« Premier Memorandum » : différence entre les versions

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==1836==
 
*[[Memorandum premier - 1836|1836]]
'' 13 août 1836. à Paris. ''
*[[Memorandum premier - 1837|1837]]
 
*[[Memorandum premier - 1838|1838]]
je m'en vais recommencer un journal. Cela
durera le temps qu'il plaira à Dieu, c'est-à-dire
à l'ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand
je serai las de me regarder, je fermerai ce livre
et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on
pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable
quelque chose qui est malgré lui-même, car le
suicide nous débarrasse-t-il entièrement ? Qui le
sait ? Le '' sommeil sans rêves ''
que souhaitait Byron
n'était pas une réponse à l'angoissée question de
Shakespeare. La lâcheté humaine s'est accroupie
derrière Dieu.
 
Depuis mon dernier journal que j'écrivais en
voyageant, il y a un an à pareille heure, qu'est-ce
que j'ai fait et que suis-je devenu ? Si j'avais écrit
l'emploi de mes jours et les deux ou trois
événements qui sont déjà un passé furieusement enfoncé
dans le gouffre des choses, et ce que ces événements
ont produit en moi ou m'ont arraché, ce serait une
assez longue et triste histoire dont je ne
conseillerais la lecture à personne, pas même à moi
maintenant. Il est des ruines que personne ne voit
achever de tomber, des chutes silencieuses. Ce n'est
que longtemps après qu'on s'aperçoit qu'il n'y a plus
rien où il y avait une existence et que le vide a
englouti les atomes du dernier débris .
 
Mais je mets le silence, cette singerie impuissante
de l'oubli, entre moi et le passé de ces derniers
temps, et je me prends d'aujourd'hui même et du
pied de la date de ce journal.
 
éveillé à 8 heures. — lu le journal. — pas de
lettres. — levé. — cacheté une lettre à A... que
j'avais écrite hier, la nuit, de peur de l'avoir à
écrire aujourd'hui qui est le 13 du mois. Je suis
superstitieux en diable et ne veux pas me brouiller
avec elle. Ce jour pouvait influer sur nos sentiments
à l'un et à l'autre, et d'une manière funeste ; et
quoique je n'en fusse nullement certain, j'ai
pourtant sacrifié à mon doute. Te voilà bien, nature
humaine ! Oh ! Comme je te reconnais là. C'était
L B... qui me demandait dernièrement si je croyais
aux nombres de Pythagore. Je n'y crois pas plus
que je les nie. Il y croyait bien, lui, et il était
Pythagore ! Si c'était en lui superstition,
qu'est-ce donc que la superstition ? Les êtres les
moins véritablement superstitieux que j'aie connus,
dans toutes les classes de la société, étaient les
plus foncièrement médiocres, mais tout ce qui est
distingué ou qui a seulement des '' côtés distingués ''
 
ne peut s'en défendre. En tout état de cause, être
superstitieux montre que l'on est capable de
'' profondeur d'impression. ''
 
lu. — déjeuné. — habillé. — sorti. — passé
chez Th... pour mon poignard, auquel il fait faire
une gaine en cuivre afin que la lame ne me blesse
pas en le portant. Elle traverse un fourreau de
maroquin si épais qu'il soit. — pas trouvé Th... —
allé à l'institut. — lu D'Ossat jusqu'à quatre
heures. Homme fin comme martre et doux comme
une hermine, physionomie spirituelle, modeste,
et ne manquant pas de fermeté, — voulant patiemment
et toujours, et ayant la foi au succès comme
tous les forts et les heureux de ce monde. On est
étonné du nombre d'efforts, de démarches, de
lettres que l'on trouve dans sa correspondance
pour amener des changements sans brusquerie
dans l'esprit et les résolutions des hommes avec qui
il avait à traiter. C'est un serpent de velours qui
baise continuellement les pieds du pape et les lui
lie '' torpeusement, ''
sans avoir l'air de bouger. Il
me confirme dans l'idée que l'on obtient tout ce que
l'on veut des hommes par la persistance sans colère
et par l'idée fixe, éternellement reproduite et
presque toujours dans les mêmes termes et avec le
même accent.
 
Rentré. — une chaleur tuante, resté donc tué
dans mon fauteuil ; plutôt couché qu'assis. — pensé
à... du fond de mon indolence. — écouté des
harpistes de rue qui sont venues chanter sous ma
fenêtre ; leur ai jeté quelque argent. — dîné avec
Gaudin, mon commensal ordinaire. — pris du
café et du curaçao de Hollande. — si j'étais poëte,
je ferais une ode à l'alcool, ce feu de Prométhée
qui nous coule la vie dans notre misérable et
flasque argile. Oui ! Je ferais une ode, de par Dieu .
 
Si la muse, cette double femme, deux fois trompeuse,
ne m'avait abandonné. — promené dix minutes
sous les platanes du palais-royal. Revu X...
 
d'un éclat et d'un animé de poses presque
extraordinaires. '' it is not dream and not reality, ''
mais je sortirai de cette position
'' bicéphale. ''
je le veux froidement
comme je veux tout quand je me mêle de vouloir,
ce qui devient de plus en plus rare. — de là au
boulevard. — dit bonjour à C M. Il m'a semblé
qu'elle était triste. — rentré. — persiflé un peu
Marco Bartholoméo, '' au demeurant le meilleur fils du monde. ''
-bu je ne sais combien de verres d'eau
sucrée et d'eau de Cologne. — assez content de
ma digestion. — regardé par ma fenêtre, écrit
ceci et vais me coucher.
 
'' 14 août. ''
 
aujourd'hui dimanche. — journée vide. —
écrit ce matin à ma grand'mère. — reçu une lettre
d'Ernest annonçant l'époque de son mariage. C'est
le 1er octobre que la singulière cérémonie
s'accomplit. — reçu du monde toute la journée. —
dans les intervalles des visites, pris une note
dans De Pradt et lu Pausanias. — dîné avec
De Guérin. — trouvé Th... et sa maîtresse au
palais-royal. Assis près d'eux et dit toutes sortes de
folies et de fatuités. — achevé le soir au café. —
rentré. — la digestion sans trop de souffrances, mais
ennuyé, et sans savoir à quoi briser mes pensées. —
je vais essayer du sommeil. — je dîne en ville demain,
à ce que je crois, et un dîner d'hommes où il fera
furieusement chaud par cet énervant temps d'orage.
 
-j'aimerais mieux avoir toute autre perspective
que celle-là.
 
'' memo. ''
-pensé à écrire à X... demain. J'ai déjà
trop tardé.
 
'' 17 août. ''
 
je n'ai rien écrit ces deux jours. Les visites, la
paresse, mille raisons de cette force m'en ont
empêché. On arrive au soir brisé de fatigue et l'on
n'a pas le courage de se replier sur tous ces
'' néants ''
qui ont fait un jour.
 
éveillé à huit heures, les nerfs douloureux. —
lu le journal. — reçu une lettre de..., par
conséquent en bonne humeur le reste du jour. Il n'y
a pas d'influence meilleure et plus directe que
celle-là sur ma damnée et incorrigiblement
impressionnable personne. — quand donc serai-je usé
tout à fait ? — ce que je sens pour elle est d'une
virilité d'affection, d'une '' profondeur ''
et d'un
'' désillusionnement ''
tels que tous les niais à
enthousiasme, ces amoureux qui ont toujours seize ans,
me nieraient cet amour '' intuable, ''
mais du moins
dompté.
 
Levé. — allé au bain. — les nerfs mieux après
le bain. L'eau était froide. — lu une revue. —
étudié Pausanias, dont je ne suis pas plus content
qu'à l'ordinaire. Je n'ai pas noté encore dans ces
deux énormes volumes une seule réflexion morale.
 
Les détails qu'il donne sur les objets d'art dont il
parle manquent de pittoresque. Il ne décrit ni ne
peint. Il dit : " j'ai vu une statue de Jupiter " , et
presque jamais il ne dit comment cette statue était
faite. Voilà pourquoi son livre est plutôt un livre
d'antiquaire que d'artiste. — ce qui me plaît le
plus en Pausanias, ce sont certaines traditions
populaires et le scepticisme avec lequel il les
reproduit.
 
Il avait trop vu pour n'être pas sceptique.
 
Les voyages et l'observation extérieure doivent
entraîner toujours l'esprit du côté du doute, et
cela naturellement et sans système. — après
Pausanias, lu '' pulci (morgante maggiore) ''
en
comparant la traduction de lord Byron avec le texte.
 
Assez exacte, mais non mot à mot, comme il s'en
vantait. Encore une aberration de cet esprit irrégulier
(le moins critique des hommes), qui n'a jamais su
juger ni lui-même, ni les autres. Il mettait fort
haut cette traduction et le poëme lui-même, et l'une
et l'autre me semblent médiocres. — écrit enfin
cette lettre à X... le premier anneau forgé de la
chaîne. — habillé. — dîné. — au café. — vu
Y... languissante, pâle, en vêtements blancs, très
souhaitable, ma foi ! Et qui m'a fait dire comme le
cheval de Job : " allons ! " — fait une visite à
Guérin. Promené avec lui sur le boulevard. —
rentré. — lu à bâtons rompus, écrit ceci et couché.
 
'' 19. ''
 
la journée d'hier s'est écoulée dans la vie
matérielle jusqu'au cou. Déjeuné avec Th... et
soupé le soir chez Véfour. Dans l'intervalle, rien
fait. — pensé assommer un conducteur de cabriolet
insolent. — gorgé de thé au café Corazza une partie
de la nuit. — ce matin, pas trop mal levé. — la
tête sans la douleur d'usage. — lu les journaux. —
déjeuné. — écrit ; — une vraie avalanche de
lettres ! — Aristide Boissière est venu. Causé.
 
N'étais pas en train d'abord, et puis me suis
échauffé par le frottement si bien que je me suis
retrouvé '' conversationniste. ''
-repris mes
intarissables griffonnages. — lu jusqu'au dîner. —
habillé. — dîné. — au café. — puis chez Guérin. —
acheté un bouquet de roses et d'oeillets au
boulevard. — parlé de mon voyage en Touraine. Je pars
lundi avec Gaudin. Guérin m'a prédit que je
m'ennuierais au milieu et malgré les merveilles du
pays. Il a peut-être raison. Où diable est-ce qu'on
ne s'ennuie pas ? Surtout quand on est moi ? Il faut
que je recommence quelque travail autre que ces
desséchantes études politiques, que ces notes
prises ici et là ; toutes choses qui vous laissent
assez de pensée libre et désoccupée pour vous
tourmenter et vous ronger. — j'ai certain germe
de nouvelle en tête, et de comédie. — écrire, je
l'ai toujours éprouvé, est un apaisement de
soi-même. — rentré. — écrit à... et ceci, et ajouté
au '' memorandum ''
pour demain : penser à acheter
les tasses à thé de Mme...
 
'' samedi, 20 août. ''
 
éveillé à huit heures, fort bien portant, plein
de vie, de force et de souplesse, sans m'apercevoir
que j'ai ces maudits nerfs. — lu les journaux. —
reçu et écrit des lettres. — Apolline me donne
rendez-vous demain de midi à trois heures. " vous
m'oublierez, " m'écrit-elle. En vérité ! ...
 
croit-elle donc être de la nature de ce lara qu'on
voyait une fois et qu'on ne pouvait oublier ? Elle,
on l'oublie jusqu'à ce qu'on la revoie, et on la
revoit
pour l'oublier encore ! Le souvenir est l'ancre du
coeur ; les ancres sont de fer, recourbées, et
mordent le sable. Ce qui est mou, léger, rond,
n'enfonce pas, et les nids d'alcyon flottent
gracieusement sur la mer qui ne s'en soucie. Telles
beaucoup de femmes. Telle Apolline. De loisir,
d'ennui, de coquetterie, pour ne pas avoir un peignoir
qui sent bon pour rien, elle a pris un amant, et elle
en est lasse, il la fatigue, et cette chétive
liaison meurt de langueur, de je ne sais quel
marasme, mais sans crachements de sang. C'est de
l'épuisement d'être faible, et pas un iota de plus.
 
Pour la sortir de cette atonie, il faudrait la hacher
par morceaux et la jeter dans la cuve bouillante de
Médée, ce symbole des hommes forts qui donnent aux
femmes d'immenses intérêts jusque-là inconnus, la
mort et la vie ! Si elle avait eu de la '' race, ''
 
peut-être eussé-je essayé, mais elle est
incorrigiblement bourgeoise. Je ne perdrai pas mon temps
à cela.
 
Lu '' Pausanias ''
tout le jour. — '' Marco ''
est
revenu d'Angers, abattu, coulé à fond, foudroyé,
sombré ! C'est un coeur de colombe amoureuse dans une
organisation de colle à bouche, que cet homme. Et
puis des résolutions de premier mouvement, la
précipitation qui se jette aux extrêmes, les dépits,
les petites fiertés, les repentirs, les peurs de
l'action commencée, le manque d'étendue dans l'esprit,
il a tout ce qu'il faut pour ne jamais mûrir comme
caractère et habileté dans les problèmes moraux
qui s'agitent au fond de la vie et la constituent.
 
Habillé. — dîné. — ce soir, allé au spectacle.
 
Vu jouer '' Gabrielle De Vergy ''
et deux pièces de
Molière. Très mécontent des acteurs. Rien n'a
racheté la fatigue de quatre heures de spectacle
dans une salle chaude et malsainement odorante. —
plus choqué que jamais des efforts que font les
acteurs pour trahir la pensée qu'ils doivent cacher,
comme si ce n'était pas très facile et très naturel
de se trahir et qu'il fût besoin d'affecter qu'un
secret échappe ! — d'ailleurs, cela n'est pas vrai
que les sentiments se trahissent aussi grossièrement.
 
Un pli de lèvre, un silence, un '' arrêt ''
de
physionomie les révèlent aussi bien que tous ces
soulèvements de sein et ces nappes de frémissement qui
s'étendent sur toute la surface du corps. — j'ose
affirmer qu'il n'y a pas de femme si novice qu'elle
soit, mariée depuis huit jours, amoureuse, infidèle,
folle de crainte et ayant pour mari Barbe-Bleue
lui-même, qui soit assez '' bête ''
pour se montrer
à son mari comme l'actrice (la petite Noblet,
la tragédienne juchée sur les pointes de Mlle
Taglioni) qui jouait Gabrielle l'a fait ce soir.
 
On croit qu'il faut tout outrer pour qu'on saisisse
mieux et plus vite. Mais ce procédé ne ressemble-t-il
pas au masque des anciens et à leur porte-voix ? —
je prends l'envie de dormir et vais me coucher.
 
N. B. — les femmes d'un '' certain âge ''
peuvent aimer
les jeunes gens d'un caractère mou, mais les jeunes
filles préféreront les caractères énergiques. Est-ce
une preuve de ce qu'à vieillir les femmes se
dépravent, ou de ce que les difficultés de la vie
étant presque toutes résolues pour elles, ces
difficultés qui se hérissent devant les jeunes filles,
les femmes d'un '' certain âge ''
n'ont plus besoin que
de la jeunesse ?
'' 18 septembre. ''
 
quelle lacune ! Du 20 août au 18 septembre .
 
Il y aura après-demain un mois que je n'aurai
touché à ce journal.
 
La cause de cette longue interruption est dans mon
voyage en Touraine et dans la maladie qui
l'a suivi, et dont je ne suis pas remis encore. J'ai
tant souffert que sans la pensée de..., la '' seule ''
 
personne au monde dont l'affliction puisse '' tout ''
 
sur moi, j'aurais avalé de l'opium de manière à ne
plus me réveiller.
 
Ce voyage de Touraine ne m'a nullement intéressé ;
mais qui peut intéresser un damné esprit comme
le mien ? Le pays ne m'a pas enchanté
(excepté la route de Blois à Tours), les villes
encore moins, et d'antiquités, j'en ai plus vu que
je ne puis prendre plaisir à regarder. Je n'ai point
de passion pour le moyen âge comme mon ami
Trebutien, et je donnerais toutes les cathédrales
du monde et les monuments les plus vantés pour
une tresse de cheveux de Diane De Poitiers, ou
encore mieux de cette florentine, maîtresse de
Léonard De Vinci, dont le portrait est au musée
et que je ne puis regarder sans tressaillement. Je
n'ai trouvé d'impressivement beau que
notre-dame-de-Cléry, et je n'ai ouvert les yeux que
sur la place où le '' balafré ''
(duc De Guise) tomba
assassiné à coups de dague, entre trois portes, au
château de Blois. J'ai mis ma main sur le mur où
heurta son orgueilleuse tête en tombant, et
franchement le souvenir de cette scène tragique a
élevé mes esprits et ranimé la partie éthérée de mon
être. —
j'ai vu prodigieusement de femmes, toutes laides
et communes, excepté deux, deux filles du peuple.
 
Une surtout... à Chambord... une tête digne des
pinceaux de Raphaël et plus idéalement modeste
encore. L'autre n'était qu'une fille de la terre, avec
des dents blanches sous de longs anneaux noirs
tombant aux joues brunes et des yeux hardis.
 
Un délicieux modèle de courtisane, et qui serait
affolante avec une bande en velours écarlate sur
le front, à la grecque, et ses larges épaules roulées
dans une mantille. Elle sucerait l'or, le sang, la
vie ! Elle serait un fléau, un de ces beaux fléaux de
Dieu, un de ces Attilas femelles qui ravagent le
monde sans épée... est-ce que quelque honnête
vaurien ne la tentera pas comme le diable fit de Jésus
sur la montagne, et ne l'emmènera pas à Paris, la
patrie de tout ce qui est beau ? En vérité, il y
aurait plaisir à laver, peigner, parfumer ce bel
animal, à le dresser, à lui apprendre son métier de
femme et à l'initier à la vie des sensations pour
laquelle elle fut créée (à moins que la providence
n'y voie goutte) de toute éternité.
 
Je suis sorti aujourd'hui pour la première fois,
me traînant à peine. Le bain que j'ai pris ce matin
était trop chaud et m'a affaibli, moi si faible déjà. —
rencontré aux tuileries M de F... causé. — été
chez la '' Graciosa ''
-n'y était pas. — au
palais-royal, vu L S qui m'a appris que Grunn, sans
motif et sans me prévenir, a donné mes entrées
à la porte-saint-Martin. Je tiens fort peu à ce
théâtre où je ne vais point, mais Grunn a manqué
de procédé et je lui prépare une éclatante leçon.
 
Dîné avec Guérin chez Copenet (restaurateur,
cour des fontaines). — au café après. — rien
pris. — monté jusqu'au boulevard ; personne ! —
un soir d'averses, de froid, de nuages noirs, —
de l'hiver, sans transition d'automne. Je n'ai
jamais vu Paris si triste. — souffrant au flanc et
fatigué, je me suis fait charrier chez moi en voiture.
 
-écrit à Ernest. — relu un journal écrit l'an
dernier à l'endroit de Mme P... trop dur pour
elle. On en ferait une très vive et jolie maîtresse. —
plutôt ardente que tendre, plutôt vaniteuse et
coquette que dévouée. — le moment est bon pour
qui veut le saisir. La pauvre femme est broyée sous
l'ennui que lui cause son '' chaste époux. ''
-remonté
le torrent de sensations passées. — écrit ceci.
 
-il est deux heures du matin. Je vais dormir.
 
'' 19 septembre. ''
 
éveillé assez tard, mais la poitrine échauffée
et en assez mauvais état. — toujours souffrant.
 
L'anéantissement des jours précédents valait mieux
que le vague malaise et les noires idées qu'il
engendre. — déjeuné. — lu les journaux. — ai
voulu me secouer par le travail. — fini le livre
de Bory de Saint-Vincent sur l'Espagne, — un
livre substantiel, savant, méthodique, bien fait
et écrit avec une rare élégance. J'en ai été plus
content que je n'ai l'habitude de l'être des livres
que je lis. Du reste, je savais l'auteur un homme
distingué (de moeurs bizarres et de hardiesses que
le troupeau bêlant des honnêtes gens appelle des
'' vices) ''
et écrivain habile. — il y a bien des
années que je lus son article '' feu, ''
du
'' dictionnaire des sciences naturelles, ''
et si mon
impression dit vrai, cela est, de
style, de la plus grande et de la plus rare beauté. —
Guérin est venu. Causé de la poésie des langues,
qui est tout autre chose que la poésie des poëtes.
 
-travaillé jusqu'au jour tombant au droit
romain, que je n'aime et n'estime que sous le
point de vue historique. — du reste, les romains
avaient compris ceci : c'est qu'il importe peu
qu'une législation quelconque ait une valeur
philosophique et de raison. Les allemands, et nos
spiritualistes modernes avec leur allemanderie,
ont voulu faire de la législation d'après les notions
du juste et de l'injuste les plus éthérées, les plus
platoniques. C'est une vertueuse niaiserie. — le
droit politique, c'est la force assez intelligente pour
se faire accepter, et rien de plus. Avec les belles
maximes connues sur le développement complet
(impossible d'abord) des facultés de l'individu,
on énerve la puissance et l'action des gouvernements.
 
-feuilleté la correspondance de lord Byron.
 
-dîné. — assez bien. — mes esprits s'étaient par
degrés remontés.
 
Guérin est revenu. Lui ai lu dans '' volupté ''
deux
pages superbes et vraies, sans mollesse et traînerie,
comme souvent il arrive à l'auteur d'en écrire, et
que j'avais marquées. — lu encore, je ne sais plus
trop quoi. — puis écrit mille bouffonneries à A...
 
sur les événements actuels ou près d'éclore. — dans
cette farce de la vie, rire et railler est encore la
plus sage sagesse. — griffonné un billet à L S. —
noté l'emploi de cette journée qui ressemble à bien
d'autres du côté de l'ennui, cette anticipation de la
vieillesse, — et vais me coucher aussi las qu'on peut
l'être de soi-même, cherchant la diversion du sommeil.
 
'' 21 septembre, au matin. ''
 
hier le 20. J'étais tellement fatigué et consumai
une si grande partie de ma nuit à écrire des lettres,
que je n'écrivis pas de journal. Ce matin, je vais
remplir les vides d'hier.
 
Levé tard. — Mme De La Renaudière, qui est
revenue d'Auvergne, m'envoya son domestique pour
savoir comment j'étais. Je suis très content qu'elle
soit revenue, et j'irai '' flâner ''
chez elle un de ces
matins. Nous mettrons face à face nos deux mauvaises
santés. — je lui ai écrit un billet, dans lequel j'ai
été de la plus grande vérité et naturel, pour la
remercier de l'intérêt qu'elle me porte et dont je
suis plus touché que probablement elle ne le croit.
 
-écrit une longue lettre à ma mère, qui me mande
que décidément Léon entre au séminaire avant mon
voyage de Saint-Sauveur. Ainsi je l'aurai prié en
vain d'attendre quelques jours ; il a tout méprisé de
mes supplications et il n'a pas voulu retarder d'une
heure le moment enivrant où il va s'affubler de la
chape de plomb du Dante.
 
Pourtant il y a toute une vie entre nous deux, et
une vie d'enfance et de jeunesse, la plus belle,
dit-on, et le lien le plus fort ! — l'oubli est plus
fort encore, que je sache. Les sentiments se chassent
les uns les autres et le creux de la main de l'homme
est plus vaste que son coeur. Quand nous reverrons-nous
maintenant, mon frère et moi ? Ces jours qu'il n'a
pas voulu me donner étaient peut-être les '' derniers ''
 
que nous eussions passés ensemble. Nos destinées
sont si opposées et la vie nous cache tant
d'inattendu ! Moi, je respire les longs voyages. Sitôt
que je pourrai allonger la chaîne que la nécessité me
rive aux pieds, je le ferai. Je me dévore de rester en
place. Lui, une fois prêtre, que deviendra-t-il ?
Et quand je songe qu'il a pu se dire tout cela, et que
tout cela n'a pas pesé un grain de poussière dans ses
résolutions, je reste frappé au fond du coeur de la
légèreté de l'homme que je connaissais pourtant,
mais dont je n'aurais pas cru que Léon m'aurait
fourni une preuve nouvelle et amère. Je l'ai prié à
plusieurs reprises, il ne m'a même pas répondu.
 
Je suis resté seul et '' inentendu ''
comme Roland
à Roncevaux. ô fragiles amitiés de la terre ! Nous
avons tous un Roncevaux dans notre vie, tôt ou tard.
 
Nous appelons les absents, nous sonnons de notre
cor d'ivoire et en vain ! Ce cor qu'ils connaissaient
si bien et qui avait pour eux, disaient-ils, de si
poignants appels, cette voix amie qu'ils proclamaient
irrésistible et qui les eût ramenés du bout
du monde, ils l'entendent qui demande, qui crie,
qui meurt d'appeler, et ils ne viennent pas ! Nous
teignons l'ivoire de notre cor inutile de la pourpre
du sang de notre coeur déchiré. Ce sang dont nous
comptons les gouttes, ils ignorent que ce sont eux
qui le font couler. Comme Roland, nous ne sonnons
plus bientôt à ces vides échos qui nous raillent,
nous nous préparons à mourir seuls ; comme Roland,
la rage d'être abandonnés ne nous fait pas fendre
les rocs de nos épées, mais nous devenons rocs
nous-mêmes en attendant que la mort nous ait
broyés, sans nous rendre ni plus insensibles ni plus
froids ! ...
 
le coiffeur est venu. — puis Guérin, Guérin qui
m'a apporté les '' mémoires ''
de Goethe que je désirais
depuis si longtemps. Il était impossible de me faire
un cadeau qui me fût plus agréable, surtout dans le
moment actuel. — causé. — noir au fond de l'âme
et cherchant à donner le change à mes pensées.
 
C'est pour cela que je me suis habillé et que je suis
sorti. — traversé les tuileries avec une lenteur
un peu tremblante et m'accoutumant difficilement à
remarcher. Il faisait '' frais-froid. ''
-regretté de
n'être pas '' embossado di mia cappa. ''
-allé chez la
'' graciosa ''
qui devient invisible. Elle n'y était pas.
 
-dit un bonjour à la pauvre grand'mère de ce pauvre
Fleury. Je ne monte jamais cet escalier sans que le
passé me revienne trop. Dîné chez C... à la même
table que G... et Q..., mais pas avec eux. — ce
Quemper me plaît. Il est homme du monde, sans grande
ambition d'être dans la conversation, mais '' étant ; ''
 
il a une parole correcte, châtiée, de bon aloi, et une
physionomie fine, piquante et un peu '' lasse. ''
-parle
peut-être un peu trop bas, ce qui est une ruse (ou y
ressemble) d'homme d'esprit qui veut se faire
écouter, et ce qui dénote une galanterie très
respectueuse avec les femmes, trop respectueuse
'' même. ''
-au café. — pris du café et du
kirsch-wasser. — Obermana était là comme toujours,
mais moins bien qu'à
l'ordinaire. — monté au boulevard. Pas grand-chose
en fait d''' amaïdées ''
personnes. — pris une revue en
revenant. — l'ai lue. — pas très content des
'' amitiés littéraires ''
de g Planche. Le titre était
bien, alléchant en diable, mais il fallait ne pas tant
faire le vieux juge et dire des malices un peu plus
gaies. — l'article sur cette nonchalante et souffrante
Mme De La Fayette, qui disait : '' c'est assez d'être, ''
n'est pas ce que je croyais, quoique bien.
 
-écrit une lettre à ma future belle-soeur, la plus
édulcorée lettre qui fut jamais, sucre, miel et lait.
 
J'admire cette puissance un peu fourbe du langage qui
est donnée à l'indifférence, et dont elle se voile
et dont elle se sert au point de se faire prendre
pour le plus aimable intérêt. Prends-toi à cela, pauvre
mouche aux ailes luisantes ! Du reste, quoique j'aie
écrit en homme civilisé, ne sentant rien et jouant
à s'y méprendre le '' sentir, ''
je n'ai aucune prévention
contre cette jeune fille qui peut être bien, — mais une
enfant, je crois. Du reste, quelle femme est
davantage ? — mon feu s'est éteint. — j'ai pris
froid. — couché.
 
'' au soir. ''
 
aujourd'hui, éveillé, habillé et devant mon feu
à huit heures et demie. — reçu une lettre de Maria,
malade et qui demande un médecin. Je lui enverrai
Thébaut. — écrit un billet à Ap... pour lui annoncer
ma visite demain. — si je ne suis pas trop las, je
passerai aussi chez la '' marchesa ''
qui doit être
revenue du Ier septembre, mais qui ne m'a pas donné de
ses nouvelles. Elle m'écrivait beaucoup autrefois ;
aujourd'hui, elle joue une indifférence complète. Où
diable en suis-je avec cette femme-là ? — je n'en
sais rien et ne désire pas beaucoup le savoir mieux.
 
-elle est belle dans toute l'étendue de ce mot, —
d'une beauté qui commence à se flétrir, mais qui a
encore des jours magnifiques. Elle est spirituelle,
habile, railleuse, pleine d'aristocratie avec un
'' heim ? ''
à la Bonaparte au bout de ses phrases,
une observatrice presque, enfin c'est une femme hors
du commun de toutes les manières. Eh bien, même
physiquement (cette grande et presque seule manière
dont nous plaisent les femmes), elle ne m'a jamais
beaucoup attiré, quoique pour une raison ou pour une
autre elle m'ait recherché beaucoup. — où est le temps
où nous passions trois heures tête à tête dans la
même loge, n'écoutant pas un mot du spectacle ?
J'aime son '' chez elle. ''
il y règne une liberté
charmante et de bon ton, et elle a une grâce moitié
coquette, moitié militaire, à faire les honneurs de
son salon, dont l''' électricité ''
ne manque jamais
d'agir sur mon esprit, cette chose ennuyée et si
souvent silencieuse, mais pas là ! — elle aura ramené
ses filles. L'aînée (c'est singulier, elle porte le
même nom que ma belle-soeur ! ), cette '' Clarisse ''
 
en cheveux noirs, plus passionnée que l'autre
Clarisse, aussi fausse mais d'une autre fausseté,
qui ne se mettra pas tant à genoux et qui parlera
pour moins de quatre pages, devra être embellie,
grandie et plus rêveuse depuis son absence. — allons .
 
Décidément, j'irai demain.
 
Lu les journaux. — déjeuné. — écrivaillé. —
Guérin est venu à son heure ordinaire. — mis au
balcon avec lui et contemplé la beauté automnale
du temps. — j'avais une envie '' féminine ''
de sortir,
mais je m'étais promis de rester hermétiquement
barricadé chez moi aujourd'hui, et je n'aime pas à
manquer à mes résolutions. — on se fait des habitudes
lâches si vite ! — aussi suis-je resté, m'en fiant
à mon chien d'orgueil pour me payer du supplice
de la contrariété. — j'ai donné à relier mes
'' mémoires ''
de Goethe, que j'emporterai et lirai
pendant mon voyage en Normandie. — travaillé
jusqu'au dîner, au droit romain. — le tailleur est
venu (mais trop tard) pour m'essayer des vêtements.
 
L'ai renvoyé. — dîné copieusement et sans
mal d'estomac après. — lu une revue en dînant. —
pris une note sur l''' histoire de la philosophie ''
 
de W Ritter. — griffonné une lettre à..., puis lu
Machiavel tout le soir jusqu'à cette heure, minuit,
" l'heure des apparitions et des songes " . Pensé
beaucoup à ce diable de mariage et sans raison, du
moins dont je puisse me rendre compte. — '' memorandum. ''
 
demander au libraire les '' lettres sur l'Italie ''
 
du président de Brosses. — '' good night ! ''
 
'' 22 septembre. ''
 
je suis las de toujours noter le dégoût et l'ennui
à chaque page et à chaque jour ! Mais c'est la vie
comme elle est faite pour nous, radieuses
intelligences, fiers et tristes, oh ! Tristes
esprits ! — levé à huit heures. — baigné mes mains
dans de l'eau de senteur. — pourquoi ne peut-on ainsi
baigner sa pensée ? — lu les journaux. — déjeuné. —
commencé la jolie comédie de '' clizia ''
de
Machiavel. La fable en est grecque, mais les moeurs en
sont profondément italiennes. Les détails sont
charmants de style et d'un immense esprit. — Guérin
est venu. — j'ai fait ma toilette pour sortir.
 
Essayé les vêtements d'hier et les ai renvoyés. —
pendant que je
m'habillais, Guérin m'a lu le journal de sa soeur,
cette pythonisse de la solitude, à laquelle je trouve
trop de dieu dans le sein. Si cette fille-là avait
souffert de passions '' réelles, ''
si elle s'était
ouvert l'intelligence par le monde comme elle l'a fait
par les choses, que ne serait-elle pas, tandis qu'elle
n'est qu'une admirable dévote, un fleuve dévoré par la
terre à l'endroit même d'où il jaillit. C'est un parti
si mélancoliquement pris que cette existence ! Cela
fait mal parce qu'on sent que l'âme était là et que
cette jeunesse qui décline et se resserre et se
confine aux soins obscurs et vulgaires qu'un divin
langage relève en vain, " n'a pas lancé une seule fois
ses coursiers " , faute d'espace devant soi. — ô pieds
du crucifix, si l'on savait ce qu'elle répand de
sentiments, de larmes, de coeur, de vie sur vos
blessures, que de profanes et coupables poitrines,
vides ou déchirées par l'abandon, seraient jalouses, —
jalouses de vous .
 
Sorti. — un beau soleil, et pâle comme les femmes
belles. Allé chez L S. — mis une carte chez la
'' Graciosa, ''
malade et plus traînante encore qu'elle
ne '' traîne ''
habituellement. — pris une voiture.
 
Allé chez A.. Y suis resté longtemps. — causé avec
elle de sa vie intime qu'elle me livre maintenant
parce que je l'ai pénétrée. — resté si tard que je n'ai
pu aller chez la '' marchesa. ''
je serais tombé au
milieu de son dîner. Revenu par les champs-élysées. La
soirée m'a semblé triste, mais était-ce moi qui étais
triste, ou le temps ? — dîné chez C... — G... et
Q... étaient là. Q... a bien parlé, été amusant ;
décidément très agréable à rencontrer. — au café. En
ai pris, ainsi que du kirsch-wasser, liqueur virginale,
forte, sauvage, courageuse et blanche comme Diane,
et dont je suis excessivement l'Endymion. — comme
Diane aussi, ne nous vient-elle pas des forêts ? —
promené au boulevard. Acheté des fleurs que j'ai
données à... rencontré B... '' (Marco.) ''
parlé
peinture. à mon avis, il humilie trop Martyn devant
le Poussin. Ai dit mes raisons, que je donne comme
opinions personnelles, mais non comme vérité. On
ne me reprochera pas le dogmatisme en fait d'arts.
 
En '' ceci, ''
je suis de mon siècle, individuel et
sceptique. — revenu. — fait allumer du feu et écrit à
Grunn une lettre qui pourra bien ne pas plaire à son
obèse personne, mais tant pis ! — tout manque de
procédé sera à jamais fustigé d'importance par moi, qui
me soucie fort peu des résultats qu'une leçon
'' donnée ''
peut avoir.
 
Reçu le plus suave billet de Mme De L R... en
réponse au mien. — me prie de dîner samedi ou
mardi à mon choix ? — irai-je ? — c'est singulier,
je ne puis souffrir dîner en ville avec des femmes.
 
Je ne dîne bien qu'en dîner de garçons ou seul ; car
je deviens un animal diablement égoïste et
solitaire. Et puis, même quand je vais dans le monde,
j'ai comme un regret au moment où j'y suis et où
j'y cause le plus, de ma chambre en désordre, de ma
table couverte de paperasses et de mes livres épars.
 
-c'est le monde, je crois, qui m'a donné l'amour
de la solitude tant détestée autrefois, — intolérable
même. à Caen, je ne pouvais rester seul, cela me
tuait, et comme (la première année) je ne connaissais
personne, je passais mes soirées à rôder dans les
rues, le plus souvent avec ce pauvre H...d que
j'aimais mieux que '' rien, ''
tout imbécile bavard et
ennuyeux qu'il était ! — écrit ceci. — regardé au
balcon le ciel qui n'a pas un nuage et que la lune,
cachée par les maisons, blanchit avec mystère
au-dessus de ma tête. — pensé à... à cause d'elle
d'abord, puis à cause de cette nuit qui m'en rappelle
d'autres, écoulées sous un ciel semblable, roulé
insoucieusement dans mon manteau. — aujourd'hui,
jour pour jour (22 septembre), il y a un an, je
passai une partie de la journée les jambes croisées à
la turque, sur un tapis, aux pieds de Mme De P...
 
qui brodait, et m'écoutait, et rougissait sous la peau
brune de sa joue, jolie comme cela et orientale
aussi au point d'interrompre les indolences d'un
pacha. Que fait-elle maintenant, avec ses yeux
étranges ? Un génie lui dira-t-il dans son sommeil
que je viens d'écrire la première lettre de son nom
et que son souvenir m'est tombé... '' où ? ''
eh bien,
'' où, ''
diable ! Et d''' où ''
m'est-il tombé ? Pauvres
machines que nous sommes et dont le mécanisme nous est
inconnu ! Philosophie, tu me fais bâiller ! Je me
couche. — bu plusieurs verres d'eau et de vin. Il
est deux heures du matin. Bonjour .
 
'' 25, dimanche. ''
 
pas écrit ces deux jours, par lassitude, paresse, que
sais-je ? Tout s'explique par le peu d'intérêt de ma
vie. — dîné hier chez Mme De L R. Un dîner à
huis clos fort agréable. — le mari a été d'une
bonté jusqu'à me proposer sa bibliothèque, dont je
profiterai, car elle est fort riche en documents sur
l'histoire de l'église, que je veux traiter tôt ou
tard. La dame a été encore plus bienveillante qu'elle
ne l'est toujours, le tout assaisonné d'un petit air
maternel qui est fort drôle et qui lui sied à ravir.
 
Je suis rentré à onze heures. — ai lu dans mon lit. —
un peu souffrant et fatigué.
 
Ce matin, levé à neuf heures. Lu le journal. La
presse me dégoûte. Je voudrais qu'on la sabrât et
nos constitutions aussi, ces causes journalières de
déboires. — je suis '' radical, ''
mais non
démocratique. — la démocratie est la souveraineté de
l'ignoble. — on peut m'en croire, moi qui l'ai aimée
et dont l'amour a été tué par le dégoût.
 
Déjeuné. — écrit des lettres, — un abatis ! —
répondu à Grunn qui m'a donné des explications
sur les faits tronqués par L S. On n'a pas d'idée
combien l'étourderie est fille de l'égoïsme. L S,
dans ceci, s'est conduit comme un enfant passionné,
-en véritable étourdi ! Dit à Grunn que, moi,
j'étais pleinement satisfait de ses explications, mais
que si lui trouvait les expressions de ma lettre
(peu suaves, à la vérité), trop dures, j'étais prêt à
lui faire raison comme il sied à un gentilhomme. —
j'attends sa réponse, mais qu'il se hâte. Je voudrais
partir le plus tôt possible, car je séjournerai à
Caen.
 
Reçu du monde. Aristide F... puis Guérin. Guérin
s'en est allé au musée. Resté seul. Pas en train de
travailler. Ennui vague, attention distraite,
prostration nerveuse. — fait coiffer. — habillé. —
mis un temps à cela qu'une femme aurait trouvé long. —
la '' sensation du dimanche ''
est toujours triste
pour moi. La vie passée, la vie passée, cette terrible
impossibilité
de l'oubli, rend ce jour-là amèrement douloureux.
 
On dirait l'anniversaire de l'abandon. Mais
c'est dans l'abandon que l'on connaît sa force, et
la force n'est-elle pas quelque chose qui vaut bien
encore la peine de vivre ?
Sorti enfin. — temps doux et gris. Automnal. —
allé chez la '' Graciosa. ''
-monté jusqu'au
boulevard. — n'ai rencontré personne. Pas étonnant,
les femmes qui sortent le dimanche sont sans valeur,
aristocratiquement parlant. — dîné seul chez C...
 
mangé énormément, sans angoisse d'estomac après. —
allé au café. — B... (Marco) et '' somegod ''
 
(Guérin) y sont venus. — parlé de la littérature
ancienne. — B... nous a quittés. — allés, G... et
moi, jusqu'à l'opéra. — rôdé au boulevard de
Gand, en dégoisant notre saoul des anciens et des
modernes. Rentrés au café pour y lire un article,
ayant toison et bêlement, du '' journal des débats, ''
 
sur ce demi-quart d'idées qu'on appelle '' de Lécluze ''
et qu'on vante comme un homme d'esprit. —
les livres de cet homme-là sont aussi ennuyeux et
fadasses qu'il est possible que livres soient. Ce qui
n'est, morbleu ! Pas peu dire. — rentré. Bu de l'eau
et écrit ceci. — je vais essayer de travailler.
 
'' 26, au soir. ''
 
réveillé à six heures par Gaudin, que voici
revenu de province. — levé à huit. — lu le journal. —
reçu des lettres. Une, entre autres, de Mlle De
La L (la femme sous peu de jours de mon frère).
 
Timide, incorrecte, d'une écriture de pensionnaire.
 
C'est une femme à former, mais qui prendra
cette '' charge d'âme ? ''
-déjeuné. Lourd. Le temps
chaud. Je me suis couché et ai fait la sieste.
 
Réveillé. Bu de l'eau de Cologne dans de l'eau sucrée
pour remonter mes esprits. Travaillé. Pris des notes.
 
Marqué des lectures. Le besoin des connaissances
positives, du réalisme dans les aperçus de l'esprit,
se fait de jour en jour sentir en moi davantage. —
Guérin est venu, — Gaudin sorti est rentré. — causé
à bâtons rompus. — habillé. — sortis. — traversé
les tuileries dans une heure '' divine. ''
le soleil se
couchait et diffondait ses longues gerbes d'or pur à
travers les massifs éblouissants dans leur base de
clairière, et sombres et mélancoliques à leur sommet.
 
Cela nous a pénétrés comme la vraie beauté. —
dîné au restaurant italien. Bu du Bordeaux, bon,
mais trop vert. Les adolescences ne valent pas plus
en fait de vin qu'en fait de jeunes filles. Manquent
également de saveur. Allés au café, puis remontés
au boulevard. Nous nous y sommes assis. — pris
une paire de gants chez la Geslin. Revenu seul.
 
Une lune albâtréenne et un ciel de taffetas bleu. —
travaillé. — pris des notes. — puis pensé à...
 
j'espère que j'aurai une lettre d''' elle ''
demain.
 
Sans cela, gare l'humeur ! — la nuit commence d'être
avancée. Vais-je dormir ou travailler encore ? Ou...
 
ou... ma foi ! Je ne sais. Oh ! Le moi, le moi,
pourquoi faut-il que nous en ayons un ?
'' 27 septembre. ''
 
éveillé à 8 heures. — levé. — lu les journaux. —
reçu des lettres et en ai écrit. — j'en ai reçu de...
 
comme j'y comptais, par conséquent assez bien
tout le jour. — non plus amusé qu'à l'ordinaire,
mais sans ces mortels découragements contre lesquels
il faut faire de la force à froid et à calcul. —
appris par ces lettres qu'un ancien '' lien ''
va se
dissoudre. — je n'ai pourtant rien à me reprocher
à ce que je crois, et s'il se dissout, qui l'aura
dissous ? Pas moi, du moins volontairement, car mon
caractère calme et inflexible sur les points
qu''' on a voulu ''
emporter d'assaut n'a pas peu
contribué sans doute à ce détachement de ma personne,
peut-être peu aimable aussi. — quoi qu'il en soit,
et des brisures du coeur, s'il y a quelque chose chez
moi qui ait porté ce nom pour une autre que pour...
 
on soufflette son passé, on renie ce qu'on aimait, on
change .
 
Déjeuné. — essayé d'une sieste, mais des pensées
violentes m'ont empêché de dormir. — travaillé,
puis fait coiffer, puis causé avec mon visiteur
quotidien et bienvenu, Guérin. — dit... quoi ? Des
riens. Mais avec les esprits qui nous plaisent, les
'' riens ''
ne sont plus '' rien. ''
c'est la vie allégée
alors ; c'est la pensée détendue comme un arc au repos,
-dans les bruyères. — habillé. Sorti. N'ai
rencontré personne. — pris G... au palais-royal. —
dîné chez Copenet. — Q et De G... y étaient. —
le dîner a été gai. — nous avons rejoint ces messieurs
qui nous ont devancés au café. — promené au
boulevard. Une soirée chaude comme en été. — passé
chez la '' Graciosa ''
en revenant. L'ai trouvée. Ai
pris une nouvelle brochure pour cette nuit. — écrit
une lettre et fermé ce journal pour lire la brochure
en question.
 
Peut-être n'y a-t-il qu'une mère '' malheureuse et coupable ''
qui puisse aimer passionnément son
enfant. C'est la première fois que manquer à ses
devoirs produise quelque chose de plus sublime que
ces devoirs mêmes.
 
'' 29, au soir. ''
 
encore un jour tombé dans le gouffre sans qu'il
ait retenti là ! — je ne veux pas même me rappeler
ce que j'ai fait hier. Pourtant il y a eu des
fragments de cette journée qui n'ont pas été perdus
puisqu'ils ont été consacrés à la seule personne
(une femme, bien entendu), que malgré toutes les
distractions, l'étude, les soucieuses pensées, le
monde, les irrégularités de la vie, '' le boire aux torrents les moins purs, ''
l'ennui, enfin tout ce
qui influe sur l'âme d'un homme, je n'ai pas
désappris à aimer.
 
Levé tard. Trop dormi. Un sommeil lourd et
fiévreux, — mais du moins sans rêves. — lu les
journaux. Rien, toujours rien, dans cette
misérable politique expectante, que les paniques des
gouvernants. — Mme Malibran est morte à Londres en
huit jours. Voilà tous les journaux tournés à
l'élégie et aux plus prétentieuses apothéoses. Quelle
pitié ! — F... en avait été amoureux fou et bien
d'autres, mais moi je n'ai jamais compris l'amour
pour une '' histrionne ''
que dans le temps où je prenais
la rage de la coucherie pour de l'amour. — je ne
l'aurai point entendue chanter, mais après Talma,
que je n'ai point vu, qu'est-ce que le reste
m'importe ! '' tout ''
n'est-il pas irréparable ?
Déjeuné, — et réduit mon déjeuner de moitié.
 
Un progrès, car depuis cette sacrée maladie je
dévorais comme un jaguar. — il faut que je songe à
redevenir de bonne compagnie et sociable. — travaillé.
 
-lu. — pris des notes, — pas mal, — je pensais
à ce que je faisais. J'avais la force de l'esprit
sans laquelle on ne fait que de belles choses
manquées peut-être. J'étais attentif. — vers trois
heures, coiffé, bouclé, habillé, ganté, fait une
visite à Mme De L R. Juré comme un corsaire
'' in petto ''
de ne pas la trouver chez elle. Il me
semblait qu'un peu de causerie aurait détendu
agréablement mes esprits.
 
Allé en voiture. Revenu à pied et par le plus long.
 
