« Littérature et philosophie mêlées » : différence entre les versions

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== BUTBut DEde CETTEcette PUBLICATIONpublication (Mars 1834.)==
 
Il y a dans la vie de tout écrivain consciencieux un moment où il sent
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livre est le complément nécessaire et naturel de la série des oeuvres
de l'auteur. Chacune des sections qu'il renferme correspond à l'un
des termes de cette série ; chacun de ces morceaux a été écrit en même
temps que quelqu'un des ouvrages qui la composent, et représente, pour
qui sait bien voir, le même groupe d'idées. Ainsi le Journal d'un
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Ces changements, ces modifications, ces élargissements, est-ce
décadence, comme on l'a dit? est-ce progrès, comme il le croit? il
pose la question ; le lecteur la décidera.
 
Ce qui n'est une question pour personne, il l'espère du moins, c'est
le complet désintéressement qui a présidé aux diverses modifications
de ses opinions. Les guèbres ne s'agenouillaient que devant le soleil ;
lui, il ne s'agenouille que devant la vérité.
 
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satisfaction de sa conscience. Ceci est donc avant tout une oeuvre
de probité. Le premier de ces deux volumes ne contient que deux
divisions ; l'une a pour titre : Journal des idées, des opinions et des
lectures d'un jeune jacobite de 1819 ; l'autre : Journal des idées
et des opinions d'un révolutionnaire de 1830. Comment et par quelle
série d'expériences successives le jacobite de 1819 est-il devenu le
révolutionnaire de 1830, c'est ce que l'auteur écrira peut-être un
jour ; et cette toute modeste Histoire des révolutions intérieures
d'une opinion politique honnête ne sera peut-être pas un appendice
inutile à la grande histoire des révolutions générales de notre temps.
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C'est, comme dans nos cerveaux alors, le dialogue de tous les
contraires. Il y a des recherches historiques et des rêveries, des
élégies et des feuilletons, de la critique et de la poésie ; pauvre
critique! pauvre poésie surtout! Il a de petits vers badins et de
grands vers pleureurs ; d'honorables et furieuses déclamations contre
les tueurs de rois ; des épîtres où les hommes de 1793 sont égratignés
avec des épigrammes de 1754, espèces de petites satires sans poésie
qui caractérisent assez bien le royalisme voltairien de 1818, nuance
perdue aujourd'hui. Il y a des rêves de réforme pour le théâtre et des
voeux d'immobilité pour l'état ; tous les styles qui s'essayent à la
fois, depuis le sarcasme du pamphlet jusqu'à l'ampoule oratoire ;
toutes sortes d'instincts classiques mis au service d'une pensée
d'innovation littéraire ; des plans de tragédies faits au collège ; des
plans de gouvernement faits à l'école. Tout cela va, vient, avance,
recule, se mêle, se coudoie, se heurte, se contredit, se querelle,
croit, doute, tâtonne, nie, affirme, sans but visible, sans ordre
extérieur, sans loi apparente ; et cependant, au fond de toutes ces
choses, nous le croyons du moins, il y a une loi, un ordre, un but.
Au fond, comme à la surface, il y a ce qui fera peut-être pardonner
à l'auteur l'insuffisance du talent et la faillibilité de l'esprit,
droiture, honneur, conviction, désintéressement ; et au milieu de
toutes les idées contradictoires qui bruissent à la fois dans ce chaos
d'illusions généreuses et de préjugés loyaux, sous le flot le plus
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de liberté, que les instincts de l'auteur appliqueront d'abord à
l'art, puis, par un irrésistible entraînement de logique, à la
société ; de façon que chez lui, dans un temps donné, aidées, il est
vrai, par l'expérience et la récolte de faits de chaque jour, les
idées littéraires corrigeront les idées politiques.
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Immédiatement après ce Journal des idées d'un royaliste de 1819,
l'auteur a cru devoir placer ce qu'il a intitulé : Journal des idées
d'un révolutionnaire de 1830. A onze ans d'intervalle, voilà le même
esprit, transformé. L'auteur pense que tous ceux de nos contemporains
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C'est une série de fragments écrits à diverses époques, et publiés
pour la plupart dans les recueils du temps où ils ont été écrits. Ces
fragments sont disposés par ordre chronologique ; et ceux des lecteurs
qui, en lisant chaque morceau, voudront ne point oublier la date qu'il
porte, pourront remarquer de quelle façon l'idée de l'auteur mûrit
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peine d'être compté, à quel point le dix-huitième siècle préoccupe
le dix-neuvième. Voltaire, en effet, c'est le dix-huitième siècle
système ; Mirabeau, c'est le dix-huitième siècle action.
 
Le premier de ces deux volumes enserre onze années de la vie
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L'espace lui manque ici pour répondre à la première de ces deux
questions. Ce serait un livre tout entier à faire ; il le fera quelque
jour. Des matières si graves veulent être traitées à fond et ne
sauraient être utilement abordées dans un avant-propos. Le peu de
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s'expliquer, des choses purement affirmées faute de marge pour
les démontrer, des préliminaires supposés admis, des conséquences
tronquées, d'autres qui se ramifieraient trop à l'étroit ; en un mot,
des tangentes et des sécantes dont les extrémités dépasseraient les
limites de cette préface.
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siècle, il avait la parole, lui si petit en présence de choses si
grandes, il la prendrait sur l'ordre du jour seulement, et il ne
demanderait qu'une chose pour commencer : la substitution des questions
sociales aux questions politiques.
 
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répondre avec plus de détail aux personnes qui le questionneraient sur
son intention littéraire. Ici il peut être plus aisément et plus vite
compris ; tout ce qu'il a écrit jusqu'à ce jour sert de commentaire à
ses paroles. Qu'on lui permette donc quelques développements sur un
sujet plus important qu'on ne le pense communément. Quand on creuse
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antipaedobaptistes. Or c'est déjà un grand progrès dans une discussion
quand les mots de parti sont hors de combat. Tant qu'on en est à la
bataille des mots, il n'y a pas moyen de s'entendre ; c'est une mêlée
furieuse, acharnée et aveugle. Cette bataille, qui a si longtemps
assourdi notre littérature dans les dernières années de la
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d'autres? Pourquoi vouloir arrêter l'esprit humain? Toutes les époques
lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L'antiquité a Homère,
mais le moyen âge a Dante, Shakespeare et les cathédrales au nord ; la
bible et les pyramides à l'orient.
 
