jour de Mai, & sur lequel les propriétés de cette fontaine, sont inscrites & gravées. Je ne
rapporte pointe l’inscription, parce qu’elle se trouve dans plusieurs Livres imprimés où il est parlé
des bains de Luques. A tous les bains, on trouve de petites horloges pour l’usage commun ; j’en
avois toujours deux sur ma table qu’on m’avoit prétées. Le soir je ne mangeai que trois tranches de
pain roties avec du beurre & du sucre, sans boire. Le Lundi, comme je jugeai que cette eau avoit
assez ouvert la voie, je repris de celle de la fontaine ordinaire, & j’en avalai cinq livres; elle ne me
provoqua point de sueur, comme elle faisoit ordinairement. La premiere fois que j’urinois, je
rendois du sable qui paroissoit être en effet des fragmens de pierre. Cette eau me sembloit presque
froide en comparaison de celle de Barnabé, quoique celle-ci ait une chaleur fort modérée & bien
éloignée de celle des eaux de Plombieres & de Bagnieres. Elle fit un bon effet des deux côtés ; ainsi
je fus heureux de ne pas croire ces Médecins qui ordonnent d’abandonner la boisson, lorsqu’elle ne
réussit pas dès le premier jour. Le Mardi 16 de Mai, comme c’est l’usage du païs, conforme à mon
goût, je discontinuai de boire, & je restai plus d’une heure dans le bain sous la source même, parce
qu’ailleurs l’eau me paroissoit trop froide. Enfin, comme je sentois toujours des vents dans le
bas-ventre & dans les intestins, quoique sans douleur & sans qu’il y en eût dans mon estomach,
j’appréhendai que l’eau n’en fût particulierement la cause, & je discontinuai d’en boire. Mais je me
plaisois si fort dans le bain, que je m’y serois endormi volontiers. Il ne me fit pas suer, mais il me
tint le corps libre ; je m’essuyai bien, je gardai le lit quelque tems.
Tous les mois on fait la revue de soldats de chaque vicariat. Mon Colonel, de qui je recevois des
politesses infinies, fit la sienne. Il y avoit deux cens piquiers & arquebusiers ; il les fit manœuvrer
les uns contre les autres, &, pour des paysans, ils entendent assez bien les évolutions : mais son
principal emploi, est de les tenir en bon ordre, & de leur enseigner la discipline militaire. Le peuple
est ici divisé en deux partis, l’un François & l’autre Espagnol. Cette division fait naître souvent des
querelles sérieuses : elle éclate même en public. Les hommes & les femmes de notre parti portent
des touffes de fleurs sur l’oreille droite, avec le bonnet & des floccons de cheveux, ou telles choses
semblables : dans le parti des Espagnols, ils les portent de l’autre côté. Ici les paysans & leurs femmes
sont habillés comme les gentilshommes. On ne voit point de paysanne qui ne porte des souliers
blancs, de beaux bas de fil & un tablier d’armoisin de couleur. Elles dansent & font fort bien les
caprioles & le moulinet. Quand on dit le Prince, dans cette Seigneurie, on entend le Conseil des cent
vingt. Le Colonel ne peut prendre une femme sans la permission du Prince, & il ne l’obtient
qu’avec beaucoup de peine, parce qu’on ne veut pas qu’il se fasse des amis & des parens dans le
pays. Il ne peut encore y acquérir aucune possession. Aucun soldat ne peut quitter le pays sans
congé. Il y en a beaucoup que la pauvreté force de mendier sur ces montagnes, & de ce qu’ils
amassent ils achettent leurs armes.
Le Mercredi je fus au bain, & j’y restai plus d’une heure ; j’y suai un peu & je me baignai la tête.
On voit bien là que l’usage des poëles d’Allemagne est très-commode dans l’hiver pour chauffer les
habits & tout ce qu’on veut ; car notre Maître de bains en mettant quelques charbons sur une pêle de
fer propre â tenir de la braise, & l’élevant un peu avec une brique, pour que l’air qu’il reçoit par ce
moyen puisse nourrir le feu, fait chauffer très-bien, très-promptement, hardes, & plus
commodément que nous ne pourrions faire à notre feu : cette pêle est faite comme un de nos
bassins. On appelle ici toutes les jeunes filles à marier, petites ou fillettes ; & les garçons qui n’ont
point encore de barbe, enfans.
Le Jeudi je fus un peu plus soigneux, & je pris le bain plus à mon aise ; j’y suai un peu, & je me
mis la tête sous le sourgeon. Je sentois que le bain m’affoiblissoit un peu, avec quelque pesanteur
aux reins, cependant je rendois du sable & assez de flegmes, comme lorsque je prenois les eaux.
D’ailleurs je trouvois que ces eaux me faisoient le même effet qu’en les buvant. Je continuai le
Vendredi. On voyoit tous les jours charger une grande quantité d’eau de cette fontaine & de celle de
Corsenne destinée pour divers endroits d’Italie. Il me sembloit que ces bains m’éclaircissoient le
teint. J’étois toujours sujet aux mêmes vents dans le bas ventre, mais sans douleur ; c’est
apparemment ce qui me faisoit rendre dans mes urines beaucoup d’écume, & de petites bulles qui
ne s’évanouissoient qu’au bout de quelque tems. Quelquefois il s’y trouvoit aussi des poils noirs,
mais en petite quantité, & je me rappelle qu’autrefois j’en rendois beaucoup. Ordinairement mes
urines étoient troubles & chargées d’une matiere grasse ou comme huileuse. Les gens du pays ne
sont pas à beaucoup près aussi carnaciers que nous : on n’y vend que de la viande ordinaire, & à
peine en sçavent-ils le prix. Un très-beau levreau dans cette saison me fut vendu au premier mot six
sols de France. On ne chasse point & on n’apporte point de gibier, parce que personne ne
l’acheteroit.
Le Samedi, parce qu’il faisoit très-mauvais tems & un vent si fort, qu’on sentoit bien dans les
chambres le défaut de contrevents & de vitres, je m’abstins de me baigner & de boire. Je voyois un
grand effet de ces eaux, en ce que mon frere, qui ne se rappelloit pas d’avoir jamais rendu du sable
naturellement ni dans d’autres bains où il en avoit bu avec moi, en rendoit cependant ici en grande
quantité. Le Dimanche matin je me baignai le corps, non la tête. L’après-dînée je donnai un bal avec
des prix publics, comme on a coutume de faire à ces bains, & je fus bien aise de faire cette
galanterie au commencement de l’année. Cinq ou six jours auparavant, j’avois fait publier la fête
dans tous les lieux voisins : la veille, je fis particulierement inviter, tant au bal qu’au souper qui
devoit le suivre, tous les gentilshommes & les Dames qui se trouvoient aux deux bains, & j’envoyai
à Lucques pour les prix. L’usage est qu’on en donne plusieurs, pour ne pas paroître favoriser une
femme seule préférablement aux autres ; pour éviter même toute jalousie, tout soupçon, il y a
toujours huit ou dix prix pour les femmes, & deux ou trois pour les hommes. Je fus sollicité par
beaucoup de personnes qui me prioient de ne point oublier, l’une elle-même, l’autre sa niéce, une
autre sa fille. Quelques jours auparavant, M. Jean da Vincenzo Saminiati, mon ami particulier,
m’envoya de Lucques, comme je le lui avois demandé par une lettre, une ceinture de cuir & un
bonnet de drap noir pour les hommes ; & pour les femmes, deux tabliers de taffetas, l’un verd &
l’autre violet (car il est bon de sçavoir qu’il y a toujours quelques prix plus considérables pour
pouvoir favoriser une ou deux femmes à son choix), deux autres tabliers d’étamine, quatre carterons
d’épingles, quatre paires d’escarpins, dont je donnai une paire à une jolie fille hors du bal ; une
paire de mules, à laquelle j’ajoutai une paire d’escarpins, ne faisant qu’un prix des deux ; trois
coëffes de gaze, trois tresses qui faisoient trois prix, & quatre petits colliers de perles : ce qui faisoit
dix-neuf prix pour les femmes. Le tout me revenoit à un peu plus de six écus. J’eus après cela cinq
fiffres que je nourris pendant tout le jour, & je leur donnai un écu pour eux tous : en quoi je fus
heureux, parce qu’on ne les a pas à si bon marché. On attache ces prix à un cercle fort orné de tous
côtés, & ils sont exposés à la vue de tout le monde.
Nous commençâmes le bal sur la place avec les femmes du voisinage, & je craignois d’abord que
nous ne restassions seuls ; mais il vint bien-tôt grande compagnie de toutes parts, &
particulierement plusieurs Gentilshommes & Dames de la Seigneurie, que je reçus & entretins de
mon mieux, ensorte qu’ils me parurent assez contens de moi. Comme il faisoit un peu chaud, nous
allames à la salle du Palais de Buonvisi, qui étoit très-propre pour le bal. Le jour commençant à
baisser, vers les 22 heures, je m’adressai aux Dames les plus distinguées, & je leur dis que n’ayant
ni le talent, ni la hardiesse d’apprécier toutes les beautés, les graces & les gentillesses que je voyois
dans ces jeunes filles, je les priois de s’en charger elles-mêmes, & de distribuer les prix à la troupe
selon le mérite. Nous fumes quelque tems sur la cérémonie, parce qu’elles refusoient ce délicat
emploi, prenant cela pour pure honnêteté de ma part. Enfin, je leur proposai cette condition, que si
elles vouloient m’admettre dans leur conseil, j’en donnerois mon avis. En effet, j’allais choisissant
des yeux, tantôt l’une, tantôt l’autre, & j’avois toujours égard à la beauté, à la gentillesse : d’où je
leur faisois observer que l’agrément du bal ne dépendoit pas seulement du mouvement des piés,
mais encore de la contenance, de l’air, de la bonne façon & de la grace de toute la personne. Les
présens furent ainsi distribués, aux unes plus, aux autres moins, convenablement. La distributrice
les offroit de ma part aux danseuses ; & moi, au contraire, je lui en renvoyois toute l’obligation.
Tout se passa de cette maniere avec beaucoup d’ordre & de regle, si ce n’est qu’une de ces
Demoiselles refusa le prix qu’on lui présentoit, & me fit prier de le donner pour l’amour d’elle à
une autre : ce que je ne jugeai point à propos de faire, parce que celle-ci n’étoit pas des plus
aimibles. Pour la distribution de ces prix, on appelloit celles qui s’étoient distinguées ; chacune
sortant de sa place à tour de rôle, venoit trouver la Dame & moi qui étions assis tout près l’un de
l’autre. Je présentois le prix qui me sembloit convenable, après l’avoir baisé, à cette Dame, qui le
prenant de ma main, le donnoit à ces jeunes filles, & leur disoit toujours d’un air agréable : c’est
Monsieur qui vous fait ce beau présent ; remerciez-le. - Point du tout : vous en avez l’obligation à
cette Dame qui vous a jugé digne, entre tant d’autres, de cette petite récompense. Je suis seulement
fâché qu’il ne soit pas plus digne de telle ou telle de vos qualités ; ce que je disois suivant ce
qu’elles étoient. On fit tout de suite la même chose pour les hommes. Je ne comprends point ici les
Gentilshommes & les Dames, quoiqu’ils eussent pris part à la danse. C’est véritablement un spectacle
agréable & rare pour nous autres François, de voir des paysannes si gentilles, mises comme
des Dames, danser aussi bien, & le disputer aux meilleures danseuses, si ce n’est qu’elles dansent
autrement. J’invitai tout le monde à souper, parce qu’en Italie les festins ne sont autre chose qu’un
de nos repas bien légers en France. J’en fus quitte pour plusieurs pieces de veau & quelques paires
de poulets. J’eus à souper le Colonel de ce vicariat, M. François Gambarini, Gentilhomme Bolonois,
mon ami, avec un Gentilhomme François, & non d’autres. Mais je fis mettre à table Divizia,
pauvre paysanne qui demeure à deux mille des bains. Cette femme, aussi que son mari, vit du
travail de ses mains. Elle est laide, âgée de trente-sept ans, avec un goêtre à la gorge, & ne sait ni
lire ni écrire. Mais, comme des sa tendre jeunesse il y avoit dans la maison de son pere un de ses
oncles qui lisoit toujours en sa présence l’Arioste & quelques autres poëtes, son esprit s’est trouvé
tellement propre à la poësie, que non-seulement elle fait des vers d’une promptitude extraordinaire,
mais encore y fait entrer les fables anciennes, les noms des Dieux, des pays, des sciences & des
hommes illustres, comme si elle avoit fait un cours d’étude réglé. Elle avoit fait beaucoup de vers
pour moi. Ce ne sont à la vérité que des vers & des rimes, mais d’un style élégant & aisé. Il y eut à
ce bal plus de cent personnes étrangères, quoique le tems n’y fût gueres propre, parce qu’alors on
recueilloit la grande principale récolte de toute l’année. Car dans ce tems les gens du pays
travailloient, sans avoir égard aux Fêtes, à cueillir soir & matin des feuilles de mûrier pour leurs
vers à soie, & toutes les jeunes filles sont occupées de ce travail.
Le Lundi matin j’allai au bain un peu plus tard qu’à l’ordinaire, parce que je me fis tondre &
raser ; je me baignai la tête & je reçus la douche pendant plus d’un quart-d’heure sous la grande
source.
A mon bal, il y eut entr’autres le Vicaire du lieu qui juge les causes. C’est ainsi qu’on appelle un
magistrat sémestre que la Seigneurie envoye à chaque Vicariat, pour juger les causes civiles en
premiere instance, & il connoît de toutes celles qui n’excedent pas une petite somme fixée. Il y a un
autre Officier pour les causes criminelles. Je fis entendre à celui ci qu’il me paroissoit à propos que
la Seigneurie mît ici quelque regle, ce qui seroit très facile, & je lui suggérai même les moyens qui
me sembloient les plus convenables. C’étoit que tous les Marchands qui viennent en grand nombre
prendre de ces eaux, pour les porter dans toute l’Italie, fussent munis d’une attestation de la quantité
d’eaux dont ils sont chargés ; ce qui les empêcheroit d’y commettre aucune fraude, comme j’en
avois fait l’experience de la maniere que voici. Un de ces muletiers vient trouver mon hôte qui n’est
qu’un particulier, & le prie de lui donner une attestation par écrit, comme il porte vingt quatre
charges de cette eau, tandis qu’il n’en avoit que quatre. L’hôte refusa d’abord d’attester une pareille
fausseté ; mais le muletier répondit que dans quatre ou six jours il reviendroit chercher les vingt autres
charges ; ce qu’il ne fit pas, comme je le dis au Vicaire. Celui-ci reçut très-bien mon avis ; mais
il insista tant qu’il put, pour favoir le nom du muletier, quelle étoit sa figure, quels chevaux il avoit,
& je ne voulus jamais lui faire connoître ni l’un ni l’autre. Je lui dis encore que je voulois
commencer a établir dans ce lieu la coutume observée dans les bains les plus fameux de l’Europe,
où les personnes de quelque rang laissent leurs armes, pour témoigner l’obligation qu’ils ont à ces
eaux ; il m’en remercia beaucoup pour la Seigneurie. On commençoit alors en quelques endroits à
couper le foin. Le Mardi je restai deux heures au bain, & je pris la douche sur la tête pendant un peu
plus d’un quart-d’heure.
Il vint ce même jour aux bains un Marchand de Cremone établi à Rome ; il avoit plusieurs
infirmités extraordinaires, cependant il parloit & alloit toujours ; il étoit même, à ce qu’on voyoit,
content de vivre & gai. Sa principale maladie étoit à la tête ; il l’avoit si foible, qu’il disoit avoir
perdu la mémoire, au point qu’après avoir mangé il ne pouvoir jamais se rappeller ce qui lui avoit
été servi à table. S’il sortoit de sa maison pour aller à quelque affaire, il falloit qu’il y revînt dix fois
pour demander où il devoit aller. A peine pouvoit-il finir le Pater. De la fin de cette priere, il
revenoit cent fois au commencement, ne s’appercevant jamais à la fin d’avoir commencé, ni en
recommençant qu’il eût fini. Il avoit été sourd, aveugle, & avoit eu de grands maux. Il sentoit une si
grande chaleur aux reins qu’il étoit obligé de porter toujours une ceinture de plomb. Depuis
plusieurs années il vivoit sous la discipline des Médecins, dont il observoit religieusement le
régime. Il étoit assez plaisant de voir les différentes ordonnances des Médecins de divers endroits
d’Italie, toutes contraires les unes aux autres, sur-tout sur le fait de ces bains & des douches. De
vingt consultations, il n’y en avoit pas deux d’accord entr’elles. Elles se condamnoient presque
toutes l’une l’autre, & s’accusoient d’homicide.
Cet homme étoit sujet à un accident étrange causé par les vents dont il étoit plein ; ils lui sortoient
des oreilles avec tant de furie, que souvent ils l’empêchoient de dormir ; & quand il bâilloit, il sentoit
tout à-coup sortir des vents impétueux par cette voie. Il disoit que le meilleur remede qu’il y eût
pour se rendre le ventre libre, étoit de mettre dans sa bouche quatre grains de coriandre confits un
peu gros, puis après les avoir un peu détrempés & lubrifiés avec sa salive, d’en faire un suppositoire,
& que l’effet en étoit aussi, prompt que sensible. Ce même homme est le premier à qui j’ai vu
ces grands chapeaux faits de plumes de paon, couverts d’un léger taffetas à l’ouverture de la tête. Le
sien étoit haut d’un palme (environ six à sept pouces) & fort ample ; la coëffe au dedans étoit
d’armoisine, & proportionnée à la grosseur de la tête pour que le soleil ne pût pénétrer ; les ailes
avoient à-peu près un pied & demi de largeur, pour tenir lieu de nos parasols, qui, à la vérité, ne
sont pas commodes à porter à cheval.