-un état vague de pensée côtoyant l'ennui de fort
près. — le temps s'est passé ainsi, je ne sais trop
comment. Pris Gaudin pour le dîner. Dîné chez
Cop... seuls. Trouvé le poëte G... au café, où nous
avons avalé du curaçao épais comme de l'huile de
baleine, mais un peu meilleur, je m'imagine. —
passé la soirée chez la maîtresse de... elle était en
négligé et pas jolie ainsi ! Les femmes devraient
être toujours '' habillées, ''
plus ou moins. Quand elles
déposent les habits du combat, elles cessent d'être
ces '' fair warriors ''
dont parle Shakespeare. —
cependant, je n'ai jamais vu... plus belle qu'avec
ses papillotes. Que de fois je l'ai priée de les
garder jusqu'au soir ! Mais l'exception est rare
'' (rara avis in terris ! ) ''
rentré.
 
écrivaillé pour surmonter mes pensées ; du quinquina
pour la fièvre ! — il est une heure du matin.
 
Je viens de regarder le ciel qui est calme, plus
calme que moi. — vais-je me coucher ?
I
quand tu me reverras au milieu du monde, ne
me regarde plus et écoute-moi moins encore. Ce
n'est pas ainsi que j'étais autrefois, ce n'est pas
ainsi que tu m'as aimé. Le monde ne m'a appris qu'à
être un esprit léger et frivole. Pour vivre avec ses
favoris et à l'abri des coups trop tôt reçus, il m'a
fallu railler sur tout et mentir avec grâce, il m'a
fallu me croiser quatre griffes de lion sur le sein.
 
Ii
quand tu me reverras seul, ne cherche point dans
l'amer dédain du sourire les vestiges d'un
changement qui ne menace pas ton amour. Je serai
heureux auprès de toi, — heureux d'un bonheur comme
tu sais le donner, quoique je l'aie reçu avec plus
d'ivresse. Ce n'est ni ta faute, ni la mienne, si les
jours passés ne sont plus. En s'en allant, ils ont
emporté toutes les joies, n'en laissant qu'une, mais
la rendant amère, celle-là, — que ni le temps, ni
le monde, ne pourrait à présent nous ravir.
 
Iii
ô Clary ! Toi qui m'es restée quand l'oubli
entraînait tous ceux que j'aimais loin de moi, si tu
ne me retrouves plus tel que j'étais, pleure sur moi,
pleure sur nous deux, mais ne pleure pas sur notre
amour, puisqu'il habite encore ce coeur déchiré et
froidi. Quand la mort '' nous ''
aura frappés, il
pourra disparaître comme nos poussières, mais il ne
cessera pas de subsister. Dussions-nous ne pas nous
revoir, ce qui fut moi te restera fidèle, et si c'est
un rêve, je veux rêver que nous nous aimerons.
 
'' 30 septembre. ''
 
il est minuit et un quart ; je rentre par un temps
clair et glacé. Une belle nuit, mais froide comme
celle en marbre de Michel-Ange. Les domestiques
sont couchés. — pas de feu. — je suis transi.
 
Mem. Si je rentre demain tard, ne pas oublier
un manteau.
 
Aujourd'hui, levé souffrant, mais la souffrance
a fui dans les deux heures qui ont suivi le réveil. —
lu les journaux. — Gr... ne m'a pas répondu. La
proposition que je lui fais de nous battre s'il s'est
trouvé insulté, ne l'a pas trouvé pressé d'accepter.
 
Honnête homme ! La vie lui est douce et il tient à
sa panse. Ce qu'il y a de plus plat dans la
conduite de Gr... c'est qu'il s'obstine à m'envoyer
un journal dont je ne veux pas et que j'ai refusé
formellement. Mais, à présent, qu'il fasse, qu'il
accomplisse la loi de sa nature, qu'il soit lâche
autant qu'il lui est donné de l'être, je m'en soucie
comme d'un cigare, — comme d'une papillote,
destination dernière de cette feuille stupide,
sédiment de bêtise et de servilité.
 
Déjeuné. — reçu une lettre de Léon. Il me donne
les plus pitoyables raisons pour justifier son entrée
au séminaire avant mon départ pour saint-sauveur,
-des raisons qui ne sont pas des raisons. —
travaillé jusqu'à l'heure où Th... est venu. Causé.
 
Reçu une visite de l'abbé Marty. Parlé espagnol,
qu'il m'apprend, incorrectement, mais entendu Marty
le parler avec cet amour de la langue maternelle
dans laquelle l'homme a tout son esprit et tout son
souffle. — la langue est dans le sein de nos mères,
nous la suçons avec le lait. Celle prise ailleurs
qu'à cette source sacrée n'est qu'une gaucherie, que
certaines personnes qui sont toutes grâces rendent
piquante en la parlant de travers. — G... est venu,
puis reparti. — repris mon travail jusqu'à l'heure
de dîner. — habillé. — sorti en voiture. — dîné
chez C... avec Gaudin. — allé au café. — bu du
kermès, feuilles de roses, parfum, nectar
d'odalisques, par-dessus les alcools brûlants. — cassé
un verre sans confusion. Maladroit, mais en
apparence d'aplomb imperturbable toujours. — passé
la soirée au concert. Il y avait longtemps que je
n'avais entendu de musique ; cela m'a paru bon.
 
Beaucoup de monde se ruait là, mais je n'ai vu
personne qu'on pût honorer de ce regard '' attentif ''
 
qui naît devant la beauté dans nos sceptiques yeux.
 
-revenu par le boulevard. — rencontré C M... —
bavardé. — pris un cabriolet et rentré. — bonne
nuit.
 
'' 1er octobre 1836. ''
 
une nuit de fièvre et d'agitations. — levé de
bonne heure. — lu le journal. — reçu une lettre
de cette malheureuse Maria qui va un peu mieux
et qui me remercie de l'argent que je lui ai envoyé. —
déjeuné légèrement. — avais froid. Le temps est
digne du mois de janvier dans ses plus mauvais
jours. — ai fait allumer du feu. — travaillé.
 
Pris des notes historiques et politiques. — rompant
ainsi une chaîne d'idées entraînantes et qui ne
demandaient qu'à m'agiter si je n'avais pas résisté, —
m'agiter et non m'abattre, ce qui est tout différent.
 
Lu Pausanias, — douteux comme toujours, mais
cependant soumis à l'opinion de son temps et se
taisant par cela même sur bien des choses. Parle
avec dédain des femmes. Les trouve plus déréglées
dans leurs désirs que les hommes (ce qui est vrai)
à propos du collier d'ériphyle pour lequel
Callirhoé, fille d'Achéloüs, fit tuer Alcméon. —
innocente fantaisie ! — Guérin est venu. Pendant qu'il
a été là, coiffé et habillé presque. — quand il a été
parti, lu une thèse en chirurgie assez bien faite.
 
J'aime ces matières-là. Elles attirent irrésistiblement
mon esprit. Les sciences dans lesquelles on n'est pas
versé et qu'on pénètre seulement par '' échappées, ''
 
sont les plus beaux poëmes possibles pour l'imagination
des hommes. — j'écris '' imagination ''
parce qu'elles
ne sont que des '' réalités entrevues. ''
 
à cinq heures et demie, monté en voiture. Un
temps gris, pluvieux, '' spleenétique. ''
-allé dîner.
 
Ces messieurs (G... et Q...) sont venus. Dîné
longtemps et copieusement, et couronné le tout d'une
bouteille de Graves et des plus joyeux propos, avec
une légère nuance libertine qui est à la conversation
d'un dîner de garçons ce que le rouge est à
une femme : — mis en petite quantité, il anime les
yeux et fait très bien ; en trop grande, il rend
affreuse et ignoble. — au café, G... seulement et
moi. Resté longtemps à cause de la pluie. Mauvaise
saison ! On ne peut encore aller dans le monde comme
en hiver et l'on reste sous le poids de ses soirées,
-lourdes à porter quand on ne peut se promener et que
les spectacles sont détestables en acteurs comme en
pièces. — ai dit à G... aujourd'hui qu'il était bien
heureux (toute idée d'amour à part) de voir chaque
jour une jeune fille, — étrangère (c'est je ne sais
quel gracieux mystère de plus), de la voir dans tous
les
détails de la vie domestique, innocente, confiante,
gaie, sereine, flexible, d'une puberté incertaine
encore, bonne comme une enfant qui sera femme,
douée de mille charmes doux, suaves et pâles ; que
c'était une vertu d'harmonie pour la turbulence
intérieure, comme une paix '' profitable ''
aux facultés,
le dictame des inquiétudes et des ennuis de la vie.
 
Oui ! L'intelligence doit gagner à cela. Elle gagne
en calme, et le calme, c'est la force. Par exemple,
gare l'amour ! Car s'il s'en mêle, tout est fini.
 
Allé chez la geslin ; pris des gants. Convoité un
magnifique flacon de cristal ciselé à bouchon d'or pur
dont ma fatuité s'arrangerait et peut-être
s'arrangera. Les caprices dans mon âme sont aussi
nombreux que les plis sur la mer, '' un jour d'ouragan. ''
-fait un '' véritable cours ''
 
d'éventails. Peut-être en donnerai-je un à ma
belle-soeur, symbole de la fraîcheur de mes sentiments
pour elle. — tué le temps dans ces graves
'' élucubrations. ''
-revenu. — pris une revue. — lu
au coin du feu un article de M De Carné sur
l'Espagne, bien jugée, je crois, et avec
connaissances réfléchies des pentes '' certaines ''
de
l'esprit européen, qui n'est pas où le fourent nos
politiques '' de moralité et de progrès, ''
dans leur
sacré et sot verbiage que Dieu confonde à jamais ! —
rêvassé, — puis griffonné ceci et me voici, —
griffonnant encore à deux heures et demie du matin ! —
j'entends le vent et la pluie à mes vitres, '' " fous tous les deux comme quand ils luttent ensemble à qui sera le plus puissant " . ''
une nuit triste,
triste, — les patrouilles, à de longs intervalles,
passent sous ma fenêtre, et jusqu'au pas résonnant et
lent des chevaux me paraît mélancolique. — je suis
toujours seul à ces heures, et cela ne vaut rien,
mais qu'y faire ? Avec
'' une ''
autre, ne serais-je pas seul encore ? N'ai-je
pas mon '' pic ''
au dedans que j'habite, mon pic qui
fut un volcan et qui s'est changé en glacier ? —
'' " va dans un couvent, fais toi moine ! " ''
mais non .
 
Quoi qu'il en puisse coûter, ne donnons jamais
démission de nous-même. Le cri d'Hamlet est d'un être
faible ; car cet homme incroyable n'a rien de fort,
pas même l'esprit, et pourtant (sorcellerie de
Shakespeare ! ) n'est-il pas puissant sur nous comme
s'il était fort ?
'' 3, lundi. ''
 
n'ai rien écrit hier. — je rentrai fort tard, souffrant
de la poitrine, et je me couchai. — j'étais allé au
concert. — y avais trouvé B avec Mme G, sa
cousine. — un monde fou, mais pas d'aristocratie.
 
Aujourd'hui, levé à une heure. — travaillé. —
lu Bulwer. Pas content
de l'ouvrage. Ennuyeux et radical. — habillé, et
attends Th pour dîner.
 
'' au soir. ''
 
oublié de noter que j'ai reçu ce matin une lettre
de ma mère. Me parle de sa belle-fille, qu'elle dit
bonne et d'esprit. Nous verrons bien. Oublié aussi
de noter une visite du dr Marty.
 
J'avais l'intention de faire des visites. Ai
renoncé à mon projet à cause du froid. Thébaut
venu. —
achevé d'habiller. — sorti. — dîné chez C-au
café. — été assez sobres pour des gaillards comme
nous. — monté au boulevard. — redescendu à
cause du froid. — mal en train. — rentré.
 
C'est aujourd'hui (cette nuit même) que se marie
monsieur mon frère. Dans quelques heures la
cérémonie va se faire, et deux vies ne seront plus que
... deux. Hélas ! Toujours deux ! L'unité est-elle
donc impossible ? Je n'ai pas voulu assister à la
triste bouffonnerie, cependant il y aura là de
bonnes figures à étudier. Le marié avec son
enthousiasme légal, — la mariée avec sa confusion
un peu hypocrite, — et les parents contemplant, l'oeil
humide, le tableau du bonheur conjugal. — par une
pareille nuit, l'église sera froide. Est-ce un
présage ?
Si je me mariais, moi, quel air aurais-je ? Quelque
amour qu'on ait pour sa femme à vingt-six ans
passés, peut-on avoir '' l'air heureux ? ''
on a plutôt
l'air triste quand le coeur est heureux à cet âge.
 
La crainte de tout perdre n'est-elle pas au fond
(mais seulement '' au fond) ''
de nos joies. Oh ! Je ne
veux point y penser.
 
'' 4 octobre 1836. ''
 
souffrant extrêmement dès le réveil. La poitrine
enflammée et douloureuse, la tête lourde, les nerfs
abîmés. — levé tard, vers onze heures ; la pensée
aussi mal que le corps. — lu le journal. Rien que des
sottises ! — écrit une lettre à Léon. — lu Bulwer.
 
Toujours mécontent. à part les grands poëtes, je
ne crois pas que les anglais puissent faire un bon
livre et en aient un. Le subtil génie de la prose
leur échappe. — d'un autre côté, le livre de Bulwer
est
une étude sociale. C'est un livre de nuances. Il
fallait à l'auteur plus de finesse d'aperçus qu'il
n'en a pour le bien faire, et peut-être une autre
position dans le monde pour bien observer.
 
Il y a dans '' don Juan, ''
malgré la verve malicieuse
de l'auteur et par conséquent un peu exagératrice,
et dans quelques pages des '' mémoires ''
de lord
Byron, plus de vérités saisies, plus d'intuition des
défauts très '' personnels ''
de la société anglaise,
que dans tout Bulwer qui l'a fait poser devant lui.
 
Reçu une lettre de Mme De F. Me dit avoir
déterré une position avantageuse pour ma protégée
Maria. Mais celle-ci est malade, et c'est ainsi que
tout va de travers dans ce meilleur des mondes
possibles. — réponds à la gracieuse missive par un
billet plus gracieux encore. — repris Bulwer. Lu
jusqu'au tomber du jour. — il fait un temps affreux ;
un ciel bas, noir, du vent, de la pluie, des rafales,
du froid ; un temps fécond en mauvaises pensées. —
pas sorti. — renvoyé le coiffeur. — rêvassé de ce
mariage. Je ne sais pas pourquoi j'y pense ainsi.
 
Puis à... puis à... sur quelle diable de montagne
russe glisse la pensée ! Impossible de l''' enrayer ''
 
quand elle a pris certaines directions. — allumé
la bougie. Lu Bulwer jusqu'à l'ipécacuanha.
 
Il dit que le ridicule en France s'attache aux
manières, et en Angleterre aux émotions. Qu'on
ne supporterait pas dans ce dernier pays la
'' chevalerie ''
de Chateaubriand, la grande idole de
Jagrenat de nos plus spirituels badauds de France ;
que lord Byron fut mortellement déconsidéré par son
départ pour la Grèce aux yeux des '' ladies. ''
-au
fait, ce petit enfantillage militaire était assez
ridicule. Mais l'amour de l'antithèse égare
l'insulaire.
 
Nous ne pardonnons guère plus aux émotions
qu'aux manières '' inélégantes. ''
(voir les chagrins de
Mme De Staël à propos du dénigrement et de
l'enthousiasme.) la faveur actuelle de Chateaubriand
est bien plutôt une '' moutonnerie ''
ou un parti pris
politique qu'un engoûment. — envoyé chercher à
dîner.
 
'' au soir. ''
 
dîné voracement. — mis en colère parce que le
libraire n'avait ni les livres ni les journaux que je
lui ai demandés. — repris ma lecture, quand H,
la maîtresse de... est arrivée chez moi à ma très
grande surprise. Elle veut renouer avec... qui ne
l'aime plus. C'est une femme qui croit à la puissance
des coquetteries, caresses et autres choses qu'on
pourrait appeler du fameux mot de Buffon à propos du
style ou du geste (lequel des deux ? ) : '' le corps qui parle au corps. ''
-ne lui ai pas donné grande
espérance. Quand on a affaire à un homme faible et
sensuel, on le '' grise ''
encore une ou deux fois, mais
c'est tout ; — à un homme fort, du moment que le
plaisir n'est pas '' intellectualisé ''
par le
sentiment ou l'imagination, on s'avilit à pure perte :
les ivresses décolorées et rares que l'on essaie de
provoquer sont impossibles.
 
Causé jusqu'à neuf heures et demie. — H partie,
lu encore Bulwer. Il faut que je finisse le volume
et que je le rende avant mon départ pour la
Normandie. Or je désire partir samedi. — rallumé le
feu. — bu de l'eau. — lu les douze premiers chapitres
du quatrième volume de Pausanias. — ennuyé jusqu'à
la rage comprimée. écrit ceci, et vais dormir si
je puis. Fera-t-il assez beau pour que ma fragilité
puisse sortir demain ?
'' 5 octobre 1836. ''
 
levé souffrant, mais moins qu'hier et aussi tard.
 
-Théb est venu comme je sortais du lit. — pris
devant lui un bain de pieds brûlant et fortement
sinapisé. C'eût été un excellent exercice pour un
spartiate. — lu les journaux, — puis Pausanias, —
puis Bulwer tout le jour. — mon dieu ! Comment
s'y prennent les gens qui ont de l'intérêt pour ce
qu'ils font ? — coiffé. — essayé des vêtements
neufs. Allaient bien. Le culte de la forme se soutient
toujours en moi, ce qui prouve que le diable, si
vieux qu'il puisse être, ne devient point ermite, et
que les proverbes en ont menti .
 
Car vieux, je le suis, à croire que ce qu'ils
appellent mon âme fut forgée le premier jour de la
création. Sorti. Dîné avec Gaudin chez C. — au
café. — '' Obermana ''
était magnifiquement pâle ce
soir, et des yeux cernés comme si elle se les fût
noircis et peints à la manière turque et qui donne
tant d'expression au regard. J'ai le plaisir le plus
'' désintéressé ''
à regarder cette femme. — c'est
l'impression pure de la beauté, non de la beauté
parfaite, car je '' sais ''
les défauts '' d'Obermana, ''
 
mais de la beauté néanmoins : la beauté n'excluant pas
l'imperfection ou les imperfections, mais les
'' noyant ''
dans un ensemble harmonieux.
 
Monté au boulevard seul. Un temps sale et humide.
 
-fait une visite à... personne ! — revenu. —
rencontré F B promené ensemble. Parlé histoire
et de ses travaux actuels. Passé beaucoup de temps
à bavarder. — allé chez la '' Graciosa, ''
pauvre
penchée qui se redresse. Très changée. — rentré. —
la coupe de l'ennui déborde ce soir ! — pas un jour
impuni ! Pas un malheureux jour .
 
'' 6 octobre 1836. ''
 
mieux aujourd'hui que les jours précédents
quoique je n'aie pas fermé l'oeil de la nuit. — levé
de bonne heure. — reçu une lettre qui me force
à partir samedi matin. — écrit un billet à Th. —
habillé. — prêt à sortir à une heure, pas
auparavant, parce que ces messieurs G et T sont
venus. — allé déjeuner au palais-royal. — un temps
superbe et chaud, dilatant de souffles '' printaniers. ''
 
cette saison a des caprices charmants et cruels. —
déjeuné. — monté jusque chez... — me suis senti une
envie irrésistible de dormir et j'ai dormi une
demi-heure chez G. — lu ensemble de beaux vers
'' (la mort de Socrate, ''
divin poëme, niveau très
élevé, que l'auteur n'a pas repris). — allé chez la
Geslin. Fait mes emplettes. — retenu une place à la
diligence. — passé, d'habitude, chez la '' graciosa. ''
 
pas trouvée. — rejoint Gaudin chez moi. Dîné. Pris du
café et du kirsch-wasser, puis au concert. — j'ai donc
échappé par la musique et quelques beaux vers, à
cette vie matérielle qui m'a pressé aujourd'hui de
toutes parts. — très content du concert. — remarqué
une femme digne du pinceau de Murillo pour le
genre de beauté. — ah ! Mon dieu ! Mon dieu .
 
Que c'est beau d'être beau ! — moins impressionné
pourtant par cette femme que mon ami M De G.
 
Il m'est arrivé une plaisante aventure en allant
à ce concert. Une femme (entretenue sans doute),
bien mise, brune, jolie '' hardiment, ''
des yeux noirs,
mince (trop mince même), est passée près de moi.
 
L'ai regardée, mais sans affectation. Alors elle a
rebroussé chemin, m'a suivi, et me joignant bientôt
m'a dit bonjour en me tendant la main avec une
grâce, un aplomb et une désinvolture parfaite. M'a
saisi le bras. J'ai cru pendant tous ces préambules
qu'elle me prenait pour un autre et je l'ai laissée
s'enferrer, mais point ! Elle ne confondait mon
'' moi ''
avec celui de personne. M'a dit m'avoir
rencontré '' là ''
et '' là ''
(elle a cité juste) et
'' brief ''
m'a engagé à aller la voir. M'a dit son
nom et son adresse. — n'est-ce pas singulier ? Non
qu'une femme '' raccroche ''
un homme dans la rue, mais
qu'il y ait quelque chose de '' personnel ''
à cela,
lorsqu'on n'a jamais parlé à cette femme et qu'on ne
l'a pas même remarquée ?
Revenu du concert par le boulevard. — soirée fraîche.
 
-la pluie est tombée au moment où je quittais G. —
jeté dans un cabriolet. — rentré. — causé avec... —
écrit ceci. — appris que Mme De L R ne peut me
recevoir demain. Vais lui écrire pour lui
'' soupirer ''
mes adieux.
 
'' 7 octobre 1836. ''
 
levé bien portant. — lu les journaux. — écrit à
Mme De L R. — pris un bain de pieds. — déjeuné.
 
-écrit à T pour mon poignard. — soldé des
notes. — que tous les diables d'enfer emportent
les commissions ! Reçu une visite de L S. — appris
que Gr a menti par peur et que lui, L S m'avait
dit vrai. La bêtise et la lâcheté combinées ne
peuvent guère aller plus loin. — habillé. — sorti. —
acheté un tablier pour A et un bonnet de voyage
pour
ma seigneurie. — allé chez Mme F. — l'ai trouvée. —
-puis chez la '' marchesa. ''
-je croyais qu'elle
me boudait, mais non ! Les persiennes étaient fermées,
et l'on m'a répondu qu'elle ne revenait de
Nogent qu'à la fin du mois. — revenu. — dîné. —
allé au concert avec G et De G. — une cohue
indigne et un mauvais choix de musique. Dandies,
'' furieux, ''
lions y abondaient, mais n'ai pas revu la
jeune femme d'hier. — rentré, — et dans les
angoisses de l'emballage jusqu'à ce moment. — il
est trois heures du matin. J'aime mieux ne pas me
coucher que d'être agité sans dormir comme je le
serais si je me jetais sur mon lit. On me réveillera
demain à quatre heures et demie. Mais je ne
dormirai pas.
 
Je quitte donc Paris, et pour combien de temps ?
Le moins longtemps possible. Les conditions
nécessaires à une existence, même de quelques mois, en
province, me manquent trop. Cependant... mais
non ! Tout est irréparable. — Paris ou les longs
voyages, voilà ce qu'il faut à un homme aussi
ennuyé et aussi vieux que moi. — cette vie de Paris
convient si bien à l'ennui des passions trompées. —
on marche si nonchalamment sur le sol que tout ce
'' fusain ''
ne garde pas votre trace. Des relations qui
se nouent et se dénouent comme une jarretière
(emblème souvent ! ), un '' désaimer ''
facile, des
détachements pleins de grâce qui allègent la vie,
un scepticisme charmant, et puis cette profonde
indifférence qui est l'amabilité suprême, — car les
êtres passionnés tourmentent la vie de tout le monde,
les indifférents, au contraire ! — quelques mensonges
sans importance et sans effort, phraséologie en
harmonica à l'usage des gens civilisés, et ils sont
aimables
comme cette Mme De Vernon (dans '' Delphine) ''
,
l'idéal de la femme des sociétés perfectionnées, la
figure la plus '' fine ''
qui ait jamais été tracée de
main de femme ou d'homme, et qui était autrement
difficile à '' attraper ''
qu'une physionomie
passionnée, primitive, forte, saisissable en gros
et surtout par le mouvement. Je ne crois pas que les
littératures du monde moderne aient produit rien de
plus achevé.
 
J'ai rencontré aujourd'hui un homme qui
ressemblait tellement à... qu'on aurait dit une
vision. Je ne puis rendre l'impression de cette
ressemblance. C'était... c'était fou. Si je le
rencontrais souvent dans le monde j'en serais fâché,
car je lui ferais des avances singulières et comme
je n'en veux faire à qui que ce soit. La mort, sans
doute, qui frappe toutes choses d'une grande manière,
la mort a donné à cette ressemblance le pouvoir qu'elle
a eu momentanément sur moi. Si... avait vécu,
qu'aurait-elle produit ? Cependant les ressemblances
me dominent toujours, je ne sais pourquoi ; il ne
faut qu'un trait, un mot prononcé comme l''' autre ''
 
le prononçait, une analogie quelconque pour que je
la démêle sur-le-champ et que mon intuition me mate
aussitôt. Je le disais un jour à... qui s'en fâcha,
ne comprenant pas ce panthéisme de sympathies
mystérieuses. Plus une femme a de coeur, moins elle
a d'étendue d'esprit. Mme De L R me niait cela
aussi l'autre jour, ou sans le nier, le ravalait.
 
'' " je serais très peu flattée de cela " , ''
 
disait-elle. Mais pourquoi non ?
Qui donc est '' vous ''
en '' vous, ''
madame, pour que
votre vanité dise : " je ne veux pas que vous aimiez
'' cela ''
en d'autres qu'en moi, quoique '' cela ''
ne
soit pas différent ? ... " enfin, l'influence en
question est tellement grande sur moi qu'un nom me
rend plus
bienveillant, et il y a des personnes pour qui je
ferais beaucoup de choses parce qu'elles portent un
certain nom, et sans autre raison que celle-là.
 
Et maintenant je ferme ce livre que je ne
r'ouvrirai qu'à Caen. — la pluie tombe à torrents. —
regardé à travers mes vitres ; pas une étoile ! Et le
jour ne paraît point encore. Ces départs sont tristes.
 
Je désirerais '' rouler ''
maintenant.
 
'' à Caen, 11 octobre 1836. ''
 
je suis depuis deux jours à Caen. Ces deux jours,
je les ai passés sans les noter, mon journal étant
resté derrière moi avec une partie de mes
bagages. — je l'aurais eu, que j'eusse '' voulu oublier ''
encore de les noter. — ils ont été trop
pleins de choses '' irrévélables. ''
 
levé vers onze heures. — je me lève tard parce que
je lis étant couché, ce qui vaut mieux que
l'agitation de la pensée, cause ordinaire d'insomnie.
 
-habillé. — descendu. — déjeuné avec des huîtres.
 
-lu la dernière brochure de M De Bonald, que
je ne connaissais pas. — écrit une longue lettre à
G... — lu les journaux. — repris mon volume
jusqu'au dîner. — dîné. — causerie du dessert avec
Aimée. — fini le volume de De Bonald. — lu de
l'anglais. — la soirée s'est écoulée ainsi. — un
temps de pluie et de vent ce soir, mais ces deux
jours précédents il a fait très beau. Cependant je ne
suis pas sorti encore.
 
'' 12 octobre 1836. ''
 
une nuit pleine de rêves pénibles. — levé
souffrant à onze heures. — feuilleté la
'' correspondance ''
de Byron. — habillé. — descendu. —
déjeuné. — les nerfs en mauvais état, par
conséquent l'humeur sombre. — lu jusqu'à trois heures
avec une telle voracité que j'ai avalé un volume
in-8 degrés de 368 pages. — les journaux sont venus. —
ils ne contenaient rien d'intéressant. — l'Espagne
patauge toujours dans les mêmes horreurs. — couché
une demi-heure à cause d'une douleur au flanc. —
relevé et repris ma lecture. — je lis avec
acharnement ici. — le passé m'y parle avec trop de
violence pour que je m'abandonne aux impressions des
lieux qui m'entourent. Je plonge ma tête dans la
pensée d'autrui pour éviter la mienne, encore ne
l'évitai-je pas toujours ! — dîné. — causé une heure
avec Aimée, mais n'étais pas en train de glisser
sur cette molle pente de la causerie ; — il m'aurait
fallu une idée qui se fût emparée de moi et m'eût
secoué, chose dont j'ai besoin. — je suis inerte. —
cela vient peut-être de ce que, depuis mon arrivée,
je n'ai pris aucun excitant. — je ne puis plus vivre
seulement de ma propre vie, quand une passion ne me
'' lance ''
pas. Cela est triste, si jeune ! Mais cela
tient à la vie que j'ai menée : '' old mortality. ''
 
je viens de lire un volume encore, mais in-18. —
la soirée n'est pas avancée. Je travaillerais, si je
n'avais
pas l'esprit trop abattu pour écrire. — qu'un peu
de musique me ferait de bien, et j'en manque ! — le
temps est à la pluie. L'indolence me possède toujours
et je ne suis pas sorti. — ne sais même pas quand
je sortirai. — cette ville m'écrase ! Je n'aime
que les campagnes de ce pays-ci.
 
Proverbe écossais : '' il ne faut pas donner à un fou un bâton pointu. ''
 
'' 23 octobre 1836. ''
 
levé à neuf heures. — moins souffrant qu'hier,
mais pas bien encore. — descendu. — déjeuné. — lu
jusqu'à trois heures, sans m'interrompre que
pour changer d'attitude, de mon lit à mon fauteuil.
 
-les journaux, — aussi insipides qu'à l'ordinaire.
 
-reçu une lettre de Gaudin. — m'apprend que
Th m'apportera l'eau Addisson demandée et les
autres objets. — repris ma lecture jusqu'au dîner.
 
-dîné. — causé l'heure d'après en buvant de
l'eau-de-vie dans de l'eau pour me remonter. — pas
sorti. — un temps capricieux et froid. — ma
vie est d'une monotonie dont j'ai bientôt assez. —
griffonné une lettre à mon frère Ernest. —
recommencé de lire et écrit ceci dans mon lit,
appuyé sur le coude, à la manière antique. Il est
tard. Différentes pensées me dominent. '' une ''
 
suffirait.
 
'' Caen, 21 octobre 1836. ''
 
je n'ai rien noté ces jours-ci. Je les ai passés en
lectures à peu près continuelles excepté depuis
l'arrivée de Th. Sorti avant-hier avec lui pour la
première fois. — souffrant et triste. — hier mieux, et
même tout à fait bien. — sommes allés à Lucque
(Luc) au bord de la mer. — nous étions six. —
promené longtemps sur les grèves. — le temps était
de la plus éblouissante pureté. — mes nerfs se sont
retrempés à ce souffle marin, plein de sels
pénétrants, qui nous frappait la figure alors que nous
fendions l'espace, en tilbury découvert lancé au
galop. — la mer était d'une sérénité charmante,
bleu pâle, sans vagues, sans frange d'écume au bord,
se divisant par lames légèrement soulevées. — je
l'ai vue rarement aussi calme. — deux voiles filaient
à l'horizon, sous le soleil, gracieux triangle
de lin. — l'air, ce spectacle, l'immense étendue de
la côte, le bruit du flux, tous ces accidents
bien-aimés m'ont causé l'impression la plus vive, une
de ces impressions que la nature nous donne et que les
beaux-arts sont impuissants à produire... si ce
n'est pourtant une musique '' forte ''
comme, par
exemple, l'entrée de clairons dans l'ouverture de
'' Guillaume Tell. ''
-bu l'eau salée dans le creux
de ma main comme une libation de reconnaissance après
tout ce temps passé en exil de l'océan, '' père des choses, ''
et de ses rivages .
 
Dîné. — un fougueux repas de garçons, avec
accompagnement de vins et d'alcools. Bu
prodigieusement et resté froid et sombre au milieu
de toutes ces têtes qui sautaient comme des
poudrières. — fumé, pour ma part, quatre
'' cigarettes. ''
-revenus fort tard. — un temps acéré
de froid, mais une lune fabuleuse de clartés vives.
 
-le paysage superbe à quelques endroits. Hérissé de
clochers normands
(moyen âge) déliés et fins comme des aiguilles. —
fait le chemin à bride abattue. Rentrés à Caen vers
onze heures. Allés au café Tison, beau nom pour
un café, cet incendiaire quartier général de la
jeunesse. — joué au billard, déraisonné, et avalé
trois bols de punch au kirsch-wasser. — retourné vers
une heure chez un de nos convives, le docteur A.
 
-trouvé sa soeur, délicieuse brune, au teint bistré
avec des couleurs (par moments) frêles de fraîcheur
comme une rose du Bengale, qui avait la patience
de nous attendre. — '' rebu ''
du kirsch. En ai
absorbé incalculablement. Pas gris pourtant. Resté là
jusqu'à deux heures du matin, et pas couché avant
trois.
 
Aujourd'hui les nerfs sont dessus dessous, mais
la vie a été plus haut que les nerfs, elle a
'' battu son plein, ''
comme la mer faisait hier
devant moi, et l'intensité des sentiments a vaincu
les sensations douloureuses. — j'ai passé une partie
du jour avec... et nous n'eussions pas même
regardé les mondes quand Dieu les aurait mis à nos
pieds ! — les autres femmes, que sont-elles en
comparaison de celle-là ? Ce qu'est la plus pâle des
primevères à la plus brillante des étoiles. ô étoile
de ma vie, lève-toi toujours dans mon coeur ! Et
maintenant pas un mot de plus ! Je ne veux plus
écrire aujourd'hui une pensée qui ne soit pas
'' elle ''
et qui fasse ombre sur son souvenir.
 
'' 26 octobre 1836. ''
 
je suis à Saint-Sauveur depuis deux jours. — j'ai
été encore mieux reçu de mes parents que je ne m'y
attendais, quoique je m'attendisse à l'être bien.
 
-impression des lieux, nulle. — la patrie, ce sont
les habitudes, et les miennes ne sont pas ici, n'y
ont jamais été. — mes malles n'étant pas ouvertes,
je n'ai pas écrit.
 
Aujourd'hui, éveillé à sept heures. — levé. — fait
la barbe. — ouvert mes malles. — rangé. — tisonné.
 
-rêvassé. — enfin, usé du temps. — commencé une
longue lettre à Guérin. — achevé de m'habiller.
 
-dîné. — causé à bâtons rompus. — monté chez moi
au crépuscule. — achevé ma lettre. — descendu.
 
-M R était au salon. — causé. — ai manqué de
sang-froid à cause du mouvement des idées qui
m'entraîne toujours. — quand donc ne ferai-je que ce
que je voudrai, chose plus difficile pour moi que
de faire ce que je veux ? — soupé. — causé encore.
 
-dit des folies. — remonté chez moi, — et vais me
coucher et lire Goethe.
 
'' 28 octobre, au soir. ''
 
rien écrit hier, sans intérêt et par paresse. —
aujourd'hui éveillé à sept heures. — levé à huit
et demie. — pas de lettres, pas de journaux.
 
Ignorance complète de ce qui se passe à Paris.
 
Le temps a cessé d'être beau. La pluie est tombée,
et le vent du nord siffle et flagelle. Les nuages
sont lourds, et la bourgade inondée a un aspect
désolé. — déjeuné. — monté chez moi. — fait du feu
et lu le premier volume des '' mémoires ''
de
Goethe. C'est
un allemand malgré tout son génie, que cet homme.
 
-il était devenu d'airain, une espèce de Talleyrand
poëte pour la sécheresse du coeur, sur ses
vieux jours, ai-je lu quelque part ; mais il a
commencé par l'amour allemand, l'amour contemplatif,
l'amour à la Werther qui s'ébahit d'aise à
regarder une '' Lolotte ''
beurrant des confitures à
des marmots d'enfants ! — je ne suis guère touché de
cette naïveté dans un grand homme. — il y a des gens
qui pleureraient d'attendrissement à cela, mais pas
moi, et pourtant j'ai su aimer et être jeune aussi .
 
Ces '' mémoires ''
(jusqu'ici du moins) manquent de
ce qu'en France nous entendons par '' esprit. ''
des
réflexions assez fines y circulent de temps en temps
sur l'appréciation des facultés. — par-ci, par-là,
quelques mots sur les beaux-arts et la nature. — du
reste, rien qui sente '' l'en-train ''
du génie. —
remarqué une fort belle comparaison sur les amours
qui finissent : — c'est une bombe tirée la nuit : elle
trace une parabole étincelante et se confond avec
les astres comme un astre de plus, mais elle s'éteint
et ne s'éteint que pour en tombant éclater. — ainsi
quand un amour finit, il brise en s'éteignant. Cela
est très beau, très vrai, et d'analogie très
complète, et je ne me rappelle que l'idée, relevée
sans doute par le style dans l'original.
 
J'ai été une partie du jour obsédé de mille pensées
troublantes. — j'ai pu à peine les dompter, et
longtemps elles m'ont dominé par la volupté et la
douleur, ces deux belles filles qu'il faudrait
sculpter dos à dos et nouer dans la même ceinture. —
j'ai désiré et souffert. — pensé à... pensé à
l'avenir, le long avenir, — puis à cet hiver avenir
encore. — pourrons-nous réaliser '' nos ''
projets ? ...
 
-ici, j'ai vécu
avec '' elle. ''
est-ce pour cela que j'y suis
poursuivi de souvenirs ?
Dîné. — ma vie n'est qu'un mensonge. J'ai été
gai ce soir. — il est venu des hommes. Joué jusqu'à
neuf heures et gagné. Des jeux magnifiques à
prouver la vérité des proverbes, si j'en avais la
superstition. — encore une forte tête superstitieuse,
Goethe ! Il croyait à tous les présages et aux plus
mystérieuses communications. — à neuf heures, repris
une longue lettre à A commencée. — lui parle de ma
vie ici, de M plus jolie que jamais, mais naturelle
avec moi, ce qui prouve '' la finale ''
de l'oubli,
mélancolique et rieur enfant de la légèreté du coeur
humain. Tant mieux ! Du reste ; elle sera moins
malheureuse.
 
écrit ceci, — et vais me coucher et lire un peu.
 
Il est minuit et demi.
 
'' interrompu et repris le 5 novembre. ''
 
je ne marche que par saccades dans ce journal.
 
Depuis le 28, ma vie s'est singulièrement dissipée. —
visites, dîners, jeu, et au milieu de tout cela le vide
du coeur et de la pensée, enfin l'existence de
province. Le soir arrivait, et dans le néant de
chaque jour je n'avais pas le courage de le noter.
 
Cependant j'ai lu et écrit, mais seulement des
lettres. — G devient d'un laconisme ennuyeux, et
De Guérin fait pis : il ne répond pas. G ne me
mande rien de nouveau, si ce n'est l'arrivée de la
soeur de B et la rencontre dans le même logement
de la vicomtesse A, au cou superbe de grosseur,
'' de force sculptée ''
et de blancheur bleuâtre. Nous
irons chez elle probablement.
 
J'ai fini les '' mémoires ''
de Goethe. — beaucoup
moins intéressants que je ne croyais. — le voyage
d'Italie qui les termine est beaucoup mieux, mais
Goethe y parle trop (du moins pour moi) des objets
d'art qui le préoccupaient beaucoup dans sa
jeunesse. J'aurais mieux aimé des impressions d'un
'' autre genre, ''
mais ces diables d'allemands vivent
d'une vie '' admirative ''
et je ne comprends pas que
la critique (à part les sciences) puisse exister dans
ce pays-là. On y a trop le besoin d'admirer.
 
Mes parents sont toujours pleins de bonté douce
et d'attentions. Rien ne trouble et ne troublera,
j'espère, notre harmonie. — j'avais cru trouver ma
mère plus changée. Au physique elle ne l'est presque
pas, si ce n'est du front, qui a un peu vieilli.
 
Je vais m'habiller pour dîner. — me suis habillé.
 
-lu l''' histoire de la révolution française ''
 
par M De Cony. — allé dîner chez ma tante. — bu
d'excellent Bordeaux, qui n'a pas noyé l'ennui.
 
-revenu chez Mme De... causé avec beaucoup
d'impétuosité. — dit mille bouffonneries. — soupé.
 
-écrit ceci, et vais me coucher et lire dans mon
lit.
 
'' 7 novembre. ''
 
lu hier toute la journée. — habillé le soir. —
descendu au salon. — un peu souffrant et d'une
grande indolence. — à cause de cela rien noté.
 
Aujourd'hui, éveillé à huit heures. — pris un
bain de pieds. — lettres et journaux. — cette folie
de Louis Bonaparte est pitoyable. Ce sont là des
conjurés de collège auxquels il faudrait donner le
fouet... — j'aurais cru Paretto et Fialin De P
compromis dans cette échauffourée, mais ils auront
trouvé cela trop bête, car j'ai vainement cherché
leurs noms.
 
Lu Cooper dans mon lit jusqu'à onze heures.
 
-levé. — habillé. — lu encore. — dîné. — pas
content de mon appétit, qui est toujours vorace et
que je dois mater si je ne veux point gagner ce
malséant embonpoint dont j'ai toujours eu horreur.
 
-bu de la liqueur après dîner et fumé une cigarette.
 
-allumé du feu et repris Cooper. — nul intérêt
dans cette lecture et à peine de l'attention. — le
souvenir de... me dominait entièrement et remuait
en moi des flots de tristesse. — à quatre heures,
R m'a apporté une lettre qui était d'elle.
 
-toujours la même, toujours ! Je n'ose penser à ce
que deviendrait ma vie si ce '' dernier ''
coeur
allait changer '' aussi, ''
mais je ne crains pas...
 
non ! Je ne crains pas... car si je craignais, je...
 
'' je ne le dirai point devant vous, chastes étoiles ! ''
 
resté sous le poids de cette lettre jusqu'à l'heure
où je suis descendu au salon. — M De Saint-Q
est venu m'offrir son tilbury pour demain. — accepté.
 
-je vais à Sainte Colombe. La marquise D'H y sera.
 
-la connais seulement par ouï-dire, à travers les
malveillances de province qui, comme certains
cristaux colorés, décomposeraient la lumière.
 
-n'en veux rien penser avant de l'avoir vue. —
reçu ma cargaison de liqueurs et le manuscrit de
'' Germaine ''
que je ferai lire à Léon. — fait une
visite à ma tante, la mère des sept douleurs à l'en
croire. — cette femme a la fureur d'être malheureuse. —
je me suis plongé dans une excellente bergère devant
un grand feu et l'ai écoutée patiemment gémir
comme une élégie, dans un état qui tenait de
l'ennui et de la résignation, silencieux, les yeux
à moitié clos et la main jouant avec le gland de mon
bonnet de velours noir. — rentré. — soupé. — pris une
espèce de '' grog ''
composé de sucre, d'eau-de-vie et
d'eau chaude, un puissant digestif, j'en réponds ! —
monté chez moi. — feuilleté certains papiers avec
une inexprimable tristesse. — aujourd'hui a été un
jour fatal pour ce diable de sentiment qui amollit
et par conséquent ne vaut rien. — fini Cooper.
 
-vais me coucher, et de peur de cette grande
souffrance trop connue et redoutée, l'oisiveté dans
l'insomnie, je lirai probablement encore, jusqu'à
l'arrivée du frère de la mort, qui sans les songes
dont il est rempli serait aussi beau que sa soeur
éternelle. — il pleut au dehors et mon foyer
s'éteint. '' felicissima notte ! ''
 
'' 10 novembre. ''
 
passé les jours précédents à Sainte-Colombe. —
vu la marquise D'H, une '' inconsistent woman ! ''
 
-nul débris de beauté : un oeil flétri, un teint
plaqué de blanc et de rouge, du bavardage sans
esprit et des manières pleines de prétention. —
absence complète d'aristocratie enfin. — je crois
avoir déplu considérablement à la dame, car elle ne
m'a pas prié d'aller chez elle à Paris, chose dont
je ne me pendrai pas, connaissant comme je le fais le
salon de cette catin dévote et carliste. — elle a
vu dès les premiers
moments que je ne grossirais pas le nombre de ses
courtisans, et j'ai imprégné le peu de paroles
adressées à elle d'une forte dose d'ironie,
reprenant en sous-oeuvre ce qu'elle disait et
l'exagérant jusqu'à l'absurde. — après le thé,
assisté à des conversations littéraires vraiment
curieuses. De la critique comme celle du marquis
et de la bégueule de l''' école des femmes. ''
 
-que ce pauvre Guérin aurait souffert en
écoutant cela ! Moi je riais, mais ce rire était
triste. On jaugeait les bêtises. — revenu ennuyé
et avec des torrents de mépris pour tout ce que
j'ai vu et entendu.
 
N. B. — ce qui me frappe le plus en province,
c'est le faux.
 
Aujourd'hui, réveillé souffrant après une nuit
agitée. Une torpeur plutôt qu'une douleur de tête,
et des déchirements dans la poitrine. — lu les
journaux. Rien de neuf, si ce n'est le succès de
Gomez et de '' las carlistas ''
en Espagne, et
l'arrivée du danseur Guerra à Paris, baladins
parfumés et baladins sanglants. — repris l''' histoire de la révolution ''
par M De Cony. Mauvais livre,
sans style, où respire l'esprit de parti le plus
outrecuidant et où l'on vomit l'injure contre le
duc d'Orléans, afin d'en éclabousser son fils. Mais
vaine tentative ! Cet homme sans passions
n'appartient qu'à l'histoire des temps futurs, qui
rendra justice à sa prodigieuse intelligence.
 
Levé vers midi. — habillé. — joué avec les chats
et les ai observés jouer. — commencé une lettre. —
dîné, — assez bien. — pris du vin de Malaga et
du kirsch-wasser. — sorti dix minutes dans le
jardin. — les objets extérieurs, mais surtout une
pierre et un poirier qui n'ont pas changé depuis
mon enfance, m'ont rappelé les jours passés. — je
m'étonnais de n'être pas ému de souvenirs qui
auraient ému un autre que moi. Je ne l'ai été en
remontant ainsi la chaîne de mes jours qu'en
arrivant à l'époque de mon amour pour... mais aussi
ç'a été la vie pour moi et une affreuse, délicieuse
et profonde vie, profonde comme les mers ! — elle
m'a fait homme. — tordre le coeur épuise les
larmes de l'enfant. — les meilleures épées (celles
qui flamboient aux mains des archanges) sont
tordues. Il en est ainsi de nos âmes. Quoi que je
devienne maintenant, je porterai les marques de
cette vie passée. à moins de m'anéantir, Dieu
lui-même ne pourrait pas l'effacer.
 
Donné des manchettes à blanchir. — reçu une
visite de Saint-Q. — ennuyé doublement par
moi et par les autres. — monté chez moi. — rêvassé.
 