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a quelque chose de fatal dans ce perpétuel parallélisme de la
littérature et de la société. L'esprit humain ne marche pas d'un seul
pied. Les moeurs et les lois s'ébranlent d'abord ; l'art suit. Pourquoi
lui clore l'avenir? Les magnifiques ambitions font faire les grandes
choses. Est-ce que le siècle qui a été assez grand pour avoir son
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sur l'occident, et qui avait par degrés envahi l'Italie dès la
seconde moitié du quinzième siècle, n'arrive guère en France qu'au
commencement du seizième ; mais à l'instant même il s'empare de tout,
il fait irruption partout, il inonde tout. Rien ne résiste au flot.
Architecture, poésie, musique, tous les arts, toutes les études,
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la législation, jusqu'à la théologie, jusqu'à la médecine, jusqu'au
blason, tout suit pêle-mêle et s'en va à vau-l'eau sur le torrent de
la renaissance. La langue est une des premières choses atteintes ; en
un moment, elle se remplit de mots latins et grecs ; elle déborde de
néologismes ; son vieux sol gaulois disparaît presque entièrement sous
un chaos sonore de vocables homériques et virgiliens. A cette époque
d'enivrement et d'enthousiasme pour l'antiquité lettrée, la langue
française parle grec et latin comme l'architecture, avec un désordre,
un embarras et un charme infinis ; c'est un bégayement classique
adorable. Moment curieux! c'est une langue qui n'est pas faite, une
langue sur laquelle on voit le mot grec et le mot latin à nu, comme
les veines et les nerfs sur l'écorché. Et pourtant, cette langue qui
n'est pas faite est une langue souvent bien belle ; elle est riche,
ornée, amusante, copieuse, inépuisable en formes, haute en couleur ;
elle est barbare à force d'aimer la Grèce et Rome ; elle est pédante et
naïve. Observons en passant qu'elle semble parfois chargée, bourbeuse
et obscure. Ce n'est pas sans troubler profondément la limpidité de
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Régnier, que cette prose de Mathieu! c'était une langue déjà mûre, et
cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualités les
plus contraires, selon le besoin du poëte ; tantôt ferme, adroite,
svelte, vive, serrée, étroitement ajustée sur l'intention de
l'écrivain, sobre, austère, précise, elle allait à pied et sans images
et droit au but ; tantôt majestueuse, lente et tout empanachée de
métaphores, elle tournait largement autour de la pensée, comme les
carrosses à huit chevaux dans un carrousel. C'était une langue
élastique et souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes
les fantaisies de la période, une langue toute moirée de figures et
d'accidents pittoresques ; une langue neuve, sans aucun mauvais pli,
qui prenait merveilleusement la forme de l'idée, et qui, par moments,
flottait quelque peu à l'entour, autant qu'il le fallait pour la grâce
du style. C'était une langue pleine de fières allures, de propriétés
élégantes, de caprices amusants ; commode et naturelle à écrire ;
donnant parfois aux écrivains les plus vulgaires toutes sortes de
bonheurs d'expressions qui faisaient partie de son fonds naturel.
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colorée, pleine d'esprit, excellente au goût, ayant bien la senteur de
ses origines, très française, et pourtant laissant voir distinctement
sous chaque mot sa racine hellénique, romaine ou castillane ; une
langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait
nettement toutes ces magnifiques étymologies grecques, latines ou
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pureté et à la limpidité de l'idiome qu'en le dépouillant de presque
toutes ses propriétés savoureuses et colorantes, et en le rendant plus
propre désormais à l'abstraction qu'à l'image ; mais il est impossible
de s'en plaindre quand on songe qu'il en est résulté Britannicus,
Esther, et Athalie, oeuvres belles et graves, dont le style sera
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mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des
poëtes. Il fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire
reprendre du corps et de la saveur ; il a donc été bon de la mélanger
selon certaines doses avec la fange féconde des vieux mots du seizième
siècle. Les contraires se corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne
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idées particulières à ce siècle (car ce sont les idées qui sont les
vraies et souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue
qui, certes, aura aussi ses grands écrivains, nous n'en doutons pas ;
une langue forgée pour tous les accidents possibles de la pensée ;
langue qui, selon le besoin de celui qui s'en sert, a la grâce et la
naïveté des allures comme au seizième siècle, la fierté des tournures
et la phrase à grands plis comme au dix-septième siècle, le calme,
l'équilibre et la clarté comme au dix-huitième ; langue propre à ce
siècle, qui résume trois formes excellentes de notre idiome sous une
forme plus développée et plus complète, et avec laquelle aujourd'hui
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aussi en saillie que possible, très fermement sculptée, très nettement
ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en
ronde bosse ; il faudra à la scène un vers où les charnières soient
assez multipliées pour qu'on puisse les plier et les superposer à
toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue
et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du théâtre ; le
vers brisé, c'est un besoin du drame.
 
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l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent
tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre.
Gardons-nous des modes dans le style ; espérons cette réserve de la
sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les
générations de leur âge. Il serait fâcheux qu'on en vînt un jour à
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admirables livres de l'antiquité, et pour nous renfermer dans nos
lettres nationales, essayez d'ôter à la pensée de nos grands écrivains
l'expression qui lui est propre ; ôtez à Molière son vers si vif, si
chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien
peint ; ôtez à La Fontaine la perfection naïve et gauloise du détail ;
ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges
attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux
poëte, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragédie,
s'il entrait dans la composition de son génie autant d'imagination que
de pensée ; ôtez à Racine la ligne qu'il a dans le style comme Raphaël,
ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Raphaël, quoique
d'un goût inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite,
quoique moins sublime ; ôtez à Fénelon, l'homme de son siècle qui a le
mieux senti la beauté antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi
sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur ; ôtez à Bossuet le
magnifique port de tête de sa période ; ôtez à Boileau sa manière sobre
et grave, admirablement colorée quand il le faut ; ôtez à Pascal ce
style inventé et mathématique qui a tant de propriété dans le mot,
tant de logique dans la métaphore ; ôtez à Voltaire cette prose claire,
solide, indestructible, cette prose de cristal de Candide et du
Dictionnaire philosophique ; ôtez à tous ces grands hommes cette
simple et petite chose, le style ; et de Voltaire, de Pascal, de
Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Corneille, de La
Fontaine, de Molière, de ces maîtres, que vous restera-t-il? Nous
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C'est le style qui fait la durée de l'oeuvre et l'immortalité du
poëte. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve ;
c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée,
c'est l'émail sur la dent.
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Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme
un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient
Vaugelas ; Lagrange contient Bezout.
 
Aussi l'étude de la langue est-elle aujourd'hui, autant que jamais, la
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Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succès du
moment, l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes,
l'acclamation enivrée des multitudes ; vous n'aurez pas le vrai
triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier. Comme
dit Cicéron, insignia victoriae, non victoriam.
 
Sévérité donc et grandeur dans la forme ; et, pour que l'oeuvre soit
complète, grandeur et sévérité dans le fond. Telle est la loi actuelle
de l'art ; sinon il aura peut-être le présent, mais il n'aura pas
l'avenir.
 
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forme. Et ici, s'il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous
transcririons ce que nous disions il y a un an dans la préface d'une
pièce récemment jouée : «L'auteur de ce drame sait combien c'est une
grande et sérieuse chose que le théâtre ; il sait que le drame, sans
sortir des limites impartiales de l'art, a une mission nationale, une
mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce
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pensée, à lui chétif poëte, va soulever le moment d'après, il sent
combien il est peu de chose, lui, devant tant d'attente et de
curiosité ; il sent que si son talent n'est rien, il faut que sa
probité soit tout ; il s'interroge avec sévérité et recueillement sur
la portée philosophique de son oeuvre ; car il se sait responsable, et
il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de
ce qu'il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d'âmes. Il ne faut
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la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de
l'orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le
carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l'avant-scène ; mais il lui
criera du fond du théâtre : Memento quia pulvis es! Il sait bien que
l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit n'exige pas tout cela
du poëte ; mais il pense qu'au théâtre surtout, il ne suffit pas de
remplir seulement les conditions de l'art.»
 
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attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poëte
dramatique sera plus qu'une magistrature et presque un sacerdoce. Il
pourra faillir comme homme ; comme poëte, il devra être pur, digne et
sérieux.
 
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hors du possible et du réel, dans ses plus délicates explorations
de la métaphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la
passion, de la passion chaude, vivante et irréfléchie ; l'art, et en
particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression la plus
puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir sans cesse
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ou le pouvoir fait une sortie comme en juillet 1830, et la position
est prise. Une fois la forteresse enlevée, les travaux du siége
sont abandonnés, bien entendu ; rien ne paraît plus inutile, plus
déraisonnable et plus absurde que les travaux d'un siége quand la
ville est prise ; on comble les tranchées, la charrue passe sur
les sapes, et les fameuses vérités politiques qui avaient servi à
bouleverser toute cette plaine, vieux outils, sont jetées là et
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illusions de l'humanité. Si quelque oeuvre d'art a eu le malheur de
faire cause commune avec les vérités politiques, et de se mêler à
elles dans le combat, tant pis pour l'oeuvre d'art ; après la victoire
elle sera hors de service, rejetée comme le reste, et ira se rouiller
dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et éternelles
vérités qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps
le fond même des sentiments humains, voilà la matière première de
l'art, de l'art immortel et divin ; mais il n'y a pas de matériaux pour
lui dans ces constructions expédientes que la stratégie des partis
multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre
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le détail des querelles politiques, c'est le drame pamphlet du
dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poëme bizarre où la
tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée ; oeuvre de
dérision et de colère qui s'évertue étourdiment à battre en brèche une
société dont les ruines l'enterreront. Certes, bien de l'esprit, bien
du talent, bien du génie a été dépensé dans ces drames faits exprès
qui ont démoli la Bastille ; mais la postérité ne s'en inquiétera pas.
C'est une pauvre besogne à ses yeux que d'avoir mis en tragédies la
préface de l'Encyclopédie. La postérité s'occupera moins encore de
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devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dédaignera le
passager des questions politiques quotidiennes, plus il s'adaptera
grandement à l'homme de tous les temps et de tous les lieux ; plus il
aura la forme de l'avenir. Ce n'est pas en se passionnant petitement
pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours à vivre, que
le créateur dramatique agira puissamment sur son siècle et sur ses
contemporains. C'est par des peintures vraies de la nature éternelle
que chacun porte en soi ; c'est en nous prenant, vous, moi, nous, eux
tous, par nos irrésistibles sentiments de père, de fils, de mère, de
frère et de soeur, d'ami et d'ennemi, d'amant et de maîtresse, d'homme
et de femme ; c'est en mêlant la loi de la providence au jeu de nos
passions ; c'est en nous montrant d'où viennent le bien et le mal
moral, et où ils mènent ; c'est en nous faisant rire et pleurer sur
des choses qui nous ressemblent, quoique souvent plus grandes, plus
choisies et plus idéales que nous ; c'est en sondant avec le speculum
du génie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos préjugés ;
c'est en remuant tout ce qui est dans l'ombre au fond de nos
entrailles ; en un mot, c'est en jetant, tantôt par des rayons, tantôt
par des éclairs, de larges jours sur le coeur humain, ce chaos d'où
le fiat lux du poëte tire un monde!-C'est ainsi, et pas
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l'enseignement du poëte dramatique plutôt comme Molière que comme
Voltaire, plutôt comme Shakespeare que comme Molière. Nous préférons
Tartuffe à Mahomet ; nous préférons Iago à Tartuffe. A mesure que vous
passez d'un de ces trois poëtes à l'autre, voyez comme l'horizon
s'agrandit. Voltaire parle à un parti, Molière parle à la société,
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d'un vers proverbe que d'un vers cocarde.
 