Comme je me suis autrefois repenti de n’avoir pas écrit plus particulierement sur les autres bains,
ce qui auroit pu me servir de regle & d’exemple pour tous ceux que j’aurois vus dans la suite, je
veux cette fois m’étendre & me mettre au large sur cette matiere. Le Mercredi je me rendis au bain ;
je sentis de la chaleur dans le corps, & j’eus une sueur extraordinaire avec un peu de foiblesse.
J’éprouvai de la sécheresse & de l’âpreté dans la bouche ; & à la sortie du bain, il me prit je ne sais
quel étourdissement, comme il m’en arrivoit dans tous les autres, à cause de la chaleur de l’eau, à
Plombieres, à Bagneres, à Preissac, &c. mais non aux eaux de Barbotan, ni même à celles-ci,
excepté ce Mercredi là : soit que j’y fusse allé de bien meilleure heure que les autres jours, &
n’ayant pas encore déchargé mon corps, soit que je trouvasse l’eau beaucoup plus chaude qu’à
l’ordinaire. J’y restai une heure & demie, & je pris la douche sur la tête environ pendant un quart--
d’heure. C’étoit bien aller contre la regle ordinaire, que de prendre la douche dans le bain, puisque
l’usage est de prendre séparement l’un après l’autre ; puis de la prendre à ces eaux, tandis qu’on va
communément aux douches de l’autre bain où on les prend à telle ou telle source, les uns à la
premiere, d’autres à la seconde, d’autres à la troisieme, suivant l’ordonnance des Médecins ; comme
aussi de boire, de me baigner, & de boire encore, sans distinguer les jours de boisson & les jours de
bain, comme font les autres qui boivent & prennent après cela, le bain certains jours de suite ; de ne
point observer encore une certaine durée de tems pendant que les autres boivent dix jours tout au
plus, & se baignent au moins pendant vingt-cinq, de la main à la main, ou de main en main ; enfin
de me baigner une seule fois le jour, tandis qu’on se baigne toujours deux fois, & de rester fort peu
de tems à la douche, au lieu qu’on y demeure toujours du moins une heure le matin & autant le soir.
Quant à l’usage qui s’y pratique généralement de se faire raser le sommet de la tête, & de mettre sur
la tonsure un petit morceau d’étoffe ou de drap de laine qu’on assujettit avec des filets (ou des
bandelettes), ma tête lisse n’en avoit pas besoin.
Dans la même matinée, j’eus la visite du Vicaire & des principaux Gentilhommes de la
Seigneurie qui venoient justement des autres bains où ils logeoient. Le Vicaire me raconta, entre
autre choses, un accident singulier qui lui étoit arrivé, il y a quelques années, par la piquûre d’un
scarabée qu’il reçut à l’endroit le plus charnu du pouce. Cette piquûre le mit en tel état qu’il pensa
mourir de défaillance. Il fut ensuite réduit à une telle extrémité, qu’il fut cinq mois au lit sans
pouvoir se remuer, étant continuellement sur les reins ; & cette posture les échauffa si fort qu’il s’y
forma la gravelle, dont il souffrit beaucoup pendant plus d’un an, ainsi que de la colique. Enfin son
pere, qui étoit Gouverneur de Velitri, lui envoya une certaine pierre verte qu’il avoit eue par le
moyen d’un Religieux qui avoit été dans l’Inde ; & pendant tout le tems qu’il porta cette pierre, il ne
sentit jamais ni douleur ni gravelle. Il se trouvoit en cet état depuis deux ans. Quant à l’effet local de
la piquûre, le doigt & presque toute la main lui étoient restés comme perclus ; le bras étoit tellement
affoibli, que tous les ans il venoit aux bains de Corsene pour faire donner la douche à ce bras, ainsi
qu’a sa main, comme il la prenoit alors.
Le peuple est ici fort pauvre ; ils mangeoient dans ce tems des mûres vertes qu’ils cueilloient sur
les arbres, en les dépouillant de leurs feuilles pour les vers à soie.
Comme le marché du loyer de la maison que j’occupois étoit demeuré incertain pour le mois de
Juin, je voulus m’en eclaircir avec l’Hôte. Cet homme voyant combien j’étois sollicité de tous ses
voisins, & sur-tout du maître du Palais Bonvisi qui me l’avoit offert pour un écu d’or par jour prit le
parti de me la laisser tant que je voudrois à raison de vingt-cinq écus d’or par mois, à commencer au
premier de Juin, & jusqu’à ce terme le premier marché continuoit. L’envie, dans ce lieu-là, les
haînes cachées & mortelles, regnent parmi les habitans, quoiqu’ils soient tous à peu-près parens ;
car une femme me disoit un jour ce proverbe : Quiconque veut que sa femme devienne féconde,
qu’il l’envoye à ce bain, & se garde bien d’y venir. Ce qui me plaisoit beaucoup, entr’autres choses,
dans la maison où j’étois, c’étoit de pouvoir aller du bain au lit par un chemin uni, & en traversant
une cour de trente pas. Je voyois avec peine les mûriers dépouillés de leurs feuilles, ce qui me
représentoit l’hiver au milieu de l’été. Le sable que je rendois continuellement (par les urines) me
paroissoit beaucoup plus raboteux que de coutume, & me causoit tous les jours je ne sai quels
picotemens à la verge.
On voyoit tous les jours ici porter de toutes parts différents essais de vins dans de petits flacons,
pour que les Etrangers qui s’y trouvoient en envoyassent chercher ; mais il y en avoit très peu de
bons. Les vins blancs étoient légers, mais aigrets & cruds, ou plutôt grossiers, âpres & durs, si l’on
n’avoit la précaution de faire venir de Lucques ou de Pescia, du Trevisan ou Trebbiano : vin blanc
assez mûr, & cependant peu délicat.
Le Jeudi, jour de la Fête-Dieu, je pris un bain tempéré pendant plus d’une heure ; j’y suai
très-peu, & j’en sortis sans aucune altération. Je me fis donner la douche sur la tête pendant un
demi-quart-d’heure & quand j’eus regagné mon lit, je m’endormis profondément. Je prenois plus de
plaisir à me baigner & à prendre la douche qu’à toute autre chose. Je sentois aux mains & aux autres
parties du corps quelques demangeaisons; mais je m’apperçus qu’il y avoit parmi les Habitans
beaucoup de galleux, & que les enfans étoient sujets à ces croûtes de lait (qu’on nomme achores).
Ici, comme ailleurs, les gens du pays méprisent ce que nous recherchons avec tant de difficultés ;
j’en ai vu beaucoup qui n’avoient jamais goûté de ces eaux & qui n’en faisoient point de cas.
Cependant il y a peu de vieillards. Avec les flegmes que je rendois continuellement par les urines,
on voyoit du sable enveloppé qui s’y tenoit suspendu. Lorsque je recevois la douche sur le
bas-ventre, je croyois éprouver cet effet du bain, qu’il me faisoit sortir des vents. Certainement j’ai
senti soudain diminuer à vue d’oeil l’enflure que j’avois à mon testicule droit, qui quelquefois étoit
gonflé, comme il m’arrive assez souvent : d’où je conclus que ce gonflement est causé par les vents
qui s’y renferment. Le Vendredi je me baignai à l’ordinaire, & je pris un peu plus long tems la
douche sur la tête. La quantité extraordinaire de sable que je rendois continuellement me faisoit
soupçonner qu’il venoit des reins, où il étoit enfermé ; car en pressant & paitrissant ce sable on en
eût fait une grosse pelotte : ce qui prouve qu’il provenoit plutôt de là, que de l’eau qui l’y auroit
produit & fait sortir immédiatement. Le Samedi je me baignai pendant deux heures, & je pris la
douche plus d’un quart-d’heure. Le Dimanche je me reposai. Le même jour, un Gentilhomme nous
donna un bal. Le défaut d’horloges qui manquent ici & dans la plus grande partie d’Italie, me
paroissoit fort incommode. Il y a dans la maison du bain une Vierge, avec cette inscription en vers
Faites, Vierge Sainte, par votre pouvoir, que quiconque entrera dans ce bain, en sorte sain de corps
& d’esprit.
On ne peut trop louer la beauté & l’utilité de la méthode qu’ils ont de cultiver les montagnes
jusqu’à la cime, en y faisant, en forme d’escaliers, de grand degrés circulaires tout autour, &
fortifiant le haut de ces degrés, tantôt avec des pierres, tantôt avec d’autres revêtemens, lorsque la
terre n’est pas assez ferme par elle-même. Le terreplein de cet escalier, selon qu’il se trouve ou plus
large ou plus étroit, est rempli de grain ; & son extrémité vers le vallon c’est à-dire, la
circonférence ou le tour, est entourée de vignes ; enfin, par-tout où l’on ne peut trouver ni faire un
terrein uni, comme vers la cime, tout est mis en vignes.
Au bal du Gentilhomme Bolonois, une femme se mit à danser avec un vase plein d’eau sur la
tête, & le tenant toujours ferme & droit, elle fit beaucoup de mouvemens d’une grande hardiesse.
Les Médecins étoient étonnés de voir la plupart de nos François boire le matin, & puis se baigner
le même jour. Le Lundi matin je restai pendant deux heures au bain ; mais je ne pris pas la douche,
parce que j’eus la fantaisie de boire trois livres d’eau, qui m’émûrent un peu. Je me baignois là tous
les matins les yeux, en les tenant ouverts dans l’eau ; ce qui ne me fit ni bien ni mal. Je crois que je
me débarrassai de mes trois livres d’eau dans le bain, car j’urinai beaucoup ; & suai même un peu
plus qu’à l’ordinaire, & je fis quelqu’autre évacuation. Comme les jours précédens je m’étois senti
plus resserré que de coutume, j’avois pris, suivant la recette marquée ci-dessus, trois grains de
coriandre confits qui m’avoient fait rendre beaucoup de vents, dont j’étois tout plein, & peu d’autres
choses. Mais, quoique je me purgeasse admirablement les reins, je ne laissois pas d’y sentir des
picotemens que j’attribuois plutôt aux ventosités qu’à toute autre cause. Le Mardi je restai deux
heures au bain ; je me tins une demi heure à la douche, & je ne bus point. Le Mercredi je fus dans le
bain une heure & demie, & je pris la douche environ pendant une demi-heure.
Jusqu’à présent, à dire le vrai, par le peu de communication & de familiarité que j’avois avec ces
gens-là, je n’avois gueres bien soutenu la réputation d’esprit & d’habileté qu’on m’a faite ; on ne
m’avoit point vu aucune faculté extraordinaire, pour qu’on dût s’émerveiller de moi, & faire tant de
cas de nos petits avantages. Cependant ce même jour quelques Médecins ayant à faire une consultation
importante pour un jeune Seigneur, M. Paul de Cesis, (neveu du Cardinal de ce nom), qui étoit
à ces bains, ils vinrent me prier, de sa part, de vouloir bien entendre leurs avis & leur délibération,
parce qu’il étoit résolu de s’en tenir entiérement à ma décision. J’en riois alors en moi même ; mais
il m’est arrivé plus d’une fois pareille chose ici & à Rome.
J’éprouvois encore quelquefois des éblouissemens dans les yeux, quand je m’appliquois ou à lire
ou à regarder fixement quelqu’objet lumineux. Ce qui m’inquiettoit, c’étoit de voir que cette
incommodité continuoit depuis le jour que la migraine me prit près de Florence. Je sentois une
pesanteur de tête sur le front, sans douleur, & mes yeux se couvroient de certains nuages qui ne me
rendoient pas la vue courte ; mais qui la troubloient quelquefois, je ne sais comment. Depuis la
migraine y étoit retombée deux ou trois fois, & dans ces derniers jours, elle s’y arrêtoit davantage,
me laissant d’ailleurs assez libre dans mes actions ; mais elle me reprenoit tous les jours depuis que
j’avois pris la douche sur la tête, & je commençois à avoir les yeux voilés comme autrefois, sans
douleur ni inflammation. Il en étoit ainsi de mon mal de tête, que je n’avois pas senti depuis dix ans,
jusqu’au jour que cette migraine me prit. Or, craignant encore que la douche ne m’affoiblît la tête,
je ne voulus point la prendre.
Le Jeudi je me baignai seulement une heure.
Le Vendredi, le Samedi & le Dimanche, je ne fis aucun remede, tant par la même crainte, que
parce que je me trouvois moins dispos, rendant toujours quantité de sable. Ma tête d’ailleurs
toujours de même, ne se rétablissoit point dans son bon état : à certaines heures je sentois une
altération qu’augmentoit encore le travail de l’imagination.
Le Lundi matin je bus en 13 verres, six livres & demie d’eau de la fontaine ordinaire ; je rendis
environ trois livres d’eau blanche & crue avant le dîner, & le reste peu-à-peu. Quoique mon mal de
tête ne fût ni continuel, ni fort violent, il me rendoit le teint assez mauvais. Cependant je ne sentois
ni incommodité, ni foiblesse, comme j’en avois anciennement éprouvé quelquefois ; mais j’avois
seulement les yeux chargés, & la vue un peu trouble. Ce jour, on commença dans la plaine à couper
le seigle.
Le Mardi au point du jour j’allai à la fontaine de Barnabé, & je bus six livres d’eau en six verres.
Il tomboit une petite pluie, je suai un peu. Cette boisson m’émut le corps & me lava bien les
intestins ; c’est pourquoi je ne puis juger de là ce que j’en avois rendu. J’urinai peu ; mais dans deux
heures j’avois repris ma couleur naturelle.
On trouve ici une pension pour six écus d’or ou environ par mois ; on a une chambre particuliere,
avec toutes les commodités que l’on veut, & le valet passe par-dessus le marché ; quand on n’a pas
de valet on est servi par l’hôte en beaucoup de choses & nourri convenablement.
Avant la fin du jour naturel, j’avois rendu toute l’eau, & plus que je n’en avois bu dans toutes les
boissons que j’avois prises. Je ne bus qu’une petite fois une demie livre d’eau à mon repas, & je
soupai peu.
Le Mercredi qui fut pluvieux, je pris de l’eau ordinaire sept livres en sept fois ; je la rendis avec
ce que j’avois bu de plus.
Le Jeudi j’en pris neuf livres, c’est à-dire, sept d’une premiere séance ; & puis quand je commençai
à la rendre, j’en envoyai chercher deux autres livres. Je la rendis de tous côtés, & je bus très-peu
à mon repas.
Le Vendredi & le Samedi je fis la même chose. Le Dimanche je me tins tranquille.
Le Lundi je pris sept livres d’eau en sept verres. Je rendois toujours du sable, mais un peu moins
que quand je prenois le bain ; ce que je voyois arriver à plusieurs autres dans le même tems. Ce
même jour je sentis au bas-ventre une douleur semblable à celle qu’on éprouve en rendant des
pierres, & il m’en sortit effectivement une petite.
Le Mardi j’en rendis une autre, je puis presque assûrer que je me suis apperçu que cette eau a la
force de les briser, parce que je sentois la grosseur de quelques unes, lorsqu’elles descendoient, &
qu’ensuite je les rendois par petits morceaux. Ce Mardi, je bus huit livres d’eau en huit fois.
Si Calvin avoit sçu qu’ici les freres Prêcheurs se nommoient Ministres, il n’est pas douteux qu’il
eût donné un autre nom aux siens.
Le Mercredi je pris huit livres d’eau en huit verres. J’en rendois presque toujours en trois heures
jusqu’à la moitié crue & dans sa couleur naturelle ; puis environ une demie-livre rousse & teinte, le
reste après le repas & pendant la nuit.
Or, comme cette saison attiroit beaucoup de monde au bain, suivant les exemples que j’avois
devant moi, & l’avis des Médecins même, particulièrement de M. Donato, qui avoit écrit sur ces
eaux, je n’avois pas fait une grande faute en prenant dans ce bain la douche sur la tête ; car ils sont
encore ici dans l’usage de se faire donner dans le bain la douche sur l’estomac, par le moyen d’un
long tuyau qu’on attache d’un bout au surgeon de l’eau, & de l’autre, au corps plongé dans le bain,
comme d’ordinaire autrefois on prenoit la douche sur la tête, de cette même eau, & le jour qu’on la
prenoit, on se baignoit aussi. Moi donc, pour avoir mêlé la douche & le bain, ou pour avoir pris
immédiatement l’eau à la source, & non au tuyau, je ne pouvois pas avoir fait une si grande faute.
Ai-je manqué seulement en ce que je n’ai pas continué ? Cette idée, dont jusqu’à présent j’ai été
frappé, pourroit bien avoir mis en mouvement ces humeurs, dont avec le tems j’aurois été délivré.
Le même (M. Donato) trouvoit bon qu’on bût & qu’on se baignât le même jour ; d’où je me repens
de n’en avoir pas eu la hardiesse, comme j’en avois eu la volonté, & de n’avoir pas bu la matinée
dans le bain, en observant quelque intervalle entre les deux procedés. Ce Médecin louoit aussi
beaucoup les eaux de Barnabé ; mais avec tous les beaux raisonnemens de la médecine, on ne
voyoit pas l’effet de ces eaux sur plusieurs autres personnes qui n’étoient pas sujettes à rendre du
sable, comme je continuois toujours d’en voir dans mes urines : ce que je dis, parce que je ne puis
me résoudre à croire que ce sable fût produit par lesdites eaux.
Le Jeudi matin, pour avoir la premiere place, je me rendis au bain avant le jour, & j’y bus une
heure sans me baigner la tête. Je crois que cette circonstance, jointe à ce que je dormis ensuite dans
mon lit, me rendit malade ; j’eus la bouche séche & altérée avec une telle chaleur, que le soir en me
couchant je bus deux grands verres de la même eau rafraîchie, qui ne me causa point d’autre changement.