-plein de pensées qui cherchaient à déborder et
que j'ai retenues, mais douloureusement, comme on
retient son haleine dans son sein. — ah ! Dès demain
je balaierai mon esprit de ce limon du fond des
eaux, en me jetant à quelque idée qui soit le souffle
de toute cette écume que je veux répandre et sécher
sur les grèves d'une imagination devenue aride. —
traduire, penser, étudier, attirent l'attention et la
maintiennent. C'est excellent pour le
tous-les-jours. — mais quand on a de certaines
facultés, '' un esprit violent, ''
ce fragment de
poëte que je sens en moi, il faut parfois autre
chose qu'une étude sévère. Il faut se jeter en dehors
pour s'affaiblir. Il faut ouvrir les veines à cette
imagination torturante et la plonger, comme
Sénèque, dans le bain chaud où elle finira par
mourir.
 
écrit à Th-puis à G-puis à Léon. —
pensé à... et aussi à Paris et à notre vie écoulée
et qui ne recommencera plus, du moins dans les
mêmes termes. H est venu et m'a demandé un
avis comme à un avocat. Fort heureusement, le
point de droit n'était pas difficile. M'en suis
débarrassé honorablement et sans embrasser ma
'' cliente, ''
une jeune fille pourtant. — soupé. —
causé au coin du feu avec ma grand-mère.
 
-souffrant toujours. écrit ceci, et je prends
l'envie de dormir.
 
'' 12. ''
 
lu. — écrit. — travaillé toute la journée d'hier.
 
-le soir très souffrant et couché sans avoir écrit
de mon journal. — pas sorti que dans le jardin.
 
J'ai commencé un conte '' (Bruno). ''
c'est une
soupape à certaines idées qui m'obsèdent. J'en
écrirai un bout chaque soir. — aujourd'hui levé
toujours souffrant, après une nuit pleine d'affreux
rêves. Le temps qu'il dure, le rêve est une réalité ;
et après qu'il est évanoui, le souvenir n'en fait-il
pas une réalité encore ?
Habillé. — lu les journaux. — il y avait dans les
'' débats ''
une lettre '' sur l'Espagne ''
infiniment
remarquable. — de qui est-elle ? Je ne sais. Elle est
signée A G. — sorti dans le jardin. Un temps
meilleur qu'hier. La terre est mouillée des pluies
tombées, mais du moins le soleil a brillé jusqu'à
une heure d'après-midi. — rentré à cause du froid
après ma promenade. — lu et corrigé le manuscrit
que je dois envoyer à Léon, afin qu'il ne se crève
pas trop les yeux dans un pareil griffonnage. — écrit
ceci, et vais dîner, ce qui peut passer pour un
déjeuner dans les habitudes de Paris.
 
'' au soir. ''
 
dîné. — n'ai mangé que des huîtres de rocher. —
lu jusqu'au jour tombant. — pas sorti. — rêvassé.
 
-réfléchi sur ma vie ici. Il me serait impossible
de la faire durer longtemps, malgré l'amabilité vraie
de mon père et de ma mère. — j'ai besoin de Paris,
peut-être parce que je ne suis pas heureux. — en
province, il faut vouloir le mouvement ; à Paris, il
vient vous trouver, ce qui arrange fort un caractère
aussi indolent que le mien. — souffert de l'estomac
et des nerfs. — pris de l'éther dans de l'eau sucrée.
 
-continué l''' histoire de la révolution. ''
-ma
mère m'a envoyé chercher pour jouer. — perdu. — soupé.
 
-Causé au dessert, mais non longtemps. — remonté
chez moi. — écrit ceci, et vais me jeter au lit et
lire.
 
'' 21. ''
 
interruption du journal pendant quelques jours.
 
-ma belle-soeur est arrivée, et depuis ce jour j'ai
dissipé mon temps sans en rien retenir. à peine si
j'ai lu. — j'ai usé la vie à dire des balivernes
comme une femme et avec des femmes. '' combien ''
 
vit-on dans la vie ?
Mais à présent '' je retourne en grondant à mon antre. ''
 
les premières politesses sont faites, et je ne suis
pas assez intéressé par ce que je vois et j'entends
pour sacrifier à cela mon besoin d'être seul et de
travail.
 
Hier, dimanche. — fait éveiller pour aller à la
messe de six heures. La nuit dure encore à cette
heure dans la saison où nous sommes et j'aime cette
messe dans l'obscurité. On voit le jour blanchir
peu à peu les vitraux de l'église ; l'autel seul est
éclairé par les cierges, le reste est dans l'ombre.
 
à peine si l'on distingue les femmes d'ici, le
capuchon de leurs mantelets sur leurs têtes. Tout cela
a un caractère mélancolique qui me touche. C'est
aussi une impression d'enfance. — lu hier la
'' revue des deux mondes. ''
il y avait une lettre
de Mme G Sand. — pleine de verve de style à
certains endroits, mais d'un républicanisme de
mauvaise tête, à la Rousseau, et d'expressions
analogues, ce que j'ai en détestation et en dégoût.
 
'' 23, mercredi. ''
 
avant-hier je n'achevai pas le '' memorandum ''
du
jour interrompu pour faire ma toilette. Comme je
l'ai écrit à cette coquette d'A '' s'habiller, babiller ''
et '' se déshabiller, ''
voilà une partie
des graves occupations d'ici. Hier, c'était gala.
 
Je ne mangeai point, par respect pour les femmes
et pour les baleines de mon gilet, deux choses
d'une égale importance. Le soir, je pris ma revanche et
dévorai comme un crocodile, si bien que je
m'endormis en vrai monstre repu. — depuis que
je manque de cet excellent café de Corazza,
spirituel et divin breuvage, j'éprouve une
véritable torpeur d'Anglais après mes repas ; c'est
le pont qui conduit au sommeil.
 
Aujourd'hui éveillé à huit heures. — lu dans mon
lit. — levé. — pas déjeuné. — descendu au salon.
 
-causé et lu les journaux. — spleenétique toute
la journée. — dîné et défendu vigoureusement
mon ami G qu'on attaquait indirectement avec la
malveillance des esprits de province. J'aurais dix
mille lances comme Guillaume le conquérant, que
je les romprais pour lui. — il n'y avait là que la
belle-mère de mon frère et ma belle-soeur.
 
Après dîner, resté quelque temps dans le salon à
causer par amour de la taquinerie. — bu du genièvre.
 
-monté chez moi. — j'avais laissé des lettres
s'amonceler sans y répondre. Y ai répondu fort au
long sans faire autre chose jusqu'à neuf heures. —
soupé. — remonté. — travaillé à '' Bruno. ''
écrit
deux pages. — le froid m'a pris, mon feu n'allant
pas. Je crois que je vais me coucher et lire dans mon
lit. — le temps a été froid et vibrant de longues et
tristes rafales du vent du nord. — je ne suis pas
sorti. J'attends le sec pour me hasarder à me
promener.
 
'' 24, jeudi. ''
 
éveillé à huit heures. — lu dans mon lit
'' l'organisation judiciaire, ''
de Bentham, livre
bien fait, le meilleur ouvrage de l'auteur et qui a
résisté dans mon esprit à une seconde lecture. —
habillé. — continué ma lecture. — les journaux ne
sont pas venus aujourd'hui. — après Bentham, lu
Shakespeare jusqu'à l'heure de la toilette. — avant
dîner, reçu une lettre de..., une de ces lettres qui
influent sur mon humeur le reste de la journée
et qui consolent de l'ennui de vivre. — dîné.
 
-sorti après dîner. — le temps était sec. Beaucoup
de vent et un soleil d'hiver. Le froid m'a saisi.
 
-fait une visite à ces
dames D. Elles m'ont donné d'excellent café, et
je suis resté à causer chez elles jusqu'à neuf
heures. — rentré. — soupé. — pris du grog pour
animer mes esprits déjà fort excités. — raillé
ma belle-soeur. — monté chez moi. Mon feu s'était
éteint à m'attendre. — couché. — écrit une lettre
dans mon lit et ceci enveloppé dans mon manteau.
 
'' bonsoir ! ''
 
'' le 25. ''
 
éveillé à huit heures. — pas levé, écrit et lu dans
mon lit. — envoyé un billet à Alfred B pour le
prier de me prêter quelques livres dont j'avais
besoin. — pauvre B, sa femme est extrêmement
malade, il la quitte à peine. Est-ce qu'il
l'aimerait assez pour que ce lui fût un affreux
malheur de la perdre ? Quelle vie changée que celle de
cet homme ! Il a à peine trente ans et le voilà éteint,
calme et serein, cultivant les fleurs, un peu la
musique, chérissant la solitude. Quelle série
d'idées, quelle réflexion, quelle transformation
intérieure l'a conduit au point où il est arrivé ?
Est-ce la fatigue ? Je crois que la fatigue et
l'ennui décident d'à peu près tout dans la
vie des hommes, à une certaine période de leur
existence, mais on va bien loin encore quand on
est lassé .
 
Levé. — lu les journaux. — il y avait la seconde
lettre sur l'Espagne, dont la première avait été si
remarquable. Aussi intéressante que la première. —
reçu un billet d'Alfred B en réponse au mien.
 
-sorti dans le jardin. Un temps gris et couvert,
avec disposition à la gelée, que je préférerais de
beaucoup aux pluies continuelles qu'il fait ici.
 
-commencé une '' vie de Buffon ''
par Condorcet.
 
-j'ai
envie d'étudier un peu Buffon, sous les rapports du
style, quoique ce '' styliste ''
ne m'ait jamais plu.
 
-mais peut-être ai-je tort ? Je me romprai à cette
lecture. Il faut cesser d'être exclusif, rude
combat que j'ai à me livrer.
 
Dîné. — un damné dîner maigre ! Nous suivons
rigoureusement ici la règle catholique. — ai
combiné du kirsch-wasser et du curaçao et ai avalé
le tout en guise de digestif, ce qui ne m'a pas
empêché d'avoir un furieux mal d'estomac. — une
souffrance vague, la paresse, l'ennui, m'ont fait
rester dans le salon. — il est venu du monde. — je
me suis couché, à moitié assoupi, à moitié triste,
sur le canapé. — la nuit est tombée. — des fragments
de vie écoulée se présentaient à mon esprit. L'âme
souffrait plus que le corps. Après une lutte dont
personne n'a pu se douter, j'ai demandé ma lampe
et suis monté chez moi. — j'ai écrit une longue
lettre à G pour me soustraire à certaines idées.
 
-repris et achevé la '' vie de Buffon ''
par
Condorcet. — '' pâteusement ''
écrite, avec abus de
mots vagues, abstraits, sans couleur.
 
Nulle recherche des influences de la vie sur le
talent. De la critique générale sans profondeur et
sans application intelligente. — en somme, une
pauvre chose, comme tout ce qu'a fait Condorcet,
je crois. — c'était un homme dont toute la valeur
personnelle consistait dans un esprit de parti d'une
énergie, d'une persistance et d'une abnégation
incomparables.
 
Je n'ai pu veiller, je tombais de sommeil.
 
'' 26, samedi. ''
 
éveillé à huit heures. — lu et écrit dans mon lit
jusqu'à onze. — levé. — habillé. — descendu. — pas
de lettres. — lu les journaux. — perdu le temps
à diverses choses. — dîné. — fumé. — rêvassé
une partie de l'après-midi. — à quoi ? D'abord à...
 
alpha et oméga de toutes mes pensées. Mais qu'elles
meurent à la place où elles naissent, et que le monde,
ce troupeau d'esclaves sans coeur, les ignore à
jamais ! — triste, — maussade comme le temps ; — des
pluies éternelles et un vent de résonances
funèbres. — payé une boîte qu'on est venu
m'apporter, une solide boîte pour mes '' vagabonderies. ''
 
-fait ma toilette. — sorti. — passé deux heures chez
ces dames D. Causé mais sans entrain. — achevé
le soir chez M D M. — pas joué. — revenu las,
et couché.
 
'' 27. ''
 
aujourd'hui (comme c'était dimanche), levé à
six heures et demie pour la '' basse messe ''
du
matin. — rêvé à bien des choses pendant qu'on la
disait, toutes choses du passé. — revenu. — un temps
de pluie comme à l'ordinaire. — ce maudit temps ne
finira donc pas ? — fumé deux cigarettes. — causé
une partie de la matinée avec ma mère, et joué avec
un chat, le plus voluptueux animal qui fut jamais.
 
-achevé et cacheté une lettre commencée. — dîné.
 
-après dîner, R est venu m'ennuyer de ses
insignifiances pédantesques. — fumé. — descendu
le soir dans le salon. — il est venu du monde. —
causé un peu (comme on cause en province) sans
'' renvoi de la balle. ''
-ma belle-soeur avait les
yeux fortement cernés ce soir, ce qui donnait
beaucoup d'expression à son regard. — jusqu'ici
je ne l'avais
pas vue aussi bien qu'hier. — resté d'indolence
jusqu'au souper dans le salon. — songé. — ma santé
est excellente. — raconté des histoires de spectres
et d'apparitions après souper. — remonté chez moi.
 
-fait causer sur beaucoup de gens du peuple
connus dans mon enfance ma vieille Jeanne, une
espèce de '' bonne ''
qui n'a jamais quitté la maison
de ma mère. — l'ai renvoyée à minuit et me suis
couché.
 
'' Coutances, samedi 3 décembre. ''
 
la semaine entière s'est passée en dîners. On
appelle cela '' fêtes ''
dans ce pays. J'étais
tellement las de ces brouhahas de chaque jour et la
tête si lourde chaque soir, que je n'écrivais point
et me couchais. D'ailleurs quoi écrire ? Si cette
vie durait, que deviendrait l'intelligence ? Ce ne
serait pas même une manière douce et bonne de se
faire stupide.
 
J'ai joué l'Alcibiade tout ce temps. J'ai bu plus
que ces normands grands buveurs. Ils s'étonnaient
qu'un efféminé de ma taille, un damoiseau de Paris,
résistât mieux qu'eux aux liqueurs fortes. — et
cela a été cependant. Mais j'ai fini, et je vais
revenir à mon système de sobriété pythagorique,
-sans grand effort, comme je fais toutes choses.
 
Quand on n'a goût à rien, on laisse aisément
tout.
 
Je suis arrivé aujourd'hui à Coutances pour voir
mon frère. — arrivé à quatre heures '' de ''
matin par
une tempête effroyable. — nous sommes sur la côte
et nous recevons le vent de première main. — levé
tard. — habillé. — sorti. — allé chez Léon. —
l'ai trouvé bien portant et heureux, heureux au
delà de toute expression, — '' renouvelé ''
sur tous les
points. L'ai quitté renversé, confondu, mais enchanté
pour lui que je ne peux pas ne point aimer, enchanté
de le voir dans des dispositions d'âme et d'esprit
d'une placidité et d'une suavité si parfaites. — cela
durera-t-il ? Voilà la question qui fait '' revers. ''
 
je souhaite pour Léon qu'il y ait dans la religion
et ses pratiques un élément de fixité et de durée
pour les âmes comme la sienne, vives et agitées. — il
m'a demandé un livre de prières que je lui achèterai
demain. Qu'il prie '' par moi ''
et '' pour moi ''
s'il
ne prie pas '' avec moi. ''
j'aime les prières, non que
je croie à leur efficacité, mais parce que prier pour
'' quelqu'un, ''
c'est penser à '' lui. ''
 
la ville est vieille, à petites rues, à maisons
basses ; le tout enveloppé dans une pluie fine et
dense et recouvert d'un ciel sombre et gris m'a paru
d'une indicible tristesse. — et d'ailleurs voyager
(et voyager seul comme je fais, sans un être, pas
même un chien, qui me suive,) me rappelle la
définition de Mme De Staël qui disait les
voyages '' le plus ''
triste plaisir de la vie.
 
-n'ai-je pas laissé des morceaux de mon coeur
derrière moi ?
Ai supprimé le déjeuner, — pris seulement un
bouillon. — allé voir ma tante, malade et ennuyée.
 
-rentré. — lu jusqu'au dîner et pas ressorti de
la journée. — pensé à... et à mes amis de Paris avec
une mélancolie inexprimable. — Th recevra ma
lettre demain, — une lettre folle et railleuse
autant que je suis nerveux et morose, ce soir. — pour
ne pas succomber sous le faix intérieur, continue
courageusement de lire, mais l'attention lâche. —
dîné. — ai mangé une moitié de poulet et du
céleri. — après dîner, repris ma lecture. — l'ai
poursuivie dans la soirée. — puis ai écrit à ma
mère sous l'impression de ce jour d'isolement et de
souffrance, mais non une lettre intime. — depuis
longtemps, je n'en écris plus les jours où j'aurais
le plus besoin de confiance et d'abandon. — tracé ce
'' memorandum ''
avec une plume d'auberge, dans une
chambre d'auberge, bien nue, auprès d'un feu qui
s'éteint. — vais cacheter ma lettre, me coucher,
et je lirai dans mon lit.
 
'' dimanche, 4 décembre 1836. ''
 
aujourd'hui mieux qu'hier. — les nerfs relevés
et l'esprit aussi. — éveillé à neuf heures. — lu
Shakespeare dans mon lit. — levé. — le coiffeur
est venu. — habillé (avant de m'habiller, j'ai écrit
une lettre à Mme...). Prêt à midi, — avalé un
bouillon debout (mon déjeuner actuel) et sorti. —
le temps est toujours gris, bas et humide, mais il
'' se contient ''
assez (comme ils disent ici), et la
pluie ne tombe qu'avec le jour, vers le soir. — allé
voir Léon. — causé. — madame ma tante m'a fait dire
qu'elle était trop souffrante pour me recevoir. —
fait une visite à un de mes camarades d'enfance
marié et qui m'a présenté à sa femme, — blonde
comme du café au lait, pas jolie, mais de cette
laideur qui parle aux passions infimes plus que la
beauté même. — rentré. — ressorti pour une autre
visite chez Mme P D. A dû être jolie, celle-là,
quoique je l'aie vue assez confusément. — pèche
par le front qui manque d'intelligence, mais c'est
peut-être là le front que doit avoir la femme. Je ne
crois point, si je me rappelle bien les belles statues
grecques, qu'elles aient le front développé. — suis
allé sur le boulevard. — pas mal comme promenade,
mais sans grandeur. — revenu par la ville,
une laide et ignoble ville, de par saint Patrice .
 
-acheté du papier à lettres et de la cire. — ai
traversé la cathédrale qu'ils disent un morceau
magnifique ; c'est possible. Je ne me connais point
en architecture. Mon impression brute a été à
l'avantage de cette cathédrale, parce qu'elle est
vaste et que l'espace est ce qui me touche le plus
dans les églises et dans tous les monuments. — les
vêpres finissaient, ce bel office catholique qui
évoque en moi par l'heure et par la psalmodie des
mondes de souvenirs.
 
Rentré à l'hôtel. — la pluie commençait à tomber,
une pluie dense, subtile, incessante, lente,
raies de petites perles fines, mélancolique parure des
jours d'hiver. — le vent recommence de souffler
sa grande plainte, sa sonore lamentation. — fait du
feu, et écrit ceci avant dîner.
 
'' au soir. ''
 
ai reçu avant dîner une visite de F M. M'a prié
à dîner pour mercredi. — j'irai. — dîné fort
tard, — toujours de l'appétit, — beaucoup plus
qu'à Paris ; cela tient, je suppose, à la
différence de l'air. — après dîner, tombé en
angoisse d'ennui et
de désespoir. — pourquoi ? Je ne le sais pas ;
pourquoi cette fièvre puisque la vie est toujours la
même ? — rêvassé et bataillé contre moi. — écrit des
lettres, — un courrier énorme ! — travaillé fort
avant dans la nuit et jusqu'au matin, je suppose, car
j'entends les coqs chanter dans les cours. Il me
prend envie de dormir.
 
'' lundi 5. ''
 
assez bien dormi et sans rêves, du moins pénibles.
 
-éveillé à huit heures et demie. — levé. — cacheté
des lettres. — lu Shakespeare et le commencement
du voyage de Quin jusqu'à onze heures. — le
coiffeur est venu. — habillé. — sorti. — porté
moi-même mes lettres à la poste. — acheté un livre
de prières pour Léon. — allé le voir jusqu'à
trois heures. — lu ensemble (c'est lui qui lisait ; je
ne me sens '' plus ''
le courage de lire ce que j'ai
écrit), le commencement de '' Germaine, ''
cette
désolation des désolations. — nous lirons ainsi
tous les jours jusqu'à la consommation de ce triste
livre. — revenu chez moi. — le temps est à la pluie,
mais à la pluie furieuse. G, un de mes camarades
d'école à Caen, est venu me voir. Il vit dans les
boues des environs, chez sa mère, une exigeante
chienne, je m'imagine. — n'est pas trop malheureux,
m'a-t-il dit, et ses joues roses m'ont bien prouvé
qu'il ne mentait pas et qu'il ne connaît point
l'ennui.
 
Vases d'élection que toutes ces coquilles
d'huîtres ! ... et pourquoi faire le dédaigneux du
bonheur qui suffit à d'autres ? Les choses et eux sont
en harmonie, ils sont dans l'ordre ; nous, nous n'y
sommes pas ! N'ai-je pas vu dernièrement le cousin
de G heureux aussi de promener tous les jours un
chien en laisse ? Celui-ci ne dépense-t-il pas son
activité dans des occupations semblables ? Il
'' tirote ''
des perdrix, craint les rhumes, met sa
casquette à table, ne boit pas, n'embrasse que ses
soeurs, et pour le moment porte le deuil de Charles
X.
 
Après G, M P est venu me prier à dîner pour
demain. — il faut bien que je dîne chez lui
sous peine d'impolitesse. J'y dînerai donc. —
d'ailleurs il faut que j'étudie la femme de '' ce sot probable ''
qui l'échappe belle s'il n'est
qu'un niais. — il a fait le sentimental, et moi
d'emblée, moi, " indifférent enfant de la terre " ,
j'ai bravement prêché pour mon saint, le '' sans- émotion, ''
le '' blank dead. ''
-dîné. — pourquoi,
depuis que je suis ici, suis-je plus sombre après
le dîner qu'auparavant ? Influence de la digestion,
j'imagine. — écrit une immense lettre à Gaudin,
dans laquelle je lui fais un long portrait de ma
belle-soeur, — un long portrait dessiné sans mollir
avec la plume de bronze de l'histoire et assez de
verve dans l'expression. — lui ai demandé s'il va
chez la comtesse Abrial, la '' dudu ''
de lord Byron,
mais à trente ans.
 
Ma lettre écrite, relevé mon feu, — tisonné, —
bu un verre d'eau et de vin, maudit breuvage, mais
je ne veux plus boire d'excitants. — marché dans
ma grande chambre d'auberge. — pensé à... moins
agité qu'hier soir à la même heure, mais pas
tranquille encore. Les spectres de la vie sont les
souvenirs. — écrit un peu du '' Bruno. ''
-nulle
abondance, nul entrain. Il est vrai que pour aucune
chose, je n'ai d'ardeur en commençant. — écrit
ceci. — puis '' in bed ! ''
 
'' mardi 6. ''
 
une journée dépensée en soins extérieurs. J'étais
encore couché que l'on est venu me dire de la part
de Léon qu'il sortirait avec moi à dix heures et
demie. — levé, coiffé, — habillé. — à dix heures et
demie au séminaire. — revenu chez moi avec
Léon. — lu ensemble jusqu'à midi. Il m'a quitté.
 
-porté une lettre à la poste et exploré la ville,
dont je n'ai pas été plus content qu'à la première
impression. — rentré. — fait ma toilette. — passé
jusqu'à l'heure du dîner à lire avec Léon, et lui ai
laissé mon manuscrit. — allé dîner. — décidément
Mme P est encore un très souhaitable débris de
jolie femme. — la couleur de ses yeux me plaît
-bleu de mer-et la force de ses cheveux
châtain-clair derrière sa tête. — la bouche est ce
qui aurait le plus souffert du soufflet du temps,
quoiqu'elle soit jeune encore, mais malgré tout c'est
une pâle turquoise fort bonne à mettre à son doigt. —
s'intéressant de curiosité pour toutes choses qui
tombent dans sa monotone et ennuyeuse vie et en
scindent le flot obscur et lent. — en dehors de tout
mouvement d'idées actuel. — elle n'a pas lu
'' notre-dame de Paris, ''
l'opinion de sa
'' société ''
l'en empêchant. — au bout de tous les
actes les plus innocents de la vie, il y a toujours
la balise de l'opinion de sa société que l'on ne
franchit pas en province, fond de moeurs d'une
hypocrisie dont on est puni par un ennui affreux.
 
-je comprends (quand on a du temps de reste) qu'on
vienne en province passer un hiver, ne fût-ce que
pour couper avec de l'ironie
ces barrières de fil si respectées, ces fétus qu'on
prend pour des murs de granit. — ce fil, comme on
le donnerait bientôt à retordre aux maris ! Je suis
sûr qu'on ferait une belle '' raffle ''
de toutes ces
pauvres créatures qui n'ont que leurs enfants à
aimer. Il y a de ces baisers que j'ai vu donner à des
enfants qui étaient de terribles actes d'accusation
dressés contre les pères. Les garanties de la
'' vertu ''
des femmes en province sont dans le
niveau général de la société, — explication des
succès de garnison. — quand il y a un scandale dans
une petite ville, qui le cause ? Quelque jeune
homme revenu des écoles, qui tranche un peu sur le
fond commun des '' habitants de l'endroit ''
et qui
cessera d'être redoutable quand il commencera de leur
ressembler.
 
Mais qu'un homme habitué au séjour de Paris
ou aux voyages (les voyageurs ont une supériorité
nette sur les autres hommes aux yeux des êtres
sédentaires et nerveux comme les femmes) habite
six mois une petite ville, qu'il soit un peu et même
extrêmement singulier dans ses opinions, mais très
convenable dans ses manières (éclairant toujours ses
opinions par un côté, jamais par deux, et les
laissant insoucieusement tomber, la province
n'aimant pas la discussion et voulant s'éviter le
'' dérangement ''
de comprendre), dur jusqu'à la
férocité dans ses jugements sur les choses et encore
plus sur les personnes, mais froid jusqu'au plus
complet dédain (tuant avec la parole comme avec la
balle, sans se passionner), grave et intellectuel
(il faut cela au dix-neuvième siècle) dans les
habitudes de la matinée sur lesquelles on vous
fait une réputation, mais homme du monde
en mettant son habit, le soir, et faisant la
guerre au pédantisme de toutes les sortes, —
exprimant
des opinions austères en morale avec des paroles
légères et railleuses, et des légèretés (ne pas
outrer cette nuance) avec un langage solennel, — de
façon qu'on ne sache jamais où l'on en est quand
on écoute, — pas gai, et ne riant jamais que pour se
moquer, le rire étant alors une preuve évidente de
supériorité ; pas mélancolique non plus : un homme
mélancolique n'est aimé que d''' une ''
femme, — ne
faisant jamais comme les autres, parce que les autres
manquent presque toujours de distinction et qu'il
faut marquer la sienne non pour soi-même, mais
contre eux, — se posant hardiment absurde parce qu'il
y a très souvent du génie dans l'absurdité, —
poétisant la beauté s'il est laid et l'humiliant s'il
est beau, tout ce qu'on possède perdant de sa valeur
immédiatement et les thèses égoïstes étant ridicules
à soutenir, — bien tourné et ayant du regard (on se
fait d'ailleurs du regard comme de la voix (à force
de chanter) quand on n'en a pas), et si ces deux
qualités ne se rencontrent point, toutefois et dans
'' toute hypothèse, ''
d'une élégance irréprochable et
d'une vraie lutte de recherche avec les femmes.
 
Nullement '' galant ''
(mot qui n'est pas encore
démonétisé en province) et traitant les femmes avec
ce beau don de familiarité que Grégoire Le Grand
possédait, — attaquant par la vanité habituellement,
et par le mépris de l'amour avec les femmes
passionnées ou tendres, — tout cela relevé d'une
magnifique impudence et appuyé sur une grande
bravoure personnelle, et si un pareil homme n'est pas,
comme dit Bossuet, un ravageur, ou plutôt une
révolution battant monnaie dans toutes les chambres
à coucher, j'accepte le nom d'imbécile et me crache
moi-même à la figure comme observateur.
 
Resté la soirée chez Mme P. Elle regarde toujours
son mari quand elle avance quelque chose, non par
sentiment, mais par peur. — lui ne se gêne pas
et la bourre. — elle n'a pas l'air malheureux
cependant, mais on pourrait la rendre très
malheureuse en lui persuadant qu'elle l'est ou doit
l'être, et alors... mais pourquoi ces pensées ?
-rentré. Lu quelques papiers envoyés par Léon et
un chapitre de l''' imitation ''
qu'il m'avait
recommandé de lire. L''' imitation ''
est un livre sans
saveur pour moi. — j'en sais plus long sur l'amour
que l'auteur du livre, à ce qu'il me semble. —
rêvassé. — pas en train de travailler. — écrit ceci
et couché.
 
'' mercredi 7, au soir. ''
 
levé à neuf heures. — un temps meilleur que les
précédents. — écrit deux lettres et lu Shakespeare
jusqu'à l'arrivée du coiffeur (onze heures). —
coiffé. — habillé et allé au séminaire. — resté
jusqu'à trois heures avec Léon, qui (dieu merci ! )
avance dans sa lecture. Il est profondément entré
dans le second volume de '' Germaine. ''
revenu, et lu
une heure les '' considérations sur le dogme générateur de la piété catholique ''
par l'abbé
Gerbet, — défense ingénieuse et logique, mais dont
il faudrait contester les points de départ, donnés
beaucoup plus par l'histoire que par la raison. Or,
c'est par de la raison et du raisonnement que l'auteur
voudrait enlever les résistances, et une fois acculé
à l'histoire, il combat de là, mais n'a plus de
retranchements. — sorti. — dîné chez F M. — un
dîner d'hommes. — quels hommes, bon dieu ! — me suis
ennuyé
à avaler ma langue, et, fidèle à mon système de
sobriété, n'ai pas bu. — j'ai été fort content de moi,
car j'ai aussi peu parlé que possible et par
monosyllabes. — les convives étaient des avocats et
des notaires qui ont dégoisé '' adjudication ''
tout le
soir. Du reste pas une idée, pas un mot, pas une
accentuation, qui sortît du bourbier du commun.
 
Fatigué d'observer '' cela, ''
j'ai clos les yeux à
demi (ce qui est le comble de la distraction pour
moi) et j'ai pensé à autre chose. — il y avait là
pourtant le phénix du troupeau d'oisons de l'endroit,
l'avocat D D. — physionomie spirituelle et
souffrante physiquement, — mais un ton détestable,
et n'a rien dit que l'on pût remarquer. Je ne pense
pas que ce soit une '' tête bien forte, ''
en le
mesurant par ses opinions politiques. On m'a assuré
qu'il était républicain. Que si c'est un talent de
phrase, '' words, words, words, ''
nous n'en avons
pas eu aujourd'hui la moindre révélation.
 
Il m'a adressé la parole une ou deux fois, mais
j'avais résolu de fermer cette main trop souvent
ouverte et de ne pas jeter la précieuse semence de la
pensée aux cailloux du chemin. — ai conservé
sang-froid et empire sur moi-même, si bien qu'ils
ne peuvent pas dire qui je suis, si ce n'est une
taille de spectre vêtu de noir et une figure très
dédaigneuse, comme le mari de Marie Stuart dans
Walter Scott dont le portrait '' sévère et gracieux ''
poursuit très souvent mon souvenir.
 
Joué toute la soirée. — ai perdu, mais peu. —
le jeu est une bonne chose dans le monde de
province. C'est un rempart. Il est moins intéressant
pour soi que préservant des autres. — la femme
de F M a presque '' de l'habitude, ''
-elle ne
'' s'étale ''
pas trop mal dans un fauteuil. Du reste
n'a que des
côtés physiques sans beauté mais non sans puissance.
 
-sa soeur est tellement mal de toutes façons, que je
n'en parle pas. — rentré. — repris ma lecture de
tantôt et vais la continuer dans mon lit.
 
En répondant aux rationalistes, M Gerbet (dans son
livre du principe générateur), toujours dans
l'histoire au lieu d'être dans la philosophie, se
révolte contre l'assertion de M Damiron que :
'' la première loi de la société ''
(à l'origine des
choses) '' étant d'avoir immédiatement des principes positifs d'action, il était de la sagesse divine de les lui donner en la constituant, de les lui donner par grâce prompte et spéciale. C'est pourquoi le rôle de révélateur a dû succéder pour Dieu à celui de créateur, non qu'à cet effet il ait pris visage et corps, etc, etc. ''
 
M Gerbet oppose à cela l'histoire, les traditions,
l'expérience. '' l'expérience nous apprend que dans la généralité des hommes ''
(d'abord pourquoi ce
mot : généralité ? ) '' l'intelligence naît à l'aide du langage qui leur est communiqué, etc, etc. ''
 
(tout ce qui dérive de cette idée), et que
l'hypothèse en question, inconciliable avec les lois
expérimentales de l'esprit humain, implique un
'' miracle absurde opéré sous l'intervention d'une cause miraculeuse. ''
 
d'abord, la cause, c'est Dieu, que les rationalistes
affirment au lieu de le nier. Et quant à
l'absurdité du miracle, je vais tâcher de répondre
à M Gerbet pour ma part de rationalisme.
 
Est-il plus absurde de poser le miracle de
l'intervention de Dieu dans la conscience des
hommes, à l'origine, quand ils avaient besoin de
cette intervention pour exister '' socialement, ''
que
de poser le drame de la genèse ? Dieu, dans le
premier comme
dans le second cas, n'a-t-il pas '' parlé une fois ''
 
pour toutes ? Ne s'est-il pas fait '' éducateur ''
 
dans l'une et dans l'autre hypothèse, non sous même
forme, mais d'une certaine manière qu'il n'a plus
employée depuis ? Quelle différence y a-t-il entre
ces deux miracles : je les vois tous deux
'' nécessaires ; ''
où donc est l'absurde ?
L'explication d'une origine comme celle de l'homme,
c'est-à-dire d'un fort grand mystère, est hasardée
dans le système des rationalistes comme des
catholiques, mais au même titre, et non de manière
à ce que l'un des systèmes injurie l'autre ; car tous
deux partent de probabilités et d'hypothèses (du
moins dans ce cas-ci) ; et ils brusquent
l'explication d'un fait obscurément connu.
 
Dira-t-on que le langage a fait depuis l'intelligence,
et demandera-t-on pourquoi Dieu a agi d'abord d'une
manière et à présent d'une autre, puisqu'il est
certain que l'homme est le produit (intellectuellement)
du langage et de l'éducation ?
Mais c'est que justement le '' miracle ''
était
'' nécessaire ''
et que depuis l'homme n'a plus eu
besoin d'éducateur '' divin ''
puisqu'il avait son
père et sa mère. Dans l'hypothèse rationaliste comme
dans l'hypothèse théologique, Dieu agissant
immédiatement s'est retiré de la scène et n'a plus
agi sur l'homme que par l'intermédiaire de l'homme.
 
Pourquoi ? Parce que la nature des choses et ses
conséquences, la logique de Dieu, le voulaient ainsi.
 
Dieu avait-il besoin d'agir puisque l'homme
pouvait le remplacer, et la première société
n'était-elle pas en germe toutes les générations de
sociétés, soumises aux lois qui avaient régi la
première ? Dieu n'a créé '' immédiatement ''
non plus
qu'une fois. Opposera-t-on à cette création directe,
immédiate, le mode de création
médiate, la génération de l'homme par l'homme, et
l'intelligence comme la vie n'est-elle pas le
flambeau que les hommes se passent de main en main,
selon l'usage antique, flambeau que Dieu seul alluma
et que, non par rapport aux individus (car on peut se
tuer et on se démoralise) mais par rapport au monde,
Dieu seul peut souffler .
 
'' jeudi, 8 décembre. ''
 
éveillé à huit heures et demie. — une journée
d'averses épouvantables, un vrai déluge. — levé. —
bien portant. — écrit une lettre. — fini le livre de
Gerbet. — écrit la note ci-dessus. — le coiffeur
est venu. — habillé. — sorti. — vu Léon. — restés
ensemble jusqu'à trois heures. — allé chez ma
tante. — point reçu. — revenu ici. — lu avant et
après dîner un in-8 degrés de 425 pages. — (oublié de
noter que je suis allé chez un libraire demander
des livres). J'ai nommé cinq ou six ouvrages qu'on
ne connaissait pas. — impatienté, j'ai demandé ce
qu'on avait de plus nouveau. On m'a offert
'' Simon, ''
ce qui montre où en est la lecture ici.
 
Moins triste que les jours précédents après le
dîner. A m'a écrit ce matin, mais ce ne peut être
l'influence de sa lettre qui ait agi sur mon humeur
de ce soir. — je sentais bien que si je m'étais
abandonné à certaines idées toujours promptes à
reparaître, j'allais retomber ! Mais j'ai évité la
'' perfide charmeresse ''
en m'occupant. — écrit une
longue lettre à Mme K à qui je l'avais promis. —
mon flambeau s'éteint et me force à finir la soirée,
qui du reste est fort avancée, que je crois.
 
'' vendredi 9. ''
 
éveillé à huit heures. — reçu une lettre de... sur
laquelle je ne comptais pas. — levé et le coeur
léger à cause, sans doute, de cette lettre. — lu
Shakespeare une heure, puis repris Quin. — le
coiffeur est venu. — habillé. — sorti.
 
Allé au séminaire. — Léon a lu '' Germaine ''
 
jusqu'à cinq heures. Il pourra finir l'ouvrage
demain. — m'a donné comme souvenir le petit livre de
Louis De Blois. — en le quittant, allé chez le
libraire chercher les '' mémoires du prince de Canino. ''
dîné, et pendant et depuis le dîner
les ai lus ; — in-8 degrés de 428 pages. — Lucien m'a l'air
d'un honnête homme et d'un niais à phrases, républicain
incorrigible, ayant, comme tous les publicistes sans
valeur, l'enfantillage d'une forme gouvernementale. Il
prend la politique dans la métaphysique au lieu de la
prendre dans l'histoire, par conséquent admire
Sieyès avec superstition, ce qui ne l'empêche pas
d'être à genoux devant les grosses bottes de son
frère Napoléon.
 
Ces '' mémoires ''
ne valent que par l'époque qu'ils
retracent et à cause de la haute position de l'auteur.
 
En eux-mêmes, ils n'offrent aucun intérêt. — par
Mahomet, j'en ai la tête lasse et je me couche .
 
'' samedi, 10. ''
 
levé, — rasé, — coiffé et habillé pour dix heures.
 
-allé au séminaire. — achevé '' Germaine ''
avec
Léon. — allé chez ma tante ; — pas reçu. —
retourné faire mes adieux à Léon. — il '' entre en retraite, ''
comme ils disent, et aujourd'hui passé
je ne le verrai plus. — atteint l'heure du dîner en
lisant '' notre-dame de Paris ''
(la dernière
édition). Je n'aime pas cet ouvrage, quoiqu'il soit
la preuve d'un grand talent, talent d'artiste et
d'artiste '' plastique, ''
procédant par masses et par
détails crus, sans réflexion, sans finesse, sans
philosophie. Des sauvages comprendraient cela comme
un tableau de Salvator Rosa. L'un et l'autre
sont de l'action.
 
Une idée m'est venue en lisant ce livre. Mme
Dorval a dû le lire souvent. Elle peint avec
l'action de sa pantomime ce que Hugo peint avec
l'action de son style et de la même manière. Les
rapports d'imagination sont frappants.
 
Dîné. — après dîner, habillé. — mis deux cartes
chez F M. — passé le soir chez Mme P. Son mari
n'y était pas, par conséquent a eu un peu plus de
naturel que s'il y avait été. — rentré. — écrit une
lettre. — lu du Quin et écrit ceci en proie à mille
distractions... je pense à...
 
'' lundi, 12. ''
 
rien noté hier. Je prolongeai ma lecture très avant
dans la nuit et j'étais tellement dominé par les
idées que cette lecture avait remuées en moi que je
me couchai sans jeter ici (plage aride) une écume des
rêves qui se brisaient en mon sein comme mille
vagues.
 
Aujourd'hui levé de bonne heure. — lu jusqu'à
l'arrivée du coiffeur. — coiffé. — habillé. — lu
encore jusqu'à deux heures, heure du dîner chez
Mme P, où j'étais invité. — y suis allé. — quand
je suis arrivé, j'ai trouvé la maison sens dessus
dessous. Le feu venait d'éclater à l'intérieur ;
-fort heureusement on s'en est rendu maître en
jetant bas un lambris. Mme P était dans un état
d'épouvante et de renversement, les nattes de ses
cheveux défaites, les yeux égarés, le teint taché
d'ardentes rougeurs sur un fond livide, avec des
torsions de bras et des cris perçants. — l'ai étudiée
ainsi. C'était de l'effroi sans grandeur.
 
Dîné fort tard à cause de cet événement. — il est
venu du monde. — causé et raillé. — puis retombé
dans des silences inexplicables. — ah ! Qui peut
répondre à tous les pourquoi ? — rentré. — écrit
un billet d'adieu à (...). — on m'a envoyé mes lettres
et mes journaux de Saint-Sauveur. — la comtesse
de Saint-F est morte ; deux fiers yeux de moins.
 
Je m'imaginais que Léonore Galigaï devait
ressembler à cette femme-là. — je pars demain et
quitte cette infecte et stupide ville qui engendre
mépris et ennui. — j'ai une immense lecture à faire
'' (l'histoire de sainte élysabeth de Hongrie, ''
 
par Montalembert) et je clos ici mon journal.
 
'' Saint-Sauveur-Le-Vicomte, 15 décembre. ''
 
me voici revenu à Saint-Sauveur. — n'ai rien
écrit ces deux jours, la vie n'ayant pas encore
repris
son cours régulier. Aujourd'hui, jeté le '' temps ''
 
aux quatre vents du ciel ! — levé. — reçu des lettres.
 
-lu le journal, — puis la '' revue des deux mondes ''
 
du 1er. — habillé. — dîné. — joué. — perdu. — il est
venu du monde. — sorti. — fait une visite à
M R, un brave coeur. — promené avec lui jusqu'à
la montagne de Rauville. — le temps était froid et
sec, mais beau, — le ciel bleu sombre et uni à
l'orient, jaune pâle et semé de nuages noirs au
centre et rouge vers les bords, à l'occident. La lune
enveloppée de vapeurs se purifiait en montant dans
le ciel. La campagne était pleine de bruits sonores.
 
Un peu de brume aux horizons, les rivières
torrentueuses. — tout en causant avec M R j'ai pensé
à Guérin ; il aurait admiré cette nature et m'en
aurait fait jouir davantage. — rentré. — du monde dans
le salon. — défendu Mme De P qu'on attaquait
injustement. — fait une visite à ces dames D. —
rentré. — soupé. — lourd. — couché.
 
'' 16 décembre. ''
 
éveillé à huit heures et levé à la demie. — lavé.
 
-peigné. — habillé. — reçu une longue lettre de
G, spirituelle et cynique. — reçu une visite. — monté
chez moi. Remué quelques papiers et resté à rêver
jusqu'à l'heure du dîner. — dîné. — pris
du café. — déballé des livres. — travaillé. — écrit
à B pour le prier de m'envoyer quelques volumes.
 
Il n'a pas pu, n'ayant pas ses livres chez lui (mais
chez son beau-frère) et sa femme étant malade et
ne supportant pas qu'il la quitte, aimable exigence .
 
Lui obéit comme un mari modèle, digne d'être
conduit en laisse comme un lévrier bien appris. —
écrit une longue lettre à Apollina et fait mille
choses. — ne suis pas sorti. — le temps a été
pluvieux toute la journée, excepté ce soir. — le
soir s'est écoulé avec assez de calme intérieur. —
lu à bâtons rompus jusqu'au souper. — soupé. —
causé. — commencé une lettre à Th que j'ai jetée
au feu à moitié. — lu du Buffon jusqu'à cette heure
qui est celle de minuit. — vais me coucher et lire
encore.
 
'' 17 décembre. ''
 
aujourd'hui, éveillé à huit heures et lu dans mon
lit jusqu'à onze les '' mémoires ''
de Mlle Quinault
aînée, ouvrage spirituel et amusant. — levé. — les
journaux sont venus. — recommencé de lire jusqu'au
dîner. — dîné, — un fâcheux dîner maigre ! —
joué quelques parties d'écarté et perdu. Depuis
plusieurs jours je suis en veine de malheur. — monté
chez moi. — travaillé, écrit, rêvassé. — pensé à
l'avenir et au '' to be ''
qui commence à poindre dans
tous mes horizons. — je vieillis, car les passions
intellectuelles (épithète qui n'est que d'une
vérité relative) s'emparent de moi. — lu du
Machiavel tout le soir. — soupé. — dit mille
folies ; mais si l'on avait pu voir le fond de ce
rire insensé ! — remonté et mis au lit incontinent.
 
Demain est dimanche, et contre mes habitudes tardives,
je vais à la messe de six heures, avant le jour.
 
'' 18 décembre, dimanche. ''
 
levé à six heures. — allé à la messe. — revenu.
 
-lu les '' mémoires ''
de Mlle Quinault tout le matin
jusqu'au dîner. — dîné. — R est venu. Ne l'ai
pas même écouté me bourdonner ses riens aux
oreilles. — monté chez moi. — rêvassé au jour
tombant et au coin de mon feu, ennuyé et triste. — lu
deux heures. — redescendu. — perdu le temps à
diverses choses. — pas veillé.
 
'' 19, lundi. ''
 
j'ai passé la nuit dans des rêves affreux, — j'ai
été rassasié d'horreurs. — au réveil l'imagination
a peine à se dessouiller des impressions de la nuit,
et il reste je ne sais quelle trace dans l'esprit que
la réflexion, le sang-froid, la volonté et les
splendeurs du jour ne peuvent faire entièrement
disparaître. — éveillé à huit heures. — pas levé. —
écrit mon courrier dans mon lit. — lu les journaux. —
levé vers midi. — fait ma toilette. — dîné en ville
chez Mme D. — après le dîner fait trois visites. —
trouvé tout mon monde. — passé la soirée chez
mon amphitryon femelle. — soupé. — causé
longtemps après souper. — (j'ai reçu une lettre
de (...). Pensé profondément à cette lettre qui
pourrait bien bouleverser mes projets. — couché vers
minuit et écrit ce '' memorandum, ''
aussi insignifiant
que ce qu'il rappelle. Quel tissu de platitudes que
la vie .
 
Interrompu par mon voyage à Caen.
 
J'ai quitté Saint-Sauveur pour tout à fait et je
suis revenu à Caen. Mais ce journal, fragment heurté,
était '' pendant ''
depuis plusieurs jours. Ils ont été
passés,
comme les autres, dans les soins misérables du
monde, les conversations sans signifiances, les
visites, le jeu, les dîners : vie fatigante dont je
suis las, parce que rien ne dédommage, dans les
habitudes extérieures en province, de la grande tenue
et du '' convenable. ''
n'importe ! Ces jours ont été
vécus.
 
L'un d'eux (c'était mardi) on amena (les parents,
accompagnateurs ordinaires en ces sortes d'occasions)
un jeune couple de mariés chez ma mère.
 