Attirer la foule à un drame comme l'oiseau à un miroir ; passionner la
multitude autour de la glorieuse fantaisie du poëte, et faire oublier
au peuple le gouvernement qu'il a pour l'instant, faire pleurer les
femmes sur une femme, les mères sur une mère, les hommes sur un
homme ; montrer, quand l'occasion s'en présente, le beau moral sous la
difformité physique ; pénétrer sous toutes les surfaces pour extraire
l'essence de tout ; donner aux grands le respect des petits et aux
petits la mesure des grands ; enseigner qu'il y a souvent un peu de mal
dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires,
et, par là, inspirer aux mauvais l'espérance et l'indulgence aux bons ;
tout ramener, dans les événements de la vie possible, à ces grandes
lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la liberté
humaine ; profiter de l'attention des masses pour leur enseigner à leur
insu, à travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit
grandes vérités sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles
elles n'auraient pas l'intelligence de leur temps ; voilà, à notre
avis, pour le poëte, la vraie utilité, la vraie influence, la vraie
collaboration dans l'oeuvre civilisatrice. C'est par cette voie
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c'est un des principaux besoins du poëte contemporain de peindre
la société contemporaine, et ce besoin a déjà produit de notables
ouvrages ; mais il faut se garder de faire prévaloir sur le haut drame
universel la prosaïque tragédie de boutique et de salon, pédestre,
laide, maniérée, épileptique, sentimentale et pleureuse. Le bourgeois
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surtout, il n'y a que deux choses auxquelles l'art puisse dignement
aboutir. Dieu et le peuple. Dieu d'où tout vient, le peuple où tout
va ; Dieu qui est le principe, le peuple qui est la fin. Dieu manifesté
au peuple, la providence expliquée à l'homme, voilà le fond un et
simple de toute tragédie, depuis Oedipe roi jusqu'à Macbeth. La
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par cette explication nous ne prétendons infirmer ni restreindre rien
de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le
complément magnifique des conditions d'un art bien rempli ; mais, en
ceci comme en tout, qui n'a que la popularité n'a rien. Et puis, entre
popularité et popularité il faut distinguer. Il y a une popularité
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dans le nôtre, il y a pour lui une autre popularité qui se forme
du suffrage successif du petit nombre d'hommes d'élite de chaque
génération ; à force de siècles, cela fait une foule aussi ; c'est là,
il faut bien le dire, le vrai peuple du génie. En fait de masses,
le génie s'adresse encore plus aux siècles qu'aux multitudes, aux
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contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu,
accepte, subit et ne discute plus. Peu d'hommes dans chaque génération
lisent avec intelligence Homère, Dante, Shakespeare ; tous s'inclinent
devant ces colosses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont
la cime reste inhabitée, mais domine toujours l'horizon. Villes,
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== JOURNALJournal DESdes IDÉESidées DESdes OPINIONSopinions ETet DESdes LECTURESlectures Dd'UNun JEUNEjeune JACOBITEjacobite DEde 1819 ==
 
 
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Chez les anciens, l'occupation d'écrire l'histoire était le
délassement des grands hommes historiques ; c'était Xénophon, chef des
Dix mille ; c'était Tacite, prince du sénat. Chez les modernes, comme
les grands hommes historiques ne savaient pas lire, il fallut que
l'histoire se laissât écrire par des lettrés et des savants, gens qui
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On a calculé qu'il faudrait huit cents ans à un homme qui lirait
quatorze heures par jour pour lire seulement les ouvrages écrits sur
l'histoire qui se trouvent à la Bibliothèque royale ; et parmi ces
ouvrages il faut en compter plus de vingt mille, la plupart en
plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, depuis MM. Royou,
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Parmi ces ouvrages, il en est quatre généralement connus sous le nom
des quatre grandes histoires de France ; celle de Dupleix, qu'on ne lit
plus ; celle de Mézeray, qu'on lira toujours, non parce qu'il est aussi
exact et aussi vrai que Boileau l'a dit pour la rime, mais parce qu'il
est original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des lecteurs
français ; celle du P. Daniel, jésuite, fameux par ses descriptions de
batailles, qui a fait en vingt ans une histoire où il n'y a d'autre
mérite que l'érudition, et dans laquelle le comte de Boulainvillers
ne trouvait guère que dix mille erreurs ; et enfin, celle de Vély,
continuée par Villaret et par Garnier.
 
«Il y a des morceaux bien faits dans Vély, dit Voltaire dont
les jugements sont précieux ; on lui doit des éloges et de la
reconnaissance ; mais il faudrait avoir le style de son sujet, et
pour faire une bonne histoire de France il ne suffit pas d'avoir du
discernement et du goût.»
 
Villaret, qui avait été comédien, écrit d'un style prétentieux et
ampoulé ; il fatigue par une affectation continuelle de sensibilité et
d'énergie ; il est souvent inexact et rarement impartial. Garnier, plus
raisonnable, plus instruit, n'est guère meilleur écrivain ; sa manière
est terne, son style est lâche et prolixe. Il n'y a entre Garnier et
Villaret que la différence du médiocre au pire, et si la première
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Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une assez bonne
histoire de France en six lignes : «Dieu n'a créé aucune chose en ce
monde, ny hommes, ny bestes, à qui il n'ait fait quelque chose son
contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C'est pourquoi il
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La France, l'Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois
géants de l'Europe. Depuis nos récentes commotions politiques, ces
colosses ont chacun une attitude particulière ; l'Angleterre se
soutient, la France se relève, la Russie se lève. Ce dernier empire,
jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siècle
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nuit des temps, pour aller, parmi tant de faits et de récits qui se
croisent et se heurtent, à la découverte de la vérité. Il faut que
l'écrivain saisisse hardiment le fil de ce dédale ; qu'il en débrouille
les ténèbres ; que son érudition laborieuse jette de vives lumières sur
toutes les sommités de cette histoire. Sa critique consciencieuse et
savante aura soin de rétablir les causes en combinant les résultats.
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Lévesque a déjà raconté, il est vrai, en deux volumes ajoutés à son
long ouvrage, l'histoire de ces peuplades tributaires ; mais cette
matière attend encore un véritable historien. Il faudrait aussi
traiter avec plus de développement que Lévesque, et surtout avec plus
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fer chaud de Tacite et la verge de Juvénal cette courtisane couronnée,
à laquelle les altiers sophistes du dernier siècle avaient voué
un culte qu'ils refusaient à leur dieu et à leur roi ; cette reine
régicide, qui avait choisi pour ses tableaux de boudoir un massacre[1]
et un incendie[2].
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Les français de ce temps ont vu, entre autres merveilles, paître dans
les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume de brouter
l'herbe au pied de la grande muraille de la Chine ; et des vicissitudes
inouïes dans le cours des choses ont réduit de nos jours les nations
méridionales à adresser à un autre Alexandre le voeu de Diogène :
Retire-toi de notre soleil.
 