Le Vendredi je me reposai. Le Ministre Franciscain, (c’est ainsi qu’on nomme le Provincial)
homme de mérite, sçavant & poli, qui étoit au bain avec plusieurs autres Religieux de différens
ordres, m’envoya en présent de très-bon vin, des massepains & autres friandises.
Le Samedi je ne fis aucun remede, & j’allai dîner à Metalsio, grand & beau village situé à la
cime d’une de ces montagnes dont j’ai parlé. J’y portai du poisson, & je fus reçu chez un soldat,
qui, après avoir beaucoup voyagé en France & ailleurs, s’est marié & enrichi en Flandre. Il
s’appelle M. Santo. Il y a là une belle Eglise, & parmi les habitans un très-grand nombre de soldats,
dont la plupart ont aussi beaucoup voyagé. Ils sont fort divisés entr’eux pour l’Espagne & la France.
Je mis, sans y prendre garde, une fleur à mon oreille gauche ; ceux du parti François s’en trouverent
offensés. Après mon dîner, je montai au Fort qui est un lieu fortifié de hautes murailles pareillement
à la cime du mont qui est très-escarpé, mais bien cultivé partout. Car ici sur les lieux les plus
sauvages, sur les rochers & les précipices ; enfin, sur les crevasses de la montagne, on trouve non
seulement des vignes & du bled, mais encore des prairies, tandis que dans la plaine ils n’ont pas de
foin. Je descendis ensuite tout droit par un autre côté de la montagne.
Le Dimanche matin je me rendis au bain avec plusieurs autres Gentilshommes, & j’y restai une
demi-heure. Je reçus de M. Louis Pinitesi en présent, une charge de très-beaux fruits, & entr’autres
des figues, les premieres qui eussent encore paru dans le bain, avec douze flacons d’excellent vin.
Dans le même tems, le Ministre Franciscain m’envoya une si grande quantité d’autres fruits, que je
pus en faire à mon tour des libéralités aux habitans.
Après le dîner, il y eut un bal où s’étoient rassemblées plusieurs Dames très bien mises, mais
d’une beauté très commune, quoiqu’elles fussent des plus belles de Lucques.
Le soir, M. Louis Ferrari de Cremone, dont j’étois fort connu, m’envova des boëtes de coings
très-bons & bien parfumés, des citrons d’une espece rare, & des oranges d’une grosseur
extraordinaire.
La nuit suivante, un peu avant le jour, il me prit une crampe au gras de la jambe droite avec de
très-fortes douleurs qui n’étoient pas continues, mais intermittentes. Cette incommodité dura une
demi-heure. Il n’y avoit pas longtems que j’en avois eu une pareille, mais elle passa dans un instant.
Le Lundi j’allai au bain, & je tins pendant une heure mon estomac sous le jet de la source ; je
sentoïs toujours à la jambe un petit picotement.
Cétoit précisément l’heure où l’on commençoit à sentir le chaud ; les cigales n’étoient pas plus
incommodes qu’en France, & jusqu’à présent les saisons me paroissent être encore plus fraîches
que chez moi.
On ne voit pas chez les nations libres la même distinction de rangs, de personnes, que chez les
autres peuples; ici les plus petits ont je ne sçai quoi de seigneurial à leur maniere. Jusqu’en
demandant l’aumône, ils mêlent toujours quelque parole d’autorité : comme, Faites-moi l’aumône,
voulez-vous ? ou Donnez-moi l’aumone, entendez-vous ? Le mot a Rome est d’ordinaire :
Faites-moi quelque bien pour vous-même.
Le Mardi je restai dans le bain une heure.
Le Mercredi 21 Juin, de bonne heure, je partis de la ville, & en prenant congé de la compagnie des
hommes & des Dames qui s’y trouvoient, j’en reçus toutes les marques d’amitié que je pouvois
desirer. Je vins par des montagnes escarpées, cependant agréables & couvertes, à
PESCIA, douze milles. Petit château, situé sur le fleuve Pescia, dans le territoire de Florence, où
se trouvent de belles maisons, des chemins bien ouverts, & les vins fameux de Trebiano, vignoble
assis au milieu d’un plant d’oliviers très-épais. Les habitans sont fort affectionnés à la France ; &
c’est pour cela, disent-ils, que leur ville porte pour armes un Dauphin.
Après dîner, nous rencontrâmes une belle plaine fort peuplée où l’on voit beaucoup de châteaux
& de maisons. Je m’étois proposé de voir le Mont Catino, où est l’eau chaude & salée du Tetuccio ;
mais je l’oubliai par distraction. Je le laissai à main droite éloigné d’un mille de mon chemin, environ
à sept milles de Pescia, & je ne m’apperçus de mon oubli que quand je fus presqu’arrivé, à
PISTOIE, onze milles. J’allai loger hors de la ville, & là, je reçus la visite du fils de M.
Ruspiglioni, qui ne voyage en Italie qu’avec des chevaux de voiture, en quoi il n’entend pas bien
ses intérêts : car il me paroît plus commode de changer de chevaux de lieu en lieu, que de se mettre
pour un long voyage entre les mains des voituriers.
De Pistoie à Florence, distance de vingt milles, les chevaux ne coûtent que quatre Jules.
Delà passant par la petite ville de Prato, je vins dîner à Castello, dans une auberge située vis-à-vis
le Palais du Grand Duc. Nous allâmes après dîner examiner plus attentivement son jardin, &
j’eprouvai là ce qui m’est arrivé en beaucoup d’autres occasions, que l’Imagination va toujours plus
loin que la réalité. Je l’avois vu pendant l’hiver nud & dépouillé ; je m’étois donc représenté sa
beauté future, dans une plus douce saison, beaucoup au dessus de ce qu’elle me parut alors en effet.
De Prato à Castello, dix-sept milles. Après dîner je vins, à
FLORENCE, trois milles. Le vendredi je vis les Processions publiques, & le Grand Duc en
voiture. Entre autres somptuosités, on voyoit un char en forme de théâtre doré par-dessus, sur lequel
étoient quatre petits enfans & un moine, ou un homme habillé en moine, avec une barbe postiche,
qui représentoit S. François (d’Assise) debout, & tenant les mains comme il les a dans ses tableaux
avec une couronne sur le capuchon. Il y avoit d’autres enfans de la ville armés, & l’un d’eux représentoit
S. George. Il vint sur la place à sa rencontre un grand dragon fort lourdement appuyé sur
des hommes qui le portoient, & jettant avec bruit du feu par la gueule. L’enfant le frappoit tantôt de
l’épée, tantôt de la lance, & il finit par l’égorger.
Je reçus ici beaucoup d’honnêtetés d’un Gondi qui fait sa résidence à Lyon ; il m’envoya de
très-bons vins, comme du Trebisien (ou Trebbiano).
Il faisoit une chaleur dont les habitans eux-mêmes étoient étonnés.
Le matin à la pointe du jour j’eus la colique au côté droit, & je souffris l’espace d’environ trois
heures. Je mangeai ce jour là le premier melon. Dès le commencement de Juin, on mangeoit à
Florence des citrouilles & des amandes.
Vers le 23, on fit la course des chars dans une grande & belle place quarrée plus longue que large,
& entourée de tous côtés de belles maisons. A chaque extrémité de la longueur, on avoit dressé
un obélisque, ou une aiguille de bois quarrée, & de l’une à l’autre étoit attachée une longue corde
pour qu’on ne pût traverser la place ; plusieurs hommes même se mirent encore en travers, pour
empêcher de passer par dessus la corde. Les balcons étoient remplis de Dames, & le Grand-Duc
avec la Duchesse & sa Cour étoit dans un Palais. Le peuple étoit répandu le long de la place & sur
des especes d’échauffauds où j’étois aussi : on voyoit courir à l’envi cinq chars vuides. Ils prirent
tous place au hasard (ou après avoir tiré au sort) à côté d’un des obélisques. Plusieurs disoient que
le plus éloigné avoit de l’avantage pour faire plus commodément le tour de la lice. Les chars
partirent au son des trompettes. Le troisieme circuit au tour de l’obélisque, ou se dirige la course, est
celui qui donne la victoire. Le char du Grand-Duc conserva l’avantage jusqu’au troisieme tour ;
mais celui de Strozzi qui l’avoit toujours suivi de plus près, ayant redoublé de vitesse, & courant à
bride abattue, en se resserrant à propos, mit la victoire en balance. Je m’apperçus que le peuple
rompit le silence en voyant Strozzi s’approcher, & qu’il lui applaudissoit à grands cris de toutes ses
forces à la vue même du Prince. Ensuite, quand il fut question de faire juger la contestation par
certains Gentilhommes arbitres ordinaires des courses, ceux du parti de Strozzi s’en étant remis au
jugement de l’assemblée, il s’éleva tout-à-coup du milieu de la foule un suffrage unanime & un cri
public en faveur de Strozzi, qui enfin remporta le prix ; mais à tort, à ce qu’il me semble. La valeur
du prix étoit de cent écus. Ce spectacle me fit plus de plaisir qu’aucun de ceux que j’eusse vus en
Italie, par la ressemblance que j’y trouvois avec les courses antiques.
Comme ce jour étoit la veille de Saint Jean, on entoura le comble de l’Eglise Cathédrale de deux
ou trois rangs de lampions, ou de pots à-feu, & delà s’élançoient en l’air des fusées volantes. On dit
pourtant qu’on n’est pas dans l’usage en Italie, comme en France, de faire des feux le jour de
Saint-Jean.
Mais le Samedi, jour ou tomboit cette Fête, qui est la plus solemnelle & la plus grande Fête de
Florence, puisque ce jour-là tout se montre en public, jusqu’aux jeunes filles, (parmi lesquelles je ne
vis point beaucoup de beautés ;) dès le matin, le matin, le Grand-Duc parut à la place du Palais sur
un échaffaud ; dressé le long du bâtiment, dont les murs étoient couverts de très-riches tapis. Il étoit
sous un dais avec le Nonce du Pape que l’on voyoit à côte de lui, à sa gauche, & avec
l’Ambassadeur de Ferrare, beaucoup plus éloigné de lui. Là passerent devant lui toutes ses terres &
tous ses châteaux dans l’ordre où les proclamoit un héraut. Pour Sienne, par exemple, il se présenta
un jeune-homme vêtu de velours blanc & noir, portant à la main un grand vase d’argent, & la figure
de la louve de Sienne. Il en fit ainsi l’offrande au Duc, avec un petit compliment. Lorsque celui-ci
eut fini, il vint encore à la file, à mesure qu’on les appelloit par leurs noms, plusieurs estaffiers mal
vêtus, montés sur de très-mauvais chevaux ou sur des mules, & portant les uns une coupe d’argent,
les autres un drapeau déchiré. Ceux-ci qui étoient en grande nombre passoient le long des rues, sans
faire aucun mouvement, sans décence, sans la moindre gravité, & plutôt même avec un air de
plaisanterie que de cérémonie sérieuse. C’étoit les représentans des châteaux & lieux particuliers
dépendants de l’Etat de Sienne. On renouvelle tous les ans cet appareil qui est de pure forme.
Il passa ensuite un char & une grande pyramide quarrée faite de bois, qui portoit des enfans rangés
tout autour sur des gradins ; & vêtus les uns d’une façon, les autres d’une autre, en Anges & en
Saints. Au sommet de cette pyramide qui égaloit en hauteur les plus hautes maisons, étoit un Saint
Jean, c’est-à-dire, un homme travesti en Saint Jean, attaché à une barre de fer. Les Officiers &
particuliérement ceux de la Monnoie étoient à la suite de ce char.
La marche étoit fermée par un autre char sur lequel étoient de jeunes gens qui portoient trois prix
pour les diverses courses. A côté d’eux étoient les chevaux barbes qui devoient courir ce jour-là, &
les valets qui devoient les monter avec les enseignes de leurs maîtres, qui sont des premiers Seigneurs
du pays. Les chevaux étoient petits, mais beaux.
La chaleur alors ne paroissoit pas plus forte qu’en France. Cependant, pour l’éviter dans ces
chambres d’auberge, j’étois forcé la nuit de dormir sur la table de la salle, où je faisois mettre des
matelats & des draps, & cela faute de pouvoir trouver un logement commode ; car cette ville n’est
pas bonne pour les étrangers. J’usois encore de cet expédient pour éviter les punaises, dont tous les
lits sont fort infectés.
Il n’y a pas beaucoup de poisson à Florence. Les truites & les autres poissons qu’on y mange
viennent de dehors, encore sont-ils marinés. Je vis apporter de la part du Grand Duc à Jean
Mariano, Milanois, qui logeoit dans la même hôtellerie que moi, un présent de vin, de pain, de
fruits & de poisson ; mais ces poissons étoient en vie, petits & renfermés dans des cuvettes de terre.
Tout le jour j’avois la bouche aride & séche avec une altération, non de soif, mais provenant
d’une chaleur interne, telle que j’en ai sentie autrefois dans nos tems chauds. Je ne mangeois que du
fruit & de la salade avec du sucre, & malgré ce régime je ne me portois pas bien.
Les amusemens que l’on prend le soir en France, après le souper, précedent ici le repas. Dans les
plus longs jours, on y soupe souvent la nuit, & le jour commence entre sept & huit heures du matin.
Ce jour, dans l’après dînée, on fit les courses des Barbes. Le cheval du Cardinal de Médicis remporta
le prix. Il étoit de la valeur de 200 écus. Ce spectacle n’est pas fort agréable, parce que dans la
rue vous ne voyez que passer rapidement des chevaux en furie.
Le Dimanche je vis le Palais Pitti, & entr’autres choses une Mule en marbre qui est la statue
d’une mule encore vivante, à laquelle on a accordé cet honneur pour les longs services qu’elle a
rendus à voiturer ce qui étoit nécessaire pour ce bâtiment : c’est ce que disent au moins les vers latins
qu’on y lit. Nous vîmes dans le Palais cette Chimere (antique) qui a entre les épaules une tête
naissante avec des cornes & des oreilles, & le corps d’un petit lion.
Le Samedi précédent, le Palais du Grand Duc étoit ouvert & rempli de Paysans pour qui rien n’étoit
fermé, & l’on dansoit de tous côtés dans la grande salle. Le concours de cette sorte de gens est,
à ce qu’il me semble, une image de la liberté perdue, qui se renouvelle ainsi tous les ans à la principale
Fête de la ville.
Le Lundi j’allai dîner chez le Seigneur Silvio Picolomini, homme fort distingué par son mérite,
& sur-tout par son habileté dans l’Escrime ou l’Art des armes. Il y avoit bonne compagnie de
Gentils-hommes, & l’on s’y entretint de différentes matieres. Le Seigneur Picolomini fait très-peu
de cas de la manière d’escrimer (de faire des armes) des maîtres Italiens, tels que le Vénitien, le
Bolonois, le Patinostraro & autres ; il n’estime en ce genre qu’un de ses éleves établi à Brescia où
il enseigne cet art à quelques Gentilshommes. Il dit que, dans la maniere dont on montre ordinairement
à faire des armes, il n’y a ni regle ni méthode. Il condamne particulierement l’usage de
pousser l’épée en avant, & de la mettre au pouvoir de l’ennemi ; puis, la botte portée, de redonner
un autre assaut & de rester en arrêt. Il soutient qu’il est totalement différent de ce que font ceux qui
se battent, comme l’expérience le fait voir. Il étoit sur le point de faire imprimer un Ouvrage sur
cette matiere. Quant au fait de la guerre, il méprise fort l’artillerie, & tout ce qu’il nous dit sur cela
me plut beaucoup. Il estime ce que Machiavel a écrit sur ce sujet, & il adopte ses opinions. Il
prétend que pour les fortifications, le plus habile & le plus excellent Ingénieur qu’il y ait, est
actuellement à Florence au service du Grand Duc.
On est ici dans l’habitude de mettre de la neige dans les verres avec le vin. J’en mettois peu,
parce que je ne me portois pas trop bien, ayant souvent des maux de reins, & rendant toujours une
quantité incroyable de sable ; outre cela, je ne pouvois recouvrer ma tête, & la remettre en son
premier état. J’éprouvois des étourdissemens, & je ne sais quelle pesanteur sur les yeux, le front, les
joues, les dents, le nez & tout le visage. Il me vient dans l’idée que ces douleurs étoient causées par
les vins blancs doux & fumeux du pays, parce que la premiere fois que la migraine me reprit, tout
échauffé que j’étois déja, tant par le voyage que par la saison, j’avois bu grande quantité de
Trebbiano, mais si doux, qu’il n’étanchoit pas ma soif.
Après tout, je n’ai pu m’empêcher d’avouer, que c’est avec raison que Florence est nommée la
belle.
Ce jour je fus, seulement pour m’amuser, voir les Dames qui se laissent voir à qui veut. Je vis les
plus fameuses, mais rien de rare. Elles sont séquestrées dans un quartier particulier de la ville &
leurs logemens vilains, misérables, n’ont rien qui ressemble à ceux des courtisannes Romaines ou
Vénitiennes, non plus qu’elles mêmes ne leur ressemblent pour la beauté, les agrémens, le maintien.
Si quelqu’une d’entr’elles veut demeurer hors de ces limites, il faut que ce soit bien peu de chose, &
qu’elle fasse quelque métier pour cacher cela.
Je vis les boutiques des Fileurs de soie qui se servent de certains devidoirs, par le moyen
desquels une seule femme en les faisant tourner, fait d’un seul mouvement tordre & tourner à la fois
500 fuseaux.
Le Mardi matin je rendis une petite pierre rousse.