C'était une caricature fort solennelle que ces deux
noces en présence, toute cette bande d'heureux. —
M P De V et Mlle L (une mienne cousine, je
crois), se sont accouplés légalement et religieusement
le même jour que mon frère et ma belle-soeur. —
Mme De V n'est pas jolie, mais elle a le nez
busqué avec beaucoup de noblesse et d'une grande
délicatesse de profil, les yeux pleins de
conversation, et une belle fraîcheur de blonde. Avec
cela, dix-huit ans, la beauté du diable et souvent
une diable de beauté : la gorge pas mal, mais le reste
en queue de poisson, et une voix brisée comme si elle
avait souffert de la vie. — ne manque pas d'esprit,
mais a mauvais ton et une naïveté d'aplomb que
j'ai eu une peine infinie à lui faire perdre. — elle
a furieusement coqueté avec moi, et si j'étais fat...
 
j'écrirais ici quelque chose. Son mari est un niais
silencieux, blond fade, et raide de cravate. Il est
devenu tellement maussade en voyant mon manège
avec sa péronnelle de moitié, qu'on l'a remarqué et
que je suis sorti avec lui dans le jardin afin que
s'il me cherchait querelle, il le fît là tout à
son aise. Ne m'a rien dit à mon grand désappointement.
 
-n'a montré sa ridicule jalousie que par le ton avec
lequel il m'a donné un démenti à propos de Mme
Malibran.
 
Comme j'étais sûr du fait que j'avançais et
que d'ailleurs, en discussion, quand j'ai la parole,
on ne me désarçonne pas plus qu'un centaure, j'ai
fait ployer ce dépit en révolte. — assez intéressé
ce soir-là.
 
Aujourd'hui 25 (et fête de noël). — le temps a
froidi subitement, — du vent, — de la gelée, et une
neige furieuse. — je ne suis pas encore sorti. — ai
passé ma journée au coin du feu en partie avec
Aimée, en partie seul. — mal portant, les nerfs
renversés, — contrarié d'ailleurs, sombre, amer,
et dans une lutte intérieure perpétuelle. Moralement
et quant à l'apaisement de soi-même, la journée n'a
pas été perdue. Mais aussi que j'ai souffert ! —
j'attendais (...) qui n'est pas venue ; et comme elle
seule a le plus turbulent empire sur ma vie, il a
fallu que le lion mordît le serpent. — ai remué un
monde de souvenirs. — pensé à mes amis de Paris, à
Guérin surtout dont j'ai relu la dernière lettre, —
et lui aussi a dû être bien triste aujourd'hui par ce
temps désolé d'hiver, et une causerie ensemble
nous aurait fait quelque bien à tous les deux. —
écrit une lettre à ma mère et ceci avant le dîner.
 
'' au soir. ''
 
dîné, — point d'appétit, — et quoique j'aie
extrêmement peu mangé, souffert affreusement de
l'estomac. Causé sans suite avec A. De la musique
m'aurait été nécessaire, j'en manquais. — non ! Je
n'aurais point autant souffert à Paris. C'est
vraiment la patrie des êtres dont la destinée de coeur
est perdue. — écrit une lettre à Léon. — noté des
lectures
pour demain. Il faut que je reprenne des habitudes
régulières de pensée, ou je me tue avec la mienne. —
recausé encore avec A, puis achevé ce
'' memorandum ''
et mis au lit, n'en pouvant plus de la
journée. Ah ! Si je pouvais dormir sans rêves .
 
'' 26 décembre. ''
 
éveillé à neuf heures. — mon sommeil est ici
beaucoup plus lourd qu'à Paris. — pas levé. — le
temps est encore plus froid qu'hier et la terre est
couverte de neige. — lu Machiavel jusqu'à trois
heures (ses '' histoires florentines ''
). Ai parcouru
un fatras de livres que le libraire m'a envoyés. —
levé à quatre heures et demie, à la nuit. — habillé,
lavé, mais resté en négligé et en pantoufles. — je ne
veux point sortir, et d'ailleurs il fait un froid qui
me coupe en deux et auquel je ne m'exposerai qu'à
la dernière extrémité. — dîné avec assez d'appétit.
 
-je ne fais plus qu'un repas par jour et ne bois
aucun excitant. — après dîner, lu un volume de
Washington Irving que j'ai demandé parce que j'en
avais vu l'éloge dans les '' mémoires ''
de lord Byron.
 
L'ouvrage que je lis est intitulé les '' contes de l'alhambra, ''
écrits avec beaucoup plus d'esprit
et de grâce que je n'en supposais à un américain. —
interrompu ma lecture pour aller me coucher une heure.
 
Singulière vie que je mène ici ! N'ai pas dormi, et me
suis dévoré le coeur pendant cette heure funeste. —
relevé. — repris ma lecture et l'ai poursuivie
jusqu'à minuit et demi, — puis couché.
 
Je trouve dans les '' contes de l'alhambra : ''
" qu'est-ce
que l'amour d'un homme errant ? Un ruisseau
vagabond qui caresse toutes les fleurs de ses
rivages, passe-et les laisse baignées de pleurs. "
n'est-ce pas joli ?
'' 27 décembre, au soir. ''
 
une nuit plus calme. — éveillé à huit heures, —
bien portant. — lu dans mon lit jusqu'à midi.
 
Fini Washington Irving et les autres livres que le
libraire m'a envoyés hier. — levé. — un temps
dur, — et la terre neigeuse répandant une lumière
mate et '' à l'envers ''
sous les assombrissements du
ciel gris. — je voudrais bien savoir quelles sont les
maladies morales des lapons ? — lu au coin du
feu jusqu'à l'arrivée du coiffeur, — rasé, — coiffé. —
reçu une lettre de G qui me parle de logements.
 
Je regrette un peu mon logement de la rue de Lille,
que très certainement je n'aurais pas quitté sans des
raisons supérieures. — dîné assez silencieux et
dominé par les souvenirs, ces éternels adversaires. —
après dîner causé un peu avec '' Amata, ''
mais ne me
sentant nullement extérieur, je suis retourné à la
lecture. — écrit un paquet de lettres tout le soir. —
suis allé moi-même les mettre à la poste à dix
heures. Les rues blanches de neige, — un ciel bas
et d'un clair de lune sous-nue, — un vent du nord
qui faisait tomber des flocons des toits, — des
passants enveloppés dans leurs manteaux, une ou
deux femmes en pelisse et un cabriolet roulant
lentement et en silence sur la neige. Revenu. — mis à
lire Machiavel. — j'ai pris faim et j'ai mangé une
alouette avec un plaisir plus sensuel que je n'en
prends d'ordinaire à manger quoi que ce soit. —
couché. — lu et écrivaillé dans mon lit. — mes
journaux de Paris ne me viennent plus et j'ignore
tout ce qui se passe. J'en ai fait demander ici à un
cabinet de lecture parce que je ne veux pas sortir ;
on me les a refusés, même pour mon argent. — ô
province ! Province ! Quand on est aussi
égoïstement stupide, ne mérite-t-on pas de mourir de
faim.
 
'' 28. ''
 
assez dormi, mais toujours ces maudits rêves. —
éveillé tard. — lu du Machiavel. Tout son second
livre. Ce qui me frappe le plus dans cet écrivain,
c'est la noble austérité du langage et la hardiesse
de la pensée. Il est vrai. — peu importe que ses
points de vue soient passionnés, mais ils sont
'' vrais, ''
et les allures de son esprit ne se
masquent point sous une lâcheté hypocrite. — il a dans
le style (c'est, je crois, sa plus grande qualité)
une rapidité d'oiseau de proie. — Bossuet a cela
aussi. Il relève sa soutane violette jusqu'aux genoux
et marche militairement dans tous ses récits
(v son '' histoire universelle, ''
entre autres).
 
Malgré la force de tête de Machiavel, il est
de son pays et de son siècle, à une grande
profondeur. Au milieu de ce récit à tire-d'aile
d'aigle, on rencontre, çà et là, comme plumes semées
aux buissons arides, dans la course, '' en droiture, ''
 
des réflexions affreusement physiques, où l'italien
du temps des Borgia se montre tout entier avec une
énergie atroce. — levé, — habillé, — descendu, écrit
et rêvassé au coin du feu. — quel gouvernement que
celui de Florence ! Jamais la dictature à un seul,
mais à plusieurs ; ce qui éternisait les troubles.
 
C'était la guerre permanente, et sur un terrain
étroit.
 
Temps effroyable, mais où l'on ne s'ennuyait pas
comme maintenant : — il n'y avait pas de sociétés
alors, mais des individus. Chose étonnante, toutes
les croyances du moyen âge étaient sociales, et
pourtant l'individu tenait une plus grande place
qu'à présent où il n'y a même plus de croyance que
l'on puisse appeler générale. — et l'on parle de
'' l'individualité ! ''
-ce n'est donc pas, comme l'ont
cru certains penseurs, l'absence de croyances sociales
qui engendre le mal de l'individualité, et la preuve
en est dans l'histoire qu'a écrite Machiavel. —
atteint le dîner. — dîné avec assez d'appétit. —
pas sorti. — resté seul au jour mourant. — pensé
à mille choses tristes parce qu'elles sont passées, et
puis aussi à l'avenir, '' cette vierge voilée, ''
comme
l'a appelée Richter, je crois. — Aimée est rentrée.
 
-causé. — écrit une lettre à Mme De V pour
m'excuser de n'être pas allé chez elle dans ce
voyage-ci. Je n'y aurais point trouvé sa fille, la
plus douce âme qui fut jamais renfermée dans le corps
le plus fragile. — causé encore. — point veillé. — le
temps est aujourd'hui aussi froid, ce qui influe
beaucoup (avec les contrariétés du moment actuel) sur
mon humeur.
 
Juger la vie avec son esprit et la sentir avec son
coeur, récolte de mépris pour soi-même et d'amertume
pour les autres.
 
'' 29. ''
 
éveillé à neuf heures. — la tête lourde et
douloureuse. — lu Machiavel. — très vivement
intéressé
par cette lecture. — levé vers midi. — le coiffeur
est venu, — l'ai renvoyé. — écrit jusqu'à l'heure
où (...) est arrivée. N'a pas été là longtemps. Elle
m'a paru remarquablement belle et d'ailleurs était
mise comme j'aime, en noir avec un cachemire blanc,
-tout simplement, mais noblement aussi. — quand
elle a été partie, ai reconnu que cette passion
domptée à si grand'peine pourrait bien encore
m'échapper. Quelle chose incurable que cet amour ! —
ai beaucoup souffert, et pourquoi ? Mais souffert
pendant deux heures à me rappeler les brisantes
douleurs d'autrefois ! Ai passé ce temps à reprendre
la direction de moi-même, empire fier et triste. Les
couronnes de la force morale cachent autant d'ennuis
que celles du front des rois. — pas sorti. — il a
fait un peu de soleil, impuissant et lugubre comme
un jaune cierge des morts sur le suaire de neige sur
la terre. — dîné. — mangé vite et sans faim pour
faire diversion aux mêmes pensées par un acte
physique, un mouvement quelconque. — rêvé. —
essayé de produire, mais l'esprit est resté stérile. —
pris un verre d'eau et de vinaigre de Bully comme
digestif. — lu l'ouvrage de Louis De Blois, tout
entier (le '' guide spirituel ''
), que m'a donné Léon.
 
Il (Léon) en fait un chef-d'oeuvre. C'est possible,
mais je n'apprécie pas le mérite de livres pareils.
 
Je les lis avec une sécheresse d'âme infinie. — or
s'ils n'intéressent pas l'âme, que peuvent-ils ? Ils
sont muets pour l'esprit, et n'ont pas une forme assez
'' artiste ''
pour que l'imagination s'en éprenne. Je
ne crois pas qu'il y ait préjugé dans ce que j'écris
là, du moins je fais tout pour que le charme de la
spiritualité religieuse m'atteigne, mais je n'en ai
pas la moindre conscience.
 
'' 30. ''
 
éveillé à neuf heures. — lu un volume du bavardage
de Mme D'Abrantès (les '' scènes espagnoles ''
).
 
Comme elle a habité l'Espagne, il pouvait se trouver
dans cet ouvrage quelques détails sur les moeurs
du pays, et voilà pourquoi je me suis hasardé
à cette lecture, malgré le sexe de l'auteur. Les
femmes saisissent souvent des nuances sociales très
fines. — mais je n'ai rien vu dans ce livre qui
montrât la moindre habitude d'observation. Laissé là,
dégoûté. — levé. — envoyé chercher des livres chez le
libraire. — la '' revue des deux mondes ''
du 15
contient la suite des articles de M De Carné sur
l'Espagne. Aussi bien que les premiers. Lu cette
revue jusqu'au dîner. — fait coiffer et rasé, mais pas
plus sorti qu'à l'ordinaire. Qu'irais-je faire dehors
par cet horrible temps d'hiver et dans cette triste
ville où je ne connais '' plus ''
personne ? — l'âme
assez calme, mais les nerfs sans énergie. — dîné. —
n'ai mangé que des choux bouillis. — pris de l'éther
sur du sucre, et lu tout le huitième volume du
'' mémorial de Napoléon à Sainte-Hélène. ''
-
Bonaparte, avec beaucoup d'esprit, un grand
mouvement d'idées et une expression toujours
pittoresque, ne savait pas causer. Il parlait et on
l'écoutait, voilà tout. Vieille habitude de maître.
 
-qu'il devait être ridicule avant d'être empereur .
 
-dans ce monde, il y a de ces hommes puissants et
déplacés, qui, n'étant pas sous le vrai jour qui leur
convient, choquent par le fait de leur puissance
même, et tombent sous cette moquerie légère qui est
la sanction de l'égalité devant l''' usage, ''
cette
loi de la bonne
compagnie. — Louis Xiv avait une démarche qui
imposait, étant Louis Xiv, et qui eût semblé par
trop '' comédienne ''
s'il avait été le duc de
Villeroy. — lu tout le soir, et dans mon lit, mais
pas veillé, comme j'ai l'habitude, jusqu'au matin.
 
'' 31 décembre ''
 
éveillé à huit heures et demie. — j'observe que
depuis quelque temps les premiers moments qui
suivent le réveil sont beaucoup moins '' angoissés ''
 
qu'autrefois. On dirait qu'il y a eu évolution. La
souffrance se montre à une autre heure : après le
dîner, par exemple. — rêvassé. — ma pensée va
beaucoup aux choses du monde politique, à l'histoire,
etc, avec l'empressement qu'elle allait à la
métaphysique et aux abstractions, cette première
vie d'un cerveau développé fort tard. — cette
différence est-elle une transformation ? Les réalités
et leur mécanisme humain s'emparent de moi avec
plus de force que l'idéal. On sent que le pouvoir est
dans les choses humaines, et non dans l'étroite
localisation de la pensée '' seule, ''
et enfin l'amour
du pouvoir nous saisit. Même le talent poétique ou le
talent du métaphysicien (les deux talents les plus
indépendants des autres qu'il y ait), oui ! Même ces
deux talents, je ne les désirerais à présent que
comme influence. — il y a autant de faiblesse que de
force dans la vie concentrée en soi-même.
 
Lu Machiavel dans mon lit. Je ne sais rien de plus
misérable que cette Florence, toujours en désordres
et tombant des Buondelmonti et des Donati aux
cardeurs de laine ! Du reste, pas un homme encore,
excepté Lando, mais qui n'est pas plus fort que les
factions. — levé. — reçu une lettre de Léon,
pleine de sentiments doux, aimables et sereins. —
descendu. — écrit à ma tante. — le coiffeur est
venu. — rasé. — dîné, — un dîner maigre. — causé
après dîner avec '' Amata ''
et tout en mangeant des
oranges. Parlé de Guérin et de T et de (...). — lu
du '' mémorial de Sainte-Hélène ''
jusqu'à cette heure
(dix heures et demie). Je finirai le volume dans mon
lit. — c'est aujourd'hui le dernier jour de l'année.
 
Un triste jour par un temps plus triste encore. —
pas sorti. — encore une année qui finit, un rayon
de moins autour de nos têtes ! On se sent comme
englouti un peu davantage, et s'il n'y avait que le
temps qui montât autour de nous comme un sable
mobile pour nous dévorer ! Mais l'inutilité de la vie
est pire encore que la vieillesse. C'est s'anéantir
deux fois.
 
Il est onze heures. — dans une heure, 1837. —
que nous garde-t-elle, cette année qui n'est pas
encore ? Oh ! L'avenir ! L'avenir .
 
 
==1837==
 
'' 2 janvier 1837. ''
 
hier, — premier jour de l'année, — pas sorti et
vu personne si ce n'est (...). Elle est venue et a pu
rester quelques heures. Aussi heureux (sans
convulsion) que l'on puisse être. Cette femme ne
ressemble en rien à ce que j'ai aimé ou cru aimer
avant de la connaître. — n'écrivis pas le soir. Je
restai enveloppé dans mes sensations.
 
Aujourd'hui, levé à neuf heures. Rasé, coiffé,
habillé. — j'attendais (...), par conséquent n'ai rien
fait, pas même pensé en l'attendant. — je dévorais
le temps ; mon coeur a battu plus fort : c'était elle.
 
J'ai la puissance de la reconnaître sans la voir quand
elle s'approche et à des distances prodigieuses. —
aussi heureux qu'hier, mais pas si longtemps. —
quand elle a été partie, je suis tombé dans d'infinies
tristesses. — une lettre affectueuse et charmante de
Guérin m'est venue comme un second bonheur de
la journée. — dîné. — l'angoisse morale m'a
envahi, et pour ne pas rester victime lâche sous
la morsure du vautour, je suis sorti. — toujours de
la neige et en plus du brouillard. — allé voir le
poëte L F. L'ai trouvé ainsi que sa soeur, qui n'est
pas trop laide, ni trop bête, mais '' blue-stocking ''
 
en diable, et d'une prétention qui gâte tout. — allé
de là chez la mère du '' baron. ''
-revenu. — lu une
moitié de volume (le '' mémorial, ''
que je relis avec
un intérêt qui ne s'est pas amoindri). — Napoléon
avait des idées communes sur le mariage. Il regarde
comme une preuve d'amour et comme une habitude fort
morale de ne faire qu'un lit avec sa femme. — une
telle bourgeoisie étonne dans sa majesté l'empereur
et roi. — d'ailleurs c'est presque niais de jugement
et faux. — déshabillé. — vais me coucher et lire. —
N. B. — j'ai des '' passions ''
en tant que
'' sensations. ''
je ne crois pas qu'il soit possible
de les détruire, car ce serait fait en moi si cela
l'avait été. — seulement l'important, le nécessaire,
c'est de ne pas les prendre pour '' guides. ''
 
voilà à quoi doit viser tout ce que nous avons de
raison et de volonté.
 
'' 3 janvier. ''
 
éveillé à l'heure ordinaire. — lu tout un volume
de Las Cases. — demandé des livres au libraire. —
habillé. — descendu. — ai trouvé (...) que je
n'attendais pas. — passé encore deux heures comme il
est impossible de les peindre. Cela soulage de la vie
présente et guérit du passé. — mais toujours le
même vide, le même besoin de s'étouffer quand (...)
est partie. — sans doute, la force morale gagne à cet
amour trahi par le sort. Se reprendre en sous-oeuvre,
'' brisé ''
et '' bronzé, ''
faire intervenir la raison
dans les exigences des passions et se résigner au nom
de l'orgueil, à la souffrance des désirs trompés,
n'est-ce pas plus beau que le facile coup de pistolet
ou l'engloutissement d'un calice d'opium ? —
l'amour, si furieux qu'il soit, d'un homme civilisé,
ne peut ressembler à celui du sauvage. Dira-t-on
que le sauvage aime mieux ! Cela n'est pas vrai
d'abord. On aime '' avec ''
ou '' contre ''
ses idées,
'' avec ''
ou '' contre ''
ses habitudes ; plus on a
d'habitudes et d'idées, plus donc la vie est
profondément remuée par l'amour. Le sauvage n'a
qu'une femelle, l'homme civilisé a une femme. Ce n'est
point assez encore. Il ne l'aimerait pas, cette
femme, s'il n'en faisait un dieu. — atteint le dîner.
 
-après, lu un volume de poésies (les '' confidences ''
 
de Lefebvre). à une autre époque, ces poésies
m'avaient touché et paru superbes. Je les ai lues
pour assurer mon impression. Les ai trouvées
au-dessous de ce que je croyais. — j'ai un bonheur
fier et triste à me trouver grandi de la tête
au-dessus de toutes mes admirations. Je me
propose cela pour me démontrer le mouvement...
 
de l'esprit. — il y a dans le livre de J Lefebvre
de l'âme quelquefois, du génie jamais ; — un style
ferme, soutenu, plein de ressources et d'industrie,
mais on dirait que chaque vers a été fait à part, puis
agencé avec adresse. — j'aimerais mieux une
inspiration plus pleine et plus insoucieuse des
détails, qui se répand non par ruisseaux, mais par
larges vagues. — toute cette imagination est fort
habile, savante même, mais elle se perd dans trop de
recherches. — singulier reproche ! C'est trop bien
dit et à ne pas croire que le livre soit, comme
l'auteur l'assure, le '' memorandum ''
d'une passion
éprouvée. — lu tout le soir. — rêvé à cette poésie
si terriblement coquette en parlant d'une coquette
qu'elle injurie. — écrit à Gaudin, et couché.
 
'' 5. ''
 
hier, rien noté. Ma journée s'est passée en lecture,
et en lettres que j'ai écrites, — une entre autres à
Guérin sur Scudo, — assez de verve et bouffonne ;
mais que peut-on dire de sérieux en parlant de ce
'' pantalon ''
de Venise ? — je remarque que je
travaille '' plus ''
ici qu'à Saint-Sauveur, où mes
journées avaient un '' dégingandé ''
dû sans doute à
la position nouvelle que j'ai prise vis-à-vis de ma
famille.
 
Aujourd'hui, éveillé à neuf heures. La nuit bonne,
et le réveil doux. — lu et pensé dans mon lit
jusqu'à trois heures. Je me trouve très bien de cette
vie '' horizontale, ''
même pour ma santé, mais surtout
pour ma pensée. Mon esprit se tend davantage, est
plus
attentif. — levé, rasé et coiffé. — écrit à Léon,
qui me l'avait demandé, une longue dissertation sur
la question de savoir pourquoi les oeuvres de notre
esprit ont une telle ressemblance avec nous. — ai
conclu que l'homme, soumis à deux éducations qui
'' spécialisent ''
la vague notion de force sous
laquelle on est obligé de concevoir l'esprit humain,
tire sa valeur relative de ces deux éducations : la
première, celle des choses, la seconde, celle de la
réflexion, c'est-à-dire de la volonté. Que plus la
première a été grande, profonde, '' inévitée, ''
ou du
moins incorrigée par la seconde, plus elle doit laisser
de sédiments dans les créations de l'esprit. De là,
la ressemblance de l'oeuvre à l'ouvrier. Ainsi cette
ressemblance est la preuve d'une infériorité, d'une
infirmité de pensée, etc. — me suis par conséquent
condamné moi-même, qui prend si souvent les choses et
les hommes (quand j'écris d'imagination) par les
côtés personnels à moi au lieu de les saisir par leurs
côtés généraux.
 
Dîné. — pas causé. — il me faut une conversation
forte, à ma taille, pour me tirer des préoccupations
du moment, une gracieuse causerie ne serait
point assez. — bu du genièvre comme digestif.
 
Nulle douleur d'estomac. — je tuerai les tristesses
sans nom en les ravalant à l'organisme. — quelle
'' pierre infernale ''
que le mépris ! Il cicatrice
tout ce qui saigne. C'est le meilleur '' instrument d'éducation ''
que l'on ait pour soi.
 
Il est venu du monde voir Aimée. Je n'ai rien dit
et les ai laissés bavarder. — ai repris et achevé ma
métaphysique à Léon. — couché et lu dans mon lit
jusqu'à deux heures du matin.
 
'' 6. ''
 
éveillé à neuf heures. — lu dans mon lit et fini
le '' mémorial. ''
-demandé de nouveaux livres au
libraire. — travaillé, — écrit, — puis levé vers deux
heures après-midi. — descendu, — écrit ma
correspondance. Je suis abasourdi de lettres à
répondre. — dîné. — lu après dîner et écrit une lettre
à Mme De La Renaudière, que j'ai été porter
moi-même à la poste. — un temps moins froid. Dégel.
 
-remis à lire, et ai continué dans mon lit.
 
'' 8 janvier. ''
 
elle est venue.
 
'' 10. ''
 
elle est venue.
 
'' 11 janvier 1837. ''
 
éveillé à neuf heures. — resté au lit. — ruminé
une foule de projets, cherchant à prendre mon parti
sur les '' riens ''
de ma vie, jusqu'ici passée sans
faire
acte d'homme public. Cette virginité, ce '' sans position, ''
sans précédents, par conséquent sans
engagements, n'est pas une mauvaise chose à mon âge,
mais pourtant il faut en sortir. Car autrement on
passerait son temps et l'on consumerait sa force à
attendre l'occasion d'agir. — crois que le meilleur
début avec les moeurs actuelles, la presse, les
journaux, le système constitutionnel, l'absence de ces
'' bonnes ''
et affreuses révolutions qui remettent en
question tous les principes et changent l'ordre des
sociétés, serait un livre, mais non un livre de
rhéteur ni de savant, mais d'esprit pratique sur une
question du moment, sur un intérêt en péril.
 
M Urqhuart a saisi cela avec génie, et la
publication de son livre au moment où il l'a publié
démontre plus que son livre même un grand talent
politique, la politique n'étant jamais que la surprise
du moment présent, ce qu'il importe dans un instant
donné. — lu une revue. — assez amusé d'un article sur
le personnel de l'opéra avant la révolution, par
Castil-Blaze. La Laguerre (une chanteuse) est morte
laissant deux millions. C'était elle qui jouant un soir
Iphigénie balbutiait et flageolait sous l'influence de
nombreuses rasades, et faisait dire à Sophie Arnould :
" ce n'est pas Iphigénie en Tauride, c'est Iphigénie
en Champagne. " — repris Machiavel (son histoire
de Florence que j'avais interrompue). Achevé le
troisième livre. — levé à deux heures. — habillé. —
reçu une longue lettre de Léon qui croit me
présenter des idées neuves parce qu'il m'en recrépit
de vieilles. Sa lettre est bien écrite, mais il ne
répond pas plus à la question que ceux qui n'ont pas
comme lui un système religieux tout fait et monté sur
roulettes pour la commodité de tous les raisonnements
philosophiques. — descendu. — continué Machiavel.
 
-dégoûté de cette Florence où les factions se
combattent dans la même ornière, où les noms
propres changent seuls. — étonné qu'un homme
n'ait pas rallié à lui tous les partis. — pourquoi
cela ? Qui en empêchait ? à coup sûr, ce n'était pas
l'amour des institutions de la patrie. On '' les modifiait ''
tous les jours. Le gouvernement de
Florence n'était plus le même, comme organisation, à
chaque secousse, quoique son déplorable mode d'action
fut conservé. était-ce l'amour de la liberté ? Mais
quelle liberté ? L'éducation ? Ou plutôt la vengeance
si chère aux âmes italiennes ? Là surtout était le
talion des exils. Peut-être étaient-ce toutes ces
choses combinées pour le malheur et l'ignominie d'un
peuple. — mais je crois que c'était surtout le besoin
de vengeance, et encore davantage l'absence d'hommes.
 
Côme De Médicis, si puissant dans la ville,
se laisse misérablement exiler, mais qu'est-ce
que ce Côme De Médicis ? Un riche qui fait
l'aumône, voilà tout.
 
Dîné. — repris Machiavel et fini le quatrième
livre. On n'avait point dans ce temps (14...) l'horreur
que l'on a eue depuis pour le poison. C'était
une arme comme une autre et pas davantage. Il
faut voir avec quel sang-froid dégagé Machiavel
dit que tel ou tel citoyen fut '' avvelenato. ''
ce fait
si commun dans son histoire ne donne lieu ni à une
parole flétrissante, ni même à une simple réflexion.
 
-rêvassé, puis causé. — Kally-Adèle m'a mis des
papillotes de ses mains de quinze ans. N'est-ce pas
sultanesque ? — couché tard.
 
'' 12 janvier. ''
 
éveillé à l'heure ordinaire, un peu souffrant.
 
Défaut de circulation, je suppose. — resté au lit. —
écrivaillé. — lu diverses choses. — obligé
d'interrompre pour me livrer à dévorer à mes pensées.
 
Je veux les écrire pour qu'elles ne viennent plus me
tourmenter, à mon chevet, comme une nuée de
spectres. J'ai envie de les écrire comme le '' rêve ''
 
de lord Byron, mais en prose, le vers est trop long à
forger pour la rapidité électrique de mes sensations.
 
-lu Machiavel jusqu'à quatre heures. — levé,
habillé, dîné. — toujours souffrant. — envoyé
chercher des oranges et retenir une place à la
diligence pour dimanche, jour arrêté de mon départ.
 
J'ai la première du coupé. — mangé deux oranges. —
lu par '' farniente ''
et ennui tout un volume de
Millevoye, lait de chèvre tiède, pour les poitrines
pulmoniques, médicament et non poésie ! J'ai pourtant
trouvé cela bien autrefois, mais j'avais quinze ans. —
rêvassé et écrit ceci. — travaillé pour me soustraire
à moi. Commencé un conte. — causé, et couché.
 
'' 13 janvier. ''
 
éveillé à huit heures et demie. — souffrant toujours,
enrhumé. — lu Machiavel, ma lecture habituelle
dans ce moment. écrivain très agréable comme
écrivain. D'une prose aussi ferme que prose puisse
l'être, sans lourdeur, d'un tissu serré, élastique
comme la substance de la force, svelte, pure et leste
comme la grâce et la beauté. — c'est la langue
italienne dans son expression la plus belle et la plus
'' vraie, ''
car Dante, au milieu des rayons '' aubéens ''
 
du paradis et des brasiers
de l'enfer, a des côtés opaques, de majestueuses
ténèbres, et Alfieri tord l'italien dans les tenailles
d'un système. — levé à une heure et demie. —
habillé, — rasé, — coiffé, — descendu. — reçu une
lettre de ma mère. Me demande à cor et à cri mon
portrait. Mais je ne sais guère quand je pourrai le
lui envoyer. En ai envie néanmoins, ne fût-ce que
pour faire disparaître et remplacer celui qu'elle a
dans son salon et qui ressemble à un jésuite déguisé.
 
Je n'ai jamais eu ce '' patelinage ''
de regards. —
essayé de travailler d'imagination. — griffonné
indignement, pas en train, et sentant une fois de plus
qu'où il n'y a pas de réalité pour moi et de
ressouvenir, il n'y a qu'aridité et poussière. —
l'esprit fort de déduction, mais pauvre d'invention,
non comme ornements, mais comme fond, comme base
première. — dîné, — lu, — écrit, — travaillé encore
pour faire acte de volonté et d'attention. — le soir
s'est passé ainsi. — point sorti. — le temps est
pluvieux.
 
'' 14 janvier. ''
 
elle est venue. — je lui ai fait mes adieux. —
demain je pars. — immensément souffert. — '' la blessure trop vive aussitôt a saigné. ''
-le temps
l'envenime au lieu de la guérir.
 
'' Paris, 17 janvier 1837. ''
 
je suis arrivé d'hier soir. — aujourd'hui déballé
mes livres. — rangé. — casé. — ma chambre
est trop petite. Je ne crois pas rester où je suis,
mais je laisserai filer les deux mois qui finissent
l'hiver. — le tailleur est venu, — puis G, puis B,
puis G encore. — causé, et mal, comme on fait
toujours
après les absences. Les pensées tourbillonnent,
comme le sable dans un ruisseau. Un peu plus tard,
le sable reste au fond et fait un lit charmant à l'eau
purifiée. — essayé de lire Machiavel, mais pas en
train, préoccupé des arrangements physiques de
mon nouvel appartement. — fait coiffer, — rasé, —
habillé, et attendu l'heure du dîner au coin du feu :
l'âme dans la plus singulière disposition, '' une tristesse sèche. ''
-dîné chez Gaudin. Mlle Bod
pas jolie, même laide, l'air doux et assez pensif, —
la voix pas mal, mais parle peu. — au dîner n'ai eu
aucun mouvement d'esprit. — B est soucieux,
changé, et G se bat les flancs pour rire. — Guérin
est venu me prendre. — allés tous au café. — sortis.
 
-Guérin et moi montés au boulevard. — fait une
visite à Thébaut, pas trouvé. Une autre au '' baron. ''
 
-rentré pour lire diverses choses. — couché à minuit
parce que je ne me sens pas bien.
 
La comédie de Molière sans les valets ressemble
à un paysage peint à la Chine. Mais les valets ne
sont pas toute la comédie de Molière, comme me
le disait G ce matin. Ce ne serait plus alors un
paysage peint sans ombre, mais des ombres sans
couleur, ce qui n'est ni de la Chine ni d'aucun pays.
 
'' samedi, 21. ''
 
n'ai rien noté ces deux jours ; — les ai passés en
visite, — à en recevoir et à en faire. — n'ai pu
travailler encore. Seulement lu une partie du livre de
Scudo.
 
Ce matin levé à neuf heures. — Scudo est
venu. M'a fait une objection misérable contre le
roman. Je lui ai montré que l'objection qu'il me
faisait allait aussi à la comédie, au drame, à toutes
les oeuvres de l'esprit qui représentent le
développement du coeur humain. J'ai fait de son
opinion une Méduse, dont il a dû avoir grand'peur,
lui à genoux devant les beaux-arts. — reçu une lettre
de (...). Elle m'a apporté moins de calme et de
bien-être que les autres. — vu G deux minutes. —
coiffé, — rasé. — repris le livre de Scudo et l'ai
achevé.
 
Comme pensée, le livre est fort ingénieux dans
les détails. Comme forme, très irrégulier, — du
haut et du bas, — la vie de l'auteur ; une double
langue, mais guindée plutôt que naturellement
patricienne, débraillée plutôt que populaire. Comme
systématisation, manque d'unité, de condensation,
de point de rappel, de marche serrée et accusée
vivement. Comme portée, nul.
 
Les observations n'y sont pas '' fines ; ''
les nuances
échappent à cette nature italienne ; l'esprit, cette
chose si française, ne s'y montre pas dans
l'appréciation des faits, et surtout de ceux-là qui
reculent du domaine commun dans la sphère seulement
accessible aux observateurs pénétrants. La
pénétration de Scudo ne se dirige pas de ce côté.
 
Elle a lieu dans la conséquence de l'idée, c'est de la
logique, c'est une déduction. C'est une course d'un
point donné ; ce n'est pas du coup d'oeil. La forme
est fille de la forme du dix-septième siècle, elle a
tous les défauts de sa mère, et ils sont nombreux.
 
Même énumération, mêmes procédés en tout genre.
 
L'auteur (je le lui ai conseillé) devrait étudier le
dix-septième siècle. — nulle maturité de langage,
quoique ce langage puisse être beau un jour. Un
coloris fort, violent même, plein d'ardeur hâve, mais
sans originalité, sans dégradation, sans application
délicate. L'harmonie de la langue échappe encore.
 
On le voit à la manière dont les phrases se ferment.
 
L'italien se montre à l'exagération de certaines
épithètes, à la manière dont elles sont placées. Quand
sur les '' masses ''
ou sur les choses les jugements
sont vrais, ils ne le sont jamais sur les individus.
 
Entre l'auteur et moi, il y a l'abîme des noms
propres.
 
En somme, comme forme '' imagée, ''
l'auteur est bien
supérieur à son livre en conversation quand on lui
laboure les flancs de l'esprit avec les éperons d'or
de la parole, et le livre n'est qu'un fragment ou
plusieurs fragments produits sans doute par une
intelligence '' remarquable, ''
mais qui doit passer par
des épurations successives pour mériter le nom de
'' distinguée. ''
à la place de Scudo, je ne
publierais pas.
 
Habillé. — je finissais ma toilette quand G et
B sont venus. — causé jusqu'au dîner. — porté
une revue chez la Graciosa. — dîné seul. — à
Corazza après. — j'y attendais Gaudin. Y est venu
avec Scudo. — allés ensemble au concert. Une
infâme salle et une musique faible. — revenu,
l'esprit lent, la parole difficile, âpre à la
formule. — lu du Byron mais pas longtemps, et couché.
 
'' 23, lundi. ''
 
hier (22 janvier, l'anniversaire de la naissance de
lord Byron), dîné avec G, Guérin et Scudo. —
j''' amphitryonais. ''
-il y a eu de part et d'autre
moins de verve que je n'aurais cru. Scudo amusant
toujours, mais pas dans ses bons moments. Se livrant
difficilement à l'ivresse physique de la table par un
instinct incroyable de conservation. La panse tient
une large place dans la vie de cet homme. — Gaudin
a commencé par la froideur, puis s'est échauffé et
a été le seul de nous qui ait été au niveau de
lui-même, mais l'astre s'est levé bien tard ! —
Guérin souffrait physiquement, je crois, car il a été
contraint et silencieux. Ne l'ai retrouvé que sous
l'impression de cette double magie, musique italienne
et langue italienne, puis il est retombé sombre, à
part deux ou trois éclats causés par la gaîté et les
folies de Gaudin. — moi aussi sans '' rien qui me lance. ''
-ne peux me défaire de ce serrement de
coeur que j'ai rapporté de Normandie. Il résiste à
tout et à moi-même. Est-ce un pressentiment de quelque
malheur ? Je ne veux point le penser.
 
Aujourd'hui, assailli au réveil de douleurs
d'entrailles très aiguës. — levé, — beaucoup souffert.
 
-ai eu froid même auprès du feu. — ai lu, mais
je souffrais trop. — ai passé jusqu'à cette heure
(2 heures) à aller du coin de la cheminée à mon
canapé, ne pouvant trouver de position '' soulageante. ''
 
dans cet instant où j'écris, les douleurs sont
passées, mais il y a malaise, prostration et chaleur
fiévreuse dans les mains. Je ne sortirai pas.
 
J'ai vu hier Apollina. — mieux de façons qu'autrefois,
sans être bien encore. Et qu'on dise qu'un amant
n'est pas une '' nécessité sociale ''
pour une femme .
 
N'est-ce pas '' l'éducateur définitif ? ... ''
 
'' 26, jeudi. ''
 
mieux portant. — lundi, ne pris que des biscuits
et de l'eau de soda. — dîné ces deux jours, et
toujours un peu lourd après le dîner. Stupeur. — hier,
allai passer le soir chez Th. Pris du thé, cet
exécrable breuvage, et parlai femmes, et avec plus de
sérieux que je n'en mets ordinairement sur un pareil
sujet, — et de tout cela, quand je fus rentré, résulta
une insomnie et de la fièvre. Ce matin, brisement
d'organes et mal à la tête.
 
Reçu une visite de M De L R. C'est la première
fois qu'il vient chez moi. Il est resté une demi-heure.
 
-ai écrit une longue lettre à (...). C'est le dernier
effort que je fasse pour me rapprocher d'elle ; je le
lui dis, et c'est vrai. Dans la ligne de mon caractère,
cette lettre est, je crois, généreuse. Vis-à-vis de
'' toute autre, ''
je n'aurais point prononcé de telles
paroles. Mais les souvenirs me dominent au point que
j'ai cru le devoir.
 
Cette lettre m'a extrêmement coûté. Elle a soulevé
en moi des milliers de pensées, qui se sont levées
comme des atomes de poussière d'une ruine qu'on
remue. — il faut pourtant que je chasse cette triste
obsession d'un passé qui n'est plus ! Je vais essayer
de lire.
 
Lu (et maître de mon attention) jusqu'à sept
heures. — habillé. — sorti. — allé dîner. —
revenu. — vu Gaudin qui est souffrant, et souffrant
moi-même. — rentré. — lu et causé avec Guérin
jusqu'à minuit. — plus souffrant encore. Influence
du temps, j'imagine. Il est humide et froid.
 
'' 4 février, samedi. ''
 
rassis la vie tous ces jours. Repris des habitudes
de pensée, mais sans régularité encore. — j'attends
la fin de ce carnaval (qui pour moi a et aura été
triste, aussi triste que je me promettais qu'il serait
fou) pour classer mes heures.
 
Hier, envoyé mes lettres à (...). Promené un instant
avec G. — dîné seul. — mal en train. — rentré
chez moi, et dévoré jusqu'à une heure le premier
volume des '' mémoires ''
de Dubois. — ceux-là sont
la vie privée du cardinal, et non pas la correspondance
diplomatique (pièces officielles) imprimée, je
crois, en 1808, et que je trouverai à l'institut.
 
écrit des lettres, et fini les '' histoires florentines ''
 
de Machiavel. Elles vont jusqu'à la mort de Laurent
De Médicis, un homme heureux plutôt qu'un grand
homme. — habillé. — toujours préoccupé de
choses douloureuses. — le temps est beau, mais
froid. — dîné avec Guér chez C. Allé chez
G le soir. Allé aussi au boulevard, mais bientôt
rentré à cause du froid. — lu jusqu'à une heure du
matin.
 
'' 5 février, dimanche. ''
 
pas mal dormi. — éveillé par les rayons du soleil
à travers mes fenêtres ; il fait très beau mais froid. —
reçu une lettre de Laurentie (de la '' quotidienne ''
),
et une autre de mon frère Ernest, qui m'écrit tiraillé
par sa femme, '' laquelle a grand plaisir à lire mes lettres, ''
etc, etc. Elle ne me juge pas, mais elle a
pour moi une superstition. Du reste, une bonne femme, si
son mari ne la gâte pas.
 
Tous ces jours j'ai pensé à B et en ai parlé
avec G et De G. L'un d'eux bien étonné de la
profondeur de mes observations. Je n'estime ni
n'aime B mais autrefois je me sentais pour lui
une certaine bienveillance. Il me semblait un agréable
partner dans la vie. Et maintenant non, quoiqu'il
n'en puisse être un gênant non plus. Il a une trop
grande faiblesse, comme il arrive toujours, il sera
plus victime que les autres. Cependant c'est un
égoïste bien '' arrêté, ''
mais un égoïste sous forme
sentimentale, ce qui n'est pas rare. Probe comme un
commerçant qui le serait (cela va jusqu'à ne pas se
souiller d'un fait matériel), il a des intérêts très
précis et qu'il soigne avec une persistance dont on
ne se douterait pas, dans un jeune homme en général,
et à le voir et l'entendre, '' lui, ''
en particulier :
par exemple, il '' mitonne ''
le célibat éternel de sa
soeur, qu'il n'aime pas et qu'il câline avec une
affectation ridicule, '' dans tous les cas. ''
du reste,
c'est sa manière, à lui, quand il veut être affectueux
et aimable : il devient patelin, ce qui donne à ses
façons une physionomie de fausseté gauche et sotte.
 
(le voir quand un de ses amis arrive chez lui. Il lui
prend la main et le regarde dans les yeux comme on
ferait à une maîtresse.) irrégulier comme tous les
hommes sans caractère, il se cabre pour un mot et on le
'' rabat ''
avec un autre mot. Il ferait presque des
excuses de s'être cabré, ce qui est la supériorité de
l'homme sur le cheval. Facile à mettre hors des gonds,
et brave peut-être alors, mais, comme il est sensible,
-de l'émotion nerveuse et rien de plus, un petit
mouvement de sang, qui s'apaisera comme toutes ces
pitoyables activités de jeunesse oblitérées après
trente-six ans. Bâti de puérilités, il abîmera sa
femme de brusqueries, la traitera en enfant et sera
mené et trompé par elle à la confusion de toutes ses
prétentions ignorantes et têtues, et d'une prudence
trop rude à soutenir quand on a un métier d'abord, et
ensuite nulle force d'âme et nul ensemble. Le
comble de ses '' embarras ''
sera la jalousie, car il
n'est pas capable d'une passion. En proie à toutes les
terreurs, ses admirations et ses amitiés sont
vulgaires. Il ne les défendrait pas devant qui les
ravalerait, non par trahison, mais par crainte, moins
de ridicule que de la lutte. Il a peur de
l'aristocratie, bourgeois qu'il est jusque dans la
moelle de ses os.
 
Aussi fait-il un million de choses, en elles-mêmes
assez indifférentes, mais qui révèlent l'attitude
habituelle de la pensée, et cette attitude est
parcimonieuse, intéressée, sans grandeur. Allez ! Il
n'y a pas qu'Harpagon qui souffle une chandelle quand
il y en a deux d'allumées. Molière en attribuant cela
à son avare a manqué une nuance plus fine. Un homme
au sein d'une honnête abondance, nullement avare,
bienfaisant même, dépensant honorablement son
argent, donnant des fêtes et dilettante en
beaux-arts, peut le faire aussi.
 
Il n'est pas capable de rompre avec l'homme qui
le gênera le plus, parce qu'il n'est point assez
décidé ; il ne dénouera pas non plus, parce qu'il n'est
pas assez habile.
 
Son esprit est tout en mémoire et ne se hausse
qu'aux formules de son métier. Il avait une certaine
culture, mais elle s'effacera sous la routine des
affaires, des affaires qui trottent menu, car il n'a
pas les reins ni la hardiesse d'un spéculateur. La
rouille est déjà à cette mémoire bien trempée. Dans
dix ans, ce sera, jeune encore, un vieux procureur, en
radoterie, hors sa robe. Du reste, pas d'esprit et de
raison, choses augustes et rares chez les hommes,
mais un amour de la plaisanterie gauloise se
traduisant souvent en rabâchages, et du bon sens,
vulgaire sagesse de certains personnages de La
Fontaine et
de Molière, par exemple, à la manière de Mme
Jourdain. Nulle élévation, nulle étendue, et beaucoup
de mépris pour la philosophie, je ne dis rien de celle
des livres, mais pour celle qui juge de haut les
réalités ; par conséquent foncièrement médiocre, sans
mouvement d'idées, et n'ayant pas plus d'objection
à faire à un raisonnement quelconque qu'un chien
qui rêve. Comme tout se tient dans l'organisation
humaine, il prise la peinture. Ce sont des faits.
 
'' lundi, 6. ''
 
levé de bonne heure, pour moi (ce serait tard
pour un autre). — reçu des lettres, mais point de (...).
 
Ennuyé et les nerfs à bas. — lu et écrivaillé une
partie de la matinée. — le coiffeur est venu. —
continué de lire tout en me faisant coiffer. — habillé.
 
-sorti en voiture, — supérieurement mené .
 
Passé deux heures chez Mme De R. L'ai trouvée
presque jolie, et rajeunie dans la plus chatoyante et
électrisante robe de satin noir. — cette mise me
plaît jusqu'à l'esclavage. — causé assez bien, —
l'ai fait rougir deux fois.
 
En sortant de chez elle, vu Laurentie de la
'' quotidienne, ''
une chienne de face oblique, un
'' archi-patte pelue ''
sans fourrure, et pas assez
jésuite encore pour avoir une physionomie franche, ce
qui est un manque d'habileté, une faiblesse misérable
et commune à tous les hommes faux que j'ai rencontrés.
 
C'est que les hommes faux sont rares, comme les
hommes forts, qu'ils sont au plus haut degré possible.
 