 
Il y aurait un livre curieux à faire sur la condition des juifs au
moyen âge. Ils étaient bien haïs, mais ils étaient bien odieux ; ils
étaient bien méprisés, mais ils étaient bien vils. Le peuple déicide
était aussi un peuple voleur. Malgré les avis du rabbin Beccaï[3], ils
ne se faisaient aucun scrupule de piller les nazaréens, ainsi qu'ils
nommaient les chrétiens ; aussi étaient-ils souvent les victimes de
leur propre cupidité. Dans la première expédition de Pierre l'Hermite,
des croisés, emportés par le zèle, firent le voeu d'égorger tous les
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que les croisés massacraient les hébreux par UNE PIÉTÉ MAL ENTENDUE.
 
Voilà un échantillon de haine ; voici un échantillon, de mépris.
 
En 1262, une mémorable conférence eut lieu devant le roi et la reine
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et très illustre juif. On vit dans le même dix-septième siècle le
professeur Rittangel, de Koenigsberg, et Antoine, ministre chrétien
à Genève, embrasser la loi mosaïque ; ce qui prouve que la prévention
contre les juifs n'était plus aussi forte à cette époque.
 
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par des miracles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir,
toutes les nuits, du fond d'un puits, un globe lumineux qui, suivant
Khondemir, jetait sa clarté à plusieurs milles à la ronde ; ce qui le
fit surnommer Sazendèh Mah, le faiseur de lunes. Enfin, réduit au
désespoir, il empoisonna le reste de ses séides dans un banquet, et,
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Voltaire, comme historien, est souvent admirable ; il laisse crier les
faits. L'histoire n'est pour lui qu'une longue galerie de médailles à
double empreinte. Il la réduit presque toujours à cette phrase de son
Essai sur les moeurs : «Il y eut des choses horribles, il y en eut de
ridicules.» En effet, toute l'histoire des hommes tient là. Puis il
ajoute : «L'échanson Montecuculli fut écartelé ; voilà l'horrible.
Charles-Quint fut déclaré rebelle par le parlement de Paris ; voilà le
ridicule.» Cependant, s'il eût écrit soixante ans plus tard, ces deux
expressions ne lui auraient plus suffi. Lorsqu'il aurait eu dit : «Le
roi de France et trois cent mille citoyens furent égorgés, fusillés,
noyés... La Convention nationale décréta Pitt et Cobourg ennemis
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choses?
 
Un spectacle curieux, ce serait celui-ci : Voltaire jugeant Marat, la
cause jugeant l'effet.
 
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du monde qu'horreur et rire. Démocrite et Héraclite étaient deux fous,
et les deux folies réunies dans le même homme n'en feraient point un
sage. Voltaire mérite donc un reproche grave ; ce beau génie écrivit
l'histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre l'humanité.
Peut-être n'eût-il point eu ce tort s'il se fût borné à la France. Le
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second est plus selon la cité. Le conteur domestique d'une nation me
charme souvent, même dans sa partialité étroite, et je trouve quelque
chose de fier qui me plaît dans ce mot d'un arabe à Hagyage : Je ne
sais que des histoires de mon pays.
 
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historien étranger ne trouverait jamais certaines expressions qui
sentent l'homme du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple
avec une bonté paternelle ; une inscription chinoise, traduite par les
jésuites, parle d'un empereur qui régna avec une bonté maternelle.
Nuance toute chinoise et toute charmante.
 
 
[1 : Le massacre des Polonais dans le faubourg de Praga.
 
[2 : L'incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé. Ces deux
peintures étaient les seules qui décorassent le boudoir de Catherine.
 
[3 : Ce sage docteur voulait empêcher les juifs d'être subjugués par
les chrétiens. Voici ses paroles, qu'on ne sera peut-être pas fâché de
retrouver : «Les sages défendent de prêter de l'argent à un chrétien,
de peur que le créancier ne soit corrompu par le débiteur ; mais un
juif peut emprunter d'un chrétien sans crainte d'être séduit par lui,
car le débiteur évite toujours son créancier.» Juif complet, qui met
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: : : :A UN HISTORIEN
 
 
Vos descriptions de bataille sont bien supérieures aux tableaux
poudreux et confus, sans perspective, sans dessin et sans couleur, que
nous a laissés Mézeray, et aux interminables bulletins du P. Daniel ;
toutefois, vous nous permettrez une observation dont nous croyons que
vous pourrez profiter dans la suite de votre ouvrage.
 
Si vous vous êtes rapproché de la manière des anciens, vous ne vous
êtes pas encore assez dégagé de la routine des historiens modernes ;
vous vous arrêtez trop aux détails, et vous ne vous attachez pas assez
à peindre les masses. Que nous importe, en effet, que Brissac ait
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grands historiens commencent par nous donner une idée exacte de la
position des deux armées par quelque image sensible tirée de l'ordre
physique ; l'armée était rangée en demi-cercle, elle avait la forme
d'un aigle aux ailes étendues ; ensuite viennent les détails. Les
espagnols formaient la première ligne, les africains la seconde, les
numides étaient jetés aux deux ailes, les éléphants marchaient en
tête, etc. Mais, nous vous le demandons à vous-même, si nous lisions
dans Tacite : «Vibulenus exécute une charge contre Rusticus, Lentulus
est renversé de cheval, Civilis passe le ruisseau», il serait très
possible que ce petit bulletin eût paru très clair et très intéressant
aux contemporains ; mais nous doutons fort qu'il eût trouvé le même
degré de faveur auprès de la postérité. Et c'est une erreur dans
laquelle sont tombés la plupart des historiens modernes ; l'habitude de
lire les chroniques leur rend familiers les personnages inférieurs de
l'histoire, qui ne doivent point y paraître ; le désir de tout dire,
lorsqu'ils ne devraient dire que ce qui est intéressant, les leur fait
employer comme acteurs dans les occasions les plus importantes. De là
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: : : :EXTRAIT DU COURRIER FRANÇAIS
: :DU JEUDI 14 SEPTEMBHE 1792 (IV DE LA LIBERTÉ).-N° 257.
 
«La municipalité d'Herespian, département de l'Hérault, a signifié à
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qui ne fût pas célibataire. Le curé François a répondu d'une manière
qui a surpassé les espérances de ses paroissiens. Il entend, lui,
avoir cinq enfants ; le premier s'appellera J.-J. Rousseau ; le
second, Mirabeau ; le troisième, Pétion ; le quatrième, Brissot ;
le cinquième, Club-des-Jacobins. Le bon curé léguera son patriotisme
à ses enfants, et il les remettra aux soins de la patrie qui veille
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: : :APRÈS UNE LECTURE DU MONITEUR
 
Proëthès et Cyestris, vieux philosophes dont on ne parle plus, que
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la fois. Cette querelle resta sans décision, et ne fit que rendre un
peu plus irréconciliables les disciples d'Héraclite et les sectateurs
de Démocrite. Depuis 1789, la question est résolue affirmativement ; je
connais un in-folio qui opère ce phénomène, et il est convenable que
la solution d'une dispute philosophique se trouve dans un in-folio.
Cet in-folio est le Moniteur. Vous qui voulez rire, ouvrez le
Moniteur ; vous qui voulez pleurer, ouvrez le Moniteur ; vous qui
voulez rire et pleurer tout ensemble, ouvrez encore le Moniteur.
 
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régénération, on ne peut s'empêcher de trouver singulière la façon
dont cet âge de raison préparait notre âge de lumières. Les académies,
collèges des lettres, étaient détruites ; les universités, séminaires
des sciences, étaient dissoutes ; les inégalités de génie et de talent
étaient punies de mort, comme les inégalités de rang et de fortune.
Cependant il se trouvait encore, pour célébrer la ruine des arts, des
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d'atroces rapsodies de circonstance, ou de dégoûtants éloges des
vertus dites civiques. Je viens de tomber, en ouvrant le Moniteur au
hasard, sur les spectacles du 4 octobre 1793 ; cette affiche justifie
du reste les réflexions qu'elle m'a suggérées :
 
«THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE NATIONAL. La première représentation de
la Fête civique, comédie en cinq actes.
 