Le Mercredi je vis la maison de plaisance du Grand-Duc. Ce qui m’y frappa le plus, c’est une
roche en forme de pyramide construite & composée de toutes sortes de minéraux naturels, c’est-à
dire, d’un morceau de chacun, raccordés ensemble. Cette roche jettoit de l’eau qui faisoit mouvoir
au-dedans de la grotte plusieurs corps ; tels que des moulins à eau & à vent, de petites cloches
d’église, des soldats en sentinelle, des animaux, des chasses, & mille choses semblables.
Le Jeudi je ne me souciai pas de voir une autre course de chevaux. J’allai l’après-dînée à Pratolino,
que je revis dans un grand détail. Le concierge du palais m’ayant prié de lui dire mon sentiment
sur les beautés de ce lieu & sur celles de Tivoli, je lui dis ce que j’en pensois, en comparant
les lieux, non en général, mais partie par partie, & considérant leurs divers avantages : ce qui
rendoit respectivement, tantôt l’un tantôt l’autre supérieur.
Le Vendredi j’achetai à la librairie des Juntes, un paquet d’onze Comédies & quelques autres
livres. J’y vis le Testament de Bocace imprimé avec certains discours faits sur le Decameron.
On voit par ce testament à quelle étonnante pauvreté, à quelle misere étoit réduit ce grand homme.
Il ne laisse à ses parentes & à ses sœurs que des draps & quelques pieces de son lit ; ses livres à un
certain réligieux, à condition de les communiquer à quiconque dont il en sera requis ; il met en
compte jusqu’aux ustensiles & aux meubles les plus vils ; enfin il ordonne des Messes & sa
sépulture. On a imprimé ce testament tel qu’il a été trouvé sur un vieux parchemin bien délabré.
Comme les Courtisannes Romaines & Vénitiennes se tiennent aux fenêtres pour attirer leurs
amans, celles de Florence se montrent aux portes de leurs maisons, & elles y restent au filet aux
heures commodes. Là vous les voyez, avec plus ou moins de compagnie, discourir & chanter dans
la rue au milieu des cercles.
Le Dimanche 2 Juillet, je partis de Florence après dîner, & après avoir passé l’Arno sur un pont,
nous le laissâmes à main droite, en suivant toutefois son cours. Nous traversâmes de belles plaines
fertiles, où sont les plus célebres melonieres de Toscane. Les bons melons ne sont mûrs que vers le
15 de Juillet, & l’endroit particulier où se trouvent les meilleurs se nomme Legnaia : Florence en est
à trois milles.
La route que nous fîmes ensuite étoit pour la plus grande partie unie, fertile, & très-peuplée par
tout de maisons, de petits châteaux, de villages presque continus.
Nous traversâmes, entr’autres, une jolie terre appellée Empoli, nom dans le son duquel il y a je ne
sais quoi d’antique. Le site en est très-agréable. Je n’y reconnus aucunes traces d’antiquité, si ce
n’est, près du grand chemin, un pont en ruine qui en a quelque air.
Je fus ici frappé de trois choses :
1°. de voir tout le peuple de ce canton occupé, même le Dimanche, les uns à battre le bled ou à le
ranger, les autres à coudre, à filer, &c ; 2°. de voir ces paysans un luth à la main, & de leur côté les
bergeres, ayant l’Arioste dans la bouche : mais c’est ce qu’on voit dans toute l’Italie ; 3°. de leur
voir laisser le grain coupé dans les champs pendant dix & quinze jours ou plus, sans crainte des
voisins.
Vers la fin du jour nous arrivâmes à
SCALA, vingt milles. Il n’y a qu’une seule hôtellerie, mais fort bonne. Je ne soupai pas, & je
dormis peu à cause d’un grand mal de dents qui me prit du côté droit. Cette douleur je la sentois
souvent avec mon mal de tête ; mais c’étoit en mangeant qu’elle me faisoit le plus souffrir, ne
pouvant rien mettre dans ma bouche sans éprouver une très-grande douleur.
Le Lundi matin, 3 Juillet, nous suivîmes un chemin uni le long de l’Arno, & nous le trouvâmes
terminé par une belle plaine couverte de bleds. Vers le midi, nous arrivâmes à
PISE, vingt milles, ville qui appartient au Duc de Florence. Elle est située dans la plaine sur
l’Arno qui la travese par le milieu, & qui, se jettant dans la mer à six milles delà, amene à Pise
plusieurs espèces de bâtimens.
C’étoit le tems où les écoles cessoient, comme c’est la coutume pendant les trois mois du grand
chaud.
Nous y rencontrâmes une très-bonne troupe de Comédiens appellés Disiosi.
Comme l’auberge où j’étois ne me plaisoit pas, je louai une maison où il y avoit quatre chambres
& une salle. L’hôte se chargeoit de faire la cuisine & de fournir les meubles. La maison étoit belle,
& j’avois le tout pour huit écus par mois. Quant à ce qu’il s’étoit obligé de fournir pour le service de
table, comme nappes & serviettes, c’étoit peu de chose, attendu qu’en Italie on ne change de
serviettes qu’en changeant de nappes, & que la nappe n’est changée que deux fois la semaine. Nous
laissions faire à nos valets leur dépense eux-mêmes, & nous mangions à l’auberge à quatre jules par
jour.
La maison étoit dans une très-belle situation, avec une agréable vue sur le canal que forme
l’Arno en traversant la campagne.
Ce canal est fort large & long de plus de cinq cens pas, un peu incliné & comme replié sur
lui-même ; ce qui fait un aspect charmant, en ce que par le moyen de cette courbure, on en découvre
plus aisément les deux bouts, avec trois ponts qui traversent le fleuve, toujours couvert de navires &
de marchandises. Les deux bords de ce canal sont revêtus de beaux quais, comme celui des
Augustins de Paris. Il y a deux côtés de rues larges, & le long de ces rues un rang de maisons, parmi
lesquelles étoit la nôtre.
Le Mercredi 5 Juillet, je vis la Cathédrale, où fut autrefois le Palais de l’Empereur Adrien. Il y a
un nombre infini de colonnes de différens marbres, ainsi que de forme & de travail différens, & de
très belles portes de métal. Cette Eglise est ornée de diverses dépouilles de la Grèce & de l’Egypte,
& bâtie d’anciennes ruines, où l’on voit diverses inscriptions, dont les unes se trouvent à rebours,
les autres à demi-tronquées ; & en certains endroits des caracteres inconnus, que l’on prétend être
d’anciens caracteres Etrusques.
Je vis le clocher bâti d’une façon extraordinaire, incliné de sept brasses comme celui de Bologne
& autres, & entouré de tous côtés de pilastres & de corridors ouverts.
Je vis encore l’Eglise de Saint-Jean qui est aussi très riche par les ouvrages de sculpture & de
peinture qu’on y voit. Il y a entr’autres un pupitre de marbre, avec grand nombre de figures d’une
telle beauté, que ce Laurent qui tua, dit-on, le Duc Alexandre, enleva les têtes de quelques unes, &
en fit présent à la Reine. La forme de cette Eglise ressemble à celle de la Rotonde de Rome.
Le fils naturel de ce Duc Alexandre fait ici sa résidence. Il est vieux à ce que j’ai vu. Il vit
commodément des bienfaits du Duc, & ne s’embarrasse point d’autre chose. Il y a de très beaux
endroits pour la chasse & pour la pêche, & ce sont là ses occupations.
Pour les saintes reliques, les ouvrages rares, les marbres précieux, & les pierres d’une grandeur
& d’un travail admirables, on en trouve ici tout autant que dans aucune autre ville d’Italie.
Je vis avec beaucoup de plaisir le bâtiment du cimetiere, qu’on appelle Campo-Santo ; il est
d’une grandeur extraordinaire, long de trois cens pas, large de cent, & quarré ; le corridor qui regne
autour a quarante pieds de largeur, est couvert de plomb, & pavé de marbre. Les murs sont couverts
d’anciennes peintures, parmi lesquelles il y en a d’un Gondi de Florence, tige de la maison de ce
nom.
Les Nobles de la ville avoient leurs tombeaux sous ce corridor ; on y voit encore les noms & les
armes d’environ quatre cens familles, dont il en reste à peine quatre, échappées des guerres & des
ruines de cette ancienne ville, qui d’ailleurs est peuplée, mais habitée par des étrangers. De ces Familles
nobles, dont il y a plusieurs Marquis, Comtes & autres Seigneurs, une partie est répandue en
différens endroits de la Chrétienté, où elles ont passé successivement.
Au milieu de cet édifice, est un endroit découvert où l’on continue d’inhumer les morts. On
assure ici généralement que les corps qu’on y dépose se gonflent tellement dans l’espace de huit
heures, qu’on voit sensiblement s’élever la terre ; que huit heures après ils diminuent & s’affaissent
; qu’enfin dans huit autres heures les chairs se consument, de maniere qu’avant que les ving-quatre
heures soient passées, il ne reste plus que les os tout nuds. Ce phénomène est semblable à celui du
cimetiere de Rome, où si l’on met le corps d’un Romain, la terre le repousse aussitôt. Cet endroit est
pavé de marbre, comme le corridor. On a mis par-dessus le marbre, de la terre à la hauteur d’une ou
de deux brasses, & l’on dit que cette terre fut apportée de Jérusalem dans l’expédition que les Pisans
y firent avec une grande armée. Avec la permission de l’Evêque, on prend un peu de cette terre
qu’on répand dans les autres sépulchres, par la persuasion où l’on est que les corps s’y consumeront
plus promtement : ce qui paroît d’autant plus vraisemblable, que dans le cimetiere de la ville on ne
voit presque point d’ossemens, & qu’il n’y a pas d’endroit où l’on puisse les ramasser & les
renfermer, comme on fait dans d’autres villes.
Les montagnes voisines produisent de très-beau marbre, & il y a dans la ville beaucoup d’excellens
ouvriers pour le travailler. Ils faisoient alors pour le Roi de Fez en Barbarie, un très-riche
ouvrage : c’étoient les ornemens d’un théâtre dont ils exécutoient le dessin, & qui devoit être décoré
de cinquante colonnes de marbre d’une très-grande hauteur.
On voit en beaucoup d’endroits de cette ville les armes de France, & une colonne que le Roi
Charles VIII a donnée à la Cathédrale. Dans une maison de Pise, sur le mur du côté de la rue, ce
même Prince est représénté, d’après nature, à genoux devant une Vierge qui semble lui donner des
conseils. L’inscription porte, que ce Monarque soupant dans cette maison, il lui vint par hasard dans
l’esprit de rendre aux Pisans leur ancienne liberté : en quoi, dit-elle, il surpassa la grandeur
d’Alexandre. On lit ici parmi les titres de ce Prince, Roi de Jérusalem, de Sicile, &c. Les mots qui
regardent cette circonstance de la liberté rendue aux Pisans, ont été barbouillés exprès, & sont à
moitié biffés, effacés. D’autres maisons particulieres sont encore décorées des mêmes armes (de
France), pour indiquer la noblesse que le Roi leur donna.
Il n’y a pas ici beaucoup de restes d’anciens édifices ou d’antiquités, si ce n’est une belle ruine
en briques à l’endroit où fut le Palais de Néron, dont le nom lui est resté, & une Eglise de Saint--
Michel qui fut autrefois un Temple de Mars.
Le Jeudi, Fête de Saint-Pierre, on me dit qu’anciennement l’Evêque de Pise alloit en procession
à l’Eglise de Saint-Pierre, à quatre milles hors de la ville, & de-là sur le bord de la mer, qu’il y
jettoit un anneau, & l’épousoit solennellement ; mais cette ville avoit alors une marine
très-puissante. Maintenant il n’y va qu’un Maître d’Ecole tout seul, tandis que les Prêtres vont en
procession à l’Eglise, où il y a de grandes Indulgences. La Bulle du Pape qui est d’environ 400 ans,
dit sur la foi d’un livre qui en a plus de 1200, que cette Eglise fut bâtie par Saint-Pierre, & que
Saint-Clément faisant l’office sur une table de marbre, il tomba sur cette table trois gouttes de sang
du nez du Saint Pape. Il semble que ces gouttes n’y soient imprimées que depuis trois jours. Les
Génois rompirent autrefois celle table pour emporter une de ces gouttes de sang ; ce qui fit que les
Pisans ôterent de l’Eglise le reste de la table ; & la porterent dans leur ville. Mais tous les ans on l’y
rapporte en procession le jour de Saint-Pierre, & le peuple y va toute la nuit dans des barques.
Le Vendredi, 7 Juillet, de bonne heure j’allai voir les cassines ou fermes de Pierre de Médicis
éloignées de la terre de deux milles. Ce Seigneur a là des biens immenses qu’il fait valoir par lui
même, en y mettant tous les cinq ans de nouveaux Laboureurs qui prennent la moitié des fruits. Le
terrein est très fertile en grains, & il y a des pâturages, où l’on tient toutes sortes d’animaux. Je
descendis de cheval pour voir les particularités de la maison. Il y a grand nombre de personnes
occupées à faire des crêmes, du beurre, des fromages, avec tous les utenciles nécessaires à ce genre
d’économie.
Delà, suivant la plaine, j’arrivai sur les bords de la mer Tyrrhenienne, où d’un côté je découvrois
à main droite Erici, & de l’autre, encore de plus près, Livourne, Château situé sur la mer. Delà se
découvre bien l’Isle de Gorgone, plus loin celle de Capraia, & plus loin encore la Corse. Je tournai
à main gauche le long du bord de la mer, & nous le suivîmes jusqu’à l’embouchure de l’Arno, dont
l’entrée est fort difficile aux vaisseaux, parce que plusieurs petites rivieres qui se jettent ensemble
dans l’Arno, charrient de la terre & de la boue qui s’y arrêtent, & font élever l’embouchure en
l’embarrassant. J’y achetai du poisson que j’envoyai aux Comédiennes de Pise. Le long de ce fleuve
on voit plusieurs buissons de Tamaris. Le Samedi j’achetai un petit baril de ce bois, six jules ; j’y
fis mettre des cercles d’argent, & je donnai trois écus à l’orfévre.
J’achetai de plus une canne d’Inde pour m’appuyer en marchant, six jules ; un petit vase & un
gobelet de noix d’Inde qui fait le même effet pour la ratte & la gravelle que le Tamaris, huit jules.
L’artiste, homme habile & renommé pour la fabrique des instrumens de mathématique, m’apprit
que tous les arbres ont intérieurement autant de cercles & de tours qu’ils ont d’années. Il me le fit
voir à toutes les especes de bois qu’il avoit dans sa boutique ; car il est menuisier. La partie du bois
tournée vers le septentrion ou le nord est plus étroite, a les cercles plus serrés & plus épais que l’autre
; ainsi quelque bois qu’on lui porte, il se vante de pouvoir juger quel âge avoit l’arbre, & dans
quelle situation il étoit.
Dans ce tems-là précisement, j’avois je ne sai quel embarras à la tête qui m’incommodoit
tousiours de quelque façon, avec une constipation telle que je n’avois point le ventre libre, sans art
ou sans le secours de quelques drogues, secours assez foibles. Les reins d’ailleurs selon les
circonstances.
L’air de cette ville (de Pise), passoit il y a quelque tems pour être très mal-sain ; mais depuis que
le Duc Cosme a fait dessecher les marais d’alentour, il est bon. Il étoit auparavant si mauvais, que
quand on vouloit reléguer quelqu’un & le faire mourir, on l’exiloit à Pise où dans peu de jours
c’étoit fait de lui.
Il n’y a point ici de perdrix, malgré les soins que les Princes Toscans se sont donnés pour en
avoir.
J’eus plusieurs fois à mon logis la visite de Jérôme Borro, Médecin, Docteur de la Sapience, & je
l’allai voir à mon tour. Le 14 Juillet, il me fit présent de son livre du flux & reflux de la mer, qu’il a
écrit en langue vulgaire, & me fit voir un autre livre de sa façon écrit en latin sur les maladies du
corps.
Ce même jour, près de ma maison, vingt-un esclaves Turcs s’échaperent de l’Arsenal, & se
sauverent sur une frégate toute agréée que le Seigneur Alexandre de Piombino avoit laissée dans le
port, tandis qu’il étoit à la pêche.
A l’exception de l’Arno & de la beauté du canal qu’il offre en traversant la ville, comme aussi
des Eglises, des ruines anciennes, & des travaux particuliers, Pise a peu d’élégance & d’agrément.
Elle est déserte en quelque sorte, & tant par cette solitude, que par la forme des édifices, par sa
grandeur & par la largeur de ses rues, elle ressemble beaucoup à Pistoye. Un des plus grands
défauts qu’elle ait, est la mauvaise qualité de ses eaux qui ont toutes un goût de marécage.
Les habitans sont très pauvres, & n’en sont pas moins fiers, ni moins intraitables, & peu polis
envers les étrangers, (particuliérement pour les François), depuis la mort d’un de leurs Evêques,
Pierre-Paul de Bourbon, qui se disoit de la maison de nos Princes, & dont la famille subsiste
encore.
Cet Evêque aimoit si fort notre nation, & il etoit si libéral, qu’il avoit ordonné que dès qu’il
arriveroit un François, il lui fût amené chez lui. Ce bon Prélat a laissé aux Pisans un souvenir
très-honorable de sa bonne vie & de sa libéralité. Il n’y a que cinq ou six ans qu’il est mort.
Le 17 Juillet, je me mis avec vingt-cinq autres à jouer à un écu par tête, à la Riffa, quelques
nippes d’un des Comédiens de la ville, nommé Fargnocola. On tire à ce jeu d’abord à qui jouera le
premier, puis le second, & ainsi de suite jusqu’au dernier : c’est l’ordre qu’on suit. Mais comme on
avoit plusieurs choses à jouer, on fit ensuite deux conditions égales : celui qui faisoit le plus de
points gagnoit d’une part, & celui qui en faisoit le moins gagnoit de l’autre. Le sort m’échut à jouer
le second.