Il n'y a presque que des hommes à demi faux. — ayez
donc un beau et pur regard si
vous voulez tromper ou du moins les prunelles de
marbre, ne commencez pas comme (...) par mettre
la main sur votre bouche, les doigts en l'air vers le
front, car il est impossible de plus '' s'avouer faux ''
 
qu'en agissant ainsi, et c'est presque bête de
maladresse.
 
Rentré de bonne heure. — lu jusqu'au matin (le
second volume de Dubois). — couché.
 
'' mardi, 7. ''
 
aujourd'hui je comptais sur une lettre de (...) et
il n'est rien venu, ce qui a '' noirci ''
mon humeur
pendant toute la journée. Il a fait très beau, et
seulement tempête de masques. Le carnaval écume dans
sa folle et '' fausse ''
gaîté, et c'est le premier
depuis quatre ans que j'aie passé avec un abattement
et une impossibilité de prendre part si complète. —
singulière situation que celle de cette misère qu'on
appelle l'âme, à certains moments .
 
Lu. — écrit. — travaillé à bâtons rompus tout
le jour. — '' lu du pouce, ''
comme disait si
spirituellement l'abbé De Pradt (un hargneux,
bilieux, amusant et caustique animal par parenthèse),
l'ouvrage de parent du châtelet sur les prostituées de
'' la bonne ville de Paris. ''
bêtement rédigé, mais
curieux. — n'ai rien mangé de toute la journée parce
que j'allais dans le monde le soir. — passé deux
heures à ma toilette, comme une grande intelligence
que je suis.
 
Allé le soir chez Mme De L R. — Guérin et
Gaudin y étaient. Ils ont dansé jusqu'à épuisement
du calorique. Je les ai regardés faire, disposé à
railler tout ce qui était là et jetant de temps en
temps une épigramme comme on fait un ricochet sur l'eau
avec un sou. Il y avait là quelques épaules au vent
qui n'étaient point sans mérite, mais, hélas ! Toujours
la queue de poisson. Pour faire la syrène tout
à fait, une demoiselle Noël (j'aime ce nom, mais elle
est mariée et s'appelle de je ne sais quel autre
nom...). Mlle Noël ou plutôt Mme (...) a chanté et
'' pianotisé, ''
aux grands battements de mains de
'' tutti quanti, ''
excepté de ma maussade et indolente
personne. Elle roulait des yeux en chantant, à faire
frémir son pupitre et moi qui la regardais par-dessus.
 
Coquette, pour ne pas dire un mot plus expressif,
mais au dépens de la décence, que je veux
strictement observer. — ai demandé à Mme De L R
pourquoi elle ne voyait plus la vicomtesse A.
 
J'aurais aimé à voir les touffes de lys de ses
épaules s'épanouissant sans pruderie au milieu de
toutes ces rondeurs indécises, mystérieuses Phoebés
de la robe hypocrite des jeunes filles ou de la robe
prudente des mamans. Excepté la '' Catalini ''
de la
soirée, il n'y avait que mamans et petites filles,
certain âge et âge incertain encore, le pire choix.
 
Les femmes agréables sont dans l'entre-deux.
 
Sortis à trois heures du matin. — G, De G et
moi, allés souper chez Véfour. Mangé du homard,
des huîtres et de l'ail, et arrosé le tout de vin de
Condrieux et du Rhin. — sortis et allés au café
Veron dans un état d'animation très convenable.
 
-n'ai pas bu d'alcools comme ces messieurs ; les
ai regardés avaler du punch, obsédé de hoquets
dignes de Sheridan ! — rentré, couché et pas trop
mal dormi quoiqu'il fût cinq heures du matin.
 
'' 8, mercredi. ''
 
étonnamment bien, vu l'excès de la veille. Pris un
bouillon et mangé des oranges, comme désinfectant.
 
-par Hippocrate ! Qui prescrivait l'ivresse une fois
par mois, mes nerfs sont remontés.
 
Ce matin, à propos d'une lettre de (...), ai senti un
véritable mouvement de rage. Elle me disait n'avoir
pas reçu mon paquet. Je suis tombé en frénésie,
et puis j'ai vu sous le pli de sa lettre qu'elle
l'avait reçu après l'avoir écrite. Un changement
subit-de la douleur à la joie-s'est fait en moi
avec une telle violence que j'ai été obligé de
m'asseoir et que je me suis aperçu que je pleurais.
 
-c'était nerveux sans doute. — je note cette émotion.
 
Il y avait bien des années que je n'avais éprouvé
rien de semblable.
 
écrit et lu. — je vais m'habiller et sortir. —
Guérin a pris un logement dans mon hôtel.
 
Maintenant, on nous couvrirait du même manteau, tant
nous sommes rapprochés ! — la '' marchesa ''
ne me
répond pas, qu'a-t-elle donc ?
J'ai fait encadrer ma belle gravure de Talma.
 
J'aime à le voir, triste et fier, avec son cou fort et
doux, la fatigue du génie et d'une vieillesse
anticipée autour des yeux meurtris, et sa main droite
jetée à son flanc gauche comme s'il y cachait une
blessure (son habituelle pose). Sa tête me plaît mieux
que celle de Napoléon.
 
Travaillé. — Frédéric B est venu. Me suis
'' lancé ''
par la conversation. Fait de la politique
sociale, puis parlé des relations internationales
et sans divagations, la carte de l'Europe sous les
yeux. — bravement parlé de part et d'autre et pendant
trois heures. — habillé. — dîné. — allé chez la
'' Graciosa, ''
qui s'est penchée vers moi pendant que
je lui parlais avec une singulière expression. —
c'était peut-être le moment dont parle Ninon quelque
part ? ... qui
connaît ces énigmes organisées et moqueuses qu'on
appelle les femmes ? ... revenu. — travaillé. — lu
un volume (le troisième de Dubois) dans mon lit. —
couché. — la pluie tombe à torrent.
 
'' vendredi, 10. ''
 
reçu une lettre de S très accentuée de vérité
et très éloquente d'indignation contre un jeune
officier de Saumur. Me prie d'aller chez Romagnesi
m'informer des prétentions de cet officier sur une
musique que S dit être sienne. Je le croirais, mais
c'est un fâcheux débat.
 
Reçu aussi une lettre de ma mère. — travaillé et
achevé les '' mémoires ''
de Dubois, — regrettant qu'ils
ne fussent pas plus longs. — Boissière est venu. —
causé. — me suis animé. — m'a demandé '' Germaine ''
 
qu'il ne connaît pas. Lui ai confié le manuscrit, à
condition qu'il ne le communiquerait à personne. Je
suis las de tous ces ineptes jugements. Publié, qu'ils
me jugeaillent, peu m'importe ! Ils auront acheté le
droit de déraisonner sur mon livre.
 
énervé, mou, — à cause, je pense, de ma nuit,
précédente. Je l'ai passée presque toute au travail,
et le peu que j'ai dormi a été troublé par mille rêves.
 
Lequel vaut mieux, de la vie ou du rêve ? Hélas .
 
Je n'en sais rien.
 
B parti, habillé. — allé chez Romagnesi que
j'ai vu ainsi que sa femme, grosse mère appétissante
encore, coquette en diable et observatrice. Elle a dû
être jolie à vingt ans. — ils m'ont paru extrêmement
sages dans leur manière de considérer les choses
à propos de S. Ils ont là-dessus la même opinion
que moi.
 
Dîné. Ai remplacé le vin par de l'eau de Seltz.
 
-pris du café mais sans alcool. — promené avec
G. Rentré. — écrit une immense lettre à S dans
laquelle je discute minutieusement ce qu'il a à
gagner et à perdre en faisant un éclat. — couché en
proie à mille troubles.
 
'' samedi 11. ''
 
levé vers dix heures. — travaillé tout le jour. —
pas sorti. — de la pluie. — le soir, allé au
spectacle. La salle pleine. — pas vu une jolie femme
qui m'eût dédommagé de l'insipidité du spectacle et du
jeu monotone des acteurs. — on jouait une platitude de
Scribe '' (la camaraderie). ''
-rentré tard. — lu et
couché...
 
'' dimanche, mais le 19 février. ''
 
toute une semaine passée sans rien noter. Je
deviens d'une irrégularité et d'une paresse .
 
Cependant cette semaine n'a pas manqué d'événements
extérieurs. Elle ne s'est pas écoulée au travail en
face d'une table à écrire, mais beaucoup plus dans le
monde ou avec le monde. J'étais inquiet du silence
de (...) et pour me secouer je sortais de chez moi. Je
ne comprends le tête-à-tête avec la douleur et
l'inquiétude que sous peine de devenir fou. — mardi,
suis allé chez Mme F. Causé avec une italienne,
pâle comme marbre et à cheveux longs, décolletée
avec une bravoure admirable et semblant dire avec
une naïveté insouciante que nos femmes ignorent :
" puisque j'ai cela de beau, pourquoi ne le
montrerais-je pas ? " entendu chanter Mme De St-V.
 
Une voix de femme qui ne ressemble pas aux autres
voix, chose bien rare, et pourtant simple voix de
femme. Un timbre inouï et qui serait vraiment
phénoménal s'il avait plus d'étendue. — le lendemain,
fait une visite à Mme De (...). Point reçu à cause
de la mort de sa cousine germaine, Mme A D V,
emportée en trente jours, jeune, riche, belle, aimée,
probablement heureuse. — je la connaissais peu,
mais je la voyais beaucoup. Une singulière
circonstance m'avait éloigné d'elle quoique je me
sentisse à son égard une grande bienveillance à cause
d''' une ''
ressemblance, soit idéale, soit réelle. La
voilà morte ! ... je n'aime pas à voir mourir les
jeunes femmes. Pour les hommes, cela m'est fort
indifférent.
 
Bourdonnel est à Paris, ce dont je suis enchanté,
et va y passer l'année. Je l'ai retrouvé mieux et
même bien de visage, et gentilhomme jusqu'au bout des
doigts. Il est de la plus rigoureuse aristocratie,
ce que je ne blâme pas en sentiments et en
manières, mais en raison, car cela empêche
quelquefois de voir le dessous des choses. à présent
que Macbeth ne combat plus entouré de ses nobles, et
qu'avant de se battre on ne demande plus à un
homme s'il est de bonne race ou manant, il faut faire
de même avec les difficultés de la vie telle que le
temps et les révolutions nous l'ont faite. Je sais
qu'on peut dans son orgueil de patricien considérer
de haut la mêlée et vivre à l'écart, sur sa tour, mais
on n'apprend pas, et avant tout, il faut des
connaissances non spéculatives, mais pratiques,
à l'homme, pour qu'il ait la valeur qu'il peut avoir.
 
La '' marchesa ''
m'a écrit à la fin et je l'ai vue hier.
 
Elle a pensé mourir d'une affreuse maladie de soixante
jours et doit craindre les suites de la convalescence.
 
à peine si je la reconnus hier, tant elle est changée .
 
Elle a perdu les '' tons chauds ''
qu'elle avait dans le
teint, et a contracté une pâleur lactée. Le pur ovale
de son visage n'a point été altéré, et c'est
merveille. Ce visage blanc et parfait de forme,
encadré sous les ruches d'un bonnet qui ne laissait
pas voir de cheveux et un gracieux chapeau '' lilas ''
 
(elle rentrait de la promenade), était d'une beauté
de souffrance admirable. Mais cette grande et superbe
taille brisée, maigrie, courbée, semblait flotter dans
les draperies et les fourrures dont elle était
enveloppée et comme accablée. Une quinte de toux
accompagnait chaque parole, mais cette parole n'était
ni plus rare, ni moins vive qu'autrefois. La main
avait conservé son geste, et l'énergie morale, ce
produit qui s'ignore et brut d'une organisation
magnifique et gâtée, survivait noblement au désastre.
 
Il y avait en elle je ne sais quelle grandeur triste ;
triste quand on songe à ce qu'elle est et à ce qu'elle
aurait été, si dès son début dans la vie elle avait
trouvé un coeur de chêne qu'elle n'eût pas
'' fatigué ''
et '' éreinté ''
de son amour.
 
Levé de bonne heure. — pris du café. — écrit des
lettres et ceci. — l'esprit ferme et les nerfs moins
anéantis que les jours précédents à la même
heure. Influence du café, je crois. — je vais
m'habiller et dîne chez Gaudin.
 
'' 16 mars, samedi. ''
 
l'ennui me repousse aux mêmes choses. Voilà
bientôt un mois que je n'ai rien écrit de mon
insipide vie. — suis sorti et n'ai pas beaucoup
travaillé pendant ce temps que voilà passé, dieu
merci ! — je me suis occupé des intérêts des autres
plus que des miens, ce qui n'est pas digne d'un aussi
égoïste personnage que moi. — assez souffert au milieu
de tout '' cela, ''
mais '' ceci ''
ne manque jamais et
c'est la seule chose (la souffrance) sur laquelle je
n'aie pas l'avantage d'être '' blasé. ''
 
hier, j'ai passé une heure et demie avec Hugo et
chez lui. — désirais depuis longtemps le connaître,
et ne voulais pas faire vis-à-vis de lui une de ces
démarches banales, le supplice des célébrités. Une
affaire grave et non personnelle, l'affaire de S,
m'a été l'occasion que je cherchais sans la faire
naître. Il m'a paru clair, net, simple, mais sans
aucun trait dans la conversation. — comme nous causions
d''' affaire, ''
peut-être est-ce cela qui l'a
empêché de montrer un peu du poëte ; du reste il était
bien ainsi, mais pas assez homme du monde dans les
manières, n'ayant ni de l'aplomb ni du geste que
j'aurais désirés en lui et qui, dès les premières
paroles, toujours vulgaires sous leur '' effacé ''
 
d'élégance, classent un homme et le classent haut. —
sa tête ressemble beaucoup à ses portraits, mais n'en
a pas le regard '' rectangulaire. ''
le front est la
seule chose vraiment belle et poétique qu'il ait.
 
Le teint s'empourpre vaguement, mais uniment partout,
et l'embonpoint
commence à se montrer. — il est petit et se pose
comme Bonaparte. Ce n'est plus une affectation,
mais cela en a été, à l'origine, probablement.
 
Allé au concert le soir, mais il y avait une telle
foule qu'après avoir fait le tour de la salle, je suis
sorti. — pris du thé chez Gaudin.
 
Aujourd'hui, passé mon temps à écrire des lettres.
 
-ne peux aller ce soir chez Mme (...) où cette
piémontaise aux cheveux blonds doit me chercher, si
elle me cherche. Mais je le crois. — écrit un billet
pour m'excuser, et un autre, coquet et à moitié
tendre à Mme De (...) dans lequel j'accepte son
invitation à dîner mardi prochain. Demain, je dîne
avec Bourdonnel. — le temps que je n'ai pas mis
à ma correspondance, j'ai regardé d'assez beaux
camées antiques que l'on m'a apportés ce matin. En
achèterai-je quelques-uns ? Je suis fort tenté par une
pierre gravée sur laquelle est représenté ce fripon
de Mercure, le dieu des maquereaux, et je crois,
en consultant ma force d'âme, que je ne résisterai
pas à la tentation.
 
Il y aura juste huit jours demain que j'ai rompu
avec T après une amitié de sept ans. C'est la
première fois de ma vie que je n'aie pas le moindre
tort à me reprocher vis-à-vis de quelqu'un. — nous
voilà brouillés cependant, et depuis ces huit jours,
tout n'a-t-il pas marché dans ma vie de la même
façon ?
Le temps est triste et pluvieux. — vais essayer de
lire jusqu'au dîner.
 
'' au soir. ''
 
dîné. — au café. — pas pris d'excitants. — sorti.
 
-allé acheter une bague, — une mystérieuse bague
verte dont je me suis encapricé ces jours derniers.
 
-causé un instant avec C M au boulevard. — rentré.
 
-lu du Rousseau. Quelle polémique éloquente que la
sienne ! Mais quelle ignorance du monde, qu'il n'a vu
que de derrière la chaise de celui à qui il donnait
une assiette.
 
Couché à minuit.
 
'' lundi 13. ''
 
hier ai reçu un billet de la '' marchesa ''
qui
m'invite à dîner pour aujourd'hui. Y ai répondu.
 
-habillé. — sorti. — dîné avec B et De G chez
Véfour ; au concert le soir.
 
Aujourd'hui, bien portant, mais sans application
au travail. — j'ai cette jeune J dans les yeux :
charmante et suppliante gazelle. Je la vois trop. —
je suis bien sûr de ne pas aimer une autre que...
 
mais la tête n'est-elle pas accessible à l'ivresse ?
Lu un projet d'alliance commerciale entre la
Suisse, la Belgique et l'Espagne ('' revue des deux mondes, ''
1er mars 1837). — ennuyé. — vais
m'habiller et sortir. — je voudrais me fuir
aujourd'hui...
 
'' 14 avril. ''
 
j'ai laissé là ce '' memorandum ''
et je ne l'aurais
probablement pas repris. Mais G souhaite que je le
continue, et je le ferai si cela peut lui faire
plaisir. Quand on intéresse quelqu'un en agissant de
la
manière la plus insignifiante, voici que cette manière
insignifiante signifie et que l'on s'intéresse
d'intéresser. Diable de vanité ! Pivot sur lequel nous
tournons sans nous détacher ! C'est toujours elle
quand on croit que ce n'est plus elle. Mais assez de
réflexions, voyons ! — qu'ai-je fait hier ? — passé
ma journée assez sottement, excepté deux heures
avec Mme de... qui m'a donné des pastilles et qui
rougit si souvent quand je lui parle. La rougeur
n'a pas d'âge chez les femmes. — aujourd'hui, levé
à dix heures. — écrit des lettres jusqu'à deux
et en plus déjeuné ; car je suis livré depuis quelque
temps à toutes les horreurs de la vie physique. — vais
essayer de travailler.
 
'' au soir. ''
 
travaillé assez bien jusqu'au dîner, excepté le
temps passé aux minauderies avec la petite J, cette
grâce blanche. — dîné. — au café. — puis au
boulevard avec G. — causé avec C et E. — revenu.
 
-G a fait sa toilette et s'en est allé chez Berryer,
faire le lévrier de... fat à proportions
grossissantes, ce soir. Qu'il aille ! — moi j'aime
mieux m'entourer d'une robe de chambre et passer la
soirée dans la solitude de mon appartement en désordre.
 
Je n'ai '' plus ''
la curiosité et je n'aurai jamais,
pour '' lui-même du moins, ''
l'intérêt du monde. G,
lui, a tout cela. Le monde ! Oh ! On lui demande
toujours plus qu'il ne saurait donner.
 
Travaillé. — lu du Flassan. — il est près d'une
heure. Je me couche et lis dans mon lit.
 
'' 16. ''
 
hier, levé à dix heures. — écrit à..., puis travaillé.
 
-B est venu, mais il m'a laissé continuer mon
travail, et du moins je n'ai pas répandu mon temps
'' par terre ''
comme un vase plein que l'on renverse,
quoique mon temps, vanité à part, ne soit pas une
si précieuse liqueur ! Travaillé donc jusqu'à cinq
heures et demie. — G et G sont venus. Causé.
 
Donné les meilleurs conseils à G et dont l'indolent
et défiant personnage ne profitera pas. — Mme De...
 
veut un Sigisbée à toute force. Je le serais
pour un hiver, après quoi je romprais si cela
m'ennuyait ! G veut aller dans le monde l'hiver
prochain ; ne lui serait-il pas agréable d'y trouver
sa beauté, sa reine ? Mais aussi pourquoi est-il
amoureux d'un autre côté ? Drôle de petit amour,
enfant transi et quelquefois fiévreux ! Pourrons-nous
l'élever et en faire le bel adulte qui soumet tout ?
'' it is difficult ! ''
 
point dîné, seulement pris du café pour atteindre
l'heure d'un petit souper avec C. — le souper était
bon et nous avons passablement bu, mais des vins
légers, des vins de femme, qui s'en vont tout en
mousse et ne laissent pas de flamme au front .
 
Excepté une bouteille de vin du Rhin, ce sang
profond et pur d'un astre (le soleil) que l'on se coule
dans son sang de mortel pour doubler la vie et
embraser la pensée ! Vin d'homme, il ne doit être
touché que par des lèvres viriles et ne circuler que
dans de mâles poitrines. Lit digne de ce torrent qui
s'épanche du firmament dans les grappes ambrées et
qui passe à travers les coupes pour tomber dans
l'abîme de nos veines, comme le Rhin à Schaffhouse,
cet autre fleuve, mais ni si brûlant ni si beau .
 
Le souper assez gai. C toujours d'un ton parfait
et étonnant, gracieuse et taquine. Moi, comédien
ce soir et de peu d'impression intérieure,
mais d'une vie facile et douce avec un degré
d'animation très convenable, et G ah ! G gris et
tendre, devenant de plus en plus tendre et de plus
en plus gris, soutenant avec des yeux voilés et d'une
voix entrecoupée qu'il n'a jamais été si froid et si
capable de raisonnements et même de calcul, ce qui
ne l'a pas empêché de ne pouvoir compter jusqu'à
cinquante francs. Mais le (...) n'est point
du domaine des ivrognes. — revenu à minuit chez
moi. Mon arithméticien bachique au lieu d'un
'' bezont ''
avait plus besoin d'une cuvette, mais ce
matin il va à merveille, grâce aux nombreuses
ablutions de thé.
 
Aujourd'hui, reçu une lettre de... écrit ceci et
vais lire. Probablement, je ne sortirai pas...
 
'' 12 juin. ''
 
nous voici au 12 juin. — Guérin m'a quitté hier.
 
Je lui ai promis un journal de mes jours pendant
son absence. Je le ferai, quoique j'aie perdu et n'aie
pu poursuivre déjà à sa prière l'habitude de noter
des jours de plus en plus ennuyés.
 
Après le départ de G, rendormi. — levé à
neuf heures. — coiffé. — habillé. — un temps
superbe mais orageux. — été chez Ap à midi
jusqu'à une heure. Toujours souffrante ; elle est au
lit. — revenu chez moi et descendu avec Bourdonnel
jusqu'à la rue de Louvois. — pris un cabriolet
et fait conduire chez la '' marchesa ''
-passé ma
journée avec elle. — parlé du vicomte de B de manière
à justifier l'estime d'instinct que j'avais pour cet
homme. — la marchesa '' duelliste ''
comme toujours et
comme nous disons, mais ayant, au milieu de tout
ce qui est vrai et faux en elle, de singulières
tristesses, — des tristesses grosses d'avenir. — après
dîner, allés au spectacle tête à tête, en avant-scène
et seuls, chose divine quand on aime, et simplement la
plus charmante des humaines quand on n'aime pas et
que l'on est avec une femme distinguée et coquette
pour vous.
 
Suis allé la reconduire. — fait jeter au boulevard
de Gand. — vu personne, et pris un bouquet de
roses. — rentré à une heure du matin. Pas lu.
 
Aujourd'hui, sur pied à neuf heures et demie. —
commencé une longue lettre à... — Bourdonnel
et G sont venus. — lu jusqu'à cette heure (quatre
heures) la '' conquista de mejico ''
par don Antonio De
Solis, — et griffonné ceci.
 
Repris Antonio De Solis et Byron jusqu'au dîner.
 
-dîné seul et chez moi. N'ai pas mangé de viande,
du poisson. — coiffé. — habillé. — sorti. — allé
à Corazza attendre Gaudin. — promené en causant
au palais-royal et au boulevard. — allé chez
Daune. Fait rougir sa femme, le diable sait pourquoi.
 
-bu une limonade au café de Paris en lisant la
chronique. — rentré. — il est une heure. — las
de corps et encore plus d'âme. — bonsoir.
 
'' 13 juin. ''
 
levé tard. Les nerfs en mauvais état, influence du
temps orageux que nous avons dans ce moment. —
fini le courrier et reçu une lettre de Scudo qui
m'annonce sa brochure. Quelle '' juvénilité ''
dans la
tête de cet homme, puisqu'il a l'enthousiasme d'un
début littéraire, et qu'il met de l'importance à un
livre ! Bourdonnel est venu. — causé une heure. — puis
G puis B que je taquine en faisant encore plus
l'aristocrate que je ne le suis. — lu à bâtons rompus
jusqu'au dîner. — après dîner, tombé dans la
tristesse. — souffert. — lu de l'espagnol, — cette
sotte histoire de Solis. — le libraire m'a envoyé
des livres, — une brochure politique sur M De
Talleyrand. — l'aie lue attentivement jusqu'à
deux heures du matin. Mauvais ouvrage, mais que
j'achèverai parce qu'il soutient par l'intérêt qui
s'attache à Talleyrand. Rien de neuf. La vie politique
que tout le monde sait, et deux ou trois roueries
de femme. — n'est amusant que quand il rapporte
les calomnies du temps, les calomnies étant
une manière de juger un homme, une espèce de
'' large justice, ''
comme disait Bacon. — couché.
 
'' 15 juin. ''
 
éveillé à huit heures. — B et De B sont venus.
 
Causé du passé, de V F, notre camarade de collège ;
et assez de verve de côté et d'autre. — le temps a
filé ainsi. — me suis levé à une heure. Fait ma
toilette. — supprimé le déjeuner et passé chez la
'' marchesa ''
jusqu'à cinq heures et demie. — revenu et
dîné chez G, fenêtres ouvertes et sous les yeux
de très jolies filles, ma foi ! Qui logent en face. —
après dîner descendus chez Obermana. — avalé
la moitié d'un grog à la glace. — ai été surpris par
un horrible spasme d'estomac et suis rentré chez
G sur le point de m'évanouir, — ridicule chose .
 
Une heure de canapé m'a remis. — le temps orageux.
 
Un peu de pluie, mais ni plus ni moins que
ce qu'il en fallait pour laver le ciel. — la lune s'est
levée dans un fond pur et d'un bleu humide, et
Gaudin et moi nous sommes promenés au boulevard
dans toute sa gloire. — une singulière aventure
de femmes ! — rentré fort tard, car Gaudin
m'avait quitté. — mal en train physiquement et
de fatigue. — ne sortirai pas demain.
 
'' 16. ''
 
accompli les résolutions de la veille. Pas sorti. —
resté tout le jour dans l'ombre des persiennes. —
travaillé. — lu. — noté. — écrit un monde de
lettres. — lu la '' revue des deux mondes. ''
-il y a
une charmante bluette d'Alfred De Musset : '' un caprice. ''
c'est léger et joli comme la chose. —
causé avec G ce soir. — repris mes lettres et
écrivaillé jusqu'à deux heures du matin.
 
'' samedi, 27. ''
 
levé tard, — les nerfs assez fermes. — travaillé.
 
-reçu et relu (car je la connaissais manuscrite)
la brochure de Scudo. Bien écrite, si l'on veut,
mais d'un style qui ne me plaît pas, imprégné de
ce Rousseau que j'abhorre. La pensée en est vraie
et paraîtrait plus piquante si la terminologie
philosophique actuelle ne la vulgarisait pas.
 
écrit à B pour la pétition de G. à trois
heures fait ma toilette. — porté la '' revue ''
 
chez la '' Graciosa. ''
-allé chez Gaudin où j'ai
dîné. — après dîner joué de la prunelle à la fenêtre.
 
-puis entraîné G au cirque. — dans le public
(fort nombreux pourtant) il n'y avait pas une femme à
regarder, mais j'ai été assez content du physique
d'une '' écuyère ''
aux formes de Diane chasseresse. Du
reste, j'ai toujours aimé ces sauteuses-là. Elles
m'impressionnent beaucoup plus (physiquement) que les
plus belles actrices du monde avec un talent
supérieur. — j'excepte Mme Damoreau, la plus belle
des belles et même des rêvées et pour laquelle... mais
je ne veux pas écrire cette folie-là. — revenu du
cirque. — fait un tour au boulevard. — rentré. — couché,
et lu dans mon lit.
 
'' 18. ''
 
levé de bonne heure. — habillé. — une pluie
pressée et lente. — monté en voiture et allé au
faubourg saint-Germain chercher des livres. — lu en
chemin une lettre de G qui s'ennuie de sa
dédaigneuse aimée aux pieds de son amoureuse
dédaignée, et '' ecco la vita ! ''
-pris des livres. —
passé chez Thébaut, qui est le moins chez lui des
hommes. — allé au bain, — froid et long. — avalé un
verre de madère, vieux comme le diable et bon. —
déjeuné avec appétit chez moi. — B est venu me
demander d'assez sots conseils, il paraît qu'il a
rencontré une beauté fabuleuse et une innocence, rare
comme un mariage d'inclination ! Nous la verrons du
reste et nous jugerons du coup d'oeil de l'historien.
 
-allé chez la '' marchesa. ''
son mari est revenu.
 
Passé deux
heures avec eux et le vicomte de B. — revenu.
 
-dîné chez Gaudin tête à tête comme autrefois.
 
-allés ensemble au café. — de là chez Mme De L R.
 
-n'y était pas. — remonté au boulevard. — allé
chez la maîtresse de Th. — rentré. — lu et couché.
 
'' 19. ''
 
aujourd'hui, reçu ces Mm De B et B dans mon lit.
 
-quand ils ont été partis, levé, par conséquent
assez tard. — travaillé sans désemparer
jusqu'à sept heures du soir. Toujours de l'histoire
et de la politique, et vais me mettre décidément aux
matières de finance. — sept heures, un coup de
peigne, habillé, sorti. — allé chez Ap. J'espérais
la trouver seule, et son frère n'était-il pas là ?
Resté pourtant d'ennui, d'indolence et de chaleur.
 
-revenu, un temps divin de beauté bleuâtre et serein,
rien rencontré. — rentré. — écrit diverses choses
et couché à deux heures et demie du matin.
 
'' 20. ''
 
levé à dix heures. — déjeuné. — écrit. — lu et
travaillé jusqu'à trois heures. — habillé. — sorti.
 
-allé chez la Denau pour des manchettes, — puis
chez la Geslin pour faire mettre du vinaigre dans
mon flacon. — de là chez G où j'ai dîné. — fait
une visite à sainte-Br et à Th. Pris des livres
au faubourg saint-Germain. — rentré et lu une
partie de la nuit. — oublié de noter que j'ai reçu une
lettre de G. — la glace est rompue, l'intrigue
nouée, et le pauvre garçon aussi garrotté qu'on peut
l'être. Je ne puis lui donner de conseil ; aussi lui
mettra-t-elle son brodequin sur le ventre ! Je vois
là '' une relation ''
où la femme sera le sultan de
l'homme. Quant à G il ne sait plus un mot de son
coeur, car lui que je croyais '' pris, ''
ne me dit-il
pas : " je l'aime ('' l'autre ; ''
celle-ci), et
l'aimerai, je crois, furieusement ! " — furieusement ;
à la manière des pigeons ! Ma foi ! Cela me donnerait
presque envie de lui souffler son '' indienne, ''
et il
faut avouer qu'il le mériterait bien un peu.
 
'' 26, lundi. ''
 
une semaine en blanc ! — que dira Guérin de
mon exactitude si je continue à tenir compte ainsi
de mes jours ? — ah ! C'est que l'oubli vaudrait
mieux que ce triste enregistrement de mes journées.
 
Je voudrais oublier.
 
Travaillé avec assez de suite cette semaine, sortant
seulement d'un jour l'un et me barricadant
chez moi le reste du temps. — lu par brassées, —
toujours de l'histoire et notant tout ce qui a trait
aux affaires extérieures. — il faut que je me jette
dans les matières de finance et que je débrouille ce
chaos, du moins chaos pour ma tête. — le meilleur
levier pour enlever le pouvoir est encore celui-là.
 
Qu'ai-je vu cette semaine ? Mais personne que
les habitués. — je suis allé chez la céleste indienne,
la jolie fille du Gange, mais n'ai pas été reçu, — la
tante n'était pas là. Entr'aperçu au fond d'un salon
intérieur et plein de mystérieuses ombres une taille
onduleuse et une robe blanche, mais tout cela si
vaguement qu'on eût dit une lointaine apparition
bientôt disparue. — j'ai écrit. — on m'a répondu
et l'entrevue de début est fixée à dimanche prochain.
 
Hier, levé et habillé de bonne heure. — reçu
trois visites. — pris une voiture et suis allé chez
Mme F. Ses cheveux noirs sont vraiment beaux,
et sa main maigre, blanche et sillonnée de veines
bleues, bien expressive ! Il y a de la fièvre dans cette
main. — allé chez la comtesse D. — puis chez la
'' marchesa. ''
-n'y était pas.
 
Dîné en ville chez Mme De L R. Avais accepté
pour rencontrer Mme L, ma passion actuelle. —
n'y était pas. — ai plus causé qu'à l'ordinaire, ce
qui m'a valu un compliment d'amabilité de la maîtresse
de maison. — accusé de faire la cour à une
provinciale, Mme Lh pendant un tête-à-tête d'une
demi-heure sur le balcon. Mais elle n'était ni jolie
ni spirituelle, seulement coquette comme le démon
de la coquetterie en personne qui très certainement
aurait eu plus de charme qu'elle. — retiré vers
minuit. — passé au boulevard et rentré, agité de
mille pensées. Où me conduiront-elles ? Je n'écrirai
pas, qui sait ? Car j'arriverai à... ou je me briserai
en chemin.
 
Aujourd'hui, travaillé tout le jour sous mes
persiennes closes et noyé dans une chaleur énervante.
 
-sorti ce soir. — allé au faubourg saint-Germain,
chez Th. — ai trouvé ces messieurs au café et
très lancés. — pris des livres. Rôdé ce soir sans but
et en proie aux rages de l'ennui. — l'isolement me
tue. Je jure d'en sortir .
 
'' 27, mardi. ''
 
levé à neuf heures. — déjeuné. — travaillé
avec intensité tout le jour, excepté pendant le temps
que les B sont venus. — ce soir, habillé et passé
la soirée chez Mme De L R. C'était son jour de
réception.
 
Il y avait assez de monde et des visages neufs.
 
Mais je n'ai vu que Mme L belle, belle ! — ce
caprice, car de l'amour je ne peux en avoir que pour
une seule, devient d'une singulière véhémence. Du
reste, elle le sait. Elle part pour Enghien, où elle
va passer un mois, j'irai... ayons-la, pour n'y plus
penser après. Ah ! Tout cela n'arriverait pas si...
 
(que j'aime comme la seule à jamais aimée) était là
pour m'empêcher de regarder tout ce qui ne serait
pas elle. La tête et le coeur sont des abîmes.
 
Passé au boulevard à minuit un quart. Acheté
des roses. — causé avec C M. — rentré et lu
une heure pour calmer et discipliner mes pensées.
 
-pas dîné, donc la tête très nette et les nerfs
fermes.
 
'' 1er juillet. ''
 
trois jours sans noter. — travaillé tous les jours,
excepté les soirs. — j'ai passé l'un au concert avec
Aristide. — le second chez la '' marchesa ''
et le
troisième chez la maîtresse de Th. Je crois qu'avec
ma spirituelle et rusée '' marchesa ''
j'avance : la
curiosité sera ce par quoi elle périra comme ève,
comme toutes...
 
'' 2 août. ''
 
ô oubli ! ô indifférence ! ô paresse ! ô mes trois
grands dieux ! Encore un mois qui s'est placé, le
doigt sur la lèvre, comme l'Harpocrate antique,
entre un '' memorandum ''
inachevé et celui-ci que je
recommence, et pourquoi le recommencé-je ? L'idée
m'en est venue ce soir, cette nuit plutôt car il est
une heure. Il fait un temps brûlant, une nuit lourde.
 
Je me suis longtemps promené au boulevard. Ai
rencontré M F et M De Villemur avec qui j'ai
fait connaissance : physionomie franche et forte, belle
tête de soldat. — suis rentré avec une gerbe
d'oeillets blancs couverts encore de leur rosée, et
belle comme une femme.
 
Levé à neuf heures. écrit une lettre. — déjeuné.
 
-lu les '' mémoires ''
de Torcy. — B est venu.
 
Causé gaîment de nos embarras financiers et de la
nécessité où nous sommes de promettre notre chair
au premier Shylock que Dieu ou le diable jettera
dans notre chemin. — repris de Torcy. — habillé.
 
-supprimé le dîner. — allé chez G et chez la
'' marchesa ''
à cause de cette fille que je voudrais
placer chez elle. — descendu le boulevard avec la
'' marchesa ''
et Bonchamp et remarqués pour nos
tournures à tous les trois. — il est certain que nous
ne ressemblions guère à tous ceux qui se promenaient
là.
 
Descendu au palais-royal. — pris à Corazza du
café, du kirsch et de l'eau glacée, le tout mêlé et
remué vigoureusement. — de là revenu au boulevard
et à la suite écrite plus haut.
 
G ne m'a pas écrit depuis qu'il a quitté...
 
le temps s'écoule cependant et que de choses il a
entraînées avec lui sans que la trace en soit ici
demeurée. Au moins en rappellerai-je quelques
fragments épars et qui surnagent, mais la trame des
pensées frémissantes de chaque jour, rien ne saurait
la faire reparaître. Les lendemains l'ont usée coup
sur coup.
 
Je me révoltais contre l'isolement et j'ai vu du
monde. Qu'est-il resté de cela ? Rien de plus, si ce
n'est que j'ai conquis un ou deux salons pour cet
hiver. J'irai par Brezé chez M De Fitz-James. —
l'ai retrouvé (Brezé) doux, facile, affectueux et
prêtre, — prêtre dans toute l'étendue du mot, ne
parlant que de sa soutane comme une femme de sa jupe,
ayant la coquetterie de sa foi et nous choyant un
peu, moi et Bourdonnel, pour avoir le plaisir de
nous convertir ou du moins de nous sermonner.
 
Ainsi soit-il puisque cela l'amuse et que cela ne nous
ennuie pas plus qu'autre chose ! Amère disposition
que celle-là, n'être pas plus intéressé qu'ennuyé par
les choses les plus opposées. Et c'est ce qui fait que
la '' conversion, ''
le changement de vie comme ils
disent, est impossible. — saturés de raisonnements de
toutes sortes, nous admettons les leurs au même
titre que tous les autres. Ils sont bons, les points
de départ admis. Le système est même d'une immense
étendue et répond à toutes les objections. Mais
quand bien même il serait la vérité, pourquoi
restons-nous si indifférents en face d'elle ? La
vérité n'entraîne donc pas ? On peut la voir et ne pas
l'aimer de cet amour qui règne sur toute la vie ! Ah .
 
C'est là qu'est le mal, c'est là que se trouve
l'abîme. On convient de tout et on n'adhère pas.
 
Malebranche s'est trompé.
 
J'ai vu la comtesse d'A et ai déjeuné chez elle
avec une foule d'aristocratie de province et du
faubourg saint-Germain. — y ai remarqué Mme C
chez laquelle il faut que j'aille cet hiver ; un de
ces
fiers colosses comme je les aime, les cheveux plaqués
aux tempes, l'oeil plein d'une flamme noire, la bouche
malade d'ardeur, les lèvres roulées et à moitié
entr'ouvertes, — un automne fécond, riche, plein de
folles ivresses, des mamelles de Bacchante et un
torse à la Rubens. — elle est de race d'actrice,
m'a-t-on dit, et en effet, on dirait qu'elle a été
sculptée pour le théâtre. — me plaît plus que
Mme De Glass, jeune, mince, élancée, flexible et
grande. La tête jolie si la bouche n'était pas trop
grande, mais pleine d'expressions romanesques ;
blonde d'ailleurs avec un teint de brune, velouté et
chaud, singulier contraste, et une couronne de
tresses sur la tête, sans une seule boucle. Coiffure
pleine de noblesse et de simplicité et qui va
merveilleusement à l'ovale allongé de son visage.
 
Qu'ai-je vu encore ? Voyons ! Ah ! La fiancée,
défiancée ou plutôt infiancée de G, jolie, mignonne,
blanche, grande, mince, le buste long et les mains
longues, — deux charmes pour moi, — et d'épaisses
boucles blondes à l'anglaise tombant sur les joues,
comme deux bouquets renversés. — parle assez,
n'est pas timide, et a un accent dont rien des accents
d'Europe ne peut donner l'idée. — plus singulier
qu'agréable, mais pas désagréable non plus.
 
'' es todo ! ''
-(aujourd'hui 4 août). Je sors de chez
Mme F où j'ai pris le thé. — vu Cornélie B qui
promettait d'être si belle et qui n'a tenu que la
moitié de ses promesses. — Mme De Saint-V
était là et j'ai été frappé pour la première fois de
la beauté de couleur de ses yeux et de l'énergie
fière de son profil. — excepté le temps passé chez
Mme F et une visite du quinteux L B ; travaillé
avec assez de suite ; — ainsi qu'hier, jour que je
ne notai pas de peur de remuer toute la lie du fond
de mon coeur.
 
Je rentre las-et je clos la veillée...
 
'' 8 août. ''
 
travaillé tous ces jours. — vie monotone, d'un
cours lent, l'attente du soir sur le canapé au milieu
des livres entr'ouverts. — une visite à peu près
chaque jour chez la '' marchesa, ''
-assez de charme
pour mes indolences non pareilles, si la réalité
n'était dure, la réalité prosaïque et sèche. —
embarras d'argent. Sotte chose que cela .
 
J'entrerai au journal '' l'Europe ''
le mois prochain,
à ce qu'il paraît, et j'y serais entré ce mois-ci
n'était que leur budget se trouvait dépassé. — j'ai vu
le marquis de Jouffroy et lui ai livré un article sur
la brochure de Scudo, diablement superficielle quand
on l'examine d'un peu près. — cette tête italienne
qui touche à tout et qui s'émerveille d'avoir tout
touché ne sera jamais celle d'un publiciste. Drôle
d'imagination, du reste, sur laquelle toute idée fait
l'effet d'un mirage. C'est un homme qui s'enchante
perpétuellement de sa voix. Je doute fort qu'il soit
très satisfait de la petite discussion que je livre à
ses raisonnements hasardés. Cependant, je l'ai loué
à la Philinte.
 
Hier travaillé comme les autres jours. — je crois
que je me froidis intérieurement ; ce serait tant
mieux ; la poésie des passions ne me touche guère
plus. — tout en m'occupant d'études positives, je
rumine encore un de ces mélancoliques récits dont
une fois entre autres il faut que j'écume mon
imagination. Cela prendra-t-il corps ? Je l'écrirais
sous le nom de '' Ryno. ''
-c'est un nom qui se
trouve dans Ossian et qui me charmait (non Ossian,
mais Ryno) dans mon enfance. — à propos, la
'' marchesa ''
a lu le manuscrit de '' Germaine. ''
 
-en a été bouleversée. — j'ai une lettre écrite par
elle à ce sujet, — curieuse ! B vint me voir deux
heures. — causé avec assez d'animation. Oh ! La
causerie, la causerie, quelle syrène .
 
Comme elle vous fait échouer au néant, car
de ces heures si doucement passées que reste-t-il que
du temps perdu ? — B part pour Rouen, c'est-à-dire
pour le château de Bellefosse, aux environs. —
il n'y a que moi seul qui reste à Paris, d'où jamais
la campagne ne m'a paru aussi belle parce que je ne
peux y aller.
 
Après le départ de B refourré au travail jusqu'à
sept heures. — supprimé le dîner, aussi l'esprit
léger et les nerfs en bon état. — à sept heures,
coiffé, habillé, sorti. — au faubourg saint-Germain
chez le libraire. — en passant vu Théb mais
pas Mme H aux yeux de turquoise sur de la nacre
et à l'air si mollement catin. — passé à Corazza. —
pris du café et du kirsch dans de l'eau glacée. —
monté au boulevard. — comme je regardais fort
attentivement des jeunes filles à travers les rideaux
d'un magasin, une voix a dit à mon oreille :
'' " que faites-vous donc là, ma biche ? " ''
-comme je ne
suis la biche de personne, je me suis très
majestueusement retourné pour voir d'où venait
l'expression caressante. Mais quelle confusion, non
pour moi, mais pour elle ! — " ah ! Monsieur, je vous
demande pardon, " a-t-elle dit en se cachant la figure
de son mouchoir et en faisant mine de beaucoup rire,
ce
qui est le comble de l'embarras chez les femmes. —
puis elle s'est sauvée. — ne l'ai pas suivie, dégoûté
de ce manque d'aplomb et de grâce. — belle femme
du reste, et bien mise, mais un '' lion ''
je crois.
 
Resté longtemps au boulevard à attendre Th
qui n'est pas venu. — je me suis appuyé sur la rampe
de Tortoni et suis demeuré là avec une patience de
turc. M De B est venu se placer à côté de moi et
nous avons causé. — il attendait sa maîtresse, '' que creo. ''
-du moins il m'a parlé d'un souper au café
de Paris à minuit. — la '' marchesa ''
est passée au
bras du baron. — '' incessu patuit dea. ''
-l'ai
saluée. — M De B m'a demandé qui elle était et m'a
paru sous le coup de l'impression de sa beauté. —
rentré vers minuit. — lu un in-8 degrés tout entier, —
'' le roi Jacques Ii à Saint-Germain ''
de
Capefigue, ouvrage détestable. — pourquoi pas de
l'histoire tout simplement.
 
'' 9 août. ''
 
levé vers neuf heures. — le réveil moins douloureux,
mais pas bon encore. Maudit moment dans
ma vie ! — reçu une longue lettre de G. Pauvre
timide ! Il n'en est encore qu'aux préliminaires. — il
a peut-être raison, du reste, car à part la vanité,
c'est ce qu'il y a de meilleur chez les femmes. Elles
ne varient que dans la manière de succomber ; une
fois vaincues, elles se ressemblent. — lu Torcy et
travaillé jusqu'à deux heures. — habillé, sorti,
remonté par une lettre de... reçue en m'habillant.
 
-allé chez la '' marchesa. ''
-nous sommes sortis
ensemble et avons fait un tour aux tuileries. —
presque personne, un temps '' aux yeux gris ''
 
(Shakespeare),
une brume de nuages toute chaude de soleil.
 
-rencontré X un diamant sur le front, et nous
avons échangé un incomparable regard.
 
Mis la '' marchesa ''
en voiture. — allé chez L B.
 
-pas trouvé. — allé chez la Denau où j'ai choisi
une cravate. — dîné chez G. — bu du champagne
après à Corazza une partie du soir avec ces messieurs.
 
-très excité, mais non gris. Puis un bout
de concert chez Musard. — rentré.
 
'' 10. ''
 
levé. — habillé. — allé au bain. — vu Th
au faubourg saint-Germain. — allé chez L B.
 
Changement dans nos habitudes, nous dînons
ensemble demain ! — rentré et déjeuné voracement
et avec l'appétit qu'un long bain développe toujours.
 
-B est venu et ne part pas comme il
l'espérait. — quand nous sommes ensemble, nous nous
moquons toujours de quelqu'un, fût-ce même
d'un ami. (réformer cela.) — nos aimables natures
s'aiguillonnent l'une par l'autre et nous passerions
sur le ventre à notre mère pour attraper un bon
mot. — rappelé celui de Tibère aux troyens. —
Tibère ! Quel homme ! C'est le seul homme d''' esprit ''
 
de toute l'antiquité qui se connaît en calembours et
en batteries de mots, quolibets et autres, mais ne
se doute pas de ce que nous, modernes et '' français, ''
 
entendons par '' esprit. ''
-Bourd parti, essayé de
travailler, mais lourd comme un plomb et fait la
sieste sur le canapé. — habillé. — coiffé. — sorti
avec G. — allé à Corazza et de là nous asseoir
sous les arbres du palais-royal. — causé longtemps,
la lune se levant et la soirée belle. — monté au
boulevard. — allé chez la '' marchesa ''
à qui j'ai
laissé une lettre, ne l'ayant pas trouvée, mais
rencontrée une heure après et par hasard avec le
vicomte de B. Causé un instant. — pris (pour tout
dîner) une tranche de melon glacé chez Tortoni.
 