-THÉÂTRE NATIONAL. La Journée de Marathon ; ou le Triomphe de la
Liberté, pièce héroïque en quatre actes.
 
-THÉÂTRE DU VAUDEVILLE. La Matinée et la Veillée villageoises ; le
Divorce ; l'Union villageoise.
 
-THÉÂTRE DU LYCÉE DES ARTS. Le Retour de la flotte nationale.
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En ces dix lignes littéraires, la révolution est caractérisée. Des
lois immorales dignement vantées dans d'immorales parades ; des
opéras-comiques sur les morts. Cependant je n'aurais point dû
prostituer le noble nom de poëtes aux auteurs de ces farces lugubres ;
la guillotine, et non le théâtre, était alors pour les poëtes.
 
Après l'odieux vient le risible. Tournez la page. Vous êtes à une
séance des jacobins. En voici le début : «La section de la Croix-Rouge,
craignant que cette dénomination ne perpétue le poison du fanatisme,
déclare au conseil qu'elle y substituera celle de la section du
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Veut-on à la fois de l'atroce et du ridicule? Qu'on lise une lettre
du représentant Dumont à la Convention, en date du 1er octobre 1793 :
«Citoyens collègues, je vous marquais, il y a deux jours, la cruelle
situation dans laquelle se trouvaient les sans-culottes de Boulogne,
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L'hermine de premier président du parlement de Paris fut plus d'une
fois ensanglantée par des meurtres populaires ou juridiques ; et
l'histoire recueillera ce fait singulier, que le premier titulaire de
cette charge, Simon de Bucy, pour qui elle fut instituée en 1440,
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s'avise de prendre le temps passé sur son dos pour lui faire traverser
le Léthé, c'est-à-dire d'écrire l'histoire. Le quinteux vieillard lui
trace, avec une capricieuse minutie, une route tortueuse et difficile ;
si l'esclave obéit à tous ses écarts, et n'a pas la force de se faire
un chemin plus droit et plus court, il le noie malicieusement dans le
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: : : : :I
 
Le Baile Molino demandant un jour au fameux Ahmed pacha pourquoi
Mahomet défendait le vin à ses disciples : Pourquoi il nous le défend?
s'écria le vainqueur de Candie ; c'est pour que nous trouvions plus de
plaisir à le boire.» Et en effet, la défense assaisonne. C'est ce qui
donne la pointe à la sauce, dit Montaigne ; et, depuis Martial, qui
chantait à sa maîtresse : Galla, nega, satiatur amor, jusqu'à ce
grand Caton, qui regretta sa femme quand elle ne fut plus à lui, il
n'est aucun point sur lequel les hommes de tous les temps et de tous
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de la bonne Ève.
 
Je ne voudrais donc pas qu'on défendît aux femmes d'écrire ; ce serait
en effet le vrai moyen de leur faire prendre la plume à toutes. Bien
au contraire, je voudrais qu'on le leur ordonnât expressément, comme à
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que la progression effrayante suivant laquelle l'esprit féminin s'est
depuis quelque temps développé. Sous Louis XIV, on avait des amants,
et l'on traduisait Homère ; sous Louis XV, on n'avait plus que des
amis, et l'on commentait Newton ; sous Louis XVI, une femme s'est
rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge où l'on ne sait encore
que faire des robes à une poupée. Je le demande, où en sommes-nous?
Ligne 1 445 :
 
Il y a une idée qui me tourmente, une idée qui nous a souvent occupés,
mes vieux amis et moi ; idée si simple, si naturelle, que si une chose
m'étonne, c'est qu'on ne s'en soit pas encore avisé, dans un siècle où
il semble que l'on s'avise de tout et où les récureurs de peuples en
Ligne 1 465 :
 
On connaît cette inscription terrible placée par Fonseca sur la route
de Torre del Greco : Posteri, posteri, vestra res agitur! Torre del
Greco n'est plus ; la pierre prophétique est encore debout.
 
C'est ainsi que je trace ces lignes, dans l'espoir qu'elles seront
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tout, que je dusse voir de mes yeux les hommes devenus esclaves et
l'univers tombé en quenouille, je pourrai du moins me faire honneur
de ma sagacité ; et, qui sait? je ne serai peut-être pas le premier
honnête homme qui se sera consolé d'un malheur public en songeant
qu'il l'avait prédit.
 
 
: : : :II
 
 
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beaucoup d'érudition et de sagacité. Il est curieux de voir une femme
citer tour à tour Locke et Sénèque, l'Esprit des lois et le Contrat
social ; mais, ce qui est encore plus remarquable, c'est l'accent de
bonne foi et de raison auquel nous n'étions plus accoutumés, et qui
contraste si étrangement avec le ton rogue et sauvage qu'ont adopté
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souverain, l'instruction que Gustave-Adolphe reçut de son père.
L'histoire fait mention de plusieurs instructions pareilles laissées
par des rois à leurs successeurs ; mais celle-ci a cela de remarquable
qu'elle est peut-être la seule à laquelle le successeur se soit
conformé. En voici quelques passages :
 
«Qu'il emploie toutes ses finesses et son industrie à n'être ni trompé
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fausse clef qui lui sert à crocheter la serrure de tous les problèmes
de l'histoire. C'est en se rapprochant du midi, dirait-il, que les
exemples du favoritisme deviennent plus fréquents ; sous le ciel
énervant de l'Asie et de l'Afrique, les princes règnent rarement par
eux-mêmes ; au contraire, chez les peuples du nord, le climat est
tonique, nous voyons beaucoup plus de tyrans que de favoris. Mais
peut-être l'observation tomberait-elle si nous étions mieux instruits
Ligne 1 562 :
«Guarde-toi, beau fils, de ces chevaliers qui ont coutume de bien
plumer les rois par leurs soubtiles pratiques, qui s'en vont récitant
souvent le proverbe du maréchal Bouciquault, disant : Il n'est peschier
que en la mer, et ainsi n'est don que de roi ; et te feront vaillant et
large comme Alexandre, attrayant de toy tant d'eau à leur moulin
qu'il suffiroit à trente-sept moulins qui les deux parts du jour sont
oiseulx, etc.»
 
Je cite ce passage : 1° parce qu'il montre que dans ces temps gothiques
on ne parlait pas aux rois avec autant de servilité qu'on voudrait
bien nous le faire croire ; 2° parce qu'il donne l'origine d'un
proverbe, ce qui peut être utile aux antiquaires ; 3° parce qu'il peut
servir à résoudre une question d'hydraulique en prouvant que les
moulins à eau existaient en 1389, ce qui est toujours bon à savoir
Ligne 1 578 :
 
 
: : : :III
 
 
Ligne 1 587 :
Ce chapitre devait présenter bien des difficultés à une femme. Mme
de M-, comme dans le reste de son ouvrage, y fait preuve de
connaissances peu communes ; elle établit, avec beaucoup de bonheur, la
distinction entre les guerres permises et les guerres injustes ; elle
range, avec raison, parmi ces dernières, toutes les entreprises de
conquête.
Ligne 1 594 :
«II y a cette différence entre les conquérants et les voleurs de grand
chemin, a dit un auteur remarquable que cite Mme de M-, que le
conquérant est un voleur illustre, et l'autre un voleur obscur ; l'un
reçoit des lauriers et de l'encens pour le prix de ses violences, et
l'autre la corde.» Il fallait être bien philosophe pour écrire ce
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tous les auteurs qui ont écrit sur la guerre, Mme de M- s'arrête.
Ce n'est pas l'argent, dit-elle, c'est le fer. D'accord, ce n'est
pas avec des écus que l'on se bat, c'est avec des soldats ; toute la
question se réduit à savoir s'il est plus facile d'avoir des soldats
sans argent que d'en avoir avec de l'argent. Le premier moyen sera
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Sully.
 
Je lisais dernièrement dans Grotius la définition de la guerre : «La
guerre est l'état de ceux qui tâchent de vider leurs différends par la
voie de la force.» Il est évident que cette définition est la même que
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la guerre. Avant la révolution on ne s'égorgeait plus que le chapeau à
la main. Le grand Condé fait donner l'assaut à Lérida avec trente-six
violons en tête des colonnes ; et dans les champs d'Ettingen et de
Clostersevern, on vit les jeunes officiers marcher aux batteries comme
à un bal, en bas de soie et en perruque poudrée à blanc.
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Mais, ont dit les philosophes, les grecs! Ah! les grecs! Il est bien
vrai que les grecs ne se battaient pas comme nos aïeux, avec juges
et parrains, ainsi que nous le voyons dans La Colombière ; mais
voulez-vous savoir ce que faisaient sur ce point ces grecs dont
on nous cite si souvent l'exemple? Les grecs faisaient mieux, ils
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On tuait son homme en trahison, cela ne tirait point à conséquence. Il
lui tendit des embûches, disait tranquillement l'historien, à peu près
comme nous dirions aujourd'hui : Il lui avait fait un serment.
 