Le 8, il s’éleva une grande contestation à l’Eglise de Saint-François, entre les Prêtres de la Cathédrale
& les Religieux. La veille un Gentilhomme de Pise avoit été enterré dans ladite Eglise. Les
Prêtres y vinrent avec leurs ornemens, & tout ce qu’il falloit pour dire la Messe. Ils alléguoient leur
privilege & la coutume observée de tout tems. Les Religieux disoient au contraire que c’étoit à eux
non point à d’autres, à dire la Messe dans leur Eglise. Un Prêtre s’approchant du grand Autel voulut
en empoigner la table ; un Religieux s’efforça de lui faire lâcher.
Le 10 Août, nous sortîmes de la ville pour nous aller promener, avec plusieurs Gentilshommes de
Lucques qui m’avoient prêté des chevaux. Je vis des maisons de plaisance fort jolies aux environs
de la ville, à trois ou quatre milles de distance, avec des portiques & des galeries qui les rendent fort
gaies. Il y a entr’autres une grande galerie toute voûtée en dedans, couverte de sceps & de branches
de vignes qui sont plantés à l’entour, & appuyés sur quelques soutiens. La treille est vive & naturelle.
Mon mal de tête me laissoit quelquefois tranquille pendant cinq à six jours & plus, mais je ne
pouvois la remettre parfaitement.
Il me vint en fantaisie d’étudier la langue Toscane, & de l’apprendre par principes ; j’y mettois
assez de tems & de soins, mais j’y faisois peu de progrès.
On éprouva dans cette saison une chaleur beaucoup plus vive qu’on n’en sentoit communément.
Le 12, j’allai voir hors de Lucques la maison de campagne de M. Benoît Buonvisi, que je trouvai
d’une beauté médiocre. J’y vis, entr’autres choses, la forme de certains bosquets qu’ils font sur des
lieux élevés. Dans un espace d’environ cinquante pas, ils plantent divers arbres de l’espece de ceux
qui restent verds toute l’année. Ils entourent ce lieu de petits fossés, & pratiquent au dedans de
petites allées couvertes. Au milieu du bosquet, est un endroit pour le chasseur qui, dans certains
tems de l’année, comme vers le mois de Novembre, muni d’un sifflet d’argent & de quelques grives
prises exprès pour cet usage & bien attachées, après avoir disposé de tous côtés plusieurs appeaux
avec de la glu, prendra dans une matinée deux cents grives. Cela ne se fait que dans un certain
canton près de la ville.
Le Dimanche 13, je partis de Lucques, après avoir donné ordre qu’on offrît à M. Louis Pinitesi
quinze écus pour l’appartement qu’il m’avoit cédé dans sa maison, (ce qui revenoit à un écu par
jour) : il en fut très-content.
Nous allâmes voir ce jour-là plusieurs maisons de campagne appartenant à des Gentilshommes de
Lucques ; elles sont jolies, agréables, enfìn elles ont leurs beautés. L’eau y est abondante, mais
postiche, c’est-à-dire, ni naturelle, ni vive, ou continuelle.
Il est étonnant de voir si peu de fontaines dans un pays si montueux.
Les eaux dont ils se servent, ils les tirent des ruisseaux ; & pour l’ornement, ils les érigent en fontaines
avec des vases, des grottes, & autres travaux à cet usage. Nous vinmes le soir souper à une
maison de campagne de M. Louis, avec M. Horace son fils, qui nous accompagnoit toujours. Il nous
reçut fort bien, & nous donna un très-bon souper sous une grande galerie fort fraîche & ouverte de
tous côtés. Il nous fit ensuite coucher séparément dans de bonnes chambres, où nous eûmes des
draps de lin très-blancs & d’une grande propreté, tels que nous en avions eus à Lucques dans la
maison de son pere.
Lundi, de bonne heure, nous partîmes de là, & chemin faisant, sans descendre de cheval, nous
nous arrêtâmes à la maison de campagne de l’Evêque qui y étoit. Nous fûmes très-bien reçus par ses
gens & même invités à y dîner ; mais nous allâmes dîner aux
BAINS DELLA VILLA, 15 milles. J’y reçus de tout le monde le meilleur accueil, & des caresses
infinies. Il sembloit en vérité que je fusse de retour chez moi. Je logeai encore dans la même
chambre que j’avois louée ci-devant vingt écus par mois, au même prix & aux mêmes conditions.
Le Mardi, 15 Août, j’allai de bon matin me baigner ; je restai un peu moins d’une heure dans le
bain, & je le retrouvai plus froid que chaud. Il ne me provoqua point de sueur. J’arrivai à ces bains
non-seulement en bonne santé, mais je puis dire encore fort allegre de toute façon. Après m’être
baigné, je rendis des urines troubles ; le soir ayant marché quelque tems par des chemins montueux
& difficiles, elles furent tout-à-fait sanguinolentes, & quand je fus couché je sentis je ne sai quel
embarras dans les reins.
Le 16, je continuai le bain, & pour être seul à l’écart, je choisis celui des femmes où je n’avois
pas encore été. Il me parut trop chaud, soit qu’il le fût réellement, soit qu’ayant déjà les pores
ouverts par le bain que j’avois pris la veille, je fusse plus prompt à m’échauffer ; cependant j’y
restai plus d’une heure. Je suai médiocrement ; les urines étoient naturelles, point de sable. Après
dîner, les urines revinrent encore troubles & rousses ; & vers le coucher du soleil elles étoient
sanguinolentes.
Le 17, je trouvai le même bain plus tempéré. Je suai très-peu ; les urines étoient un peu troubles,
avec un peu de sable ; j’avois le teint d’un jaune pâle.
Le 18, je restai deux heures encore au même bain. Je sentis aux reins je ne sai quelle pesanteur ;
mon ventre étoit aussi libre qu’il le falloit. Dès le premier jour j’avois éprouvé beaucoup de vents &
de borborigmes ; ce que je crois sans peine être un effet particulier de ces eaux, parce que la
premiere fois que je pris les bains, je m’apperçus sensiblement que les mêmes vents étoient produits
de cette maniere.
Le 19, j’allai au bain un peu plus tard, pour donner le tems à une Dame de Lucques de se baigner
avant moi, parce que c’est une regle assez raisonnable observée ici, que les femmes jouissent à leur
aise de leur bain ; aussi j’y restai deux heures.
Ma tête pendant plusieurs jours s’étoit maintenue en très bon état ; il lui survint un peu de
pesanteur. Mes urines étoient toujours troubles, mais en diverses façons, & elles charrioient
beaucoup de sable. Je m’appercevois aussi de je ne sai quels mouvemens aux reins ; & si je pense
juste en ceci, c’est une des principales propriétés de ces bains. Non seulement ils dilatent & ouvrent
les passages & les conduits, mais encore ils poussent la matiere, la dissipent, & la font disparoître.
Je jettois du sable qui paroissoit n’être autre chose que des pierres brisées, récemment désunies.
La nuit je sentis au côté gauche un commencement de colique assez fort & même poignant, qui
me tourmenta pendant un bon espace de tems, & ne fit pas néanmoins les progrès ordinaires ; car le
mal ne s’étendit point jusqu’au bas ventre, & il finit de façon à me faire croire que c’étoient des
vents.
Le 20, je fus deux heures au bain. Les vents me causerent pendant tout le jour de grandes incommodités
au bas ventre. Je rendois toujours des urines troubles, rousses, épaisses, avec un peu de
sable. La tête me faisoit mal, & j’allois du ventre plus que de coutume.
On n’observe pas ici les Fêtes avec la même religion que nous, ni même le Dimanche ; on voit
les femmes faire la plus grande partie de leur travail après dîner. Le 21, je continuai mon bain après
lequel j’avois les reins fort douloureux ; mes urines étoient abondantes & troubles, & je rendois
toujours un peu de sable. Je jugeois que les vents étoient la cause des douleurs que j’éprouvois alors
dans les reins, parce qu’ils se faisoient sentir de tous côtés. Ces urines si troubles me faisoient
pressentir la descente de quelque grosse pierre ; je ne devinai que trop bien. Après avoir le matin
écrit cette partie de mon joural, aussi-tôt que j’eus dîné, je sentis de vives douleurs de colique ; &
pour me tenir plus alerte, il s’y joignit, à la joue gauche, un mal de dents très aigu, que je n’avois
point encore éprouvé. Ne pouvant supporter tant de malaise, deux ou trois heures après je me mis au
lit, ce qui fit bien-tôt cesser la douleur de ma joue.
Cependant, comme la colique continuoit de me déchirer, & qu’aux mouvemens flatueux qui
tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, occupoient successivement diverses parties de mon corps, je
sentois enfin que c’étoint plutôt des vents que des pierres, je fus forcé de demander un lavement. Il
me fut donné sur le soir très-bien préparé avec de l’huile, de la camomille & de l’anis, le tout ordonné
seulement par l’Apothicaire. Le Capitaine Paulino me l’administra lui-même avec beaucoup
d’adresse ; car quand il sentoit que les vents repoussoient, il s’arrêtoit & retiroit la seringue à lui,
puis il reprenoit doucement & continuoit de façon que je pris le remede tout entier sans aucun
dégoût. Il n’eut pas besoin de me recommander de le garder tant que je pourrais, puisque je ne fus
pressé par aucune envie. Je le gardai donc jusqu’à trois heures, & ensuite je m’avisai de moi-même
de le rendre. Etant hors du lit, je pris avec beaucoup de peine un peu de masse pain & quatre gouttes
de vin. Sur cela je me remis au lit, & après un léger sommeil, il me prit envie d’aller à la selle ; j’y
fus quatre fois jusques au jour, y ayant toujours quelque partie du lavement qui n’étoit pas rendu.
Le lendemain matin, je me trouvai fort soulagé, parce qu’il m’avoit fait sortir beaucoup de vents.
J’étois fort fatigué, mais sans aucune douleur. Je mangeai un peu à dîner, sans nul appétit ; je bus
aussi sans goût, quoique je me sentisse altéré. Après dîner, la douleur me reprit encore une fois à la
joue gauche, & me fit beaucoup souffrir, depuis le dîner jusqu’au souper. Comme j’étois bien
convaincu que mes vents ne venoint que du bain, je l’abandonnai, & je dormis bien toute la nuit.
Le jour suivant à mon réveil, je me trouvai las & chagrin, la bouche séche avec des aigreurs &
un mauvais goût, l’haleine comme si j’avois eu la fievre. Je ne sentois aucun mal, mais je continuois
de rendre des urines extraordinaires & fort troubles.
Enfin, le 24 au matin, je poussai une pierre, qui s’arrêta au passage. Je restai depuis ce moment
jusqu’au dîner sans uriner, quoique j’en eusse grande envie. Alors je rendis ma pierre non sans
douleur & sans effusion de sang avant & après l’éjection. Elle étoit de la grandeur & longueur d’une
petite pomme ou noix de pin, mais grosse d’un côté comme une féve, & elle avoit exactement la
forme du membre masculin. Ce fut un grand bonheur pour moi d’avoir pu la faire sortir. Je n’en ai
jamais rendu de comparable en grosseur à celle-ci ; je n’avois que trop bien jugé, par la qualité de
mes urines, ce qui en devoit arriver. Je verrai quelles en seront les suites.
Il y auroit trop de foiblesse & de lâcheté de ma part, si, certain de me retrouver toujours dans le
cas de périr de cette maniere, & la mort s’approchant d’ailleurs à tous les instans, je ne faisois pas
mes efforts, avant d’en être là, pour pouvoir la supporter sans peine, quand le moment sera venu.
Car ensin la raison nous recommande de recevoir joyeusement le bien qui plaît à Dieu de nous envoyer.
Or, le seul remede, la seule regle & l’unique science, pour éviter tous les maux qui assiégent
l’homme de toutes parts & à toute heure, quels qu’ils soient, c’est de se résoudre à les souffrir
humainement ou à les terminer courageusement & promptement.
Le 25 Août, l’urine reprit couleur, & je me retrouvai dans le même état qu’auparavant. Outre
cela, je souffrois souvent tant le jour que la nuit de la joue gauche ; mais cette douleur étoit
passagere, & je me rappellois qu’elle m’avoit autrefois causé chez moi beaucoup d’incommodité.
Le 26 au matin, je fus deux heures au bain.
Le 27 après dîné, je fus cruellement tourmenté d’un mal de dents très-vif, tellement que j’envoyai
chercher le Médecin.
Le Docteur ayant tout examiné, vu principalement que la douleur s’étoit appaisée en sa présence,
jugea que cette espece de fluxion n’avoit pas de corps ou n’en avoit que fort peu ; mais que c’étoient
des vents mêlés de quelque humeur qui montoient de l’estomac à la tête, & me causoient ce
mal-aise ; ce qui me paroissoit d’autant plus vraisemblable, que j’avois éprouvé de pareilles
douleurs en d’autres parties de mon corps.
Le Lundi 28 Août, j’allai de bon matin boire des eaux de la fontaine de Barnabé, & j’en bus sept
livres quatre onces, à douze onces la livre. Elles me procurerent une selle, & j’en rendis un peu
moins de la moitié avant mon dîner. J’éprouvois sensiblement que cette eau me faisoit monter à la
tête des vapeurs qui l’appesantissoient.
Le Mardi 29, je bus de la fontaine ordinaire neuf verres contenant chacun une livre moins une
once, & la tête aussi-tôt me fit mal. Il est vrai, pour dire ce qui en est, que d’elle-même elle étoit en
mauvais état, & qu’elle n’avoit jamais été bien libre depuis le premier bain, quoique sa pesanteur se
fît sentir plus rarement & différemment ; mes yeux un mois auparavant, ne s’étant point affoiblis &
n’ayant point éprouvé d’éblouissement. Je souffrois par derriere, mais jamais je n’avois mal à la tête
que la douleur ne s’étendît à la joue gauche qu’elle embrassoit toute entiere, jusqu’aux dents même
les plus basses, enfin à l’oreille & à une partie du nez. La douleur passoit vîte, mais d’ordinaire elle
étoit aiguë, & elle me reprenoit souvent le jour & la nuit. Tel étoit alors l’état de ma tête.
Je crois que les fumées de cette eau, soit en buvant, soit en se baignant (quoique plus d’une
façon que de l’autre) sont fort nuisibles à l’estomac. C’est pourquoi l’on est ici dans l’usage de
prendre quelques médecines pour prévenir cet inconvénient.
Je rendis dans le cours d’une journée jusqu’à la suivante, à une livre près, toute l’eau que j’avois
bue, en comptant celle que je buvois à table, mais qui étoit bien peu de chose, puisqu’elle n’alloit
pas à une livre par jour. Dans l’après-dînée, vers le coucher du soleil, j’allai au bain, j’y restai
trois-quarts-d’heure, & le Mercredi je suai un peu.
Le 30 Août, je bus deux verres, à neuf onces le verre ; ce qui fit dix-huit onces, & j’en rendis la
moitié avant dîner.
Le Jeudi je m’abstins de boire, & j’allai le matin à cheval voir Controne, village fort peuplé sur
ces montagnes. Il y avoit plusieurs plaines belles & fertiles, & des paturages sur la cime. Ce village
a plusieurs petites campagnes, & des maisons commodes bâties de pierres, dont les toits sont aussi
couverts de pierre en plateaux. Je fis un grand circuit autour de ces montagnes avant de retourner au
logis.
Je n’étois pas content de la maniere dont j’avois rendu les dernieres eaux que j’avois prises ; c’est
pourquoi il me vint dans l’idée de renoncer à en boire. Ce qui me déplaisoit en cela, c’est que je ne
trouvois pas mon compte les jours de boisson, en comparant ce que j’urinois avec ce que je buvois.
Il falloit, la derniere fois que je bus, qu’il fût encore resté dans mon corps plus de trois verres de
l’eau du bain, outre qu’il m’étoit survenu un resserrement que je pouvois regarder comme une vraie
constipation, par rapport à mon état ordinaire.
Le Vendredi, premier Septembre 1581, je me baignai une heure le matin ; il me prit dans le bain
un peu de sueur, & je rendis en urinant une grande quantité de sable rouge. Lorsque je buvois, je
n’en rendois pas ou bien peu. J’avois la tête à l’ordinaire, c’est à dire, en mauvais état. Je commençois
à me trouver incommodé de ces bains ; ensorte que si j’eusse reçu de France les nouvelles
que j’attendois depuis quatre mois sans en recevoir, j’eusse parti sur le champ, & j’aurois préféré
d’aller finir la cure de l’automne à quelques autres bains que ce fût.
En tournant mes pas du côte de Rome, je trouvois à peu de distance de la grande route, les bains
de Bagno-acqua, de Sienne & de Viterbe ; du côté de Venise, ceux de Bologne & de Padoue.
A Pise, je fis blasonner & dorer mes armes, avec de belles & vives couleurs, le tout pour un écu &
demi de France ; ensuite, comme elles étoient peintes sur toile, je les fis encadrer au bain, & je fis
clouer, avec beaucoup de soin le tableau au mur de la chambre que j’occupois, sous cette condition,
qu’elles devoient être censées données à la chambre, non au Capitaine Paulino, quoiqu’il fût le
maître du logis, & attachées à cette chambre quelque chose qui pût arriver dans la suite. Le
Capitaine me le promit & en fit serment.
Le Dimanche 3, j’allai au bain, & j’y restai un peu plus d’une heure. Je sentis beaucoup de vents,
mais sans douleurs.