-rentré. — essayé des vêtements, — et écrit ceci.
 
'' 12. ''
 
hier (11) n'ai rien noté. — je vis la '' marchesa ''
 
une heure dans la journée, dînai avec L B et le
soir...
 
aujourd'hui levé à neuf heures, dispos,
souple et l'esprit sans '' sombre, ''
mais une chienne
de créancière m'a demandé impudemment de l'argent,
ce qui m'a jeté dans une furieuse colère. — c'était
deux mois d'arriéré d'hôtel, chétive somme surtout
pour moi qui ai beaucoup dépensé ici depuis sept
mois. — je paierai dans quelques jours et quitterai
l'hôtel à cause du procédé.
 
Aujourd'hui rien lu, rien écrit, rien fait. — dîné
avec G. — allé chez la '' marchesa, ''
sortie. —
promené avec G aux champs-élysées et aux tuileries.
 
-allé seul au boulevard et resté longtemps appuyé
sur la rampe de Tortoni à regarder vaguement toute
cette foule dans un état d'ennui et de brisement
physique indescriptibles. — quand m'engourdirai-je
tout à fait ? On se croit mort, on n'est qu'assoupi
et la première chose vous réveille ! ...
 
'' 13, dimanche. ''
 
hier, je passai toute la journée au faubourg
saint-Germain.
 
Allé chez De Brezé. — vu un logement
chez Mme F avec Bourdonnel, — et dîné chez
Thébaut avec M B et Mme H. Elle a les yeux
(elle n'a que des yeux, mais enfin elle en a ! )
indécents comme une nudité. — lu le second volume
de '' Jacques Ii ''
dans mon lit.
 
Aujourd'hui passé le temps à mille choses, incapable
d'attention. — lu à bâtons rompus les lettres
de Frédéric Ii à Voltaire. — dans ces lettres le
grand Frédéric est un sot. — l'admiration pour les
écrivailleurs le rogne jusqu'à l'idiotisme.
 
Qu'ai-je fait encore ? Rien qui vaille la peine
d'être rappelé. C'est aujourd'hui dimanche et le
temps est superbe. J'ai bien pensé à aller voir la
jolie indienne de G, mais pourquoi ? — pour lui ?
Il n'en veut plus et ma négociation est inutile
à présent. Pour moi ? Quoique je ne puisse pas
aimer qui m'aimerait, je suis trop indolent dans ce
moment-ci pour tenter de me faire aimer d'une jeune
fille. Et d'ailleurs j'ai un mal de pied qui
m'empêche de mettre une chaussure étroite et d'user
ainsi de tous mes avantages. Donc, bonsoir .
 
G ! Il faut pourtant que je lui écrive. J'ai reçu
de ses nouvelles ces jours derniers. — il n'en est
encore avec... qu'aux éléments. — ils correspondent,
et pour G qui ne s'est jamais '' peint ''
à une femme,
c'est une excellente occasion de se donner un plaisir
très vif dans la jeunesse. Oui ! Très vif et même le
plus vif de tous. — mais en séduction, ce n'est qu'un
moyen vulgaire. Il ne faut jamais se révéler
entièrement aux femmes. On tuerait bientôt l'intérêt.
 
On frappe chez moi. C'était S B. — discussion
d'une heure à propos de ses politiques qui n'existent
pas avec la prétention d'exister. — habillé. — sorti.
 
-dîné au palais-royal. — à Corazza. — puis à
Tortoni. — rentré...
 
'' 17 août. ''
 
travaillé tous ces jours autant que je l'ai pu avec
les contrariétés, les inquiétudes et les soucis de
toutes sortes du moment présent. — il est des
instants où je comprends jusqu'au plus grossier
libertinage ; on n'en a pas moins de la fierté, des
puretés plein la poitrine, un souvenir qu'on
n'abjurera jamais, mais on a besoin de se soustraire
à la réalité en se plongeant aux gouffres des réalités
les plus abjectes. Ah ! Tortures, tortures ! Je me
rappelle l'image sublime de Richter : " le bison qui
se roule dans la fange pour se guérir de ses
blessures. "
je me '' travaille l'âme ''
pour que rien ne paraisse au
dehors de mes pensées. Qu'y a-t-il de plus ridicule
que de souffrir ? Il n'y a que les femmes à qui cela
aille bien et ce que j'écris là me rappelle ma soirée
d'hier, passée de nonchalance et d'ennui chez la
maîtresse de T. Cette femme a du coeur. Elle est
malheureuse, le cache mal, mais enfin fait effort
pour le cacher.
 
Vu hier aussi M De L R qui ne m'ouvrira sa
bibliothèque qu'à son retour de la campagne ; —
contrarié aussi par là, pour qu'il soit dit que dans
les petites choses comme dans les grandes, je
n'échapperai pas au damné guignon de ces jours-ci.
 
Aujourd'hui levé à neuf heures. — travaillé,
c'est-à-dire lu jusqu'à six heures. — dîné, — point
de viande ni de poisson. — écrit une longue lettre
à G puis ceci.
 
'' 19 août. ''
 
hier rien noté. — ma journée s'écoula chez moi
au travail. — lu les '' mémoires de Brandebourg, ''
 
la plume à la main et la carte sous les yeux. Il n'y
a pas d'autre manière de lire l'histoire politique et
militaire. — supprimai le dîner. — à huit heures
m'habillai et allai chez le libraire au faubourg
saint-Germain. — comme je crains ma disposition
intérieure du soir, laquelle dans ce moment est
intolérable, je ne rentrai pas immédiatement. — au
café de Paris trouvé M De B avec lequel j'allai à
Tortoni, lui pour une glace, moi pour l'accompagner.
 
-rencontrai M F et '' tutti quanti. ''
-rentré,
j'avalai un volume in-8 degrés en attendant ce grand
seigneur de sommeil qui prend si bien les airs de
se faire attendre.
 
Aujourd'hui levé à neuf heures et à la demie au
travail. — lu, comme hier, la carte sous les yeux,
les '' mémoires de Frédéric ''
depuis la paix de
Huberstsbourg (1673) jusqu'à la fin du partage de la
Pologne (1775). — déjeuné avec appétit. — repris mon
travail, mais un peu de stupeur et de pesanteur. —
j'ai essayé d'une sieste, et comme je n'ai pu dormir
malgré une chaleur accablante, me suis mis à écrire
mille doléances à A L F, aimable fille malgré
tous les travers de l'esprit et dont je ne puis me
détacher.
 
G est venu. — m'a raconté son aventure d'hier
soir qu'on peut appeler la '' chasse aux maîtresses. ''
 
-quand il en aura une en pied et en titre, il sera
tout
à fait bourgeois de Paris. Au fait, c'est du
mariage, aux présentations officielles près. —
travaillé jusqu'au dîner. — mangé une salade sans
poisson ni viande, repas digne d'une intelligence et
dont la sobriété a confondu mon vieux '' Louis. ''
 
-repris les '' mémoires de Frédéric. ''
-mais
distrait par les gracieuses coquetteries de ma
voisine, et par un air sur un orgue
(la '' cachucha ''
). — explique qui pourra
la machine humaine ! Cet air entendu tant de fois
cet hiver avec des trépignements d'animation et une
envie folle de danser, m'a fait pleurer presque à
chaudes larmes. — je ne me croyais pas si accessible
aux sensations en général et à celles de la
musique en particulier. B est venu. — il est venu
me proposer avec une affection de procédé qui m'a
extrêmement touché un service que je ne lui demandais
pas. — accepté ! — je le devais, ne fût-ce que
pour la grâce de la démarche qui a été parfaite. —
causé longtemps. — quand B a été parti, fini
les '' mémoires de Frédéric. ''
-commencé '' Ryno. ''
 
-écrit ceci, ma fenêtre ouverte par un clair de lune
élyséen, au bruit de l'eau du canal et au chant
'' pur ''
et '' juste ''
de blanchisseuses qui travaillent
fort tard aujourd'hui parce que c'est samedi. —
triste ! Triste ! Triste .
 
'' dimanche, 20. ''
 
habillé. — allé chez la '' marchesa. ''
-revenu chez
moi. — dîné chez Gauidin. — le soir ennuyé et...
 
-passé la soirée chez la Saint-L...
 
'' 21, lundi. ''
 
levé à huit heures. — allé au bain, — l'eau
froide et bonne. — pris un verre de vin de Madère
et du grog. — relevé entièrement de l'état flasque
et d'abattement résultat de la veille. — déjeuné au
faubourg saint-Germain chez Th avec le vicomte
de S, Mme H et consorts. Quelle maison ! —
bu et bavardé jusqu'à neuf heures du soir. —
rentré. — ai fait ma toilette. — allé au boulevard
avec les B, animé, la parole prompte et nette,
aussi bien que possible après une journée passée
'' inter pocula. ''
-allé au café de Paris. — vu la
Clarisse de B, une laide et impudente catin .
 
Rejoint Th et sa maîtresse. — promené sous le plus
merveilleux clair de lune à faire pâmer notre ami G.
 
Que n'était-il là et que n'a-t-il soupé avec nous à
cette Sodome de café anglais, où danseuses et
chanteuses, joueurs, militaires, journalistes, tout le
sanhédrin du diable, buvaient, fumaient, hurlaient
et se chiffonnaient pêle-mêle ! — restés là à faire
du punch jusqu'à quatre heures du matin et couché
à cinq.
 
'' 25, vendredi. ''
 
encore des blancs ! — j'ai passé les jours précédents
à lire tout le jour, ne sortant, comme une
courtisane ou comme un débiteur, que le soir. Il
m'est impossible de rester seul et dans ma chambre
le soir. Je tombe dans une espèce d'angoisse
approchant de la folie.
 
Aujourd'hui, levé à neuf heures avec l'appétit
d'un homme qui avait supprimé le dîner d'hier. —
déjeuné. — Théb est venu. — m'a parlé de '' leur ''
 
nuit au café de Paris et bientôt G est venu aussi
me parler de la sienne chez C D. — il paraît que
tous mes amis étaient en fête, excepté mon bon ami
moi. — lu toute la journée le livre de Burke sur
la révolution française, d'une élévation rare et
magnifiquement soutenue.
 
C'est le premier livre de prose (anglais) que je
lise avec intérêt et qui montre un talent d'un ordre
supérieur. — les Anglais, à mon sens, n'ont que
des poëtes... à six heures habillé. — passé chez
Gaudin. — il m'a proposé de dîner, mais de caprice
je m'en suis allé manger du melon à notre '' ancienne taverne ''
chez C. — bu du madère et du café à
Corazza. — abattu et ayant besoin d'excitants .
 
-la '' marchesa ''
et son mari que j'ai rencontrés au
boulevard m'ont sauvé de quelque péché que j'allais
commettre par ennui, par vide. — me suis assis
avec eux devant le café de Paris. — le baron R,
M De M sont arrivés. — causé. — la '' marchesa ''
 
vive, moi point et dans un état sans nom de
distraction sans rêverie, — drôle d'état du reste et
assez doux. — si les bêtes sont heureuses ainsi, il
y a profit à être bête. La '' marchesa ''
a dit qu'elle
avait des caprices rares et qu'elle les économisait
pour les rendre plus ardents quand ils venaient. —
ai répondu que c'était là une économie de bout de
chandelles. — restés tard. — rentré. — écrit ceci
et couché.
 
Mem. Voici le bel ouvrage de Saint-évremont :
'' réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers temps de la république, 2 vol in-8 degrés. ''
...
 
'' 17 octobre. ''
 
mon caprice de silence est fini. — je retourne
à mon '' livre de loch, ''
comme disait Byron. —
avant-hier, L B m'appelait caméléon. Si cela est,
et pourquoi cela ne serait-il pas ? Ces pages sont un
kaléïdoscope, car je dois y déposer au fur et à mesure
toutes les nuances que je revêts.
 
Depuis que j'ai écrit le '' memorandum ''
ci-dessus,
j'ai empêché un duel entre deux amis et pour une
femme, pitoyable sujet de querelle ! Et j'ai vu
mourir F B que j'ai assisté à ses derniers moments.
 
C'est de moins une claire et vaste intelligence, une
destinée toute en avenir. Je comptais sur son
concours dans la carrière politique et sa mort est
un vrai revers.
 
Aujourd'hui écrit et lu jusqu'à quatre heures. —
coiffé. — habillé. — allé chez la D pour du linge
et des gants. — de là chez A où j'en ai appris
de belles ! — ah ! Les femmes, comme elles se
ressemblent ! Encore une qui s'est perdue par
l'imprudente générosité d'un aveu ! — bien affligée
encore, mais déjà plus calmée, nature dans laquelle
tout va vite ! — son amant ne l'a pas trahie, mais
quittée par dévotion. Cela m'a rappelé mon frère.
 
Elle m'a fait lire une collection de lettres où le
dévot et l'amant se débattent à qui mieux mieux et se
disputent le prix de l'ennui qu'ils font naître tous
deux également.
 
Dîné au palais-royal. — passé jusqu'à onze heures
chez la '' marchesa ''
à causer à bâtons rompus.
 
-je suis accablé de soucis absurdes, d'embarras
d'argent, et j'ai besoin de me secouer. — mon
stoïcisme dépend beaucoup de la faculté de
'' transposer ''
mon attention. — rentré à minuit,
-écrit ceci et vais reprendre mes lettres.
 
'' 18. ''
 
souffrant. — lu et écrit dans mon lit. — L B
est venu. — est resté longtemps. — parlé politique.
 
-chamaillé. — levé à une heure et demie. Le
temps sombre et bas, inclinant l'imagination à la
tristesse. — habillé. — sorti au tomber du jour. —
la promenade agréable, le temps doux. — allé
chez Mme H. De là chez R pas trouvé. — revenu.
 
-supprimé le dîner mais pris du café pour me
soutenir. — passé au boulevard et dit un mot au
vicomte de S à la sortie de l'opéra. — rentré. — écrit
mon courrier de demain, et comme j'ai la tête nette
et sans douleur, vais écrire du '' Ryno ''
interrompu
tout ce temps par les misérables événements qui
m'ont arraché au recueillement et à la réflexion,
'' ces deux grandes puissances de l'homme, ''
comme
disait emphatiquement cet effronté charlatan de
Mirabeau, lequel était '' recueilli ''
d'une
singulière façon, par parenthèse .
 
'' 19. ''
 
éveillé à huit heures et levé à neuf. — déjeuné. —
L B présent. — il part pour Coutances et voudrait
m'emmener ; quoique nul intérêt actuel ne me
retienne ici, je resterai pourtant. — écrit à. Fermé
et fait partir ma boîte. Reçu un billet d'A tout
attendrissement et reconnaissance. — y ai répondu.
 
-lu jusqu'à l'heure de la toilette. — sorti. — le
temps toujours doux mais un peu humide. — allé chez
la '' marchesa ''
-n'y était pas. — l'ai attendue en
causant avec la petite Clotilde. — la '' marchesa ''
 
est rentrée. — allé dîner au palais-royal. — puis au
concert Valentino. — belle musique, — très belle .
 
-rejoint la '' marchesa ''
et ses '' tenants ''
ordinaires.
 
-pris '' trétous ''
du punch à Tortoni. — je vais
essayer de travailler.
 
Mem. Penser à aller chez Mme De L R demain.
 
'' 22, dimanche. ''
 
deux jours en '' entre-bâillement. ''
-pas
d'événements du reste. — un peu d'intrigue qui
pourra me bien '' poser ''
cet hiver. Je n'ai plus de
mal au coeur du journalisme et de ces prostitutions
masquées qu'on appelle des articles. J'en ferai tant
qu'on voudra ! J'ai vaincu mes dégoûts : — '' avalé mon crapaud, ''
comme dit Chamfort.
 
Cette nuit dernière j'ai lu un livre très remarquable,
-d'une profondeur de réalité étonnante, coeur et
moeurs. — écrit avec esprit, élégance et audace,
d'une charmante mystification de titre : '' la fée dans un salon, ''
et d'épigraphes toutes
mystificatrices aussi. L'auteur est '' Arnould Frémy. ''
est-ce un pseudonyme ?
Peu importe ! Quoique son talent soit sérieux, ce
doit être un amusant partner dans un punch de
garçons ! — penser à lire ses autres ouvrages :
'' les deux anges ''
et '' elfride. ''
 
aujourd'hui Gaudin est revenu. — levé, habillé
de bonne heure et allé déjeuner chez lui. — sortis
au café et avec B. Gais et avons causé de mariage.
 
-L R est venu ce matin m'inviter à passer le soir
chez sa mère. — ai refusé, — ai donné pour excuse
que j'avais '' le pied difforme. ''
-le fait est que je
ne puis mettre de bottes étroites, et Mme L qui est
revenue eût été là ! Et je suis en coquetterie avec
elle ! — sommes allés chez Th, G et moi,
jusqu'à cinq heures. — essayé d'agrafer une robe
à la maîtresse de S et me suis outrageusement
et infructueusement meurtri la main. — m'en suis
vengé en prouvant à la donzelle que j'étais plus
mince sans corset qu'elle avec le sien qui craquait
de partout. Puis ai fort bien prêché sur ce texte :
'' " vanitas vanitatum et omnia vanitas ! " ''
dîné chez
G-pris du kirsch à Corazza. — promené au
boulevard. — un brouillard glacial ! — allé chez
Aristide B. — pas trouvé. — allé lire une revue.
 
-rentré, écrit, lu, — vais me coucher et lire encore.
 
Savez-vous la différence qu'il y a entre un homme
'' faible ''
et un homme '' fort ? ''
c'est que l'homme
faible est la proie à la fois de plusieurs idées ou de
plusieurs personnes, tandis que l'homme fort ne l'est
que d'une seule. L'un est tiraillé en sens divers,
l'autre est précipité dans un sens quelconque, tous
deux entraînés, car tous deux ont des passions, et
le fort encore plus que le faible : car il est fort,
et ici il faut entendre le mot force non dans le sens
spécial de '' force de raison, ''
mais dans le sens de
la force générale et harmonique de toutes les
facultés.
 
'' 28. ''
 
éveillé à neuf heures et lu dans mon lit ces
admirables '' mémoires ''
de Saint-Simon où tout
est beau : style, pensées, jugement sur les hommes
et les choses, prodigieuse science historique. — livre
de premier ordre enfin. — levé. — déjeuné. — lu et
écrit jusqu'à quatre heures. — habillé. — allé chez
la '' marchesa. ''
-l'ai trouvée. — aimable ! — fait
une visite à Gaudin et revenu chez moi où la
'' marchesa ''
m'a pris pour aller aux '' français. ''
 
-c'était la
seconde représentation de '' la marquise de Senneterre, ''
 
-médiocrité, jouée médiocrement. Mais nous
n'avons guère écouté que nous-mêmes, et que
pouvions-nous faire de mieux ? — l'ai reconduite.
 
-rentré. — couché.
 
'' 29. ''
 
aujourd'hui dimanche, lu dans mon lit jusqu'à
dix heures. — levé et continué de lire jusqu'à
quatre. — fini Saint-Simon (le deuxième volume).
 
-écrit à Bourdonnel et à Scudo. — oublié de noter
le déjeuner. — pas dîné. — voilà deux jours que je
ne dîne plus. — habillé. — au café. — passé la
soirée chez Mme L R. — du monde. — ai remarqué
que je me fais très bien à cette torpeur de salon qui
s'empare de moi quand, comme ce soir, il n'y a
nul intérêt de conversation. — revenu tard. — je
ne dormirai pas car j'ai pris deux fois du café et du
punch. — que faire ? — je crains l'insomnie. — la
trame de mes pensées est sombre depuis hier,
probablement à cause de... oh ! Dormir, dormir .
 
'' to sleep... to die... ''
je lirai si je ne puis dormir.
 
Il faut briser l'attention pour la détourner.
 
Essayons ! ...
 
'' 30. ''
 
passé une nuit de fièvre et d'agitation. — pas
dormi qu'un peu vers le matin. — éveillé à neuf
heures. — lu. — levé, — et déjeuné avec appétit.
 
-pris des notes dans Saint-Simon, le plus grand
historien que la France ait eu, je n'hésite point à
le reconnaître et j'en suis tout émerveillé. Je l'avais
lu déjà, mais il ne m'avait pas laissé des
impressions si profondes qu'aujourd'hui. — cela
tient sans doute à de nouveaux développements de mon
esprit qui s'est tourné vers les choses politiques.
 
-à trois heures fait coiffer, — habillé et sorti.
 
-je croyais dîner chez G qui lui-même ne dînait
pas chez lui. — allé chez la Denau pour des
manchettes. — puis chez la '' marchesa. ''
-j'ai
refusé de dîner avec elle à cause de mon amour
pour l'indépendance de ma soirée. — supprimé le
dîner, mais pris du café, selon l'usage de mes jours
de diète. — lu les journaux. — allé au faubourg
saint-Germain chercher des livres et rentré.
 
Pensé à une foule de choses amères. — mon dieu .
 
Que je voudrais être plus vieux seulement de deux
mois ! Viendra-t-elle comme elle le dit, ou ce
projet échouera-t-il encore ? — travaillé, pour
dompter le dedans, à ce '' Ryno, ''
jusqu'à minuit.
 
-couché, — et lu deux heures, assez maître de mon
attention.
 
'' 31. ''
 
éveillé à dix heures. — pour vaincre cette éternelle
tristesse de réveil je me jette aux livres. — lu
jusqu'à onze. — déjeuné. — bien portant et l'esprit
plus léger qu'hier. — un temps à la pluie et au vent.
 
-lu et pris des notes jusqu'au tomber du jour, qui
s'est fait de bonne heure à cause de ce temps d'hiver
qui commence. — habillé, et allé dîner chez Gaudin.
 
-D et B dînaient, — dîner plutôt sérieux que
triste, mais sans verve de part ni d'autre, —
Gaudin las de sa journée d'hier. — rentré dès huit
heures
sans être allé ailleurs. — allumé du feu. — lu. —
écrit une lettre. — pris des notes pour cet article
que j'ai promis à Paquis sur le '' gouvernement des classes moyennes, ''
d'Alletz, — livre que j'ai
l'intention de déchiqueter. — je suis las de toutes
ces phrases contre l'aristocratie. — L B me parlait
l'autre jour d'une '' aristocratie personnelle, ''
mais
une aristocratie personnelle n'est plus une
aristocratie. — il n'y a pas aristocratie sans
transmission. — c'est une institution de durée, par
conséquent elle ne peut pas saisir l'homme '' seul. ''
 
continué à travailler. — pas souffert. — couché
à une heure. — lu du Saint-Simon dans mon lit
quelque temps encore, — et endormi.
 
'' 1er novembre. ''
 
pas mal dormi, mais éveillé plus tôt qu'à
l'ordinaire, — dès sept heures. — j'ai rêvé de ce
pauvre Guérin de retour et en bonne santé. — que ce
rêve ne soit pas qu'un rêve ! Mais un présage. — avec
quel plaisir je reverrai notre poëte et reprendrai
avec lui cette vie commune si longtemps interrompue .
 
Rendormi deux heures. — levé. — la '' marchesa ''
 
m'a écrit une lettre maussade à dessein, je m'imagine,
pour me faire aller chez elle ce soir. — mais elle ne
serait pas '' seule ''
et il fait un temps effroyable.
 
-je ne veux pas sortir. — ai répondu le billet le
plus '' passé ''
à la vanille.
 
Déjeuné sobrement. — établi au coin du feu. —
lu, — G est venu causer de la pluie qu'il fait et
du spleen qu'elle donne. — B lui a succédé. — a
montré plus d'animation et de suite qu'à l'ordinaire.
 
-G est revenu jusqu'au dîner. — ainsi ces
messieurs ont dévoré le temps que je destinais au
travail.
 
Dîné, — trop mangé ; aussi de la stupeur après
et la noire tristesse qu'engendre un besoin assouvi
quand on ne se livre pas au mouvement, à l'exercice
qui fait tout oublier, — ou pour mieux parler, qui
suspend toute douleur même morale, même la plus
élevée de toutes.
 
Je me rappelle qu'étant à Caen en 1831-1832 et 33
(époque de ma vie sinon la plus malheureuse, au
moins la plus tempestueusement agitée) et quittant
d'effroyables scènes (effroyables pour moi surtout
qui en étais encore à l'apprentissage des passions),
quittant donc... tantôt dans une immense colère,
tantôt dans un immense abattement, toujours dans
une cruelle angoisse, j'éprouvais du soulagement,
oui ! Même du soulagement intérieur, à marcher à
travers ces plaines où l'air joue en liberté et dont
le souvenir est resté si vivant pour moi. — oh ! Quand
on quitte ce qu'on aime le plus, il ne faut pas monter
en voiture. Marcher distrait, on pense moins. Je me
suis toujours défié des femmes '' promeneuses, ''
-des
anglaises par exemple, froide race s'il en fut, ce qui
ne les empêche pas d'être excessivement corrompues.
 
Au contraire : raison de plus.
 
Découvert, en lisant un livre italien fort curieux
que m'a prêté B, que l''' ode à Priape ''
de Piron
dont le commencement est si lyriquement beau, si
entraînant, malgré l'infamie du sujet, n'est qu'une
imitation pâle mais servile, — osée, impudemment
mais manquée, aussi, — d'une superbe ode attribuée
à L'Arétin. Cette Italie est bien vraiment le
pays des peintres ! Ses écrivains n'ont pas de
plumes, mais des pinceaux. Quelle manière de tout
noyer dans la couleur, de tout purifier par la forme,
même ce qu'il y a de plus matériellement physique, de
relever l'idée par je ne sais quelle splendeur dont la
source n'est ouverte qu'à eux .
 
Piron a volé les idées, et en les touchant, il les a
montrées telles qu'elles sont. — à part la marche
entraînante du rythme, manié de verve et qui fait
une victorieuse violence au dégoût, l'ode de Piron
laisse froid. Celle d'Arétin est une nudité aussi
grande, aussi luxurieuse, l'imagination l'admire parce
que c'est beau avant d'être sale, parce que la
perfection est une chasteté si grande qu'elle cache
toutes les souillures, et les sens ne sont pas même
remués par cette admiration enthousiaste.
 
Figurez-vous la bacchante la plus insensée dans le
dévergondage des poses les plus lubriques, folle de
vin et de cantharides, mais sur le corps de qui,
trahi de partout avec l'impudence du marbre et la
chaleur de la vie, est drapé un vêtement lumineux,
une tunique miraculeuse dont les plis ne savent rien
cacher, mais divinisent. C'est Titien peignant des
bas-reliefs antiques avec son pinceau trempé dans
toutes les puretés de la lumière. C'est Lucrèce
parlant si majestueusement de l'amour animal des êtres,
mais avec une langue dix fois plus belle d'harmonie,
de coloris et de contour que la sienne, et
incomparable.
 
Après dîner lu de nouveau. — pris des notes dans
Saint-Simon, ce dieu de l'histoire et de
l'appréciation sagace et sévère. Il peint comme
Tacite, mais il a le sentiment religieux de Bossuet,
inconnu à l'âme moqueusement froide du romain, et en
plus des grâces ineffables. — voyez par exemple cette
phrase en parlant de Louis Xiv : le roi de '' si grande mine ''
(trait d'une fierté négligée
approchant du sublime au pittoresque). " on peut dire
qu'au milieu de tous les hommes, sa taille, son port,
ses grâces, sa beauté et sa '' grande mine, ''
 
jusqu'au son de sa voix et la grâce majestueuse de
toute sa personne, le faisaient distinguer jusqu'à sa
mort, '' comme le roi des abeilles ''
et que s'il ne
fût né que particulier il aurait eu également le
talent des fêtes, des plaisirs de la galanterie et
'' de faire les plus grands désordres d'amour. ''
"
il semble qu'en répétant ce mot de grâce, il ait
exprimé davantage pour la répandre dans cette
phrase charmante, la divine chose que ce mot
signifie .
 
Lu de l'italien. — pris du punch. — remis à lire.
 
-regardé par la fenêtre. — pluie et vent furieux.
 
-temps et heure et rue bien tristes. — lu encore,
écrit ceci et vais me coucher.
 
'' 2 novembre. ''
 
levé de bonne heure. — déjeuné. — lu. —
écrit des lettres au coin du feu. — lu encore. —
disposition d'âme amère et triste. — temps
d'averses. — l'ouragan d'hier continue.
 
C'est aujourd'hui mon jour de naissance, jour que
j'exècre et qui me jette toujours une montagne de
plomb sur le coeur. Il me rappelle le néant de ma vie,
-et que l'avenir pour moi se lève si tard ! — je ne
sais pas ce que je deviendrais si je restais seul
aujourd'hui. — dieu merci, je dîne en ville chez
Mme De L R. — cela me sortira de moi-même. Il y
aura là peut-être cette grande allemande au noble
buste
que j'aime toujours à voir, oui ! Mieux même qu'à
entendre, et les belles épaules en arc de M N avec
son cou de cygne sauvage et brun. — ma foi ! Je
n'ai rien de mieux à faire que ma toilette, je
m'ennuie tant ! ...
 
'' 8 novembre. ''
 
ces jours-ci n'ai rien noté, — et les ai passés
dans une souffrance très vive et dont personne ne s'est
aperçu. — je l'avais méritée, cette souffrance.
 
J'avais écrit une lettre égoïste à (...) et elle m'a
répondu par des larmes et des paroles poignantes
d'affection qui se croit trompée. — que sommes-nous
donc ? Pourquoi ai-je été blesser ce coeur, — le seul
peut-être qui me soit dévoué, — moi qui l'aime
autant que je puis aimer créature vivante ! — il
fallait que je fusse '' hors de sens. ''
 
j'ai eu des remords et j'ai souffert tout le temps
que je n'ai pas été avec la '' marchesa. ''
-ma
liaison avec cette femme devient de plus en plus
étroite. Je me suis trompé sur son compte. Elle n'est
pas ce que je croyais. — mélange d'ombre et de
lumière, ses qualités dominent ses défauts. Je me
disais : c'est pis qu'une coquette avec les autres,
avec moi c'est une comédienne. Avec les autres, elle
peut être coquette, mais elle se sait coquette ; son
sens si droit n'est jamais égaré : elle se juge
coquette et sait le temps qu'elle restera ainsi. C'est
une mise, une robe décolletée, une parure plutôt que
sa nature et la pose habituelle de son âme. Il y a
fort peu de femmes qui soient coquettes ainsi.
 
Malgré les manèges, les petites ruses, les thèses
sur l'amour, et toute la '' gâterie ''
dont elle a été
l'objet, elle rentre très souvent en conversation dans
un naturel sévère, hardi, élevé, résolu, souvent gai,
toujours de bon sens qui lui fait le plus grand
honneur à mes yeux. — si elle avait toujours ce
ton-là, elle serait '' supérieure ''
autant qu'une
femme puisse l'être. Quand cela lui arrive de le
prendre, sa physionomie contracte une expression
attentive et perçante qui vaut mieux que toutes ses
chatteries de sourire et d'yeux à moitié fermés. Elle
devient d'une beauté sérieuse dont elle ne se doute
probablement pas et qui l'emporte sur toutes les
morbidezzes de physionomie que nous recherchons dans
les femmes.
 
Le monde de province dans ses grossiers et ineptes
scrupules en avait parlé comme d'une '' catin ''
 
(du moins est-ce le premier bruit qui m'atteignit
d'elle avant que je la connusse personnellement) et le
mot est aussi stupide qu'injuste. Il n'y a pas de
femme qui soit plus loin de ce qu'on appelle le
catinisme. — ce qui l'a perdue en province, c'est la
réputation d'avoir eu une '' passion, ''
-c'est la
curiosité, l'audace d'esprit, et des relations de
femmes qui ne la valaient pas. —
l'ennui, — un ennui terrible, — des caprices
d'imagination, voilà ce qui expliquerait son errante
fantaisie, déjà lasse, — elle se débat encore, mais elle
est abattue. — malgré quelques vouloirs insensés
et le besoin de tendresse, ancré au coeur des femmes,
elle est sous la sauvegarde d'un esprit mâle et d'une
incorruptible froideur.
 
Son esprit '' désire ''
plus que son coeur, noblement
flétri par un souvenir douloureux. — quelles
qu'aient été ses intimités, nulle ne l'a souillée
d'un
de ces faits ou d'une de ces paroles qui font rougir
la volupté même. Elle ignore l'abîme fangeux des
caresses. Cela prouve pour elle que les hommes qui
l'ont aimée ne l'aient pas fait descendre jusque-là ;
ils n'auront pas osé.
 
Encore quelques années d'agitation de tête, —
misérables, impuissantes agitations qui n'aboutiront
qu'à des commencements d'intimité ! Car elle
juge les hommes, et comme elle n'a pas d'ivresse
physique elle est promptement ennuyée de leur
jargon ; — encore quelques années à s'exagérer ce
dont elle souffre et ce qu'elle convoite '' par vide, ''
 
et ce sera fini : il ne restera plus de tout cela
qu'une femme attachée à ses devoirs par réflexion et
par vanité intelligente, solide amie, ce qu'elle est
déjà, de relations de famille et de monde parfaites,
simple et spirituelle en même temps, regardant du
haut de ses désirs de vengeance éteints, froidement
et sereinement, les hommes qui l'ont si longtemps
ulcérée, comprenant la mission de la vie qui n'est pas
le bonheur par les sentiments, — ou sa fauve
ressemblance par les sensations, — se résignant à
force de bon sens, exquise qualité de son genre
d'esprit, — disant moins de mal d'elle, coquetterie
fausse qu'elle a encore, — et d'une beauté qui se
mourra avec une lenteur majestueuse .
 
Ce qui prouve où elle en est, cette femme si
pitoyablement jugée sur les récits de plus libertines
qu'elle, commentés par des observateurs de garnison,
c'est qu'elle se voudrait corrompue ; c'est qu'elle
envie les '' plaisirs ''
des femmes qui aiment le
'' plaisir. ''
-pour répondre à cette fiévreuse
disposition d'une âme '' sans intérêt dans la vie ''
 
et que je lui signale comme mauvaise, il n'y a qu'à
la prendre au mot et agir
avec elle comme avec celles qu'elle jalouse, et on
lui fera retrouver sa fierté oubliée dans le
'' ridicule ''
et le '' dégoût. ''
 
je l'ai vue beaucoup ces jours derniers, et du
moment qu'elle oublie de poser et de dresser des
embûches avec la grâce d'une charmante comédienne,
-reste de ses premiers rapports avec moi
qui ont été faussés dès l'origine à cause de (...),
ce qui va disparaissant tous les jours, — elle est
essentielle à étonner et désintéressée de toute
mauvaise ou petite passion. — elle n'a pu avoir que
des femmes pour '' ennemis, ''
car je défie l'homme
le plus partial, le plus bardé de préventions, l'amant
enfin d'une de ses '' ennemies, ''
de la voir quelque
temps sans abjurer ses préventions. — tous les hommes
qu'elle voit lui sont dévoués, et qu'en attendent-ils ?
La faveur de baiser son gant. C'est vraiment un
honnête homme à travers les rancunes, les dépits et
les ondoyances de la femme. C'est un honnête homme
comme Ninon, mais c'est Ninon jusqu'à la ceinture.
 
La ressemblance ne descend pas plus bas que ses
hanches superbes, dignes de la Niobé antique. Ses
théories de coin du feu quand elle est animée et
qu'elle ne craint pas son auditeur, peuvent rappeler la
courtisane, mais cette nature d'esprit élégant et
prompt à saisir le ridicule de certaines ivresses,
mais ces sens harmonieusement et imperturbablement
tranquilles, tout cet ensemble de résistance,
empêchent à jamais la pratique, chose qu'elle
n'apprécie pas encore, mais qu'elle appréciera quand
elle sera plus mûre et plus avancée dans la vie.
 
Aujourd'hui éveillé à neuf heures, lu de l'italien
dans mon lit, — puis levé, — déjeuné. — un temps
gris et bas, — le froid pénétrant et acéré. — allumé
du feu. — écrit à Guérin qui va mieux, se marie et
revient, trois bonnes nouvelles ! — mon rêve a
eu raison ; réponse aux gens qui se piquent de n'être
pas superstitieux. — il paraît que c'est au mois des
roses (en mai) que notre poëte '' deviendra époux. ''
 
-c'est un revirement de coeur que l'histoire de ce
mariage. — Guérin, comme de juste, paraît fort
heureux, et moi aussi parce que je crois qu'il a
besoin d'un foyer à lui. Il aura le temps de travailler
non pour vivre, mais pour penser ou pour retentir .
 
-du reste, qui n'a pas besoin d'un foyer ? Byron
n'en médisait tant que parce qu'on avait détruit
le sien. Gaudin est venu, — prétend avoir rencontré
'' ma boiteuse ''
(une charmante boiteuse avec des pieds
irréprochables que j'ai rencontrée chez Valentino,
il y a quelques jours), mais je ne le crois pas. —
c'est un maniaque qui veut connaître tout le monde,
même les gens qu'il n'a jamais vus. — lu et fait
diverses choses, — je ne sais plus quoi. — habillé.
 
-dîné chez Gaudin. — chanté du Désaugiers
au dessert, un vrai poëte, celui-là, peignant et
sentant, naïf et sans le moindre esprit, mais d'un
entrain plus puissant que l'esprit même, comme tout
poëte. — pris du café à Corazza. — les bandeaux noirs
d'Obermana semblaient humides et sa joue était
plaquée de vermillon brûlant. — belle ainsi ! —
monté au boulevard. — allé chez la '' marchesa. ''
-
pas trouvée, '' caramba ! ''
-l'air coupant comme
Tortoni, enveloppé dans mon manteau, un clair
de lune chatoyant dans les capotes de satin et les
robes de soie du régiment d'Amaïdées, qui remuaient
leurs croupes vénales au boulevard. — ennuyé
d'attendre '' il signor Gaudino, ''
rentré. — écrit
ceci et
vais me mettre à écrire à la '' marchesa ''
et à mon
travail sur le livre d'Alletz.
 
'' 9 novembre. ''
 
levé d'assez bonne heure, du moins pour moi. —
souffrant. — des douleurs d'entrailles assez vives,
donc supprimai le déjeuner. — pris seulement du
vin dans du bouillon, sorte de remède qui me réussit
toujours. — travaillé. — ai écrit une lettre à ma
tante, pleine d'affection et de mansuétude, la lettre,
s'entend, et non la dame, du moins à mon endroit. —
mais cela donne une merveilleuse souplesse à l'esprit
que d'écrire ce qu'on ne pense pas. — après ma
lettre, repris mon travail, — l'attention vive et
l'esprit fécond. — le jour est tombé. — pour éviter
d'incompréhensibles influences que ma raison
domine, mais ne peut supprimer, je n'ai pas voulu
rester chez moi. — je deviens la proie d'une espèce
d'aliénation sombre dans la solitude de mes soirs.
 
-coiffé, habillé, dîné chez Gaudin, — et à
Corazza après. — G s'en est allé et je suis remonté
chez moi pour mes lettres. — trouvé un billet de la
'' marchesa. ''
-allé chez elle jusqu'à minuit. —
développerai peut-être dans quelque livre ma
situation avec cette femme, bon sujet de '' novella. ''
 
-rentré chez moi par une pluie battante. — couché,
mais lu fort longtemps dans mon lit.
 
'' 10, matin. ''
 
levé à dix heures, — raffermi, solide et ne me
ressentant plus de l'indisposition d'hier. — choisi
des gilets, importante chose. — lu et écrit à bâtons
rompus, — puis déjeuné. — puis commencé ce
'' memorandum. ''
j'attends le coiffeur.
 
Je vais m'habiller et m'en aller voir Mme De
L R qui m'a '' intimé ''
de venir vendredi. — vais-je
la trouver seule ? — je l'espère. Ses cousines, plates
personnes de '' toutes ''
façons, m'ennuient
prodigieusement. — il pleut et les nuages sont bas, —
un temps spleenétique .
 
'' le soir. ''
 
je rentre ; une sotte journée ! — excepté pourtant
l'heure et demie passée chez Mme De La Ren.
 
-mais nous n'étions pas seuls. Les indispensables
cousines que je dispenserais très bien étaient là,
bloquées par la pluie ruisselante. — j'ai mal fait de
ne pas accepter un dîner offert, quoique maigre. —
je pensais à rejoindre quelqu'un ce soir et je n'ai
vu personne.
 
... et tel est pris qui croyait prendre ! Revenu
dîner chez Cop. — les rues inondées mais plutôt
du brouillard que de la pluie. — sobrement mangé.
 
-au café une demi-heure à attendre G mais il
se devait probablement à ses amours ! — fait
conduire en voiture à Valentino ; — bonne musique et
laides figures, compensation des yeux par les
oreilles. — rentré ennuyé et vais me coucher et lire
dans mon lit. — (mem. — ne pas sortir demain mais
travailler.)
'' 11, samedi. ''
 
pas sorti comme je l'avais résolu hier. — levé de
bonne heure. — reçu Ar B puis Cob qui m'a
rapporté une bague en aigue-marine que je lui
avais donnée à rétrécir. — déjeuné. — lu tout le
jour, excepté le temps que L B revenu de Normandie
est resté là. — l'esprit frappé d'une grande
sécheresse, mais du moins attentif. — dîné fort
tard. — Gaudin est venu, — bu ensemble, mais non
de manière à nous exciter, et causé d'une fête qu'il
doit '' nous ''
donner cet hiver. — le programme est
joli ! Et cela peut être extrêmement piquant. — G
parti, repris mon volume et l'ai fini. — écrit ceci
avec un peu de stupeur. — le ciel est presque pur
et le clair de lune étincelant. Mis à ma fenêtre et
vais me coucher et lire de l'anglais.
 
'' 13. ''
 
n'ai rien noté. — rentré de soirée assez tard,
fatigué et dans une de ces dispositions dans lesquelles
il est impossible de se rendre compte de quoi que
ce soit. — qu'avais-je vu ? Des jeunes gens stupides
et sans les grâces élégantes plus belles et plus
charmantes que l'esprit, — des femmes peu jolies,
excepté M N qui quoique non jolie aussi me
plaît '' enfin ! ''
-il y a de l''' énergie ''
dans la
manière dont elle est brune, et puis elle ferme à
moitié ses yeux noirs, passionnés en diable... bref,
elle induit en tentation.
 
Aujourd'hui, lu dans mon lit. — levé, — habillé,
-déjeuné. — B est revenu et est resté à causer
chez moi, — puis Bod puis M De F. Dépensé
ainsi le temps jusqu'à cinq heures. — L B avec
qui je dînais est venu me chercher. — dîné. — allés
au gymnase. — vu Bouffé plus admirable que
jamais dans une mauvaise pièce : '' le rêve d'un savant. ''
-son entrée en scène est tout ce que j'ai
vu de plus saisissant sans horreur. C'est vraiment
magnifique. — du moins ému, mais fatigué de la fin du
spectacle, je rentre par un temps de pluie glacée et
un mal de tête brûlant. — vais essayer de dormir.
 
'' 15. ''
 
hier 14, rien noté. — je rentrai tard d'une soirée
assez animée vers la fin, le monde parti, chez
Mme De F qui voulait par parenthèse me faire
admirer une romaine, une blonde fille du Tibre,
laquelle ne m'a pas plu avec toute sa fauve
blonderie et qui a chanté '' simplement ''
(chose
remarquable) un morceau d''' Othello ''
assez doux.
 
-en rentrant je trouvai des lettres de (...) et je
me plongeai voluptueusement dans leur lecture sans
pouvoir m'occuper d'autre chose après .
 
Aujourd'hui, levé et habillé de bonne heure. —
B est venu comme je finissais ma toilette. — causé,
mais moi pas en train, — j'avais dépensé toute ma
flamme hier, et j'en étais à l'atonie. — sorti, —
déjeuné chez C. — pris du café à Corazza et lu
les journaux. — allé chez la H perdre mon temps,
-de là chez le libraire pour des livres. — passé
à '' l'Europe. ''
-pas vu M De Jouffroy,
convalescent. — revenu chez G puis chez moi d'où
je ne suis pas ressorti. — le temps est beau, mais le
vent est froid.
 
Est-ce irréflexion ou égoïsme qui a déterminé le
singulier procédé de (...) ? Je veux penser que c'est
irréflexion. J'ai été blessé, — et Dieu me damne .
 
Je crois que je le suis encore. Le fait est que je ne
m'attendais pas à cela d'un ami. — j'ai tort
peut-être, mais je n'eusse pas agi ainsi. — ô
misanthropie, serais-tu la sagesse, à condition
toutefois d'être silencieuse ? Et Hamlet a-t-il
raison ? '' " va dans un couvent, fais-toi moine ! l'homme ne me charme pas ni la femme non plus. " ''
 
ah ! La femme... j'ai depuis deux jours des raisons
pour en bien penser.
 
Mangé une salade pour tout dîner. — préoccupé
de cette chose. Trop sans doute. — écrit des lettres
avec la '' furia ''
que j'y mets quand j'ai laissé
s'accumuler les réponses à faire. — puis lu, puis
commencé une nouvelle dont je ne sais pas encore le
nom. — je veux y montrer l'amour dans les âmes
vieillies, le manque d'ivresse, la froideur des sens
et cependant une passion souveraine, empoisonnée ;
l'agonie, sans doute, de la faculté d'aimer, mais une
agonie éternelle. — '' j'ai mes modèles. ''
-écrit ceci
et me jette au lit. '' good night. ''
 
il ne faut qu'un atome pour troubler le lac le
plus pur, et il est des âmes comme ces lacs,
troublées par un grain de poussière, — quoique moins
pures et plus profondes. à part l'ironie de nos
lèvres bientôt effacée, à part le cercle de l'atome
qui tombe sur la surface unie et qui bientôt est
évanoui, les hommes jureraient qu'ils n'ont rien
troublé du lac où leur pied fit rouler l'atome du
coeur que leurs procédés vulgaires ont froissé, —
et pourtant l'atome n'est pas encore au fond du gouffre.
 
Il tourbillonnera longtemps avant de l'atteindre, et
la
mémoire, ce gouffre dans lequel il n'est pas de fond
où puisse se perdre un blessant souvenir, ne le
rejettera point à l'oubli.
 
'' 17. ''
 
c'est une fièvre intermittente que mes notes sur
ce journal. Elles y sont tracées d'un jour l'un.
 
-hier je travaillai assez intensément tout le jour.
 
-le soir j'allai causer chez Apolline. — soupai à
Corazza parce que je n'avais pas dîné et revins me
mettre au lit pour dormir-ce qui ne manque
jamais après le souper-de ce sommeil provoqué
par la congestion cérébrale et qui ressemble à une
attaque momentanée d'apoplexie.
 