De cela que veut-on conclure? Que je plaide pour le duel? Bien au
contraire ; c'est seulement une des mille et une inconséquences
humaines que je m'amuse à relever ; occupation philosophique. On
s'étonne que nos lois ne défendent pas le duel ; ce qui m'étonne, c'est
qu'elles ne l'aient pas encore autorisé. Pourquoi, en effet, nos
sottises n'obtiendraient-elles pas, comme nos vices, droit de vivre
Ligne 1 657 :
 
 
: : : :IV
 
 
Ligne 1 664 :
de se livrer dans le chapitre suivant aux détails d'un camp. Mme de
M- est, je crois, le premier auteur de son sexe qui se soit occupé
de cette matière après la chevalière d'Éon ; non que je veuille établir
la comparaison entre Mme de M- et l'amazone du siècle dernier ;
c'est purement un rapprochement bibliographique, et ma remarque
subsiste.
 
Mme de M-, comme tous les auteurs militaires, se montre grand
partisan de l'obéissance absolue ; c'est une question qui a été souvent
agitée par les philosophes, mais qui est tous les jours parfaitement
résolue à la plaine de Grenelle.
 
Il y a sur cette question une opinion de Hobbes que Mme de M-
aurait pu citer, et qui ne laisse pas que d'être assez singulière : «Si
notre maître, dit-il, nous ordonne une action coupable, nous devons
l'exécuter, à moins que cette action ne puisse être réputée nôtre.»
Ligne 1 686 :
exceptions dans la nature. C'est une chose épouvantable à voir que la
nomenclature des études préparatoires auxquelles doit se livrer un
apprenti général ; mais combien y a-t-il eu d'excellents généraux qui
ne savaient pas lire? Il semblerait que la première condition, la
condition sine qua non de tout homme qui se destine à la guerre,
serait d'avoir de bons yeux, ou tout au moins d'être robuste et
dispos. Eh bien! une foule de grands guerriers ont été borgnes ou
boiteux. Philippe était borgne, boiteux, et de plus manchot ; Agésilas
était boiteux et contrefait ; Annibal était borgne ; Bajazet et
Tamerlan, les deux foudres de guerre de leur temps, étaient l'un
borgne et l'autre boiteux ; Luxembourg était bossu. Il semble même que
la nature, pour dérouter toutes nos idées, ait voulu nous montrer le
phénomène d'un général totalement aveugle, guidant une armée, rangeant
Ligne 1 701 :
 
 
: : : :V
 
 
Ligne 1 719 :
Le sénat déclare qu'il ne rachètera point les prisonniers. Qu'est-ce
que cela prouve? Que le sénat n'avait pas d'argent. Il fit comme tant
d'honnêtes gens qui ne sont pas des romains ; il fut dur, ne voulant
pas paraître pauvre. Pouvait-il en effet accuser de lâcheté des
soldats qui s'étaient battus depuis le lever du soleil jusqu'à la
Ligne 1 728 :
On objectera le témoignage de Montesquieu. Montesquieu a fait un
fort beau livre sur les causes de la grandeur et de la décadence des
romains ; mais il en a oublié une, c'est que la cavalerie d'Annibal ait
eu les jambes lassées le jour qu'il vint camper à quatre milles de
Rome. Il est toujours curieux de voir un français trouver chez les
romains des choses dont ni Salluste, ni Cicéron, ni Tacite, ni
Tite-Live ne s'étaient jamais doutés ; et pourtant les romains étaient
un peu comme nous ; en fait de louange et de bonne opinion d'eux-mêmes,
ils ne laissaient guère à dire aux autres.
 
Les historiens qui n'écrivent que pour briller veulent voir partout
des crimes et du génie ; il leur faut des géants, mais leurs géants
sont comme les girafes, grands par devant et petits par derrière. En
général, c'est une occupation amusante de rechercher les véritables
causes des événements ; on est tout étonné en voyant la source du
fleuve ; je me souviens encore de la joie que j'éprouvai, dans mon
enfance, en enjambant le Rhône. Il me semble que la providence
elle-même se plaise à ce contraste entre les causes et les effets. La
Ligne 1 755 :
 
 
: : : : : : :Mars 1820[1].
 
M. le duc de Berry vient d'être assassiné. Il y a six semaines à
peine. La pierre de Saint-Denis n'est pas encore recelée, et voici
déjà que les oraisons funèbres et les apologies pleuvent sur cette
tombe. Le tout tronqué, incorrect, mal pensé, mal écrit ; des
adulations plates ou sonores ; pas de conviction, pas d'accent, pas de
vrai regret. Le sujet était beau cependant. Quand donc interdira-t-on
les grands sujets aux petits talents? Il y avait dans les temples de
Ligne 1 782 :
fortune et de l'ingratitude des hommes. Longtemps, mêlé à des chefs
étrangers, il eut à combattre des soldats qui étaient nés pour servir
sous lui ; mais du moins sa constance et sa bravoure ne démentirent
jamais le sang et le nom de ses aïeux. Il fut le digne élève de
l'héritier des Condé, exilé comme lui, le digne capitaine de la
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de descendre aux causes et aux auteurs de cet abominable forfait.
Qu'il écoute alors pour dévoiler des trames ténébreuses, qu'il écoute
la France désespérée, elle criera, comme l'impératrice romaine : Je
reconnais les coups!
 
Nous ne nous livrerons pas ici à une discussion qui outrepasserait
nos forces ; mais nous pensons qu'il est des questions graves et
importantes que doit résoudre l'historien du duc de Berry assassiné,
au sujet du misérable auteur de cet attentat. Louvel est-il un
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nos écrivains célèbres qui écrira l'histoire de M. le duc de Berry,
se charge d'un autre devoir, humiliant sans doute, mais néanmoins
indispensable ; je veux dire qu'il aura à défendre l'héroïque mémoire
du prince contre les insinuations perfides et les calomnies atroces
dont la faction ennemie des trônes légitimes s'efforce déjà de la
Ligne 1 843 :
illustres, nous recommençons notre pénible plaidoyer, sans même
espérer qu'une voix pleine d'une indignation généreuse nous
interrompra en criant comme cet homme de l'ancienne Grèce : Qui donc
ose outrager Alcide?
 
 
[1 : Nous avons cru devoir réimprimer textuellement tout ce morceau,
enfoui sans signature dans un recueil oublié, d'où rien ne nous
forçait à le tirer. Mais il nous a semblé qu'il y avait quelque chose
Ligne 1 861 :
 
 
: : : : : :Avril 1820.
 
 
Ligne 1 883 :
l'irascibilité de l'un et l'orgueil de l'autre. Si la collection des
lettres de Voltaire à sa respectable Émilie n'avait été détruite,
nous pourrions espérer encore d'obtenir le mot de cette énigme ; car
les lettres de Mme de Graffigny ne nous présentent sous ce rapport
aucun aperçu satisfaisant. Il faut le dire et le croire pour son
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A-t-elle vu le lever du jour? elle a assisté à la toilette du
soleil. Je suis, dit-elle à M. Devaux, bien jolie de t'écrire,
etc., etc. On aurait cependant tort de rejeter tout à fait ce livre ;
parmi beaucoup de redites et de détails pleins de mauvais goût, les
Lettres de Mme de Graffigny renferment des faits curieux et ignorés ;
et les morceaux inédits de Voltaire, qui complètent le volume,
suffiraient pour mériter l'attention. Plusieurs de ces cinquante
épîtres présentent un haut intérêt ; elles sont adressées presque
toutes à des personnages éminents du dernier siècle, tels que les
duchesses du Maine et d'Aiguillon, les ducs de Richelieu et de
Ligne 1 919 :
un billet assez joli de forme et de tournure, adressé au comte de
Choiseul alors ministre. Vous reconnaîtrez dans ce peu de mots la
touche de cet homme toujours plein d'idées neuves et piquantes ; il
était difficile d'échapper d'une manière plus originale aux formules
banales et cérémonieuses des recommandations de cour.
 