La nuit & le matin du Lundi 4, je fus cruellement tourmenté de la douleur des dents ; je
soupçonnai dès-lors qu’elle provenoit de quelque dent gâtée. Je mâchois le matin du mastic sans
éprouver aucun soulagement. L’altération que me causoit cette douleur aiguë, faisoit encore que
j’étois constipé, & c’étoit pour cela que je n’osois me remettre à boire des eaux ; ainsi je faisois
très-peu de remedes. Cette douleur, vers le tems du dîner, & trois ou quatre heures après, me laissa
tranquille ; mais sur les vingt heures, elle me reprit avec tant de violence & aux deux joues, que je
ne pouvois me tenir sur mes pieds, la force du mal me donnoit des envies de vomir. Tantôt j’étois
tout en sueur, & tantôt je frissonnois. Comme je sentois du mal par-tout, cela me fit croire que la
douleur ne provenoit pas d’une dent gâtée. Car, quoique le fort du mal fût au côté gauche, il étoit
quelquefois encore très-violent aux deux tempes & au menton, & s’étendoit jusqu’aux épaules, au
gosier, même de tous côtés ; ensorte que je passai la plus cruelle nuit que je me souvienne d’avoir
passé de ma vie ; c’étoit une vraye rage & une fureur.
J’envoyai chercher la nuit même un Apothicaire qui me donna de l’eau-de-vie, pour la tenir du
côté où je souffrois le plus, ce qui me soulagea beaucoup. Dès l’instant que je l’eus dans la bouche,
toute la douleur cessa ; mais aussitôt que l’eau-de-vie étoit imbibée, le mal reprenoit. Ainsi j’avois
continuellement le verre à la bouche ; mais je ne pouvois y garder la liqueur, parce qu’aussitôt que
j’étois tranquille, la lassitude me provoquoit au sommeil, & en dormant il m’en tomboit toujours
dans le gosier quelques gouttes, qui m’obligeoient de la rejetter sur le champ. La douleur me quitta
vers le point du jour.
Le Mardi matin, tous les Gentilshommes qui étoient au bain vinrent me voir dans mon lit. Je me
fis appliquer à la tempe gauche, sur le pouls même un petit emplâtre de mastic, & ce jour là je
souffris peu. La nuit on me mit des étoupes chaudes sur la joue & au côté gauche de la tête. Je dormis
sans douleur, mais d’un sommeil agité.
Le Mercredi, j’avois encore quelque resentiment de mal, tant aux dents qu’à l’oeil gauche ; je
dormis sans douleur, mais d’un sommeil agité. En urinant je rendois du sable, mais non pas en si
grande quantité que la premiere fois que je fus ici, & quelquefois il ressembloit à de petits grains de
millet roussâtre.
Le Jeudi matin, 7 de Septembre, je fus pendant une heure au grand bain.
Dans la même matinée, on m’apporta, par la voie de Rome, des lettres de M. Tausin, écrites de
Bordeaux le 2 Août, par lesquelles il m’apprenoit que le jour précédent j’avois été élu d’un
consentement unanime Maire de Bordeaux, & il m’invitoit à accepter cet emploi pour l’amour de
ma Patrie.
Le Dimanche 10 Septembre, je me baignai le matin une heure au bain des femmes, & comme il
étoit un peu chaud, j’y suai un peu.
Après dîner, j’allai tout seul à cheval voir quelques autres endroits du voisinage, &
particuliérement une petite campagne qu’on nomme Gragnaiola, située au sommet d’une des plus
hautes montagnes du canton. En passant sur la cime des Monts, je découvrois les plus riches, les
plus fertiles & les plus agréables collines que l’on puisse voir.
Comme je m’entretenois avec quelques gens du lieu, je demandai à un vieillard fort âgé, s’ils
usoient de nos bains : il me répondit, qu’il leur arrivoit la même chose qu’à ceux qui pour être trop
voisins de Notre-Dame de Lorette, y vont rarement en pélérinage ; qu’on ne voyoit donc gueres
opérer les bains, qu’en faveur des étrangers, & de personnes qui venoient de loin. Il ajouta qu’il
s’appercevoit avec chagrin depuis quelques années que ces bains étoient plus nuisibles que salutaires
à ceux qui les prenoient ; ce qui provenoit de ce qu’autrefois il n’y avoit pas dans le pays un
Apothicaire, & qu’on y voyoit rarement même des Médecins, au lieu qu’à présent c’est tout le contraire.
Ces gens là, plus pour leur profit que pour le bien des malades, ont répandu cette opinion,
que les bains ne faisoient aucun effet à ceux qui non-seulement ne prenoient pas quelques
médecines avant & aprés l’usage des eaux, mais même n’avoient pas grand soin de se
médicamenter en les prenant ; ensorte qu’ils (les Médecins) ne consentoient pas aisément qu’on les
prît pures & sans ce mélange. Aussi l’effet le plus évident qui s’en suivoit, selon lui, c’est qu’à ces
bains il mouroit plus de monde qu’il n’en guérissoit, d’où il tenoit pour assuré qu’ils ne tarderoient
pas à tomber en discrédit, & à être totalement méprisés.
Le Lundi 11 Septembre, je rendis le matin beaucoup de sable, presque tout en forme de grains de
millet ronds, fermes, rouges à la surface & gris en dedans.
Le 12 Septembre 1581, nous partîmes des bains della Villa le matin de bonne heure, & nous
allâmes dîner à
LUCQUES, quatorze milles on commençoit à y vendanger. La Fête de Sainte-Croix est une
des principales Fêtes de la Ville ; on donne alors pendant huit jours à ceux qui sont absens pour
dettes la liberté de venir chez eux vacquer librement à cette dévotion.
Je n’ai point trouvé en Italie un seul bon barbier pour me raser & me faire les cheveux.
Le Mercredi au soir, nous allâmes entendre Vêpres au Dôme où il y avoit un concours de toute la
Ville & des Processions. Le Volto Santo étoit découvert : elle est en grande vénération parmi les
Lucquois, parce qu’elle est très-ancienne & illustrée par quantité de miracles. C’est exprès pour elle
que le Dôme a été bâti, & même la petite Chapelle où est gardée cette relique est au milieu de cette
grande Eglise, mais assez mal placée & contre toutes les regles de l’Architecture. Quand les Vêpres
furent dites, toute la pompe passa dans une autre Eglise qui étoit autrefois le Dôme.
Le Jeudi, j’entendis la Messe dans le Chœur du Dôme où étoient tous les Officiers de la
Seigneurie. A Lucques, on aime beaucoup la musique ; on y voit peu d’hommes & de femmes qui
ne la sachent point, & communément ils chantent tous : cependant ils ont très-peu de bonnes voix.
On chanta cette Messe à force de poumons, & ce ne fut pas grand chose. Ils avoient construit exprès
un grand Autel fort haut, en bois & papier, couvert d’images, de grands chandeliers & de beaucoup
de vases d’argent rangés comme un buffet, c’est-à-dire, un bassin au milieu & quatre plats autour.
L’Autel étoit garni de cette maniere depuis le pied jusqu’au haut, ce qui faisoit un assez bel effet.
Toutes les fois que l’Evêque dit la Messe, comme il fit ce jour là, à l’instant qu’il entonne le
Gloria in excelsis, on met le feu à un tas d’étoupes, que l’on attache à une grille de fer suspendue
pour cet usage au milieu de l’Eglise.
La saison dans ce pays là étoit déja fort réfroidie & humide.
Le Vendredi, 15 Septembre, il me survint comme un flux d’urine, c’est-à-dire, j’urinois presque
deux fois plus que je n’avois pris de boisson ; s’il m’étoit resté dans le corps quelque partie de l’eau
du bain, je crois qu’elle sortit.
Le Samedi matin, je rendis sans aucune peine une petite pierre rude au toucher : je l’avois un peu
sentie dans la nuit au bas du ventre & à la tête du gland.
Le Dimanche, 18 Septembre, se fit le changement des Gonfaloniers de la Ville ; j’allai voir cette
cérémonie au Palais. On travaille ici presque sans aucun égard pour le Dimanche, & il y a
beaucoup de boutiques ouvertes.
Le Mercredi, 20 Septembre, après-dîner, je partis de Lucques, après avoir fait emballer, dans deux
caisses, plusieurs choses pour les envoyer en France.
Nous suivîmes un chemin uni, mais par un pays stérile comme les Landes de Gascogne. Nous
passâmes, sur un pont bâti par le Duc Cosme, un grand ruisseau où sont les moulins à fer du Grand
Duc, avec un beau bâtiment. Il y a encore trois pêcheries ou lieux séparés en forme d’étangs qui
sont renfermés, & dont le fond est pavé de briques, où l’on entretient une grande quantité
d’anguilles, que l’on voit aisément par le peu d’eau qui s’y trouve. Nous passâmes l’Arno à
Fusecchio, & nous arrivâmes le soir à
SCALA, vingt milles. J’en partis au point du jour. Je passai par un beau chemin ressemblant à
une plaine. Le pays est entrecoupé de petites montagnes très-fertiles, comme celles de France.
Nous traversâmes Castel Fiorentino, petit bourg fermé de murailles, & ensuite à pied, tout près de
là, Certaldo, beau Château situé sur une colline, patrie de Bocace. Delà nous allâmes dîner à
POGGIBONZI, dix-huit milles, petite terre, d’où nous nous rendîmes à souper à
SIENNE, douze milles. Je trouvai que le froid dans cette saison étoit plus sensible en Italie qu’en
France.
La place de Sienne est la plus belle qu’on voie dans aucune ville d’Italie. On y dit tous les jours
la Messe en public à un Autel, vers lequel les maisons & les boutiques sont tournées de façon que le
peuple & les artisans peuvent l’entendre, sans quitter leur travail ni sortir de leur place. Au moment
de l’élévation, on sonne une trompette pour avertir le monde.
Dimanche, 23 Septembre, après dîner, nous partîmes de Sienne, & après avoir marché par un
chemin aisé, quoique parfois inégal, parce que le pays est semé de collines fertiles & de montagnes
qui ne sont point escarpées, nous arrivâmes à
SAN-CHIRICO, petit Château à vingt milles. Nous logeâmes hors des murs. Le cheval de
somme (qui portoit nos bagages) étant tombé dans un petit ruisseau que nous passâmes à gué, toutes
mes hardes, & sur-tout mes livres furent gâtés ; il fallut du tems pour les sécher. Nous laissâmes sur
les collines voisines, à main gauche, Montepulciano, Montecello & Castiglioncello.
Le Lundi, de bonne heure, j’allai voir un bain éloigné de deux milles, & nommé Vignone, du
nom d’un petit Château qui est tout auprès. Le bain est situé dans un endroit un peu haut, au pied
duquel passe la riviere d’Urcia. Il y a dans ce lieu environ une douzaine de petites maisons peu
commodes & désagréables qui l’entourent, & le tout paroît fort chétif. Là est un grand étang entouré
de murailles & de degrés d’où l’on voit bouillonner au milieu plusieurs jets de cette eau chaude, qui
n’a pas la moindre odeur de souffre, éleve peu de fumée, laisse un sédiment roussâtre, & paroît etre
plus ferrugineuse que d’aucune autre qualité ; mais on n’en boit pas. La longueur de cet étang est de
60 pas, & sa largeur de 25. Il y a tout autour quatre ou cinq endroits séparés & couverts où l’on se
baigne ordinairement. Ce bain est tenu assez proprement.
On ne boit point de ses eaux, mais bien de celles de Saint Cassien, qui ont plus de réputation.
Elles sont près de Sanchirico, à dix-huit milles du côté de Rome à la gauche de la grande route.
En considérant la délicatesse de ces vases de terre qui semblent de la porcelaine, tant ils sont
blancs & propres, je les trouvois à si bon marché, qu’ils me paroissent véritablement d’un usage
plus agréable pour le service de table que l’étain de France, & sur-tout celui qu’on sert dans les
auberges, qui est fort sale.
Tous ces jours-ci, le mal de tête dont je croyois être entiérement délivré, s’étoit fait un peu sentir.
J’éprouvois comme auparavant, aux yeux, au front, à toutes les parties antérieures de la tête, une
certaine pesanteur, un affoiblissement & un trouble qui m’inquiétoient. Le Mardi nous vinmes dîner
à
LA PAGLIA, treize milles, & coucher à
SAN-LORENZO : chétives auberges. On commençoit à vendanger dans ce pays-là.
Le Mercredi matin il survint une dispute entre nos gens & les voituriers de Sienne, qui, voyant que
le voyage étoit plus long que de coutume, fâchés d’être obligés de payer la dépense des chevaux, ne
vouloient pas payer celle de cette soirée. La dispute s’échauffa au point que je fus obligé d’aller
parler au Maire qui me donna gain de cause, après m’avoir entendu, & fit mettre en prison un des
voituriers. J’alléguois que la cause du retard venoit de la chûte du cheval de bagage, qui tombant
dans l’eau avait gâté la plus grande partie de mes hardes.
Près du grand chemin, à quelque pas de distance à main droite, environ à six milles de Montefiascone,
est un bain situé dans une très-grande plaine. Ce bain, à trois ou quatre milles de la
montagne la plus voisine, forme un petit lac, à l’un des bouts duquel on voit une très-grosse source
jetter une eau qui bouillonne avec force, & presque brûlante. Cette eau sent beaucoup le soufre ; elle
jette une écume & des féces blanches. A l’un des côtés de cette source, est un conduit qui amène
l’eau à deux bains, situés dans une maison voisine. Cette maison qui est isolée a plusieurs petites
chambres, assez mauvaises, & je ne crois pas qu’elle soit fort fréquentée. On boit de cette eau
pendant sept jours dix livres chaque fois ; mais il faut la lasser refroidir pour en diminuer la chaleur,
comme on fait au bain de Preissac, & l’on s’y baigne tout autant. Cette maison, ainsi que le bain, est
du domaine d’une certaine Eglise : elle est affermée cinquante écus. Mais outre le profit des
malades qui s’y rendent au Printems, celui qui tient cette maison à loyer, vend une certaine boue
qu’on tire du lac & dont usent les bons Chrétiens, en la délayant avec de l’huile, pour la guérison de
la gale, & pour celle des brebis, & des chiens, en la délayant avec de l’eau. Cette boue en nature &
brute, se vend douze jules, & en boules séches sept quatrins. Nous y trouvâmes beaucoup de chiens
du Cardinal Farnese qu’on y avoit menés pour les faire baigner. Environ à trois milles delà, nous
arrivames à
VITERBE, seize milles. Le jour étoit si avancé, qu’il fallut faire un seul repas du dîner & du
souper. J’étois fort enroué, & je sentois du froid. J’avois dormi tout habillé sur une table à
San-Lorenzo, à cause des punaises ; ce qui ne m’étoit encore arrivé qu’à Florence & dans cet
endroit. Je mangeai ici d’une espece de glands qu’on nomme gensole : l’Italie en produit beaucoup,
& ils ne sont pas mauvais. Il y a encore tant d’étourneaux que vous en avez un pour deux liards.
Le Jeudi 26 Septembre au matin, j’allai voir quelques-autres bains de ce pays situés dans la
plaine, & assez éloignés de la montagne. On voit d’abord deux différens endroits des bâtimens où
étoient il n’y a pas long-tems des bains qu’on a laissé perdre par négligence : le terrein toutefois
exhale une mauvaise odeur. Il y a de plus une maisonnette dans laquelle est une petite source d’eau
chaude qui forme un petit lac, pour se baigner. Cette eau n’a point d’odeur, mais un goût insipide ;
elle est médiocrement chaude. Je jugeai qu’il y avoit beaucoup de fer ; mais on n’en boit pas. Plus
loin est encore un édifice qu’on appelle le Palais du Pape, parce qu’on prétend qu’il a été bâti ou
réparé par le Pape Nicolas. Au bas de ce Palais & dans un terrein fort enfoncé, il y a trois jets
différents d’eau chaude, de l’un desquels on use en boisson. L’eau n’en est que d’une chaleur
médiocre & tempérée : elle n’a point de mauvaise odeur ; on y sent seulement au goût une petite
pointe, où je crois que le nitre domine. J’y étois allé dans l’intention d’en boire pendant trois jours.
On boit là tout comme ailleurs par rapport à la quantité ; on se promene ensuite, & l’on se trouve
bien de suer.
Ces eaux sont en grande réputation ; elles sont transportées par charge dans toute l’Italie. Le Médecin
qui a fait un Traité général de tous les Bains d’Italie, préfere les eaux de celui-ci, pour la
boisson, à toutes les autres. On leur attribue spécialement une grande vertu pour les maux de reins ;
on les boit ordinairement au mois de Mai. Je ne tirai pas un bon augure de la lecture d’un écrit
qu’on voit sur le mur, & qui contient les invectives d’un malade contre les Médecins qui l’avoient
envoyé à ces eaux, dont il se trouvoit beaucoup plus mal qu’auparavant. Je n’augurai pas bien non
plus de ce que le maître des bains disoit que la saison étoit trop avancée, & me sollicitoit froidement
à en boire.
Il n’y a qu’un logis, mais il est grand, commode & décent, éloigné de Viterbe d’un mille & demi;
je m’y rendis à pied. Il renferme trois ou quatre bains qui produisent différents effets, & de plus un
endroit pour la douche. Ces eaux forment une écume très blanche qui se fixe aisément, qui reste
aussi ferme que la glace, & produit une croûte dure sur l’eau. Tout l’endroit est couvert & comme
incrusté de cette écume blanche. Mettez y un morceau de toile, dans le moment vous le voyez
chargé de cette écume, & ferme comme s’il étoit gelé. Cette écume sert à nettoyer les dents ; elle se
vend & transporte hors du pays. En la mâchant, on ne sent qu’un goût de terre & de sable. On dit
que c’est la matiere premiere du marbre qui pourroit bien se pétrifier aussi dans les reins. Cependant
on assure qu’elle ne laisse aucun sédiment dans les flacons où elle se met, & qu’elle s’y conserve
claire & très-pure. Je crois qu’on en peut boire tant qu’on veut, & que la pointe qu’on y sent ne la
rend qu’agréable à boire.