Levé de bonne heure, et travaillé attentivement
jusqu'à cinq heures et demie, au coin du feu, n'ayant
pris qu'un bouillon sans pain. — dîné avec appétit.
 
-ai vu G quelques minutes... — L B ce
soir. — causé assez gaîment quoique le fond de
mon âme soit en ce moment plus noir que l'enfer.
 
-L M est venu et est resté jusqu'à cette heure.
 
-le temps est tout à fait d'hiver, froid et humide.
 
-voudrais qu'il fût plus laid encore pour m'éviter
de sortir demain comme je l'ai sottement promis à
L B. — ma santé est depuis quelque temps excellente
quoique je sois surchargé d'embarras de toute
nature et dont je ne vois '' plus ''
le bout. — c'est
égal, je ne ploierai pas sous cette bourrasque
d'adversité. — je clos le '' memorandum ''
pour faire
mon courrier de demain et lire.
 
'' 19. ''
 
hier, '' Nada ''
selon la coutume du moment qui me
fait sauter à pieds joints par-dessus un jour. — je
passai mon temps avec L B '' en affaires. ''
-le soir
allai au concert de l'allemand '' Strauss. ''
-pas
enchanté ! Un monde du diable et un tas d'hommes
de mauvais ton. — remarqué la mise de la danseuse
'' Dolorès Serral ''
qui se promenait là. — blonde
noire et velours noir avec une capote de satin rose.
 
-elle a les '' prunelles ''
les plus '' larges ''
et
les plus '' mates ''
que j'aie vues, recevant la
lumière et ne la donnant pas .
 
Aujourd'hui levé et habillé de bonne heure. —
à dix heures chez A De Ber où j'ai déjeuné. —
sa femme est laide, mais ne manque pas d'expression
et aime et respecte la raillerie, comme toute femme.
 
-c'est le sceptre des rois du monde et leur épée. —
voyez sourire une femme à une moquerie bien dite,
c'est une '' écharpe ''
qu'elle offre à genoux au
'' vainqueur, ''
à celui qui l'a dite, cette moquerie.
 
-Mme De B nous a quittés, et quoique je sois
fort indifférent pour cette femme, j'ai filé aussi,
tant une femme, je ne sais pourquoi, projette autour
d'elle le vague et inexplicable intérêt de sa
présence ! — si elle fut restée, je serais resté.
 
Allé passer deux heures et demie chez la '' bella marchesa, ''
-mise comme j'aime, satin et velours
noir, — spirituelle et presque tendre, ce qui vaut
mieux. — m'a deviné pour une certaine chose et
je le lui ai avoué quand elle me l'a dit. — rentré
chez moi dans une disposition souffrante de corps
et encore plus d'âme. — remué des papiers. — allé
chez G où j'ai dîné tristement, obsédé de
mille amertumes. — sorti et allé au café avec B
qui a fait tout son possible pour me sortir de mon
noir. — promené au boulevard. — rentré. Fait ma
correspondance et vais me coucher, ne me sentant
pas bien.
 
'' 7 décembre. ''
 
j'avais abandonné ce journal. Ma vie a été tellement
occupée et tracassée depuis que j'écrivis le
dernier '' memorandum ''
dans une situation d'esprit si
violente et si malheureuse ! — hélas ! Les choses ont
peu changé. Le besoin d'une position me poursuit.
 
Je cherche à la prendre et puis elle glisse au moment
où on croit la tenir. — c'est le diable .
 
Au milieu de mille ennuyeuses démarches et
intrigailleries, j'ai travaillé. — fini deux longs
articles, dont l'un (sur l'exécrable livre d'Alletz)
doit paraître incessamment, sans nom d'auteur bien
entendu. L'autre, que la coterie Thiers semblait
imposer à la '' revue des deux mondes, ''
a été refusé
par le directeur de cette revue. — de là, grande
colère de M P, l'ami de Thiers, et de L B qui
avait voulu travailler à ce long article que j'eusse
fait aussi bien tout seul. — le fait est que le refus,
qu'on ne devait pas même envisager comme possible,
a été vexant. Mais j'ai été le plus calme des
vexés, quoique je sentisse bien l'ennui de tout cela.
 
Du reste, la vie extérieure assez régulière, du
moins pour moi. — peu de visites, si ce n'est à la
'' marchesa ''
avec laquelle je suis allé au spectacle
une ou deux fois. — mais auprès d'elle je n'éprouve
plus l''' immatériel ''
plaisir de voir bien jouer.
 
-pour cela, il faut que je sois seul dans une loge.
 
Sinon, et surtout s'il y a une femme, je suis occupé
à cacher mes impressions, ce qui gâte tout mon
plaisir. — je suis allé aussi entendre Duprez à
l'opéra, que mon incompréhensible paresse m'avait
jusqu'alors empêché d'entendre. Il est laid, petit,
ignoble, mais quel instrument il a dans la poitrine .
 
-je l'aime
mieux que Nourrit et comme timbre et comme
méthode. Il m'a ébranlé, mais sans me jeter dans
des accès de larmes réprimées comme cette
Mme Bordogni que je n'ai entendue qu'une fois (au
conservatoire). — je n'ai jamais eu dans ma vie
de sensation comme celle-là, produite par quelque
chose qui ne soit pas la réalité.
 
Inspiré un caprice à une enfant de dix-sept ans,
blonde et mince, jolie et pourtant qui ne me plaît
pas ! — ce serait toute une longue histoire à
raconter, je ne veux point l'écrire. — chose
singulière ! Mme De F est venue chez moi me
demander, comme une grâce, de ne pas m'occuper de
Mme De Saint-V. — je ne sais pourquoi ; elle m'a
dit que je connaîtrai sa raison plus tard, mais la
chose ne m'en a pas moins paru étrange. — j'ai promis
d'autant plus que je n'ai aucun projet sur quelque
femme que ce soit, et (en aurais-je) aucun sur
Mme De Saint-V en particulier, laquelle a de beaux
yeux, il est vrai, mais n'est pas une femme qui me
fasse envie du tout. Je suppose qu'il y a là-dessous
quelque inimitié et commérage de femme. Toujours
est-il que je m'en soucie comme d'une chanson .
 
-jamais mon âme, si âme j'ai, n'a été dans une
indifférence si philosophique ! Je suis vieux, vieux,
vieux... le maudit refrain .
 
Levé à dix heures aujourd'hui et reçu une bonne
lettre de (...), toute ma vie, le reste n'est
qu'apparences et mensonges ! Elle me parle
d'Olympiade F qu'elle a revue et de qui les
circonstances l'ont rapprochée. — tant mieux .
 
-quels que soient les changements que le temps amène,
je ne puis me détacher du souvenir de cette femme et
je suis bien aise que (...) la revoie de temps en
temps. —
pourquoi ne puis-je la rencontrer seulement une
heure, fût ce dans un bal, quoique ce fût-là que
j'aimerais le moins à lui parler du passé ?
Il fait un vrai temps de décembre, bas, triste,
froid, avec une vapeur bleue qui n'est pas du
brouillard. — c'est bien l'hiver de Paris. — que les
plaines de Caen doivent être touchantes de ce temps
là ! On n'y voit presque plus, quoiqu'il ne soit que
midi. — je vais m'habiller et sortir. — je dîne ce
soir chez la '' marchesa ''
et malheureusement pas seul,
je suppose, d'après l''' officiel ''
de l'invitation.
 
'' au soir. ''
 
les habitués étaient chez la '' marchesa, ''
plus une
demoiselle de M qui s'appelle Thérèse et n'est
pas jolie comme Thérèse Guiccioli. — le dîner bon,
-ai beaucoup mangé sans rien leur dire, tout en
écoutant les récits incommensurables et parfois assez
amusants de B. J'ai eu froid jusqu'au café, et j'ai
cherché pour me réchauffer une bouteille de fiers et
chaleureux esprits, mais j'ai été désappointé, — il
n'y avait que liqueurs sucrées et fines, bonnes pour
des palais de femme. — en somme peu intéressé
et mal en train.
 
Avant dîner allé chez L B. Parlé d'affaires.
 
-réussirons-nous ? — demain cela pourrait se
décider. — de là chez Malitourne que j'ai vu trop
peu de temps (il allait sortir) pour en porter un
jugement. — je rentre et vais lire dans mon lit
jusqu'à l'arrivée du sommeil.
 
'' 12. ''
 
ces jours-ci passés moitié au travail, moitié en
soins ennuyeux et qui n'aboutissent pas. — ce
projet de journal se réalisera-t-il ? Pourrai-je
trouver position solide, c'est-à-dire '' some money ''
 
quelque part cet hiver ? — je ne me rebuterai pas
quoique j'aie été '' blessé ''
et dégoûté plus d'une
fois. Les hommes sont encore plus bêtes que je ne
croyais. — jusqu'à L B qui vaut mieux que les
autres et dont le courage hausse et baisse comme
l'amour du joueur pour Angélique avec, non pas les
coups de fortune, mais les chances : — pauvres nerfs .
 
-je dompte les miens à repousser les influences
contradictoires qu'il exercerait sur moi si je
n'écoutais que mon intérêt en péril comme le sien.
 
Dimanche, fait des visites toute la journée. — vu
entre autres la fiancée de Guérin, dont (de la jeune
fille) l'accent me pénètre très vivement. — doux et
étrange ! — la veille j'étais allé chez Mme De L
R et de là une heure au bal chez Mme M. — cent
cinquante personnes ! — rien vu de bien remarquable.
 
-L M voulait me faire admirer une assez
belle femme, fort bien mise, qu'il dit un précipice
de glace et de neige. — je l'ai regardée assez
longtemps sans que la tête me tournât, sans éprouver
le moindre vertige. — je ne ferai point le saut (ou
le sot) dans cet abîme de froid condensé. — pourquoi
les femmes font-elles tant abus de cette '' mâle ''
 
coiffure, le turban, avec lequel elles se rêvent un
air oriental fort ridicule ?
Dimanche, passé ma soirée chez (...). Cette jeune
fille '' aux cils dorés ''
s'inclinerait-elle de notre
côté ? Hein ! Hein ! Ma fatuité commence de le
croire. Dans tous les cas, je ne veux pas la voir
souvent, quoique je sois bien sûr que je ne puis
l'aimer. — il n'en est qu'une dont le seul
'' souvenir ''
est plus fort que les '' réalités ''
les
plus charmantes.
 
Aujourd'hui, levé à neuf heures, — rangé une
foule de papiers qui m'ont '' re ''
précipité dans le
passé. — brûlé les lettres de mon frère sur ses
bonheurs à Thorigny dans le temps de son amour pour
élisabeth De V. Il ne faut jamais relire ces
lettres-là... — lu le pitoyable ouvrage de Billiard
qu'il appelle un '' essai d'organisation démocratique, ''
et moi de désorganisation publique.
 
-vu L B et fait un vrai cours de journaux. — à cinq
heures allé chez la '' marchesa, ''
-nerveuse, agitée,
taquine, irrégulière, mais après tout aimable ! — dit
toujours que je ressemble à Jean Sbogar, ce qui ne
me plaît pas trop. — tous ces brigands sont de mauvais
ton, et un gentleman ne doit pas avoir un air de
sac et de corde. — mais la '' marchesa ''
raille
parfois ! — m'a prié à dîner, et ai refusé, de caprice,
le diable sait pourquoi ! Si ce n'est parce qu'il
aurait fallu la quitter de bonne heure à cause de mon
rendez-vous avec A R. — dîné gloutonnement au café
riche. — pensé à G qui aimait les salles vastes,
retirées, silencieuses de ce restaurant. — quand y
dînerons-nous '' insieme ? ''
-allé à Corazza et
remonté chez moi. — A R est venu comme il me
l'avait promis. — pris du thé et causé, — moi,
c'est-à-dire, car lui c'est une lenteur d'esprit
vraiment curieuse, — moi donc avec une impétuosité
foudroyante. — A R parti, repris le Billiard qui
m'a ennuyé, — puis de l'italien, — puis ai refondu le
commencement de cette nouvelle laissée là mais que je
veux finir. — écrit ceci et vais me coucher, mon feu
s'éteint et il est deux heures du matin.
 
'' 14. ''
 
deux jours sans noter, mais l'affaire marche et
tout ira bien si le journal en question peut être
fondé. — travaillé, mais sorti une partie du jour.
 
-l'action extérieure secoue mes pensées et dans
ce moment doit m'être bonne, car si je m'abandonnais
à ce qu'elles ont de sombre, d'inspiré par la
réalité, je tomberais peut-être dans le découragement,
malgré la force de mon espérance.
 
Aujourd'hui, levé à dix heures. — habillé et
sorti presque immédiatement pour les journaux que
je dois lire '' tous ''
et '' tous ''
les matins.
 
-c'est la pêche aux idées politiques. — déjeuné
avec des oeufs et du chocolat à Corazza, témoin
Gaudin que j'ai accompagné jusqu'au rond-point des
champs-élysées, moitié pour lui et moitié pour le
beau soleil. — un temps superbe, seulement froid, et
la promenade jolie avec foule de femmes en mante
de satin et en fourrures. — les femmes roulées dans
les peaux de bête m'ont toujours plu. — tant
'' d'apprivoisé ''
sous toison '' farouche ''
est un
contraste gracieux. — allé chez L B. — parlé
politique, journaux, droit public. — resté jusqu'au
soir et revenu chez moi pour ma toilette. — trouvé un
billet de la '' mia marchesa, ''
coquet et parfumé
comme elle. — m'invitait à dîner, mais comme elle
n'était pas seule et que j'avais résolu d'aller à
Valentino '' questa sera ''
et que j'avais soif de
musique, j'ai envoyé le plus touchant '' non ''
que
cruelle ait écrit ou dit d'un air tendre. — dîné
très sobrement et seul, — puis allé au concert où les
femmes n'étaient ni belles, ni bien mises. — aridité .
 
-ils ont donné deux symphonies d'Haydn pleines de
charme. — revenu par le boulevard sous une lune
perçante. — je rentre et vais lire dans mon lit une
heure ou deux. — je n'ai pas sommeil et il faut jeter
le sarment sur la flamme.
 
Mem... — penser à '' re ''
fourrer à l'allemand, —
non pour les livres, mais pour les relations de
journaux et par suite d'affaires.
 
'' 17, dimanche. ''
 
deux jours de routine vécus, sans plaisir et inutiles
à rappeler. — j'ai vu Mme F qui veut me conduire
chez Mme Ch, fort riche, fort élégante, fort belle,
et ce qui m'intéresse davantage encore, fort bien
disposée en ma faveur et très curieuse de me
connaître. — j'irai, mais je voudrais que ce fût après
le premier de l'an. — hier envoyé des chiffons en
cadeau à la maîtresse de G chez qui je soupai. C'était
sa fête. — aujourd'hui temps perdu pour la tête. — ai
pas ouvert un livre et pas écrit un mot. — misérable
vie ! J'en suis las ! Mais qu'être donc et que
faire ? J'ai mal au coeur de tout, horrible
disposition .
 
'' tout est néant dans la vie, excepté-d'avoir aimé ! ''
 
tout bien réfléchi, c'est encore là la sagesse.
 
Dormi jusqu'à onze heures, — j'étais rentré si
tard ou plutôt si matin ! — habillé, — coiffé, — avalé
un oeuf et un bouillon, — puis allé boire du
café et lire les journaux à Corrazza. — allé '' muy lindamente ''
et à pied, ce qui est très fort pour
moi, jusqu'au marais chez Mme M. Pas trouvée. —
revenu, toujours à pied. — allé chez la '' marchesa. ''
 
-causé avec vérité et chaleur. Dîné avec elle et
resté jusqu'à huit heures et demie. — elle soupait
chez le général d'Oud et j'avais ma toilette pour
le soir de chez Mme L R. — l'ai trouvée
(Mme L R) armée de doux reproches. — assez
de monde, — entre autres Mme Lh, mon ancien
caprice, que deux ou trois phrases vulgaires dans sa
bouche ont tué avec impossibilité qu'il renaisse.
 
-sa fille n'est pas jolie, — je me suis fourré à
côté d'elle au thé pour le constater, car elle m'avait
paru '' bien ''
au bal. — il faut aller au fond de ses
impressions si l'on veut les amoindrir et les
effacer. — M N au nom qui me charme était là. — elle
devrait toujours montrer ses épaules brunes,
ardentes, un peu hâves et qui promettent à travers
leur morbidezze des voluptés enflammées.
 
-'' ironisé ''
tout le temps. — je rentre et je me
jette au lit fatigué.
 
'' 20. ''
 
lundi 18, travaillai le jour et allai passer la
soirée chez la '' marchesa. ''
-n'était pas seule. —
rentrai tard et me mis au lit sans avoir le courage
de rien noter.
 
Hier, dîné chez la '' marchesa ''
et allé avec elle au
théâtre saint-Antoine. — une bonne soirée et qui
m'a fait du bien dans ma disposition d'âme et de
corps, car je ne me sens pas bien, même physiquement.
 
-énervé. — lu tout le jour du Saint-Simon que j'ai
repris. — ne suis pas sorti. — le temps humide et
sombre. — un damné temps pour le moral .
 
Vu G et M qui est venue m'apporter une
lettre de (...) — vais reprendre ma lecture ou quelque
autre occupation ; — je crains le '' farniente ''
dans
la solitude. Tout mal vient de ce qu'on est seul.
 
'' 22. ''
 
hier 21, allai voir la '' marchesa ''
le soir et restai
avec elle et avec B à dîner. — je rentrai de bonne
heure et me couchai '' " comme le plus indifférent enfant de la terre " . ''
aujourd'hui pas plus mal
qu'hier, même mieux, astreint au régime sur lequel
j'ai renchéri par la diète. — écrit un paquet de
lettres à (...) jusqu'à trois heures. — allé au bain,
que j'ai pris, comme tout bain doit être, chaud et
long. — affaibli, mais une sensation qui ne me
déplaît pas trop, celle de l'anéantissement. — revenu
et vais me mettre à lire. Il est près de sept heures
et je n'ai pas encore mangé.
 
Dîné et avec appétit. — G est venu et M aussi.
 
-causé. — mis au lit après le départ de G. — fini
le dix-huitième volume de Saint-Simon. Toujours
aussi content de cet ouvrage.
 
'' 23. ''
 
bien dormi, grâce à l'opium. — reçu ce matin
une lettre de Guérin dont, à mon grand regret,
voilà le retour retardé. J'aurais eu grand plaisir
et plus même que du plaisir à le revoir dans les
circonstances actuelles qui ne sont pas couleur de
rose. Il me parle de ce qu'il appelle son roman, que
je trouve doux et heureux et qui ne ressemble guère
au mien, lequel a été tout le contraire, avec cette
autre différence en plus que sur le sien il peut
fonder l'histoire d'une vie agréable, d'un avenir
dans ses goûts et de la culture de son talent, tandis
que moi je suis réservé à l'isolement et à une vie
fragmentée de toutes manières. — je devais aller voir
sa '' promise ''
demain, mais le temps est à la pluie
et je suis souffrant. — donc, non, si le temps
continue à être mauvais.
 
Allé au bain. — pris un bouillon et revenu chez
moi au coin de mon feu à le regarder flamber dans
une grande misère d'esprit et de coeur. — j'appelle
cela la '' sensation du néant. ''
-Dieu me damne ! Je
crois qu'elle me devient habituelle ! — je dîne chez
Gaudin.
 
'' au soir. ''
 
dîné férocement chez G avec des viandes saignantes
dignes de la cuisine des kalmoucks. — vu
boire à ces messieurs ces brûlants alcools que j'aime
et auxquels je n'ai pas touché. — resté peu de temps
à causer et chanter. — plus on est triste, plus le
chant s'empare de vous et vous emporte. — la gaîté de
l'homme est une ironie. — ne suis pas allé chez la
maîtresse de G ce soir parce que mes cheveux
n'étaient pas bouclés, spirituelle excuse ! Raison
digne d'être donnée à une catin ! — par conséquent
n'ai pas vu cette jolie petite vipère si blanche, si
blonde et d'un si suave sourire qui m'a distillé,
avec tant de charme, sa goutte de poison. — revenu.
 
-travaillé à ma nouvelle sans titre et relu le
commencement de '' Ryno, ''
que je refondrai. — il est
bonne heure ; mais comme il faut tenir à ses
résolutions sous peine de se mépriser, je vais me jeter
au lit et lire l'histoire de Lingard. '' buena noche. ''
-c'est demain dimanche. Il y a un an
j'étais à Caen auprès d'Aimée. Aujourd'hui '' seul ! ''
 
'' 26. ''
 
hier (noël) — allai au bain, — m'y trouvai mal,
-et restai sous l'influence de ce bain toute la
journée. — le temps était doux et bas. — j'allai
promener
avec la '' marchesa. ''
-j'aime à avoir cette femme au
bras ; elle est belle et imposante comme la belle
marraine de Chérubin. — passâmes chez Susse où
je vis la '' Madeleine ''
de Canova en bronze, que je
ne connaissais pas. — la beauté est grande, mais
c'est surtout la pose qui est géniale. — sublime ! En
vérité. — le soir dînai avec les F chez qui j'achevai
la soirée. — n'écrivis rien.
 
Aujourd'hui mieux, — beaucoup mieux, quoique
jusqu'à trois heures j'aie été victime d'un grand
abattement. — mais c'était le moral, le moral,
inguérissable maladie ! — L B est venu... cet
homme trouve toujours le secret de m'impatienter
intérieurement quand il me parle de moi-même. — je
voudrais croire à son amitié. — B est venu
aussi. — écrit une lettre amère et désespérée à (...).
 
-le fait est que ma position s'aggrave et que
l'inquiétude me travaille. — sorti. — chez le docteur
G. — de là au faubourg saint-Germain. — les
tuileries charmantes de mystère, de tomber du jour,
de feuillages dépouillés et de vent sonore. —
commandé un chapeau chez D. — reçu mon
article de la revue, — assez content de l'impression.
 
-dîné chez la '' marchesa, ''
d'où je sors et un peu
tard (il est minuit) pour un malade comme moi.
 
Mais qui peut résister à la causerie avec une belle
femme, dans la nuit, sur la même '' causeuse, ''
aux
rayons de la lampe et près d'un brasier qui s'éteint ?
-rentré, — écrit un billet et ceci.
 
'' 27. ''
 
levé vers onze heures, toujours mieux et pas si
abattu qu'hier. C'était une affaire de nerfs, je crois,
de tempérament, peut-être de foie, car il y a tout
autant de raisons '' intellectuelles ''
et '' sensibles ''
 
pour que je le sois autant qu'hier, et cependant je ne
le suis pas. — L B est venu dix minutes. — déjeuné,
par ordre du médecin. — la diète étant, à mon sens
fort ignorant et imprudent, le meilleur de tous les
régimes. — écrit une lettre '' promise ''
hier à la
'' marchesa, ''
-puis coiffé et habillé et sorti.
 
Un temps doux, doux, — avec un rayon de soleil
par-ci, par-là. — allé au cabinet littéraire lire les
journaux. — il paraît que les canadiens ont été
frottés d'importance, mais quoi qu'il en soit, la
partie est sérieuse pour les anglais et le discours de
lord Russell est très significatif. — il révèle
d'inextricables embarras. — revenu ici et écrit une
lettre à P pour qu'il m'envoie des livres, de la
pâture pour les dents du boa. — déchiqueter me convient
assez. Penser à revêtir tous mes articles d'une
éternelle ironie. C'est encore (et de beaucoup) la
meilleure forme que l'esprit puisse prendre dans ce
monde de gravité gourmée, mascarade ennuyeuse à
mourir de l'élégante société française. J'ai l'horreur
et même physique de la gravité du dix-neuvième
siècle, un pauvre siècle après tout ! à échanger
contre le premier venu.
 
'' au soir. ''
 
dîné chez Gaudin. — il fallait que le cher garçon
allât à quelque spectacle ce soir (mais pas seul, avec
sa beauté, je suppose), pour nous quitter aussi
drôlement qu'il nous a quittés. — descendu à Corazza
où j'ai pris du café, mais sans alcool. — attendu
L B avec qui je devais aller à l'opéra, mais il
n'est pas venu, et je suis descendu à Valentino
écouter du Beethoven que je préfère à tous les
opéras possibles. Assez de monde, — entre autres
la maîtresse du duc De G avec qui j'étais en loge
l'autre jour aux variétés et la jeune fille qui
l'accompagne '' siempre, ''
-pas jolie, pas
remarquablement tournée, mais une courbe gracieuse
d'épaule bien tombante : — du reste l'air de ce qu'elle
est : — élève de l'école militaire des catins. — je
rentre les nerfs bien et la tête saine. J'ai envie de
lire dans mon lit l'ouvrage de Michel Chevalier sur
l'Amérique. Voyons ! ...
 
 
==1838==
 
'' 8 janvier. ''
 
oh ! Oh ! Oh ! Encore une fière pause. Quel
soubresaut il fait, ce '' char de la vie, ''
comme dit
Pindare. — les jours en blanc sur ce '' memorandum, ''
 
pourquoi ne le sont-ils pas de même dans ma mémoire ?
Du moins ce serait cela de gagné ! J'admire dans quel
petit cercle se traîne la vie ! Comme ce sont les
mêmes soins, le même détail de jours, les mêmes
douleurs, le même ennui ! L'esprit lui-même, qui
devrait modifier de sa variété la monotonie des
événements qui se jouent autour de nous et qui nous
frappent, l'esprit lui-même, n'a qu'un petit nombre
d'attitudes bien vite épuisées. — j'ai essayé de
beaucoup de choses (car enfin l'homme doit connaître,
ne fût-ce que pour connaître) et rien encore ne m'a
satisfait et retenu. J'essaierai quand je le pourrai
de la vie des voyages, mais j'ai comme le
pressentiment du néant de cette vie. Je ne vois
encore que la vanité qui dure en
nous et dont les jouissances ne tarissent pas. Cela
révoltait avant-hier chez la '' marchesa, ''
où je le
disais, parce que, par vanité encore, les hommes sont
trop couards pour se juger.
 
Rien de nouveau en politique : si ce n'est que
l'opinion à la chambre des pairs s'est prononcée
pour l'Espagne. — Thébaut est revenu, m'a dit
G, mais n'ai rien vu de sa glorieuse personne,
glorieuse et triomphante, car il est revenu '' with money. ''
-il est heureux, — moi non, mais à sec. —
c'est comme ce '' poverino ''
de Guérin qui voudrait
bien revenir de là-bas où il ne s'amuse guère. — ici
s'amuserait-il davantage ? C'est douteux, mais il
aurait son ange et nous bâillerions ensemble, ce qui,
du reste, est assez doux en fait de bâilleries.
 
Pas mieux ni pis, — c'est déjà fort honnête, car
depuis quelques jours, j'ai fait assez de folies pour
être plus mal. — levé vers onze heures. — le lit
est ma maîtresse favorite. — écrit à Aimée L F
pour réparer de vieux torts de négligence. — écrit
ceci, — vais prendre quelques notes tout en me
faisant coiffer, et sortir. — il fait beau, mais
froid, — il gèle.
 
'' au soir. ''
 
allé chez le docteur G. De là chez G et
remonté le boulevard ensemble jusqu'à la hauteur
de la rue de (...) qui, par parenthèse, n'était pas
chez elle. — revenu chez la '' marchesa ''
qui m'a
retenu à dîner avec son mari et les habitués. — resté
à causer jusqu'à onze heures. — descendu lire les
journaux à Corazza. — rien de neuf. — rentré
glacé par un temps froid atroce. — ai trouvé une
lettre de (...) et de '' suite ''
en ai éprouvé
l'influence qui est magique, en vérité. — elle m'envoie
les plus charmantes pantoufles qui se puissent
imaginer, — arabesques de velours vert, rouge, bleu,
blanc et or, sur un fond noir ! — un pacha n'en a pas
de plus belles ! — couché, enveloppé dans les pensées
de la lettre de (...) dont je n'ai pas voulu troubler
l'harmonieuse influence par le travail.
 
'' vendredi, 12. ''
 
j'ai passé les trois jours en blanc au travail,
sortant le soir chez la maîtresse de G excepté hier.
 
-nous dinâmes avec Thébaut chez Véfour, — je
ne bus point, mais j'eus le plaisir de voir ces
messieurs, Gaud, Théb et Rouyer se lancer
dans de sublimes déraisonnements à l'aide de
bouteilles. — j'étais assez d'humeur d'aller à quelque
bal masqué finir la nuitée, mais un mal d'estomac
de G fit barre à ce projet. — je rentrai donc et
lus une partie de la nuit dans mon lit.
 
Aujourd'hui levé à midi. — lu toujours cet
ouvrage sur l'Amérique, excellente relation, mais
qui n'est pas plus qu'une relation, — bonne quand
les idées de l'auteur n'apparaissent pas. — pris des
notes et vais m'habiller pour sortir. — le temps est
au soleil et moins froid que les jours précédents.
 
'' 16 février. ''
 
les oublierai-je ces jours qui ne sont pas là ? —
souffert, souffert, souffert ! Le grand mot, le mot
de toutes les pages ! L'éternelle chose ! — quelle
variété dans les mouvements du coeur ! — il y a des
coeurs comme des esprits, inétendus, étroits,
exclusifs ; n'ayant qu'un sentiment comme une idée. Il
y en a d'autres qui en ont plusieurs qui se croisent
et qui se dévorent. Quels les plus à plaindre ? Quels
les plus à admirer ?
Singulière situation d'âme dans un corps malade
que celle de tous ces jours ! Je ne suis pourtant pas
resté à me faire manger tout vif par la douleur, je
me suis lancé aux surfaces. — ai vu et pris du bal
masqué plus qu'il ne m'en faut pour tout ce qui
nous reste du carnaval. — soupé en '' bonne compagnie ''
de débauche à plusieurs reprises et n'ai
pas (je le dis, à ma confusion) senti la moindre
verve en moi. — toujours ce froid de vieillesse qui
m'atteint sitôt ! — cependant, il me reste des côtés
jeunes aussi, car cette force d'attachement qui ne
demande qu'à se prendre en dehors des sens et de
l'intelligence à ce pourquoi les sens (du moins dans
leur partie la plus grossière) n'ont pas beaucoup
palpité et à ce que l'esprit, ce rude despote, a classé
'' inférieur, ''
cette force qu'il faut réprimer pour ne
pas en être l'esclave, est de la jeunesse, survivant
au dégoût, au '' blasé, ''
à l'indifférence, à tout ce
dont mon âme est pleine .
 
Moi qui ne rimaille plus ou presque plus, j'ai fait
une chanson ces jours-ci : mais non pour '' Marie Duff ma première flamme, ''
comme disait Byron.
 
'' si j'avais sous ma mantille cet oeil gris de lin, cette gracieuse cheville dans mon svelte brodequin, si j'avais ta morbidezze, tes cheveux dorés retombant en double tresse jusque sur mes reins cambrés ! si j'avais, ô ma pensée ! dans mon corset blanc, ta blonde épaule irisée d'un duvet étincelant, et cette enivrante chose, et ton plus beau don, sur laquelle l'amour pose ses lèvres... et pas de nom ! enfin si je semblais faite pour donner la loi, si j'étais, ô ma Paulette, aussi charmante que toi, je voudrais être une reine fière comme un paon, dont on aurait grande peine à baiser le bout du gant ! je ne serais pas de celles, froides à moitié, qui d'abord font les cruelles, et puis après ont pitié. je serais une tigresse rebelle aux amours, cachant la griffe traîtresse dans ma patte de velours. je ferais souffrir aux âmes mille bons tourments, et je vengerais les femmes de tous leurs fripons d'amants ! et sans l'éventail qui cache deux beaux yeux menteurs, je rirais sur leur moustache de leur flamme et de leurs pleurs, et je passerais ma vie à les désoler et je serais si jolie qu'il leur faudrait bien m'aimer ! et puis, si d'aimer l'envie un jour me prenait, je n'aurais de fantaisie que pour celui qui dirait : " si comme toi j'étais faite " pour donner la loi, " je serais une coquette " plus coquette encor que toi ! " aime-moi donc, ma Paulette, ô mon blond trésor ! aimer un fat ? Toi, coquette ! c'est comme t'aimer encor ! ''
 
hier j'ai rompu '' haut ''
et '' net ''
avec des
habitudes qui commençaient à m'entortiller dans leur
réseau '' charmé. ''
je suis allé passer le soir chez
Mme L R, mon '' amie ''
à présent, mais qui n'a pas
encore déposé
mille inquiets scrupules aux pieds de l'amitié qui
nous unit. Le fera-t-elle plus tard ? — soupé à
Corazza parce que je n'avais pas dîné et me suis
saturé de lecture jusqu'au jour, ce matin.
 
Cependant levé de bonne heure pour moi, qui
passe en ce moment une partie de mes jours
'' in bed. ''
-habillé. — sorti. — allé chez B,
de là chez Guérin qui est revenu et qui demeure chez
sa fiancée, nid charmant où le voilà tapi, sans
compter et en attendant l'autre. — resté à causer
jusqu'à quatre heures avec ces dames. — la jeune fille
est plus châtain foncé que je ne pensais. — remonté
avec Guérin jusqu'au palais-royal où j'ai pris des
livres. — entré six minutes chez B pour lui parler de
Gaudin qui revient lundi de Normandie. — devais
dîner en cérémonie chez la '' marchesa, ''
mais en
m'habillant, une espèce de pâmoison et des
vomissements de bile (je n'avais rien mangé de la
journée) m'ont pris tout à coup et j'ai envoyé un
billet d'excuses et suis resté.
 
Ne suis pas plus mal grâce à de l'eau très sucrée,
très chaude et que j'avale par torrents. — écrit ceci
et une lettre à Mme A. — vais me mettre au lit
lire jusqu'à extinction de la faculté attentive,
laquelle fait souvent plier en retraite le sommeil.
 
'' mars. ''
 
depuis le dernier '' memorandum, ''
que s'est-il passé ?
-toujours la même chose pour le fond avec
seulement un peu de variété pour la forme. — la vie
matérielle a crié de toutes parts ; je ne connaissais
encore que les réclamations de la vie morale. — où
donc est le pire des deux ? — sans P chez qui
j'allais tous les soirs me décharger de mon fardeau,
je serais retourné à l'opium. Elle m'a fait du bien
et je sentais (disposition éternelle) que j'allais
m'attacher trop sérieusement peut-être. — maintenant
c'est fini ; le cruel moment est passé. L'ennui et le
vide ont redoublé en dedans de moi et autour de
moi, mais le coup qui m'a frappé ne m'a point
abattu. Il était temps. — qui sait même si celle des
deux qui s'est éloignée la première ne reviendra pas.
 
J'ai été malade et ai passé une nuit au corps de
garde pour avoir-singulière aventure ! — écrit
des lettres toute une nuit sur le divan de deux catins
dont j'ai respecté le sommeil comme si c'eût été
celui de l'innocence. — on ne le croirait jamais si
je le racontais et pourtant cela est la pure vérité.
 
-j'ai traité les agents de police comme des valets
de carreau et avais fort envie de les rosser pour
leur apprendre la politesse. — n'ai eu qu'à me louer
de l'officier commandant le poste et même du poste
tout entier.
 
Aujourd'hui la tête un peu plus libre que les jours
précédents, j'ai pu reprendre le travail et sortir de
l'infernal décousu dans lequel je végétais. — éveillé
de bonne heure malgré la nuit, car j'avais pris le
thé hier soir chez la fiancée de Guérin et j'avais,
en homme qui n'a pas dîné, avalé une pyramide de
gâteaux. — pas malade pourtant malgré cet excès.
 
-reçu une lettre de Léon. — écrit à Ernest. —
puis mis à lire et à finir les '' mémoires ''
du
maréchal De Richelieu jusqu'à trois heures. —
Guérin est venu. Causé. — habillé. — allés ensemble
jusqu'au faubourg saint-Germain chez H. Dîné
chez C.
 
Lu les journaux à Corazza. — rien de neuf. — Gaudin
est venu et m'a quitté, si bien que ne sachant où
aller, et luttant ou plutôt ne luttant plus pour
retourner chez P, j'ai tué le temps au boulevard
sous un clair de lune élyséen et par un temps d'une
fraîcheur un peu froide. — acheté des violettes, —
commencent à sentir bon. — rentré triste, comme je
rentre toujours, — mais davantage, car quelque
chose, ces jours-ci, s'est détaché de mon âme, —
'' va dans un couvent, fais-toi moine ! ''
heureux ceux
qui le peuvent comme Léon. — écrit ceci et vais
lire ou écrire, car, je le sens, '' Richard est redevenu lui-même. ''
-ainsi, allons .
 
'' 16 mars. ''
 
éveillé à neuf heures et lu dans mon lit jusqu'à
midi les '' mémoires ''
de Mme De Motteville,
ouvrage écrit avec un grand charme. — levé, habillé.
 
-lu jusqu'à quatre heures l''' histoire de la papauté ''
par Ranke, — un allemand ! Un protestant .
 
Deux bonnes raisons pour qu'il me soit antipathique.
 
-Pie V, Sixte V, deux grands hommes ! Le premier
plus encore que le second. — moins dur, moins
impitoyable que Sixte, dont le caractère est
naturellement violent ; — aussi dur, aussi
impitoyable, non par caractère, mais par résolution,
quand il s'agit de l'orthodoxie en péril. — donc plus
impersonnel, donc supérieur .
 
à quatre heures, allé chez le médecin qui m'a
fourré au régime. — toujours souffrant. Quand
cela finira-t-il ? — de là chez mon invisible tante.
 
-de là chez G. — de là dîner. — après dîner,
mille irrésolutions m'ont agité et me suis décidé
pour
Guérin. — ai passé la soirée avec son excellente et
future famille. — assez gai d'expression comme
lorsque l'intérieur est bien noir. — je m'aperçois
encore de cette espèce de rupture, quoique
l'impression en soit vaincue. — rentré vers minuit.
 
-fait diverses choses et couché.
 
'' 17. ''
 
éveillé à dix heures, lu dans mon lit Mme De
Motteville jusqu'à deux heures. — levé, — fait du
feu. — un temps à la pluie, un horrible temps de
mars. — écrit une demi-douzaine de lettres, une
entre autres à '' Tebaldo, ''
toute mélancolique à
cause de l'absence. Il nous a quittés pour ne plus
remêler sa vie à la nôtre. — c'est triste comme toute
fin. — dans dix ans, auparavant peut-être, il aura
femme et enfants au fond de sa province, et nous, que
serons-nous devenus ? — les lettres écrites, fini le
deuxième volume de l'histoire de Ranke-l'esprit
sans nerf, et le corps sans énergie. — ai refusé
d'aller à ce bal demain chez Mme M. Qu'y ferais-je
dans la situation actuelle de mon âme ? Une fête ne
me sortirait pas de l'épaisse tristesse qui se
redouble chaque jour en moi.
 
D'ailleurs je dîne demain (dimanche) avec l'aimable
et pur Aristide. Un tête-à-tête long, causeur,
les coudes sur la table, et probablement nous irons
dépenser notre soirée à quelque spectacle. — j'ai
renoncé à toute boisson fermentée et nous ne nous
enivrerons que de nous-mêmes et du passé ; car le
passé tient aussi sa place dans le coeur si
noblement misanthrope d'Aristide B. — je l'aime et
lui voudrais un bonheur que probablement ses facultés
délicates n'auront jamais. — dîné avec appétit et
sans mal d'estomac après. — G et B sont venus.
 
-causé de part et d'autre sans entrain. — eux
partis, parcouru la '' revue des deux mondes. ''
-il
y a une vieille et méchante rabâcherie de Planche
sur Hugo. — on n'a pas raison de plus cuistre
manière et voilà justement ce qui me fâche ! Du reste,
rien autre chose. — écrit ceci en remuant je ne sais
quelles sources amères et dormantes : — je ne veux
pas parler mes pensées. — non ! Qu'elles me brisent
plutôt ! — vais me jeter au lit et puisque le
sommeil n'est pas à mes ordres, y continuer à lire
et à travailler. Mais, hélas ! Aurai-je l'attention
nécessaire ? — toujours elle se détourne et revient
aux pentes de ces derniers événements. — je sais bien
que je suis maître de moi et que je n'agirai pas, mais
le regret vit au fond du coeur déchiré et telle est
notre impuissance à nous juger, que nous découvrons
mille racines qui cherchent à se rejoindre comme des
tronçons saignants, dans des liens brisés.
 
'' 18. ''
 
éveillé de bonne heure. — levé aussitôt pour
perdre la sensation du réveil que la pensée de (...)
(toujours cette '' moza ! ''
) rendrait encore plus
amère quoique étouffée sous les griffes de la
volonté. — un coup de peigne. — allé au bain. — le
temps meilleur qu'hier et le soleil derrière de
grosses nuées qu'il fendait. — le bain chaud, long et
suivi d'un déjeuner assez copieux arrosé de vin de
Bordeaux. — préoccupé de cette lettre de Guérin.
 
-pas heureux avec tous les éléments de bonheur .
 
Misère secrète ! Car il dit vrai ; il n'a pas
d'affectation avec
moi. — c'est à renier Dieu après cela. — rencontré
L B qui m'a chanté son éternel refrain de
capricieux et de caprice. — pourquoi pas ? Une
liaison durable et de tous les jours avec lui me met
sur les dents. — il est le seul des hommes que j'aie
intimement connus avec lequel il en ait été ainsi ;
il me fatigue, et voilà justement ce que je ne puis
pas lui dire pour m'excuser de ce qu'il prend pour
inconstance d'humeur. Moi inconstant ! Que ne le
suis-je ! Et oublieux, surtout dans ce moment où je
trace ces mots ! — rentré et lu, au coin du feu,
cette Motteville si gracieuse et si chaste. — me
plaît ! — A R est venu, — m'a ennuyé, — a fait pis
encore, m'a lu des '' vers ''
et à '' l'envers. ''
 
-est resté un siècle ; il n'y a rien à gagner dans la
conversation filandreuse de cet homme-là. — P est
venu aussi pendant que je m'habillais. — sorti à six
heures, le temps sec, froid et le ciel bleu. — dîné
avec Aristide longtemps, chaudement, remuant mille
idées. — bonne chose que de dîner ainsi. — allé chez
Musard où était Gaudin et un monde fou
d''' endimanchés. ''
-acheté un bouquet de violettes
chez A, un gros bouquet de violettes que voilà
exhalant ses parfums '' mourants ''
dans cette coupe
funèbre, faite d'une '' tête de morte ! ''
ainsi la
vie y tarit une seconde fois. —
il n'est pas tard, — le quart avant minuit, — mais
je me couche et lirai plutôt dans mon lit. Je suis
las et d'une altération brûlante. Aurais-je un peu
de fièvre par hasard ?
'' 19. ''
 
une journée vide ! — lu jusqu'à midi les
'' mémoires ''
de la Motteville. — cette fronde
m'ennuie et ce
parlement me fait mal au coeur ! — écrit à Mlle De
G et à mon débiteur Paquis, dans laquelle lettre
j'ai fait une bévue dont je ne me suis aperçu qu'après
et lorsque la lettre a été partie. C'est agréable ! —
lu jusqu'à cinq heures sans désemparer. — un temps
à la pluie et à la tristesse. — souffert. — dîné chez
G. — allé au café. — de là chez la '' marchesa ''
qui
n'y était pas. Je ne sais pas ce que j'aurais donné ce
soir pour ne pas être moi-même. — rentré et lu
tout un in-8 degrés ('' la chasse aux fantômes, ''
joli titre),
de Frémy. Mais le livre est mauvais quoique écrit
avec assez de légèreté, ce qui est un mérite dans ce
damné temps d'affections pédantesques. — couché.
 
'' 20. ''
 
une nuit cruelle d'agitations et d'insomnies. — éveillé
fatigué, brisé et l'esprit noir. — ces nuits
me vieillissent de dix ans pendant les deux premières
heures du réveil. — écrit un paquet de lettres dans
mon lit. — il est une heure et j'attends le coiffeur.
 
-j'ai un rendez-vous avec A R que je vois par
utilitarisme, car sa conversation n'a pas le moindre
intérêt pour moi. — pas sot pourtant, et excellent
garçon, mais ne m'attirant pas comme je le voudrais.
 
Ai refusé un bal costumé pour jeudi chez Mme T.
 
Décidément je me range. — mais peut-être irai-je
dans cette fournée brûlante de catins qui chauffe sous
la musique de Musard. Si je croyais y rencontrer
(...), cette énigme vivante, j'irais peut-être, et
cependant il vaut mieux rester, car tout n'est-il pas
fini entre nous ? Et pourquoi rappeler le passé à qui
l'oublie ? Pourquoi ? ... mais non ! — non ! ... je
n'irai pas ! ... — la porte s'ouvre : c'est le
coiffeur.
 
'' au soir, minuit. ''
 
je rentre. — je ne souffre pas physiquement, du
moins ce soir, et j'espère que ma santé va aller
mieux. — l'âme moins oppressée aussi. — à trois
heures, sorti et allé chez la '' marchesa. ''
-les
habitués y sont venus et nous ont laissés seuls.
 
-elle m'a conté sa vie de mouvement et de
distractions, mais, hélas, elle fatigue son coeur et
son esprit sans intéresser ni l'un ni l'autre. —
j'avais raison ! La satiété et une imagination
exigeante l'ont enveloppée dans un manteau de neige
pour la froideur et la pureté.
 
Elle dînait en ville et suis resté à causer
d''' abandon intime ''
avec elle jusqu'à l'heure où je
l'ai mise en voiture. — ses jugements sur les autres
deviennent aussi plus virils et plus fiers. — bref,
elle s'élève dans l'échelle des êtres moraux. — dîné
seul et avec une friandise, fille de l'ennui, père de
toutes choses, mais supprimé le vin et le café. —
pensé à Guérin dans ces vastes salons de riche qu'il
affectionnait. — sous l'impression de l'ennui et du
mauvais temps, me suis réfugié au concert écouter
encore une fois cette '' pastorale ''
de Beethoven qui
est, dit-on, l'histoire d'une vie heureuse. — rien vu
qui mérite d'être rappelé. — revenu et rencontré cette
bonne enfant de Coecilia Metella qui veut à toute
force souper avec Guérin, Gaudin et moi. — nous
verrons quand ce pauvre Gaudin sera guéri et ferme
sur ses jambes de Silène dont il serait si amusant
de compromettre l'aplomb encore.
 
à noter une faiblesse, ne fût-ce que pour la
combattre. — je ne puis plus voir une capote de soie
blanche avec un noeud flottant d'une certaine façon
sans la pensée de (...) et je ne sais quelle
palpitation.
 
Je suis sûr que je deviens pâle. Je l'ai éprouvé une
ou deux fois ce soir, croyant que c'était...
 
ignorance de nous-même ! Qui m'eût prédit cela dès le
premier jour et même longtemps après, je l'eusse
consciencieusement et fortement traité d'impossible.
 
Jeté au lit, — écrit ceci et vais griffonner une
lettre à Guérin.
 
'' 22 au soir. ''
 
hier ne notai rien. J'étais sorti toute la journée et
je rentrai très fatigué. — le matin j'étais allé chez
ma tante faire de la politique inutile si ce n'est à
briser les résistances de l'esprit et ses dégoûts.
 