«Permettez que je vous informe de ce qui vient de m'arriver avec M.
Makartney, gentilhomme anglais très jeune et pourtant très sage ; très
instruit, mais modeste ; fort riche et fort simple ; et qui criera
bientôt au parlement mieux qu'un autre. Il m'a nié que vous eussiez
des bontés pour moi. Je me suis échauffé, je me suis vanté de votre
protection ; il m'a répondu que si je disais vrai, je prendrais
la liberté de vous écrire ; j'ai les passions vives. Pardonnez,
monseigneur, au zèle, à l'attachement et au profond respect du vieux
montagnard.»
Ligne 1 939 :
la touche inimitable de Voltaire prosateur. Parmi le petit nombre de
pièces de vers, mêlées aux morceaux de prose, la suivante, adressée à
la fameuse Mlle Raucourt, n'a jamais été imprimée :
 
<div class="verse">
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Raucourt, tes talents enchanteurs
Chaque jour te font des conquêtes ;
Tu fais soupirer tous les coeurs,
Tu fais tourner toutes les têtes.
Ligne 1 954 :
Se range sous ton étendard.
Es-tu Didon, es-tu Monime,
Avec toi nous versons des pleurs ;
Nous gémissons de tes malheurs
Et du sort cruel qui t'opprime.
L'art d'attendrir et de charmer
A paré ta brillante aurore ;
Mais ton coeur est fait pour aimer,
Et ton coeur ne dit rien encore.
Défends ce coeur du vain désir
De richesse et de renommée ;
L'amour seul donne le plaisir,
Et le plaisir est d'être aimée.
Déjà l'amour brille en tes yeux,
Il naîtra bientôt dans ton âme ;
Bientôt un mortel amoureux
Te fera partager sa flamme.
Ligne 1 987 :
 
 
: : : :I
 
 
Ligne 2 006 :
 
 
: : : :II
 
 
Franchement, on trouvera parmi vous des affranchis, prêts à invoquer
la licence après avoir déifié le despotisme ; des transfuges, prêts à
flatter le pouvoir après avoir chanté l'anarchie, et des insensés qui
ont baisé hier des fers illégitimes, et, comme le serpent de la fable,
veulent aujourd'hui briser leurs dents sur le frein des lois ; mais on
n'y découvrira pas un poëte. Car, pour ceux qui ne prostituent pas les
titres, sans un esprit droit, sans un coeur pur, sans une âme noble et
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non pas en mon nom, car je ne suis rien, mais au nom de tous les gens
qui raisonnent, et qui pensent-je veux bien ne choisir mon exemple
que dans l'antiquité-que ces mots : Dulce et decorum est pro patria
mori, sonnent mal dans la bouche d'un fuyard. Je l'avouerai donc,
j'ai cherché jusqu'ici autour de moi un poëte, et je n'en ai pas
rencontré ; de là, il s'est formé dans mon imagination un modèle idéal
que je voudrais dépeindre, et, comme Milton aveugle, je suis tenté
quelquefois de chanter ce soleil que je ne vois pas.
 
 
: : : :III
 
 
Ligne 2 038 :
l'auteur de ce livre et le malheureux poëte de la Jeune Captive.
Dans tous les deux, même originalité, même fraîcheur d'idées, même
luxe d'images neuves et vraies ; seulement l'un est plus grave et même
plus mystique dans ses peintures ; l'autre a plus d'enjouement, plus de
grâce, avec beaucoup moins de goût et de correction. Tous deux sont
inspirés par l'amour. Mais dans Chénier ce sentiment est toujours
profane ; dans l'auteur que je lui compare, la passion terrestre est
presque toujours épurée par l'amour divin. Le premier s'est étudié à
donner à sa muse les formes simples et sévères de la muse antique ; le
second, qui a souvent adopté le style des pères et des prophètes, ne
dédaigne pas de suivre quelquefois la muse rêveuse d'Ossian et les
Ligne 2 053 :
 
 
: : : :IV
 
 
Ligne 2 059 :
poésie!
 
Je lus en entier ce livre singulier ; je le relus encore, et, malgré
les négligences, le néologisme, les répétitions et l'obscurité que je
pus quelquefois y remarquer, je fus tenté de dire à l'auteur :
-Courage, jeune homme! vous êtes de ceux que Platon voulait combler
d'honneurs et bannir de sa république. Vous devez vous attendre aussi
Ligne 2 071 :
 
 
== THÉATREThéatre ==
 
 
: : : :I
 
 
Ligne 2 089 :
plus une situation terrible serait prolongée, plus elle serait belle,
et le sublime de la tragédie serait le comte Ugolin enfermé dans une
tour avec ses fils pour y mourir de faim ; scène de terreur monotone
qui n'a pu réussir, même en Allemagne, pays de penseurs profonds,
attentifs et fixes.
 
 
: : : :II
 
 
Ligne 2 100 :
plus que de l'incertitude des caractères, ce n'est plus la tragédie
par force, mais la tragédie par faiblesse. C'est, si l'on veut, le
spectacle de la vie humaine ; les grands effets par les petites causes ;
ce sont des hommes ; mais au théâtre, il faut des anges ou des géants.
 
 
: : : :III
 
 
Ligne 2 112 :
 
 
: : : :IV
 
 
Ligne 2 120 :
de la terre, s'il n'en est la plus grande. On objectera que, dans
cette hypothèse, le Cid ne devrait point se battre avec don Gormas.
Eh! point du tout. Le Cid connaît Chimène ; il aime mieux encourir sa
colère que son mépris, parce que le mépris tue l'amour. L'amour, dans
les grandes âmes, c'est une estime céleste.
 
 
: : : :V
 
 
Ligne 2 136 :
consolation, parce que l'on sent que Britannicus est vengé, et que
Néron n'est pas moins malheureux que ses victimes. Il semble qu'il
devrait en être de même dans Voltaire ; cependant le coeur, qui ne se
trompe pas, reste abattu ; et en effet Mahomet n'est nullement puni.
Son amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans son caractère et
qu'un moyen dérisoire dans l'action. Lorsque le spectateur voit cet
Ligne 2 147 :
poëte tragique, il y a une profonde et radicale différence entre
l'empereur romain et le chamelier-prophète. Néron peut être amoureux,
Mahomet non. Néron, c'est un phallus ; Mahomet, c'est un cerveau.
 
 
: : : :VI
 
 
Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur :
Bérénice n'a pu faire tomber Racine ; Lamotte n'a pu faire tomber
Inès.
 
 
: : : :VII
 
 
Ligne 2 172 :
avec les modifications qu'a dû y apporter la différence des époques.
Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scène aux
jeux du théâtre ; de là, ces masques, ces choeurs, ces cothurnes ; mais,
comme chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le
premier état d'enfance, ils furent bientôt ramenés à cette simplicité
Ligne 2 184 :
renfermer dans de justes bornes! Voilà pourquoi la plupart des pièces
allemandes ou anglaises qu'on transporte sur notre scène produisent
moins d'effet que dans l'original ; on leur laisse des défauts qui
tiennent aux plans et aux caractères, et on leur ôte cette pompe
théâtrale qui en est la compensation.
Ligne 2 191 :
auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste.
Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de
lumières ; et les grands hommes allemands étaient disséminés comme dans
des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie comme des
deux fluides sur la batterie ; il faut les mettre en contact pour
qu'ils vous donnent la foudre.
 