De-là en m’en retournant, je repassai dans cette plaine qui est très-longue, & dont la largeur est
de huit milles, pour voir l’endroit où les habitans de Viterbe, (parmi lesquels il n’y a pas un seul
Gentilhomme, parce qu’ils sont tous Laboureurs & Marchands), ramassent les lins & les chanvres
qui font la matiere de leurs fabriques, auxquelles les hommes seuls travaillent, sans employer
aucunes femmes. Il y avoit un grand nombre de ces ouvriers autour d’un certain lac où l’eau dans
toute saison est également chaude & bouillante. Ils disent que ce lac n’a point de fond, & ils en
dérivent de l’eau pour former d’autres petits lacs tiedes, où ils mettent rouir le chanvre & le lin.
Au retour de ce petit voyage que je fis à pied en allant, & à cheval en revenant, je rendis à la
maison une petite pierre rousse & dure, de la grosseur d’un gros grain de froment ; je l’avois un peu
sentie la veille descendre chez moi vers le bas-ventre, mais elle s’étoit arrêtée au passage. Pour faciliter
la sortie de ces sortes de pierres, on fait bien d’arrêter le conduit de l’urine, & de serrer un peu
la verge ; ce qui lui donne ensuite un peu de ressort pour l’expulser. C’est une recette que m’apprit
M. de Langon à Arsac.
Le Samedi, Fête de Saint-Michel, après-dîner, j’allai voir la Madona di Quercio, à une demilieue
de la Ville. On y va par un grand chemin très-beau, droit, égal, garni d’arbres d’un bout
jusqu’à l’autre, enfin fait avec beaucoup de soin par les ordres du Pape Farnese. L’Eglise est belle,
remplie de monumens religieux, & d’un nombre infini de tableaux votifs. On lit dans une
inscription latine, qu’il y a environ cent ans qu’un homme étant attaqué par des voleurs, & à
demi-mort de frayeur, se réfugia sous un chêne où étoit cette image de la Vierge, & que lui ayant
fait sa priere, il devint miraculeusement invisible à ces voleurs & fut ainsi délivré d’un péril évident.
Ce miracle fit naître une dévotion particuliere pour cette Vierge ; on bâtit autour du chêne cette
Eglise qui est très-belle. On y voit encore le tronc du chêne coupé par le pied, & la partie supérieure
sur laquelle est posée l’image, est appliquée au mur, & dépouillée des branches qu’on a coupées
tout autour.
Le Samedi, dernier Septembre, je partis de bon matin de Viterbe, & je pris la route de Bagnaia.
C’est un endroit appartenant au Cardinal Gambara qui est fort orné, & surtout si bien fourni de
fontaines, qu’en cette partie il paroît non seulement égaler, mais surpasser même Pratolino & Tivoli.
Il y a d’abord une fontaine d’eau vive, ce que n’a pas Tivoli, & trés-abondante, ce qui n’est pas
à Pratolino ; de façon qu’elle suffit à une infinité de distributions sous différens dessins. Le même
M. Thomas de Sienne, qui a conduit l’ouvrage de Tivoli, conduit encore celui-ci qui n’est pas achevé.
Ainsi ajoutant toujours de nouvelles inventions aux anciennes, il a mis dans cette derniere construction
beaucoup plus d’art, de beautés & d’agrément. Parmi les différentes pieces qui la décorent,
on voit une pyramide fort élevée qui jette de l’eau de plusieurs manieres différentes : celle-ci monte,
celle-là descend. Autour de la pyramide, sont quatre petits lacs, beaux, clairs, purs & remplis d’eau.
Au milieu de chacun est une gondole de pierre, montée par deux Arquebusiers, qui, après avoir
pompé l’eau, la lancent avec leurs arbalêtes contre la pyramide, & par un Trompette qui tire aussi
de l’eau. On se promene autour de ces lacs & de la pyramide par de très-belles allées, où l’on trouve
des appuis de pierre d’un fort beau travail. Il y a d’autres parties qui plurent encore davantage à
quelques autres Spectateurs. Le Palais est petit, mais d’une structure agréable. Autant que je puis
m’y connoître, cet endroit certainement l’emporte de beaucoup sur bien d’autres, par l’usage &
l’emploi des eaux. Le Cardinal n’y étoit pis ; mais comme il est François dans le cœur, ses gens
nous firent toutes les politesses & les amitiés qu’on peut desirer.
De là, en suivant le droit chemin, nous passâmes à Caprarola, Palais du Cardinal Farnese, dont
on parle beaucoup en Italie. En effet, je n’en ai vu aucun dans ce beau pays qui lui soit comparable.
Il est entouré d’un grand fossé, taillé dans le tuf : le haut du bâtiment est en forme de terrasse, de
sorte qu’on n’en voit point la couverture. Sa figure est un peu pentagone, & il paroît à la vue un
grand quarré parfait. Sa forme intérieure est exactement circulaire : il regne autour de larges corridors
tous voûtés, & chargés partout de peintures. Toutes les chambres sont quarrées. Le bâtiment
est très-grand, les salles fort belles, & entr’autres il y a un salon admirable, dont le plafond (car tout
l’édifice est voûté) représente un globe céleste avec toutes les figures dont on le compose. Sur le
mur du salon tout autour est peint le globe terrestre, avec toutes ses régions : ce qui n forme une
Consmographie complette. Ces peintures qui sont très-riches couvrent entierement les murailles.
Ailleurs sont représentées, en divers tableaux, les actions du Pape Paul III, & de la maison Farnese.
Les personnes y sont peintes si au naturel que ceux qui les ont vues reconnoissent au premier
coup-d’oeil, dans leurs portraits, notre Connétable, la Reine-mere, ses enfans, Charles IX, Henri III,
le Duc d’Alençon, la Reine de Navarre, & le Roi François II, l’aîné de tous, ainsi que Henri II,
Pierre Strozzi & autres. On voit dans une même salle aux deux bouts deux bustes, sçavoir d’un côté,
& à l’endroit le plus honorable, celui du Roi Henri II, avec une Inscription au dessous où il est
nommé le Conservateur de la maison Farnese ; & à l’autre bout, celui du Roi Philippe II, Roi
d’Espagne dont l’inscription porte : Pour les bienfaits en grand nombre reçus de lui. Au dehors, il
est aussi beaucoup de belles choses dignes d’être vues, & entr’autres, une grotte d’où l’eau
s’élançant avec art dans un petit lac, représente à la vue & à l’ouie la chûte d’une pluie naturelle.
Cette grotte est située dans un lieu désert & sauvage, & l’on est obligé de tirer l’eau de ses fontaines
à une distance de huit milles qui s’étend jusqu’à Viterbe.
De là, par un chemin égal & une grande plaine nous parvinmes a des prairies fort étendues, au
milieu desquelles, en certains endroits secs & dépouillés d’herbes, on voit bouillonner des sources
d’eau froide, assez pures, mais tellement impregnées de soufre, que de fort loin on en sent l’odeur.
Nous allâmes coucher à
MONTEROSSI, vingt-trois milles ; & le Dimanche premier Octobre à
ROME, vingt deux milles. On éprouvoit alors un très grand froid & un vent glacial de nord. Le
Lundi & quelques jours après, je sentis des crudités dans mon estomach ; ce qui me fit prendre le
parti de faire quelques repas tout seul, pour manger moins. Cependant j’avois le ventre libre, j’étois
assez dispos de toute ma personne, excepté de la tête qui n’étoit point entierement rétablie.
Le jour que j’arrivai à Rome, on me remit des lettres des Jurats de Bordeaux, qui m’écrivoient
fort poliment au sujet de l’élection qu’ils avoient faite de moi pour Maire de leur ville ; & me
prioient avec instance de me rendre auprès d’eux.
Le Dimanche 8 Octobre 1581, j’allai voir aux Thermes de Dioclétien à Monte-Cavallo, un Italien,
qui ayant été long-tems esclave en Turquie, y avoit appris mille choses très-rares dans l’art du
manege. Cet homme, par exemple, courant à toute bride, se tenoit droit sur la selle, & lançoit avec
force un dard, puis tout d’un coup il se mettoit en selle. Ensuite au milieu d’une course rapide,
appuyé seulement d’une main sur l’arçon de la selle, il descendoit de cheval touchant à terre du pied
droit, & ayant le gauche dans l’étrier ; & plusieurs fois on le voyoit ainsi descendre & remonter
alternativement. Il faisoit plusieurs tours semblables sur la selle, en courant toujours. Il tiroit d’un
arc à la Turque devant & derriere, avec une grande dextérité. Quelquefois appuyant sa tête & une
épaule sur le col du cheval, & se tenant sur ses pieds, il le laissoit courir à discrétion. Il jettoit en
l’air une masse qu’il tenoit dans sa main, & la rattrappoit à la course. Enfin, étant debout sur la
selle, & tenant de la main droite une lance, il donnoit dans un gant & l’enfiloit, comme quand on
court la bague. Il faisoit encore à pied tourner autour de son col devant & derriere une pique qu’il
avoit d’abord fortement poussée avec la main.
Le 10 Octobre après-dîner, l’Ambassadeur de France m’envoya un Estafier me dire de sa part
que si je voulois, il viendroit me prendre dans sa voiture pour aller ensemble voir les meubles du
Cardinal Ursin, que l’on vendoit parce qu’il étoit mort dans cet Eté même à Naples, & qu’il avoit
fait héritiere de ses grands biens une sienne Niéce, qui n’étoit éncore qu’un enfant. Parmi les choses
rares que j’y vis, il y avoit une couverture de lit de taffetas fourrée de plumes de cignes. On voit à
Sienne beaucoup de ces peaux de cigne conservées entieres avec la plume, & toutes préparées ; on
ne m’en demandoit qu’un écu & demi. Elles sont de la grandeur d’une peau de mouton, & une seule
suffiroit pour en faire une pareille couverture. Je vis encore un œuf d’Autruche ciselé tout autour &
très-bien peint ; plus un petit coffre carré pour mettre des bijoux, & il y en avoit quelques-uns. Mais
comme ce coffre étoit fort artistement rangé, & qu’il y avoit des gobelets de cristal, en l’ouvrant, il
paroissoit qu’il fût de tous côtés, tant par-dessous que par-dessus, beaucoup plus large & plus
profond, & qu’il y eût dix fois plus de joyaux qu’il n’en renfermoit, une même chose se répétant
plusieurs fois, par la réflection des cristaux qu’on n’appercevoit pas même aisément.
Le Jeudi 12 Octobre, le Cardinal de Sens me mena seul en voiture avec lui, pour voir l’Eglise de
Saint-Jean & Saint-Paul ; il en est titulaire & supérieur, ainsi que de ces Religieux qui distillent les
eaux de senteur, dont nous avons parlé plus haut. Cette Eglise est située sur le Mont Celius,
situation qui semble avoir été choisie à dessein ; car elle est toute voûtée en dessous, avec de grands
corridors & des salles souterraines. On prétend que c’étoit là le Forum ou la place d’Hostilius. Les
jardins & les vignes de ces Religieux sont en très-belle vue ; on découvre delà l’ancienne Rome. Le
lieu par sa hauteur est escarpé, profond, isolé & presque inaccessible de toutes parts. Ce même jour
j’expédiai une malle bien garnie pour être transportée à Milan. Les voituriers mettent ordinairement
vingt jours pour s’y rendre. La malle pesoit en tout 150 liv., & on paye deux bajoques par livre ; ce
qui revient à deux sols de France. J’avois dedans plusieurs choses de prix, surtout un magnifique
chapelet d’Agnus Dei, le plus beau qu’il y eût à Rome. Il avoit été fait exprès pour l’Ambassadeur
de l’Impératrice, & un de ses Gentilshommes l’avoit fait bénir par le Pape.
Le Dimanche 15 Octobre, je partis de grand matin de Rome. J’y laissai mon frere en lui donnant
43 écus d’or, avec lesquels il comptoit y rester & s’exercer pendant cinq mois à faire des armes.
Avant mon départ de Rome, il avoit loué une jolie chambre pour 20 jules par mois. MM. d’Estissac,
de Montbaron, de Chase, Morens & plusieurs autres, m’accompagnerent jusqu’à la premiere poste.
Si même je ne m’étois pâs hâté, parce que je voulois éviter cette peine à ces Gentilshommes,
plusieurs d’entr’eux étoient encore tout prêts à me suivre, & avoient déja loué des chevaux. Tels
étoient MM. du Bellay, d’Ambres, d’Allegre, & autres. Je vins coucher à
RONSIGLIONE, trente milles. J’avais loué les chevaux jusqu’à Lucques, chacun à raison de
vingt jules, & le voiturier étoit chargé d’en payer la dépense.
Le Lundi matin je fus étonné de sentir un froid si aigu, qu’il me sembloit n’en avoir jamais
souffert de pareil, & de voir que dans ce canton les vendanges & la récolte du vin n’étoient pas
encore achevées. Je vins dîner à Viterbe où je pris mes fourrures, & tous mes accoutremens
d’hiver. De là je vins diner à
SAINT LAURENT, vingt-neuf milles ; & de ce bourg j’allai coucher à
SAN-CHIRICO, trente-deux milles. Tous ces chemins avoient été raccommodés cette année
même par ordre du Duc de Toscane, & c’est un ouvrage fort beau, très utile pour le public. Dieu
l’en récompense : car ces routes auparavant très-mauvaises sont maintenant très-commodes & fort
dégagées ; a peu-près comme les rues d’une ville. Il étoit étonnant de voir le nombre prodigieux de
personnes qui alloient à Rome. Les chevaux de voiture pour y aller étoient hors de prix ; mais pour
le retour, on les laissoit presque pour rien. Près de Sienne (& cela se voit en beaucoup d’autres
endroits), il y a un pont double, c’est-à-dire, un pont sur lequel passe le canal d’une autre riviere.
Nous arrivâmes le soir à
SIENNE, ving’ milles. Je souffris cette nuit pendant deux heures de la colique, & je crus sentir la
chûte d’une pierre. Le Jeudi de bonne heure, Guillaume Felix, Médecin Juif, vint me trouver ; il
discourut beaucoup sur le régime que je devois observer par rapport à mon mal de reins & au sable
que je rendois. Je partis à l’instant de Sienne ; la colique me reprit & me dura trois ou quatre heures.
Au bout de ce tems, je m’apperçus à la douleur violente que je sentois au bas ventre & à toutes ses
dépendances, que la pierre étoit tombée. Je vins souper à
PONTEALCE, vingt-huit milles. J’y rendis une pierre plus grosse qu’un grain de millet, avec un
peu de sable ; mais sans douleur, ni difficulté au passage. J’en partis le Vendredi matin, & en
chemin je m’arrêtai à
ALTOPASCIO, seize milles. J’y restai une heure pour faire manger l’avoine aux chevaux. Je
rendis encore là, sans beaucoup de peine & avec quantité de sable, une pierre longue, partie dure &
partie molle, plus grosse qu’un gros grain de froment. Nous rencontrâmes en chemin plusieurs
païsans, dont les uns cueilloient des feuilles de vignes qu’ils gardent pour en donner à manger
pendant l’hiver à leurs bestiaux ; les autres ramassoient de la fougere pour leur laitage. Nous vinmes
coucher à
LUCQUES, huit milles. Je reçus encore la visite de plusieurs Gentilshommes & de quelques
artisans. Le Samedi 21 Octobre au matin, je poussai dehors une autre pierre qui s’arrêta quelque
tems dans le canal, mais qui sortit ensuite sans difficulté ni douleur. Celle-ci étoit à peu-près ronde,
dure, massive, rude, blanche en-dedans, rousse en dessus, & beaucoup plus grosse qu’un grain ; je
faisois cependant toujours du sable. On voit par-là que la nature se soulage souvent d’elle-même ;
car je sentois sortir tout cela comme un écoulement naturel. Dieu soit loué de ce que ces pierres
sortent ainsi sans douleur bien vive, & sans troubler mes actions.
Dès que j’eus mangé un raisin (car dans ce voyage je mangeois le matin très-peu, même presque
rien), je partis de Lucques sans attendre quelques Gentilhommes qui se disposoient à m’accompagner.
J’eus un fort beau chemin, souvent très-uni. J’avois à ma droite de petites montagnes
couvertes d’une infinité d’oliviers, à gauche des marais, & plus loin la mer.
Je vis dans un endroit de l’Etat de Lucques une machine à demi-ruinée par la négligence du Gouvernement
; ce qui fait un grand tort aux campagnes d’alentour. Cette machine étoit faite pour
dessécher les marais & les rendre fertiles. On avoit creusé un grand fossé, à la tête duquel étoient
trois roues qu’un ruisseau d’eau vive roulant du haut de la montagne faisoit mouvoir
continuellement en se précipitant sur elles. Ces roues ainsi mises en mouvement puisoient d’une
part l’eau du fossé, avec les augets qui y étoient attachés, de l’autre la versoient dans un canal
pratiqué pour cet effet plus haut & de tous côtés entouré de murs, lequel portoit cette eau dans la
mer. C’étoit ainsi que se desséchoit tout le pays d’alentour.
Je passai au milieu de Pietra Santa, Château du Duc de Florence, fort grand, & où il y a
beaucoup de maisons, mais peu de gens pour les habiter, parce que l’air est, dit on, mauvais, qu’on
ne peut pas y demeurer, & que la plupart des habitans y meurent ou languissent. De là nous vinmes
à
MASSA DI CARRARA, vingt-deux milles, bourg appartenant au Prince de Massa, de la Maison
de Cibo. On voit sur une petite montagne un beau Château à mi côte entouré de bonnes murailles,
audessous duquel & tout autour sont les chemins & les maisons. Plus bas hors desdites murailles est
le bourg qui s’étend dans la plaine ; il est de même bien enclos de murs. L’endroit est beau, de
beaux chemins, & de jolies maisons qui sont peintes. J’étois forcé de boire ici des vins nouveaux ;
car on n’en boit pas d’autres dans le pays. Ils ont le secret de les éclaircir avec des copeaux de bois
& des blancs d’œufs ; de maniere qu’ils lui donnent la couleur du vin vieux ; mais ils ont je ne sçai
quel goût qui n’est pas naturel.