-le soir chez la fiancée de Guérin, c'est-à-dire
jusqu'au dîner. Toujours de plus en plus content
de cette famille.
 
à onze heures et demie il m'arriva une singulière
aventure au boulevard. Je m'en revenais, embossé
dans mon manteau. Une femme bien mise (en noir)
passa sans me regarder, et après m'avoir devancé
revint brusquement sur ses pas et se penchant pour
n'être pas vue, mais entendue, me jeta dans la nuit
le nom de P en me reprochant de ne plus la voir.
 
Puis elle se sauva. Cette femme était petite, mais
n'avait pas la taille d''' épi mur ''
de celle dont
elle parlait. — ne la reconnus pas, n'ayant vu aucune
femme chez P. Une dévorante envie de la suivre et de
lui demander raison de son espèce de reproche me fit
faire quelques pas. — je m'arrêtai pour dompter
le mouvement intérieur qui m'emportait. — je ne
veux pas avoir l'air de tenir à ce qui n'est plus.
 
-et si mes regrets saignent, que ce soit en silence.
 
Aujourd'hui lu et écrit dans mon lit jusqu'à une
heure. — levé et habillé. — allé acheter un camélia
pour Mlle M De L F que je lui ai envoyé avec le
plus séduisant billet. — du reste, avec cette femme
brave, cordiale, gaie et d'une vie éprouvée, je pense
tout ce que je dis. — descendu chez la Graciosa,
-parcouru les journaux et demandé des livres qui
pour la pauvre Graciosa semblent n'exister que dans
les bibliothèques de la lune dont il me serait tombé
un catalogue par hasard. Allé chez Gaudin, et
badaudé ensemble à regarder les masques au boulevard
(car c'est aujourd'hui la mi-carême). — le
temps beau mais froid et pénétrant jusqu'à travers
le manteau. — dîné chez Gaudin et mangé copieusement
ce que Louis Xviii appelait si royalement de
'' la gigue. ''
-descendu à Corazza où j'ai pris plus
de lait que de café, maintenant toujours les rigueurs
du régime. — allé jusqu'au passage saulnier, G
et moi, chemin que j'ai fait tant de fois. — raillé,
G et moi, de nos souvenirs ; j'ai plus raillé que
lui, mais... mais... toujours mais ! — on crache à la
face de sa douleur comme si cela la diminuait, et puis
pourquoi révéler ses pensées quand on se conçoit à
peine soi-même ? — n'est-il pas des '' deuils ''
que
l'on ne doit jamais porter ?
G m'a quitté, — moi suis rentré et ai trouvé
une reconnaissante lettre de Mlle M. Fait diverses
choses, et écrit ceci dans mon lit. — je vais lire
maintenant. Ils dansent comme des fous, eh bien,
quoique je me sente l'esprit misérable, je ne leur
envie pas leurs satanés plaisirs, si ce n'est
pourtant
une '' griserie. ''
boire quelque généreux liquide
soulèverait le manteau de plomb qui pèse sur mes os,
mais au lieu de punch je n'ai que de l'eau tiède
devant moi. — '' caramba ! ''
 
'' 23. ''
 
éveillé, les angoisses morales redoublant depuis
quelques jours au réveil. — lu et écrit dans mon
lit jusqu'à midi. — levé. — habillé. — allé au
journal de l'instruction publique, puis au bain que
j'ai pris moins chaud qu'à l'ordinaire et dont je
me suis trouvé moins bien. — avalé deux oeufs
frais et deux verres de Bordeaux. — passé chez H.
 
-sa femme est debout à ma grande joie. — après
ce qui s'est passé, il m'est impossible de ne pas
m'intéresser à cette créature-là, perméable seulement
à l'amour. — de là rue de l'université pour des
livres. — de là remonté à l'instruction publique
où je n'ai pas plus trouvé R que la première fois.
 
-c'est le titre de la comédie qu'on appelle la
'' suite d'un bal masqué ''
et que les rédacteurs de
journaux jouent aussi bien que Mlle Mars. — le fait
est qu'il était trois heures et que probablement R
était dans son lit, fatigué de sa mi-carême.
 
Rentré chez moi lassé et froid. — le temps est
au soleil de mars et aux rafales de vent mêlées de
neige. — fait allumer un brasier à brûler tous les
hérétiques de la chrétienté, mais, hélas ! On ne les
brûle plus, et j'en suis pour mes excellentes
intentions, pour mon bois et pour mon charbon. —
j'espérais travailler, mais le diable, qui sans doute
ne le voulait pas, m'a envoyé L M jusqu'au dîner.
 
-dîné seul vite et bien (lire beaucoup). — Gaudin
est venu flâner tout le soir au coin de mon feu, mais
l'eau-de-vie, comme autrefois, n'a pas flambé. —
quand pourrai-je revenir à cette '' vie ? ''
couché de
très bonne heure, mais lu dans mon lit et d'un trait
les deux premiers volumes de '' Glenarvon. ''
 
'' 24. ''
 
la nuit meilleure que les précédentes. J'ai rêvé et
non plus d'horreurs, mais la '' mia bella marchesa, ''
 
belle et vêtue de blanc avec ses grandes et superbes
épaules nues, et le reste du rêve n'a pas toujours
été un rêve... mais à présent un souvenir plus récent,
une forme plus jeune, une inexplicable '' chose ''
s'est
interposée entre '' nous. ''
strange ! Strange .
 
Strange .
 
Lu dans mon lit le dernier volume de '' Glenarvon. ''
 
-intéressant (pour moi du moins) à cause de '' celui ''
 
qu'une femme '' outrée ''
a voulu peindre. — pas de
talent, beaucoup de verbiage, une intrigue vulgaire,
mais çà et là quelques retentissements d'une passion
blessée, quelques traits vrais et beaux. — c'est
indécis quoique chargé, mais enfin ce n'est ni Juan,
ni Lovelace, ni même Valmont ; c'est à part de ces
ressemblances fatales qui se mirent dans toutes les
créations des esprits médiocres. Seulement, si c'est
Byron, pourquoi ne lui avoir pas donné, à côté de
sa pitié, cette suprême ironie qui le distinguait
parmi les hommes encore plus que son talent de
poëte ? Quant à la portée mélodramatique du livre,
je n'en parle même pas.
 
Reçu une lettre de (...) qui s'afflige de ne pouvoir
venir. — la vie pour un jour, un seul jour avec
cette femme est-elle donc à jamais impossible ? — je
suis plus calme qu'elle, mais je sens que le lien
qui nous unit est aussi inutile pour notre bonheur
qu'éternel.
 
Levé, et souffrant. — fait du feu. — le soleil
brille cependant, mais c'est mars que cette lueur
jaune et pâle. — écrit à Guérin, — puis à P une
dernière lettre et '' it is for ever, for ever farenwell ! Farenwell ! ''
 
griffonné ceci sous l'impression de cette lettre
que je viens d'écrire. — il faut que je sorte à mon
grand ennui. — j'aimerais mieux rester là que d'être
obligé de rentrer ce soir. — rentrer dans la solitude
me rend plus triste que de ne pas la quitter.
 
'' le soir. ''
 
je suis sorti par un temps affreux et n'ai pu aller
par cette raison chez Mme De F où je m'étais
promis. — écrit un billet d'excuses. — rentré
immédiatement après le dîner. J'ai lu deux volumes
de poésie de Th Gautier. — à travers mille
affectations, il y a parfois du talent, de la chaleur
et surtout de la couleur, mais toujours ce maudit
système descriptif qui gâte tout, et une imitation
de Hugo, leur maître à '' tié tous ''
et qu'ils
n'atteindront pas. — essayé de travailler, mais
l'esprit stérile. — griffonné cependant ! Mille
réalités, pires que des rêves, ont passé dans mon
esprit, et que de temps passé dans ces préoccupations
douloureuses ! Il est bientôt une heure. — il ne pleut
plus, mais la nuit est sombre.
 
-bu un verre d'eau et vais me jeter au lit.
 
'' dimanche soir, 25. ''
 
une nuit sans rêves. — éveillé et reçu trois lettres,
l'une de mon frère, l'autre de Guérin qui se relève
et dont l'imagination se '' rassereine, ''
la troisième
de Thébaut, cynique et très spirituelle. — resté au
lit en proie à mille pensées, dans l'effort et dans
l'impossibilité du travail. — répondu à Léon en
me levant, — déjeuné par extraordinaire et travaillé
jusqu'à quatre heures sans être troublé par aucun
visiteur. — fait coiffer, — habillé, — sorti. — allé
chez Gaudin qui m'avait prié à dîner. — allés
ensemble chez Véfour, — dîné bien et gaîment, lui
surtout, car moi je ne bois plus et j'ai depuis
quelque temps des pensées qui me tournent sur le
coeur.
 
Allé à Corazza. — Gand légèrement animé,
étincelant ! — monté au boulevard. — vu personne.
 
Rentré de bonne heure. — le temps remonté,
beau, mais toujours froid. — ai trouvé une lettre
de P qui est venue pour me la remettre elle-même.
 
-elle m'y parle comme si elle m'aimait ; elle
m'envie mon bonheur de l'oublier. Il y a de la
lassitude dans cette lettre. — se repent-elle de la
résolution qu'elle a prise ? — " voyons-nous comme
amis " dit-elle. — non ! Non ! Je vais lui répondre
qu'une pareille proposition est un mensonge ou une
ironie. — je clos ici ce '' memorandum. ''
 
'' 27. ''
 
hier n'ai rien noté. — je sortis de bonne heure
et passai tout le jour hors de chez moi. — rentrai
deux minutes après dîner et trouvai un billet à la
tournure-officier de la marchesa qui m'invite à une
'' griserie ''
pour jeudi. — j'irai, mais je ne me
griserai pas. — il faut que je sois sage maintenant,
et damnation sur cette sagesse ! — allai au
spectacle d'ennui et de '' far niente. ''
-seul dans
une loge, comme je
veux être toujours pour jouir du spectacle. — vis
Bocage dans l''' interdiction, ''
froide pièce.
 
Bocage est la preuve qu'une volonté tenace ne crée
pas le talent. — n'ai remarqué personne que deux
femmes à chapeau blanc (catins, je pense, mais jolies),
qui se sont penchées sur le devant de leur loge pour
voir jusqu'au fond de la mienne, comme si elles
m'avaient connu autrefois, mais le diable m'emporte
si je m'en souviens ! — rentré et trouvé une lettre de
P qui me demande une dernière entrevue. — ai
répondu que j'aimais mieux ne pas la donner, mais
que si elle l'exigeait je '' me sacrifierais. ''
-le
passé est si près de nous que j'aimerais mieux ne pas
la revoir.
 
Aujourd'hui, je dîne avec V, un ancien compagnon
de collège, et Moelibée Guérin, le plus dandy
des amoureux de la nature. — je vais m'habiller.
 
'' au soir. ''
 
dîné passablement, mais sans boire (moi ! ).
 
Allé avec G au concert Valentino. — vu là
quelques '' lions ''
et entendu la gracieuse symphonie
d'Haydn. — Gaudin nous a rejoints. — revenus
assez gaîment sous un ciel de printemps. — monté
au boulevard et pris une limonade. — rentré. ô
toujours cet '' home ''
vide et muet ! — fait mille
choses. — lu du Saint-Simon, que je lis quand je ne
puis faire autre chose. — écrivain et penseur du
premier ordre sans cesser pour cela d'être grand
seigneur.
 
L'ironie est un génie qui dispense de tous les
autres et même de ce dont tous les autres ne sont
pas dispensés, c'est-à-dire de coeur et de bon sens.
 
'' 29. ''
 
ne notai rien hier. — je lus jusqu'à deux heures
avec assez d'intérêt, ressentant l'influence de ce
beau soleil qui se jouait dans ma chambre et qui
neutralisait ce réveil '' navré ''
de tous les jours.
 
-suis allé voir ma tante. Toujours en prières et par
conséquent invisible. — de là chez la '' marchesa. ''
 
-c'est la seule liaison de femme dont je n'aie
jamais souffert : ni caprices, du moins douloureux,
ni froideurs, ni maussaderies, ni changements dans le
fond du coeur quoiqu'il y en ait eu souvent dans la
forme, mais une intimité hardie sans exigences
quoique très coquette de part et d'autre, voulant, de
part et d'autre, être de l'amour, y échouant, mais
n'étant ni moins vraie pour cela, ni moins
'' confiante, ''
au contraire. à tout prendre,
pourquoi cela ne m'aurait-il pas suffi ?
Pourquoi ? — je l'aurais moins négligée, elle qui me
reçoit toujours la main ouverte avec cette étincelle
'' perlée ''
dans l'oeil qui dit si éloquemment :
'' vous voilà, tant mieux ! ''
et ma vie n'aurait pas
été ce qu'elle est depuis quelque temps. — '' oh ! siempre la misma cosa ! ''
 
sorti avec elle et le vicomte de B. Allé au
palais-royal et jusque dans la rue saint-Honoré. B
affectueux pour moi à un point dont je lui sais un
gré infini. — les ai quittés. — allé chez L B.
 
Pas trouvé, mais l'ai rencontré sur le trottoir du
louvre, promenade charmante (du côté de la Seine)
à quatre heures d'après-midi par un beau soleil. —
causaillé tout en regardant la statue de Philibert
Emmanuel qui me paraît (car je ne suis pas juge)
un très remarquable morceau. — dîné seul. — ai
rencontré D T en bonne fortune, mais le diable .
 
Je ne la lui aurais pas enviée. Sa femme (pour
l'instant) était longue et plate comme l'épée de feu
Charlemagne. — rejoint G à Corazza. — monté
ensemble jusque chez Aristide B que j'ai trouvé
et avec qui je suis allé promener et au café de Foy
où il a pris du punch devant moi, qui pour ne pas
insulter aux choses sacrées en ai avalé ce qu'il faut
pour cuivrer une abeille. — causé longtemps. —
il est rentré. — ai remonté le boulevard avec le
double ennui de la tristesse de l'esprit et de la
souffrance du corps. — ai trouvé une lettre de P
une lettre furieuse, et dans les expressions
insultantes (mais elle n'insulte pas) de laquelle il
y a plus d'affection que dans tout ce qu'elle m'a
jamais dit : et pourquoi cette colère ? — je lui ai
répondu et montré qu'elle avait '' tort ''
avec la plus
grande douceur et mansuétude. — sera-ce donc là la
dernière parole entre nous ? — couché dans
l'impossibilité de commander à mon attention.
 
Aujourd'hui temps superbe ! — écrit ceci et
une lettre à G. — je vais au bain et rentrerai. —
c'est ce soir que je dîne chez la '' marchesa. ''
 
'' au soir. ''
 
je rentre et il est une heure du matin. — allé au
bain et pris du bouillon et un verre de bordeaux. —
les nerfs écrasés. — revenu chez moi l'âme à la
renverse, — une vraie crise morale. — aurais tant
souhaité de dormir, oui ! Même du sommeil sans
fin. — me suis dévoré le coeur jusqu'à quatre heures
et demie. — le coiffeur est venu. — habillé, — et
puis chez la '' marchesa. ''
 
elle était d'une beauté splendide, grave, pâle,
idéale, et que je ne lui connaissais pas ; les
cheveux en bandeaux et une émeraude sur le front, les
épaules découvertes, et noble et belle ainsi à rendre
fou Léonard De Vinci, s'il revenait au monde. —
je le lui ai dit. — Mme De Saint-M était là,
sucée, pâle, yeux cernés, moustaches brunes, l'air
'' vignette Johannot, ''
en tout fuseau peu
souhaitable, malgré la physionomie de ses petites
moustaches de velours, — caillette pour l'esprit,
-bas bleu céleste, — jetant le mot, ce que
j'abomine, au lieu de le dire lentement. — on a
solidement bu. — je me suis contenu le
plus possible, mais la contagion de l'exemple est
venue jusqu'à moi. — la '' marchesa ''
m'a dit, en
jouant, de lui écrire des vers sur son album. Voici ce
que j'ai écrit :
'' vous voulez donc que sur la blanche page, fruits d'un arbre flétri soient écrits quelques vers ? oh ! Pourquoi votre coeur n'a-t-il pas pour image ces candides feuillets à mes regrets ouverts ! j'essaierais d'y tracer peut-être avec délices le doux mot qu'en raillant vous dites chaque jour, mais votre coeur, hélas ! Est si plein de caprices, que la place y manque à l'amour ! ''
 
rentré. — pas trouvé de lettre de P. — '' et que voilà ta suprême parole ! ''
-écrit ceci et couché.
 
-bonsoir.
 
'' 31. ''
 
ne notai rien hier. — je rentrai las de corps et je
me couchai avec l'avidité du sommeil. — lu
jusqu'à trois heures, mais sans suite. — m'habillai
et sortis par un beau soleil, le manteau doublé de
satin rejeté nonchalamment sur le bras, et un bouquet
de violettes gros-bleu et sentant bon à la main. — il
faisait charmant ! — descendis, sous l'impression
physique du temps la rue de Choiseul. — moins
oppressé que les jours précédents, quoique la même
cause subsiste toujours, mais quoi ! La '' couleur du temps ''
influe sur moi comme sur Florise. — allé
chez G. Lu à la fenêtre ouverte et sous le rayon
'' ambré ''
deux ou trois contes de La Fontaine,
chefs-d'oeuvre de grâce et de narration. — descendus
ensemble au palais-royal et promené dans le jardin
en causant de P cette tête inouïe, — elle est allée
chez G et lui a dit que '' c'était ainsi dans la vie, qu'on se voyait et puis qu'on ne se voyait plus. ''
 
-vérité philosophique d'une grande nouveauté. — G a
dit qu'elle a pris un air triste pour proclamer ce bel
adage et puis ç'a été tout de moi et comment j'allais ?
-elle n'a pas répondu à ma dernière lettre et
probablement la dernière dans toute l'étendue du mot.
 
Dîné vite et de poisson chez C. — allé chez
Guérin passer une heure et demie. — revenu au
boulevard. — une lune (jeune croissant encore)
claire au fond d'un ciel obscur. — allé chez Ap
et ramené Lucien au boulevard. — causé et promené
tard. — il faisait beau .
 
Aujourd'hui levé à une heure selon mon système
de vie actuel. — un réveil d''' enragé ! ''
quand donc
l'oubli aura-t-il étendu sa nappe de flots dormants
sur les écueils, pensées de regret, où je me meurtris.
 
-reçu R et L B qui se sont succédé.
 
-déjeuné par exception.
 
'' au soir. ''
 
après déjeuner mis à lire, et sans désemparer,
jusqu'à trois heures et demie. — Guérin est venu. —
coiffé en causant avec lui. — se plaint de faiblesse
corporelle ; moi, c'est à l'âme qu'est l'abattement,
-un abattement étrange ! — le temps gris, bas et
triste et un peu froid. — sorti à six heures. — allé
chez ma damnée tante qui ne veut pas se damner
pourtant, car elle est toujours à l'église.
 
'' son oeil tout pénitent ne pleure qu'eau bénite. ''
 
elle est venue à Paris faire ses pâques ; autrefois
elle y serait venue faire autre chose. — Pascal
prétendait qu'un degré de longitude influait sur la
morale, — mais il n'y a pas que l''' espace ''
qui la
modifie ; le '' temps ''
influe sur elle bien
davantage. — du reste, qu'attendre de la moralité
d'un de ces êtres qui avec la jeunesse cessant d'être
poupées, deviennent des têtes à perruque ?
Dîné chez Riche. — allé chez la marchesa, sur
la causeuse de laquelle je me promettais de passer
le soir, — mais elle était sortie, — avec Mme De
Saint-M probablement ? — descendu à Corazza
prendre une goutte de café dans un océan de lait, —
breuvage efflanqué ! — lu les journaux, — remonté
au boulevard où j'ai erré seul dans un grand ennui.
 
-quelle lassitude j'éprouve et puis-je vivre ainsi
longtemps ? — rentré, retrouvé ce vide dans lequel
je plie sous le poids des plus torturantes pensées. —
si cela continue avec cette intensité, je prendrai de
l'opium.
 
écrit un billet doux à la '' marchesa ''
pour me
plaindre de son absence. — billet doux, plainte
affectueuse ! Mais près d'elle que j'aime pourtant et
qui m'a toujours été si bonne, ne serai-je pas
'' seul ? ''
seul comme ici, comme partout maintenant.
 
-j'ai pensé à ce bal masqué où l''' autre ''
ira
peut-être ; mais, non ! Je n'aurai pas l''' infirmité ''
 
d'y aller.
 
Griffonné je ne sais plus trop quoi, puis ceci. — bu
de l'eau, — plusieurs verres, — j'ai une altération
cruelle tous les soirs. — dans toutes les crises
morales, il en est de même.
 
'' 1er avril. ''
 
levé d'assez bonne heure et mis à lire immédiatement
pour me fuir moi-même. — reçu deux lettres, — une qui
ruine mes espérances d'arrangement avec Ernest. —
rien ne me réussit depuis quelque temps. — à midi,
R est venu. — habillé ; — ai pris un manteau. — le
temps est sec et glacé. Nous sommes (R et moi) allés
ensemble au musée. — y sommes restés trois heures.
 
-ai remarqué deux choses : la danseuse de
Winterhalter, qui est la plus grande beauté physique
que l'on puisse voir, une image vraie de la jeunesse
qui rêve parce qu'elle est lasse d'avoir dansé. Il y a
une vie écumante dans cette forte et belle fille ; son
tambour de basque semble vibrer encore. — oui ! Il
vibre à l'oeil, mais le jour qui tombe, rose et blanc,
sur ce front brun et animé, est peut-être trop blanc
et trop rose. — puis le tableau de Biard, je crois,
les '' femmes grecques se précipitant dans l'abîme, ''
 
-belle composition ! Coloris,
expression, groupes, variété d'attitudes, cela
paraît très beau à un ostrogoth comme moi qui
n'ai pas la moindre appréciation des beaux-arts. —
frappé surtout de la femme qui veut entraîner son
fils, lequel, garçon de sept à huit ans, se rebiffe et
lutte contre sa mère, n'ayant pas du tout l'air de
prendre goût à la chose. — la mère est superbe ! Une
taille d'amazone ! Une tête merveilleusement posée
sur les épaules et un air qui annonce une résolution
indomptable. Fière commère ! Et qui serait une
agréable maîtresse à ce que je crois : — oh ! Tout
à fait agréable. Sorti du musée, éreinté et froid. —
suis allé me reposer à lire la '' revue des deux mondes ''
chez la Graciosa. — de là chez G où j'ai
dîné. — nous sommes restés à causer '' intimement ''
 
et '' tristement ''
(l'un suit toujours l'autre) au coin
du feu mourant et aux approches de la nuit. —
ordinairement (quoiqu'il soit un ami pour le temps et
pour l'éternité) j'ai peu d'ouverture avec lui sur de
certains sentiments qui le maîtrisent moins que moi,
mais ce soir, c'est lui qui, à propos de son
'' veuvage, ''
a pris cette pente. — l'ai étonné par ce
que je lui ai dévoilé. — hélas ! Je suis plus étonné
que lui de ce que j'éprouve. — pourtant je ne lui ai
pas tout dit... et les combats que j'ai à me livrer
et l'ennui affreux qui me dévore. — ma vie a été
frappée au coeur.
 
Autrefois nous nous en serions allés gaîment
oublier un jour de plus écoulé chez (...). à présent,
on ne sait où traîner sa fatigue du jour. — le monde,
nous ne l'aimons ni l'un ni l'autre ; pour l'aimer, il
y faut un intérêt. — le travail le soir n'est pas
possible, du moins pour moi avec mes pensées
actuelles ; pour lui jamais, qui a passé la journée
en affaires arides et fatigantes. — que faire donc ?
Lui, dans quelque temps, retrouvera ce qu'il a
perdu (soit d'une façon, soit d'une autre), mais moi,
chez qui il prétend que c'était plus '' personnel ''
 
que lui, je ne retrouverais pas et ne puis même
chercher qui remplace. '' lasciate ogni speranza. ''
 
-quand donc le temps aura-t-il fait son travail ! Je
suis las de souffrir toujours par la même idée.
 
Descendus '' insienne ''
à Corazza. — pris un verre de
madère et lu les journaux. — remonté au boulevard,
mais rentré presque aussitôt. — couché et lu dans
mon lit '' Junius, ''
-mais dans un accablement
presque stupide. — si je pouvais dormir ! Essayons.
 
'' 2 avril. ''
 
largement dormi et par conséquent moins
souffrant corporellement qu'hier, mais pas bien
encore ; le temps est trop froid quoiqu'il fasse
soleil. — levé après avoir écrit diverses choses
dans mon lit. — diable m'emporte ! J'y vivrais
comme ce singulier abbé d'Entragues, si spirituel
et si efféminé ! — sorti en manteau et allé chez la
'' marchesa ''
que je ne voulais pas voir et qui m'a
forcé de l'attendre. — m'a reçu en robe de chambre et
les cheveux relevés, digne du soleil qui lui pleuvait
son or et son opale sur la tête. — nous ne pouvons
avoir de loge à l'opéra que pour la quinzième
représentation de '' Guido, ''
c'est-à-dire pas avant
dix jours. — allé avec G jusqu'à la rue bleue et
revenu par ce calme passage Saulnier où le soleil
s'étalait à l'aise et où je passais pour me bronzer
à l''' émotion par l'émotion. ''
-que les souvenirs
sont vivants encore ! — rentré et fait du feu. — ai
reçu une lettre de ma pauvre (...) qui me marque la
mort prochaine
de sa mère dont le caractère est tout déformé
par la douleur. — je la regretterai pour toute sa
tendresse passée quoiqu'elle m'ait blessé dans ce
qui pardonne le moins : l'orgueil. — d'ailleurs, en
ce moment, j'ai le coeur tellement engourdi de
l'impression d'une '' peine étouffée ''
que je suis
moins apte à sentir.
 
Je dois livrer demain les '' masses ''
d'un travail
entrepris pour obliger R ; je le lui gâcherai, et lui,
je le crains bien, fourrera gâchis sur gâchis. — y ai
pensé, mais comme je n'étais pas maître de mon
attention, ai fait voler des lettres arriérées et me
suis mis à lire le troisième volume de la Motteville,
une dévote qui aurait tenté Valmont : c'est la Mme
De Tourvel anoblie et femme de cour en 1649. — puis
les lettres de '' Junius. ''
-dîné. — après dîner,
resté la tête dans mes mains (est-ce qu'il n'y a pas
dans l''' inferno ''
du Dante des damnés qui passent
toute l'éternité '' la tête dans leurs mains ? ''
) et
'' repassé le passé. ''
-dans la vie, l'idée fixe
grandit à mesure qu'on la regarde, et je ne sais quel
charme de douleur vous la fait regarder toujours. Le
jour est tombé ; c'était l'heure où... — G est venu
heureusement, gai comme le feu qui a flambé tout à
coup en le voyant et comme par sympathie. — causé
en mangeant des oranges. — lui parti, repris
'' Junius. ''
-mécontent des huit premières lettres,
mais dès qu'il s'adresse à lord Grafton, il s'élève
et jaillit une éloquence poignante, ironique et
'' froide, ''
imagée, nonobstant, avec un grand bonheur
de rapports. — beau pamphlet, après tout, et paroles
plus cruelles que des faits, ou plutôt faits
terribles elles-mêmes... écrit un gigantesque
billet à la '' marchesa, ''
-puis ceci et
me jette '' to bed ''
pour y lire ou écrire encore.
 
'' si tu pleures jamais, que ce soit en silence ! si l'on te voit pleurer, essuie au moins tes pleurs, car tu ne peux trouver au fond de ta souffrance le calme fier qui naît des injustes douleurs. non, tu ne le peux pas ! Si ta vie est brisée, qui me brisa le coeur ou tu vivais ? Dis-moi, dis moi qui l'a voulu si je t'ai délaissée ? tes pleurs amers et vains n'accuseraient que toi ! les femmes sont ainsi ! Que je t'eusse trahie, tu reviendrais m'offrir à genoux mon pardon. si tu m'aimais, pourquoi cette triste folie d'implorer de l'amour la fuite et l'abandon ? mon orgueil t'obéit sans risquer un murmure : à ce monde sans coeur je cache mes regrets. sous un dédain léger je voile ma torture, et si bien, — que toi-même aussi t'y tromperais. et tu m'aimas pourtant ! Amour triste et rapide ! ne paraissait-il pas le plus profond des deux ? sans moi de quel bonheur étais-tu donc avide puisqu'avec moi jamais tu n'avais l'air heureux ? mais à présent, sans moi, plus heureuse, j'espère, si tu penses parfois à celui qui t'aimait, ne te repens-tu pas d'avoir fait un mystère du mal que tu souffrais et qui t'inquiétait ? et si tu t'en repens, cache-le dans ton âme ! tout n'est-il pas, hélas ! Entre nous consommé ? ô toi, qui n'eus jamais l'abandon d'une femme, reste ce que tu fus, — ô blond sphinx trop aimé ! ''
 
'' 3 avril. ''
 
mieux qu'hier et le réveil moins mauvais ! —
lu dans mon lit, mais pas longtemps. — levé et
installé au coin du feu. — écrivaillé. — pas de lettres
ce matin. — le temps est froid et à ce qu'il me
semble nuageux, si j'en juge par l'impression de la
lumière. — commencé le travail de R qui probablement
émoussera le tranchant des opinions avec lesquelles
je sabre cette bande de charlatans qui se donnent
impudemment le nom d'artistes. — interrompu pour
commander d'élégantes chaussures, car voici le
printemps et je veux apparaître, sur cette terre de
boue, comme un demi-dieu sans le nuage qui le cachait.
 
-nous allons éclore, les lilas et moi ! —
commandé aussi des boutons d'acier fin ciselé pour
un gilet de velours noir, sublime invention qui doit
me faire plus d'honneur que n'importe quelle
découverte scientifique, laquelle et toutes je
n'estime pas un '' batter d'occhio ''
d'une jolie et
absurde créature femelle. — que le diable m'emporte .
 
Je me crois être en train de bavarder ce matin. — pour
réformer cette disposition au caquetage (ou
cailletage), je vais reprendre le travail de R.
 
Voyons .
 
'' au soir. ''
 
ai griffonné pour R jusqu'à l'heure où G
est venu. — raillé tous les deux. — fait ma toilette
et sorti pour dîner. Il était tard. — dîné chez
Copp. — de là à Corazza, où j'ai avalé en
languissant malade un verre de madère, et en
attendant R qui n'est pas venu. — monté d'ennui
vague et de désoeuvrement au boulevard. — un clair de
lune
perçant. — je ne sais quelle bizarre fantaisie m'a
pris et je suis allé rôder au passage L. — P est
passée (elle rentrait) auprès de moi. — je n'ai pas
vu son visage, mais je l'ai parfaitement reconnue.
 
-m'a-t-elle reconnu, elle, embossé que j'étais dans
ma cape espagnole ? — voilà ce que j'appelle jeter
la sonde hardiment dans une blessure.
 
Ai rencontré L M avec lequel j'ai promené assez
de temps au milieu des beautés courtisanesques du
boulevard. — rentré. — écrit un billet à R. —
fourré au lit, mais pour lire et non pour dormir. —
ah ! Oublié de noter que j'ai reçu un pygmée de
billet de Guérin qui m'annonce que nous dînerons
ensemble '' to-morrow. ''
-tant mieux.
 
'' 5 avril. ''
 
n'ai rien noté hier. — la journée se passa chez
moi et au travail. — j'espère qu'il y aura toujours
de moins en moins de '' déperdition ''
dans mes jours. —
qu'ils ne soient pas heureux, mais qu'ils soient
occupés ! — il faut jeter sa pâture au lion. — M De
F en parlant de moi à ma tante, a renouvelé l'histoire
de l''' ours et de l'amateur des jardins. ''
-j'ai
employé toutes les ressources de la diplomatie pour
affaiblir le coup maladroit. J'ai réussi, mais non
sans peine. — elle m'a écrit ce matin de manière à me
créer une '' nouvelle ''
espérance.
 
Dîné hier chez G avec Guérin, — un repas gai,
bruyant et qui a fini par le plus amusant délire de
G et B quoique j'eusse mieux aimé causer et
faire connaître à Guerino tout ce qu'il y a de talent
vrai, loyal, plein de verve et de génie dans
Désaugiers ; — homme de la taille de Burns, mais non
d'un talent du même genre. — aussi étonnant. —
moins d'originalité mais d'une plus franche allure ! —
et puis une gaîté qui montre jusqu'à sa
trente-deuxième dent avec une douce larme vibrant dans
l'oeil éclatant d'esprit, la gaîté et l'attendrissement,
l'une emportant si torrentueusement l'autre, mais
ne l'engloutissant pas ! — cordiale et bonne nature,
malicieuse, mais sans fiel, et poétique, poétique
toujours ! Poétique partout ! La bouche pleine,
ou prêt à rouler sous la table. — le lyrisme fumant
du verre, l'audacieuse apothéose du plaisir plus
matériel de manger, que lui seul a mis dans '' une gloire, ''
comme si c'était quelque chose de divin ! —
entendant l'épicuréisme avec l'âme, le coeur, comme
avec tout le reste ; autant d'entrailles que de ventre
en cet homme. Chose rare que cela .
 
Passai avec G une demi-heure au boulevard,
'' notre salon en plein air ''
dont le plafond est fait
d'étoiles. — rentré, — lu et couché.
 
Aujourd'hui, levé beaucoup plus tôt que mes
tardives habitudes ne me le permettent ordinairement.
 
-écrit deux lettres. — toujours mieux,
mais d'un mieux lent et irrégulier quant à la santé.
 
-repris le travail de R (ce ne sont que des notes,
mais qui, telles qu'elles, ne manquent pas de sens
et surtout de vigueur ; j'avais une coupante plume
de cristal, taillée à facettes). — travaillé jusqu'à
cette heure (une heure et demie) et viens de terminer
ce que R m'a demandé. Je l'attends. — vais lire
du Saint-Simon et me faire papilloter, car il faut
que je sorte. — penser (mais non pour aujourd'hui)
à aller voir cette pauvre Mme De L R, amie bien
négligée, mais, hélas ! J'ai tant souffert ces
temps-ci qu'elle m'absoudra, cette douce '' théano ''
 
de l'amitié qui n'a pas été créée pour maudire.
 
'' le soir. ''
 
je rentre las et brisé. J'ai conquis du sommeil,
j'espère. — qu'il soit sans rêves et que je ne me
réveille pas ! — quelle fatigue que d'avoir une âme
ou quelque chose qui y ressemble ! — ennuyé
jusqu'à la mort.
 
R est venu. — tout est informe dans cette
tête en fait d'idées. — le langage sain et même
assez élégant, mais si c'est pour cacher ce que nous
pensons que la parole nous a été donnée, la sienne
fait merveilleusement son office, car on jurerait
d'après elle, qu'il ne pense rien du tout. —
épouvanté de mon travail, mais content. — ai pris
plaisir à rouler sa réserve sur les baïonnettes de mes
opinions. — le fait est qu'à propos de peinture,
j'ai traité, haut la main et la houssine, tous ces
'' rapins ''
qui singent l'artiste, tous ces génies en
blouse qui, après s'être admiré le front sur la foi de
Gall, empâtent intrépidement la couleur et se rêvent
des Murillo, nabots qui ne croient pas même à Dieu
et qui se font chrétiens, entre deux orgies, le temps
de barbouiller un christ ! — Vacher est venu. — l'ai
raillé implacablement tout en me faisant coiffer. Ce
garçon attaque désagréablement mes organes ; — les
marmitons de Stanislas sont de beaucoup meilleure
compagnie que lui. — sorti et remonté le
boulevard avec Gaudin. — n'ai vu personne. — dîné
d'un appétit furieux. — pris un verre de madère à
Corazza. — allé avec Gand jusque chez Kl
pour un habit. — revenu et rôdé seul au boulevard
et du côté du passage S. — pourquoi cette pente ?
-c'est la disposition qui porte à déchirer la
bandelette de sa blessure, car je ne plierai pas
jusqu'à une démarche de rapprochement ; cela est de la
destinée maintenant.
 
écrit ceci l'âme oppressée. — je sors de chez
A, Flore où j'ai commandé le plus charmant des
bouquets pour la '' promise ''
de Guérin. — c'est
demain l'anniversaire de sa naissance et je dîne avec
elle. — je me couche pour lire. — bonsoir .
 
'' 6 avril. ''
 
levé après avoir fini un volume de mon ami
Saint-Simon. — fait allumer du feu. — commencé
une longue, longue lettre à ma (...). — le tailleur
est venu. — interrompu pour essayer un amour d'habit
qui fait à peindre et dont je vais offrir la
virginité à Mlle Caroline De G (la fiancée du
poëte). — repris ma lettre qui m'a balayé l'âme de
l'écume des jours précédents. — je lui dis vrai,
malgré ce que j'ai senti si vivement ces temps-ci, je
l'aime autant que jamais : mais c'est un amour
tellement profond qu'il semble simple comme la vie,
comme les choses de Dieu qui ne dépendent plus de
nous .
 
Si elle avait été là, si j'avais pu trouver près d'elle
ce que j'y trouvais autrefois, je ne pense pas que ce
qui a eu lieu fût arrivé. — angoisse de moins ! —
mais nous autres créatures misérables qui n'avons
pas d'enfants à aimer, il faut que nous aimions
quelque chose, et non de souvenir, mais pour ainsi
dire pratiquement, — une tête humaine à appuyer
sur notre coeur.
 
Lu à bâtons rompus. — voici le coiffeur. —
habillons-nous, car on dîne de bonne heure chez ces
dames. — away ! Away .
 
'' minuit et demi. ''
 
je rentre. — une nuit sombre, un ciel rayé par
larges bandes sur un fond gris, l'air doux, le sol
humide, peu d'étoiles. — revenu à pied par plaisir,
moitié chantonnant, moitié songeant.
 
Habillé tantôt, — pris une voiture, — allé chez
A qui m'a trouvé '' adorablement mis, ''
ce qui me fait
presque autant de plaisir que de me trouver spirituel.
 
-ai pris un bouquet. — allé chez Mlle De L F.
 
-ai embrassé la fiancée de Guérin sur les
deux joues et sa tante par dessus le marché. — le
dîner bon, mais trop long, — quand il y a des
femmes, il ne faut pas rester à table longtemps. —
n'ai pas beaucoup causé, — sans entrain, sans verve,
-aussi suis-je devenu par le fait d'un dîner
copieux aussi torpide qu'un boa. — réveillé de cet
engourdissement par une violente palpitation. — suis
sorti près de me trouver mal et craignant de faire
quelque sottise. — Guérin m'a conduit dans sa
chambre où il m'a lu divers feuillets du journal de
sa soeur. — quelle diction charmante et pleine de
traits tellement rêveurs qu'ils semblent profonds .
 
Quelle distinction d'esprit ! Quelle noble fille .
 
Et que cet esprit est bien femme ! Et que cette âme
est bien soeur ! Et que cette tendre relation de
Guérin et d'elle est bien ce qu'elle doit être, la
femme disant à l'homme : " tu sais, mais aime ! J'aime,
apprends-moi ! " cela est surtout marqué dans le désir
ardemment exprimé de voir G devenir pieux comme
elle. Elle n'endoctrine pas, ne prêche pas, elle se
rend
compte de ce qui est l'obstacle et la supériorité de
son frère : mais elle s'écrie avec de ravissantes
intonations : " ah ! Pourquoi ne crois-tu pas ? Ah .
 
Que je voudrais que tu crusses ! Etc. " talent qui
ne se doute pas de lui-même, naturel, chef-d'oeuvre
de perfection .
 
Il y avait là une petite bretonne, plus très jeune,
les mains peu délicates, les traits forts et
irréguliers, vêtue de brun et les cheveux lissés en
bandeau et tombant en une seule boucle derrière
l'oreille, l'air d'une Jeannie Deans, en somme, qui
est jolie comme la plus jolie à force de bien
sourire et par la vertu d'un certain regard de côté,
en rejetant sa tête en arrière. Il est des yeux plus
beaux, mais il n'est pas de regard plus plein de
grâce, d'abandon, d'ensorcellerie sans y songer, que
ce regard qui vous tombe si mollement dans le vôtre,
comme en se détournant. — encapricé de cette jeune
fille. — l'ai fait rougir plus d'une fois parce que
sans que je le lui aie dit, elle s'est aperçue qu'elle
me plaisait. — Mlle De G pas jolie pendant le
dîner, jolie après, avec un teint purifié, reposé,
les yeux d'un scintillement doux. — qu'est-ce donc
que la beauté qui s'efface d'une heure à l'autre pour
revenir ? Singulière chose .
 
Rentré, '' bien, ''
à cela près d'une velléité de
migraine causée, je crois, par le parfum des fleurs
dont nous étions entourés. — me revoici dans ma
solitude. — la chambre en désordre, les flacons
débouchés précipitamment, au moment de partir, et
restés, exhalant ce qu'ils n'enferment plus ; les
vêtements sur les meubles ; les livres et les papiers
épars ! — cette vie me pèse. Pas de liens, pas de
foyer, une tente de nomade qu'on plie en quelques
heures et qu'on emporte. C'est triste, passé
vingt-cinq ans.
 
Couché. — écrit ceci dans mon lit. — c'est la
dernière page de ce livre que Guérin a appelé
étrange. — oh ! Oui, étrange comme cette vie où
Dieu a mis tant de petites choses à côté
d'ambitieuses pensées. Combien, de ces pages tracées
à la hâte, y en a-t-il qui ne soient pas consacrées
à l'ennui que j'appelais en commençant ce journal
'' le dieu de ma vie ? ''
ennui. Isolations ! Et
pourtant je me suis découvert, ces temps derniers,
un intérêt jeune, vivant, plein de fraîcheur,
croissant mystérieusement au fond de ce coeur que je
croyais flétri et blasé, et y jetant silencieusement
des racines profondes ! — cet intérêt, il a fallu le
tuer, — l'anéantir, — mais il était, je le sentais. —
qui peut donc répondre de soi-même et qui se connaît
tout entier ? ...
 
la nuit et le silence m'entourent. '' ils ''
dorment
tous : on n'entend ni vent, ni mouvement au dehors.
 
à '' qui ''
pensé-je, à cette heure ? Et pourquoi cette
obsession éternelle ? — mourez ici, dernières folies
d'un coeur brisé, — et puisqu'il faut que la vie soit
dévorée, que l'ennui l'arrache au regret ! Cela vaut
encore mieux.
 
J'avais laissé cette page en blanc. C'était le
portrait le plus fidèle que je pusse faire de ma
belle-soeur.
 
Toute réflexion faite et pour justifier le but de ce
'' memorandum, ''
il me faut écrire ce que je pense
d'elle. C'est une enfant, moins l'âge, chose
fâcheuse ! — elle a vingt-quatre ans ; les hommes
veulent que ce ne soit plus jeune. N'est pas jolie,
-petite, mince, moins flexible qu'une houssine, mais
y ressemblant néanmoins. J'exècre les femmes ainsi,
car les enfants même ont des formes ou doivent
en avoir. — les cheveux bruns, les traits forts, le
pied mal fait, quoique petit ; la main délicate, mais
sans distinction. Le teint est bistré, mais il
s'éclaire de mille lueurs mobiles. Ceci est
remarquable et fort joli. — aujourd'hui il est d'une
couleur orangée et mate ; demain il sera d'un blanc
presque pur, — se
rosant, rougissant avec une rapidité électrique, —
puis une foule de dégradations dans les couleurs
qui marbrent la chair. — cela fait comme une
apparence de passion en cette femme. — oh ! Une
apparence, un faux semblant de vie, car elle ne
connaît de passion que le mot qui l'exprime et qui ne
l'a pas même fait rêver. — ses yeux aussi sont
mensonges et pièges. D'un noir profond et sans
aucun mélange. Plus longs que larges, chargés,
cernés, avec des paupières si noires qu'elles en
paraissent humides, assez doux malgré des sourcils
comme ceux de Jupiter olympien. — on dirait
que l'adultère repose endormi au fond de toute
cette nuit, nuageuse et sombre ; et probablement
elle vivra sa vie tranquillement, obscurément, sans
rien perdre de son innocence, sans rien savoir, sans
même rien sentir ! — innocence peu poétique, il
est vrai. On vit dans une ville de province, au
milieu d'un monde abject, on n'a jamais aimé que
son mari (plaisant amour ! Mais on est toujours
ce qu'on croit être), les enfants viennent, on ne lit
pas, on a été dressée à l'obéissance par sa mère,
esprit et caractère manqués, on se localise sans
effort dans ces passivités du ménage que l'on appelle
un peu vaniteusement des devoirs. Ni le monde qu'on
voit, ni le monde qu'on devine par la lecture et les
récits qu'on en surprend, ne font naître une
comparaison, ne poussent à un retour sur soi-même. Si
par hasard cette comparaison avait lieu dans une
rêverie, à propos de quelqu'un qui trancherait sur
les autres auxquels on est habitué, elle serait
bientôt oubliée. Il faut un caractère si profond pour
retenir une impression, qu'avec ce '' vague d'être ''
 
et par l'esprit et par le coeur, il serait insensé de
le prévoir .
 
Ainsi, monsieur mon frère, avec la petite fille dont
il a fait sa femme, et dans les circonstances où il
se trouve placé, a autant de chance de bonheur,
que qui que ce soit. Mais entendez ce mot comme
l'ont fait les sociétés corrompues, cela veut dire
qu'il ne sera point '' trompé. ''
or il s'y prend de
manière à n'être plus aimé de Théodorine, au bout du
premier mois de mariage, si elle était une autre
femme. C'est donc ce qu'il y a de négatif,
d''' informe, ''
de nul dans celle-ci, qui le sauve de
la comique aventure. Mon dieu ! C'est l'histoire de
beaucoup. S'il est trompé, il pourra frapper sa
poitrine, car il a le jeu beau, et il aura envoyé à
l'ennemi bien des transfuges.
 
Au reste, il ne se douterait pas plus du péril s'il
y en avait, qu'il n'apprécie sa position. Il est aussi
ignorant qu'elle et bien davantage, car il est
homme, et l'homme doit savoir bien des choses qu'il
est permis à la femme d'ignorer. Il a donc pour
toute supériorité sur elle le sentiment qu'il est
homme, et quand ce sentiment est seul dans l'âme,
il produit plus d'oppression que de protection. — il
prend pour de l'amour, comme elle, une assez douce
curiosité satisfaite quand on est jeune, et de part
et d'autre à son '' début. ''
-n'a pas de passions et
encore moins d'esprit qui les admette et les
comprenne, — pas sot-spirituel même comme on l'est
en province (sans langage), mais n'ayant réfléchi
sur rien. — volontaire, — déjà hargneux, — déjà
portant des redingotes à la '' propriétaire ''
et ne
faisant plus sa barbe tous les jours, comme s'il
avait dix ans de mariage. — ayant pendu au croc
son frac d'amoureux, '' ex-voto ''
aux autels d'hymen,
et ne se gênant plus, vivant les mains dans ses
poches, en marche pour devenir un pourceau, avant
quarante ans !