Le Dimanche vingt-deux Octobre, je suivis un chemin fort uni, ayant toujours à main gauche la
mer de Toscane à la distance d’une portée de fusil. Dans cette route, nous vîmes, entre la mer &
nous, des ruines peu considérables que les habitans disent avoir été autrefois une grande Ville
nommée Luna.
De là, nous vinmes à Sarrezana, terre de la Seigneurie de Gênes. On y voit les armes de la
République, qui sont un Saint George à cheval ; elle y tient une Garnison Suisse. Le Duc de
Florence en étoit autrefois possesseur, & si le Prince de Massa n’étoit pas entre deux pour les
séparer, il n’est pas douteux que Pietra Santa & Sarrezana, frontieres de l’un & de l’autre Etats ne
fussent continuellement aux mains.
Au départ de Sarrezana, où nous fûmes forcés de payer quatre jules par cheval pour une poste, il
se faisoit de grandes salves d’artillerie pour le passage de Don Jean de Médicis, frere naturel du Duc
de Florence, qui revenoit de Gênes, où il avoit été de la part de son frere voir l’Impératrice, comme
elle avoit été visitée de plusieurs autres Princes d’Italie. Celui qui fit le plus de bruit par sa
magnificence ce fut le Duc de Ferrare ; il alla à Padoue au-devant de cette Princesse, avec quatre
cent carosses. Il avoit demandé à la Seigneurie de Venise la permission de passer par leurs terres
avec six cens chevaux, & ils avoient répondu qu’ils accordoient le passage, mais avec un plus petit
nombre. Le Duc fit donc mettre tous ses gens en carrosse, & les mena tous de cette maniere ; le
nombre des chevaux fut seulement diminué. Je rencontrai le Prince (Jean de Médicis) en chemin.
C’est un jeune homme bien fait de sa personne : il étoit accompagné de vingt hommes bien mis,
mais montés sur des chevaux de voiture ; ce qui en Italie ne deshonore personne, pas même les
Princes. Après avoir passé Sarrezana, nous laissâmes à gauche le chemin de Gênes.
Là, pour aller à Milan, il n’y a pas grande différence, de passer par Gênes ou par la même
route ; c’est la même chose. Je desirois voir Gênes & l’Impératrice qui y étoit. Ce qui m’en
détourna, c’est que pour y aller il y a deux routes, l’une à trois journées de Sarrezana qui a 40 milles
de chemin très-mauvais & très-montueux rempli de pierres, de précipices, d’auberges assez
mauvaises & fort peu fréquentées : l’autre route est par Lerice, qui est éloignée de trois milles de
Sarrezana. On s’y embarque, & en douze heures on est à Gênes. Or moi qui ne pouvois supporter
l’eau par la foiblesse de mon estomac, & qui ne craignois pas tant les incommodités de cette route
que de ne pas trouver de logement par la grande foule d’étrangers qui étoit à Gênes ; qui de plus
avois entendu dire, que les chemins de Gênes à Milan n’étoient pas trop sûrs, mais infestés de voleurs
; enfin qui n’étois plus occupé que de mon retour en France, je pris le parti de laisser là Gênes,
& je pris ma route à droite entre plusieurs montagnes. Nous suivîmes toujours le bas du vallon le
long du fleuve Magra, que nons avions à main gauche. Ainsi passant tantôt par l’Etat de Gênes,
tantôt par celui de Florence, tantôt par celui de la Maison Malespina, mais toujours par un chemin
praticable & commode, à l’exception de quelques mauvais pas, nous vinmes coucher à
PONTEMOLLE, trente milles. C’est une ville longue fort peuplée d’anciens édifices qui ne sont
pas merveilleux. Il y a beaucoup de ruines. On prétend qu’elle se nommoit anciennement Appua ;
elle est actuellement dépendante de l’Etat de Milan, & elle appartenoit récemment aux Fiesques. La
premiere chose qu’on me servit à table fut du fromage tel qu’il se fait vers Milan & dans les
environs de Plaisance, puis de très-bonnes olives sans noyau, assaisonnées avec de l’huile & du
vinaigre en façon de salade & à la mode de Gênes. La Ville est située entre des montagnes & à leur
pied. On servoit pour laver les mains un bassin plein d’eau posé sur un petit banc, & il falloit que
chacun se lavât les mains avec la même eau.
J’en partis le Lundi matin 23, & au sortir du logis je montai l’Appennin, dont le passage n’est ni
difficile ni dangereux, malgré sa hauteur. Nous passâmes tout le jour à monter & à descendre des
montagnes, la plûpart sauvages & peu fertiles, d’où nous vinmes coucher à
FORNOUE, dans l’Etat du Comte de Saint-Second, trente milles. Je fus bien content quand je
me vis délivré de ces frippons de montagnards qui rançonnent impitoyablement les voyageurs sur la
dépense de la table & sur celle des chevaux. On me servit à table différens ragoûts à la moutarde,
fort bons ; il y en avoit un, entr’autres, fait avec des coings. Je trouvai ici grande disette de chevaux
de voiture. Vous êtes entre les mains d’une nation sans regle & sans foi à l’égard des étrangers. On
paye ordinairement deux jules par cheval chaque poste ; on en exigeoit ici de moi trois, quatre &
cinq par poste, de façon que tous les jours il m’en coutoit plus d’un écu pour le louage d’un cheval,
encore me comptoit-on deux postes où il n’y en avoit qu’une.
J’étois en cet endroit éloigné de Parme de deux postes, & de Parme à Plaisance la distance est la
même, que de Fornoue à la derniere, de sorte que je n’allongeois que de deux postes ; mais je ne
voulus pas y aller pour ne pas déranger mon retour, ayant abandonné tout autre dessein. Cet endroit
est une petite campagne de six ou sept maisonnettes, située dans une plaine le long du Taro : je
crois que c’est le nom de la riviere qui l’arrose. Le Mardi matin nous la suivîmes long tems, & nous
vinmes dîner à
BORGO S. DONI, douze milles, petit Château que le Duc de Parme commence à faire entourer
de belles murailles flanquées. On m’y servit à table de la moutarde composée de miel & d’orange
coupée par morceaux, en façon de cotignac à demi cuit.
De là laissant Crémone à main droite, & à même distance que Plaisance, nous suivîmes un
très-beau chemin dans un pays où l’on ne voit, tant que la vue peut s’étendre à l’horison, aucune
montagne ni même aucune inégalité, & dont le terrein est très-fertile. Nous changions de chevaux
de poste en poste ; je fis les deux dernieres au galop pour essayer la force de mes reins, je n’en fus
pas fatigué ; mon urine étoit dans son état naturel.
Près de Plaisance il y a deux grandes colonnes placées aux deux côtés du chemin à droite & à
gauche, & laissant entr’elles un espace d’environ quarante pas. Sur la base de ces colonnes est une
inscription latine, portant défense de bâtir entr’elles, & de planter ni arbres, ni vignes. Je ne sais si
l’on veut par-là conserver seulement la largeur du chemin, ou laisser la plaine découverte telle
qu’on la voit effectivement depuis ces colonnes jusqu’à la ville, qui n’en est éloignée que d’un
demi-mille. Nous allâmes coucher à
PLAISANCE, vingt milles : Ville fort grande. Comme j’y arrivai bien avant la nuit, j’en fis le
tour de tous côtés pendant trois heures. Les rues sont fangeuses, & non pavées ; les maisons
petites. Sur la place, qui fait principalement sa grandeur, est le Palais de la Justice, avec les prisons ;
c’est-là que se rassemblent tous les Citoyens. Les environs sont garnis de boutiques de peu de
valeur.
Je vis le Château qui est entre les mains du Roi Philippe. Sa garnison est composée de trois cens
soldats Espagnols mal payés, à ce qu’ils me dirent eux-mêmes. On sonne la Diane matin & soir
pendant une heure, avec les instrumens que nous appellons hautbois, & eux fiffres. Il y a là dedans
beaucoup de monde, & de belles pieces d’artillerie. Le Duc de Parme qui étoit alors dans la Ville ne
va jamais dans le Château que tient le Roi d’Espagne ; il a son logement à part dans la Citadelle, qui
est un autre Château situé ailleurs. Enfin, je n’y vis rien de remarquable, sinon le nouveau bâtiment
de Saint-Augustin que le Roi Philippe a fait construire à la place d’une autre Eglise de Saint-
Augustin, dont il s’est servi pour la construction de ce Château, en retenant une partie de ses revenus.
L’Eglise qui est très-bien commencée n’est pas encore finie ; mais la maison conventuelle,
ou le logement des Religieux qui sont au nombre de soixante-dix, & les Cloîtres qui sont doubles,
sont entierement achevés. Cet édifice, par la beauté des corridors, des dortoirs, des différentes
usines & d’autres pieces, me paroît le plus somptueux & le plus magnifique bâtiment pour le
service d’une Eglise que je me souvienne d’avoir vu en aucun autre endroit. On met ici le sel en
bloc sur la table, & le fromage se sert de même en masse sans plat.
Le Duc de Parme attendoit à Plaisance l’arrivée du fis ainé de l’Archiduc d’Autriche, jeune Prince
que je vis à Insprug, & l’on disoit qu’il alloit à Rome pour se faire couronner Roi des Romains.
On vous présente encore ici l’eau pour la mêler avec le vin, avec une grande cuillier de laiton. Le
fromage qu’on y mange ressemble à celui qui se vend dans tout le Plaisantin. Plaisance est
précisément à moitié chemin de Rome à Lyon. Pour aller droit à Milan, je devois aller coucher à
MARIGNAN, distance de trente milles, d’où à Milan il y en a dix ; j’allongeai mon voyage de
dix milles pour voir Pavie. Le Mercredi 25 Octobre je partis de bonne heure, & je suivis un beau
chemin dans lequel je rendis une petite pierre molle & beaucoup de sable. Nous traversâmes un
petit Château appartenant au Comte Santafiore. Au bout du chemin, nous passâmes le Pô sur un
pont volant établi sur deux barques avec une petite cabane, & que l’on conduit avec une longue
corde, appuyée en divers endroits sur des batelets rangés dans le fleuve, les uns vis à-vis des autres.
Près de là le Tesin mêle ces eaux à celles du Pô. Nous arrivâmes de bonne heure à
PAVIE, trente milles. Je me hâtai d’aller voir les principaux monumens de cette Ville : le pont -
sur le Tesin, l’Eglise Cathédrale & celles des Carmes, de Saint Thomas, de Saint Augustin ; dans la
derniere, est le riche tombeau du Saint Evêque en marbre blanc & orné de plusieures statues. Dans
une des places de la Ville, on voit une colonne de briques sur laquelle est une statue qui paroît faite
d’après la statue équestre d’Antonio le Pieux qu’on voit devant le Capitole à Rome. Celle-ci plus
petite ne sçauroit être comparée à l’original ; mais ce qui m’embarrassa, c’est qu’au cheval de la
statue de Pavie il y a des étriers & une selle, avec des arçons devant & derriere, tandis que celui de
Rome n’en a pas. Je suis donc ici de l’opinion des Savans, qui regardent les étriers & les selles, au
moins tels que ceux-ci, comme une invention moderne. Quelque Sculpteur ignorant peut-être a cru
que ces ornemens manquoient au cheval. Je vis encore les premiers ouvrages du bâtiment que le
Cardinal Borromée faisoit faire pour l’usage des Etudians.
La Ville est grande, passablement belle, bien peuplée, & remplie d’artisans de toute espece. Il y
a peu de belles maisons, & celle même où l’Impératrice a logé dernierement est peu de chose. Dans
les armes de France que je vis, les lys sont effacés ; enfin il n’y a rien de rare. On a dans ces
cantons-ci les chevaux à deux jules par poste. La meilleure auberge où j’eusse logé depuis Rome
jusqu’ici, étoit la poste de Plaisance, & je la crois la meilleure d’ltalie, depuis Vérone ; mais la plus
mauvaise hôtellerie que j’aye trouvé dans ce voyage est le Faucon de Pavie. On paye ici & à Milan
le bois à part, & les lits manquent de matelas.
Je partis de Pavie le Jeudi 26 Octobre ; je pris à main droite à la distance d’un demi-mille du
chemin direct, pour voir la plaine où l’on dit que l’armée du Roi François I, fut défaite par Charles-
Quint, ainsi que pour voir la Chartreuse qui passe avec raison pour une très-belle Eglise. La façade
de l’entrée est toute de marbre, richement travaillée, d’un travail infini, & d’un aspect imposant.
On y voit un devant d’Autel d’ivoire, où sont représentés en relief l’Ancien & le Nouveau
Testament, & le Tombeau de Jean Galeas Visconti, Fondateur de cette Eglise, en marbre. On
admire ensuite le Chœur, les ornemens du Maître-Autel, & le Cloître qui est d’une grandeur
extraordinaire & d’une rare beauté. La maison est très-vaste ; & à voir la grandeur & la quantité des
divers bâtimens qui la composent, à voir encore le nombre infini de domestiques, de chevaux, de
voitures, d’ouvriers & d’artisans qu’elle renferme, elle semble représenter la Cour d’un très-grand
Prince. On y travaille continuellement avec des dépenses incroyables qui se font sur les revenus de
la maison. Cette Chartreuse est située au milieu d’une très-belle prairie. De là nous vinmes à
MILAN, vingt milles. C’est la Ville d’Italie la plus peuplée ; elle est grande, remplie de toutes
sortes d’artisans & de marchands. Elle ressemble assez à Paris, & a beaucoup de rapport avec les
Villes de France. On n’y trouve point les beaux Palais de Rome, de Naples, de Gênes, de Florence ;
mais elle l’emporte en grandeur, & le concours des Etrangers n’y est pas moindre qu’à Venise. Le
Vendredi, 27 Octobre, j’allai voir les dehors du Château, & j’en fis presqu’entierement le tour.
C’est un édifice très-grand, & admirablement fortifié. La Garnison est composée de sept cent
Espagnols au moins, & très-bien munie d’artillerie. On y fait encore des réparations de tous côtés.
Je m’arrêtai là pendant tout le jour à cause d’une abondante pluie qui survint. Jusqu’alors le tems, le
chemin, tout nous avoit été favorable. Le Samedi 28 Octobre au matin, je partis de Milan par un
beau chemin, très-uni ; quoiqu’il plût continuellement, & que tous les chemins fussent couverts
d’eau, il n’y avoit point de boue, parce que le pays est sablonneux. Je vins dîner à
BUFFALORA, dix huit milles. Nous passâmes là le Naviglio sur un pont. Le canal est étroit,
mais tellement profond qu’il transporte à Milan de grosses barques. Un peu plus en deça nous
passâmes en bateau le Tesin, & vinmes coucher à
NOVARRE, vingt huit milles, petite Ville, peu agréable, située dans une plaine. Elle est entourée
de vignes & de bosquets ; le terrein en est fertile. Nous en partîmes le matin, & nous nous arrêtames
le tems qu’il fallut pour faire manger nos chevaux à
VERCEIL, dix milles, Ville du Piémont au Duc de Savoie, située encore dans une plaine, le long
de la Sesia, riviere que nous passâmes en bateau. Le Duc a fait construire en ce lieu à force de
monde, & très-promptement, une jolie forteresse, autant que j’en ai pu juger par les ouvrages de dehors
; ce qui a causé de la jalousie aux Espagnols qui sont dans le voisinage. De là nous traversâmes
deux petits Châteaux, Saint-Germain & Saint Jacques, & suivant toujours une belle plaine, fertile
principalement en noyers (car dans ce pays il n’y a point d’oliviers, ni d’autre huile que de l’huile
de noix), nous allâmes coucher à
LIVORNO, vingt-milles, petit Village assez garni de maisons. Nous en partîmes le Lundi de
bonne heure, par un chemin très-uni ; nous vinmes dîner à
CHIVAS, dix milles. Après avoir passé plusieurs rivieres & ruisseaux, tantôt en bateau, tantôt à
pié, nous arrivâmes à
TURIN, (dix milles), où nous aurions pu facilement être rendus avant le dîner. C’est une petite
Ville, située en un lieu fort aquatique, qui n’est pas trop bien bâtie, ni fort agréable, quoiqu’elle soit
traversée par un ruisseau qui en emporte les immondices. Je donnai à Turin cinq écus & demi par
cheval, pour le service de six journées jusqu’à Lyon : leur dépense sur le compte des Maîtres. On
parle ici communément François & tous les gens du pays paroissent fort afféctionnés pour la
France. La langue vulgaire n’a presque que la prononciation Italienne, & n’est au fond composée
que de nos propres expressions. Nous en partîmes le Mardi, dernier Octobre, & par un long chemin,
mais toujours uni, nous vinmes dîner à
S. AMBROISE, deux postes. De là, suivant une plaine étroite entre les montagnes, nous allâmes
coucher à
SUZE, deux postes. C’est un petit Château peuplé de beaucoup de maisons. J’y ressentis, pendant
mon séjour, au genou droit, une grande douleur qui me tenoit depuis quelques jours, & alloit
toujours en augmentant. Les hôtelleries y sont meilleures qu’aux autres endroits d’Italie : bon vin,
mauvais pain, beaucoup à manger.
Les aubergistes sont polis, ainsi que dans toute la Savoie. Le jour de la Toussaint, après avoir
entendu la Messe j’en partis & vins à
NOVALESE, une poste. Je pris là huit Marrons pour me faire porter en chaise jusqu’au haut du
Mont Cenis, & me faire ramasser de l’autre côté.