 
: : : :VIII
 
 
On peut observer qu'il y a deux sortes de tragédies ; l'une qui est
faite avec des sentiments, l'autre qui est faite avec des événements.
La première considère les hommes sous le point de vue des rapports
établis entre eux par la nature ; la seconde, sous le point de vue des
rapports établis entre eux par la société. Dans l'une, l'intérêt naît
du développement d'une des grandes affections auxquelles l'homme est
soumis par cela même qu'il est homme, telles que l'amour, l'amitié,
l'amour filial et paternel ; dans l'autre, il s'agit toujours d'une
volonté politique appliquée à la défense ou au renversement des
institutions établies. Dans le premier cas, le personnage est
évidemment passif, c'est-à-dire qu'il ne peut se soustraire à
l'influence des objets extérieurs ; un jaloux ne peut s'empêcher d'être
jaloux, un père ne peut s'empêcher de craindre pour son fils ; et peu
importe comment ces impressions sont amenées, pourvu qu'elles soient
intéressantes ; le spectateur appartient toujours à ce qu'il craint ou
à ce qu'il désire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est
essentiellement actif, parce qu'il n'a qu'une volonté immuable, et que
Ligne 2 221 :
l'autre à une statue que l'on jette en fonte. Dans le premier cas, le
bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d'être soumis à une
influence extérieure ; dans le second, il faut que le métal ait en
lui-même la faculté de parcourir le moule qu'il doit remplir. A mesure
que toutes les tragédies se rapprochent plus ou moins de ces deux
types, elles participent plus ou moins de l'un ou de l'autre ; il faut
une forte constitution aux tragédies de tête pour se soutenir ; les
tragédies de coeur ont à peine besoin de s'astreindre à un plan. Voyez
Mahomet et le Cid.
 
 
: : : :IX
 
 
E.-vient d'écrire ceci aujourd'hui 27 avril 1819 :
 
«En général, une chose nous a frappés dans les compositions de cette
jeunesse qui se presse maintenant sur nos théâtres : ils en sont encore
à se contenter facilement d'eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des
couronnes un temps qu'ils devraient consacrer à de courageuses
Ligne 2 242 :
leurs triomphes. Veillez! veillez! jeunes gens, recueillez vos forces,
vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux
prennent leur vol tout d'un trait ; les aigles rampent avant de
s'élever sur leurs ailes.»
 
Ligne 2 248 :
 
 
==FANTAISIEFantaisie==
 
 
: : : :Février 1819.
 
Ce que je veux, c'est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde
Ligne 2 263 :
c'est-à-dire les uns qu'un peu de despotisme, et les autres que
beaucoup de licence, à peu près comme feu mon grand-oncle, qui avait
sans cesse à la bouche le fameux précepte de l'école de Salerne :
manger peu, mais souvent ; mais qui n'en admettait que la première
partie pour l'usage de la maison.
 
 
: : : :Février 1819.
 
L'autre jour je trouvai dans Cicéron ce passage : «Et il faut que
l'orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le
contre. »In omni causa duas contrarias orationes explicari. Eh!
Ligne 2 291 :
Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l'école
chez Aspasie, à Athènes, cette ville de la politesse et de
l'éloquence :-Qu'as-tu fait des cent écus que t'a valus le soufflet
que tu reçus l'autre jour de Midias en plein théâtre? criait Eschine
à Démosthène.-Eh quoi! athéniens, vous voulez couronner le front qui
Ligne 2 303 :
criait Sextius. Je ne suis pas assez sur de n'être jamais lu que par
des hommes pour rapporter la sanglante réplique de Marc-Antoine. Et au
triomphe de César, qui était aussi un orateur : Citoyens, cachez vos
femmes! chantaient ses propres soldats. Urbani, claudite uxores,
moechum caluum adducimus.
 
Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens bien
sincèrement de n'être pas né dans les siècles antiques ; je compte même
écrire contre mon siècle un gros livre dont mon libraire vous prie,
en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites
Ligne 2 319 :
 
Et où, monsieur, pourvu que l'on ne fût ni borgne, ni bossu, ni
boiteux, ni bancal, ni aveugle ;
 
Pourvu, d'ailleurs, que l'on ne fût ni trop faible ni trop puissant,
ni trop méchant homme, ni trop homme de bien ;
 
Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l'on eût la précaution
de ne point bâtir sa maison sur une butte ;
 
Alors, dis-je, en tant que l'on ne fût point emporté par la lèpre
ou par la peste, on pouvait raisonnablement espérer de mourir
tranquillement dans son lit ; ce qui, à la vérité, n'est guère
héroïque ;
 
Et où, monsieur, pour peu que l'on se sentit tant soit peu grand
Ligne 2 343 :
 
 
: : : :Avril 1819.
 
Il pourrait, à mon sens, jaillir des réflexions utiles de la
comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous
deux supérieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus
spirituel, Walter Scott est plus original ; l'un excelle à raconter
les aventures d'un homme, l'autre mêle à l'histoire d'un individu la
peinture de tout un peuple, de tout un siècle ; le premier se rit
de toute vérité de lieux, de moeurs, d'histoire ; le second,
scrupuleusement fidèle à cette vérité même, lui doit l'éclat magique
de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères sont tracés avec
art ; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce
qu'ils sont plus saillants, d'une nature plus fraîche et moins polie.
Le Sage sacrifie souvent la conscience de ses héros au comique d'une
intrigue ; Walter Scott donne à ses héros des âmes plus sévères ; leurs
principes, leurs préjugés même ont quelque chose de noble en ce qu'ils
ne savent point plier devant les événements. On s'étonne, après avoir
lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variété du plan ; on s'étonne
encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicité du
canevas ; c'est que le premier met son imagination dans les faits, et
le second dans les détails. L'un peint la vie, l'autre peint le coeur.
Enfin, la lecture des ouvrages de Le Sage donne, en quelque sorte,
l'expérience du sort ; la lecture de ceux de Walter Scott donne
l'expérience des hommes.
 
Ligne 2 372 :
jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses
chaussons, et quand, dans l'ardeur de la dispute, nous lui contestions
quelque chose, il appelait son valet :-Hem, hem, hem, Dave,
apporte-moi le chausson de la tempérance, le chausson de la justice,
ou le chausson de Platon, ou celui d'Aristote,-selon les matières qui
Ligne 2 380 :
d'être aussi célèbres que la perruque de Kant, laquelle s'est vendue
30,000 florins à la mort du philosophe, et n'a plus été payée que
1,200 écus à la dernière foire de Leipzick ; ce qui prouverait, à
mon sens, que l'enthousiasme pour Kant et son idéologie diminue en
Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait
Ligne 2 386 :
 
 
: : : :Avril 1820.
 
L'année littéraire s'annonce médiocrement. Aucun livre important,
aucune parole forte ; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait
temps cependant que quelqu'un sortît de la foule, et dît : me voilà!
Il serait temps qu'il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou
un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les
Ligne 2 401 :
battaient comme on voudrait écrire.
 
Pauvre temps que le nôtre! Force vers, point de poésie ; force
vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.
 
Ligne 2 410 :
rage des mauvais romans. J'en ai là une pile que je n'ouvrirai jamais,
car je ne serais pas sûr d'y trouver seulement ce que le chien dont
parle Rabelais demandait en rongeant son os : rien qu'ung peu de
mouëlle.
 
Ligne 2 426 :
dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait.
 
Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître ; nous n'attendons plus
que le géant.
 
Le fait politique de l'année 1820, c'est l'assassinat de M. le duc de
Berry ; le fait littéraire, c'est je ne sais quel vaudeville. Il y a
trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature
au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses
Ligne 2 451 :
se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau.
S'il n'est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le
goût ; qu'a-t-il à répondre? Le goût est semblable à ces anciennes
divinités païennes qu'on respectait d'autant plus qu'on ne savait où
les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n'en est pas de même
avec les savants. Ce sont gens, comme disait Laclos, qui ne se
battent qu'à coups de faits ; et il est fort désagréable pour un grave
journaliste, lequel n'a ordinairement d'un érudit que le pédantisme,
de se voir rendre, par quelque savant irrité, les coups de férule
Ligne 2 461 :
rien de terrible comme la colère d'un savant attaqué sur son terrain
favori. Cette espèce d'hommes-là ne sait dire d'injures que par
in-folio ; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes
assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant
platonique de la Lexicologie, raconte, dans son Supplément à la
bibliothèque orientale, que l'impératrice chinoise Uu-Heu commit
plusieurs crimes, tels que d'assassiner son mari, son frère, ses
fils ; mais un surtout qu'il appelle un attentat inouï, c'est d'avoir
ordonné, au mépris de toutes les lois de la grammaire, qu'on l'appelât
empereur et non impératrice.
Ligne 2 473 :
Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l'inventeur de la
pierre philosophale des sciences, voici quelques détails sur cet
homme célèbre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait :
 
«Alary portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe,
Ligne 2 487 :
deux démons si redoutés aujourd'hui, étaient de fort pauvres diables.
Aujourd'hui ce qui salit le poëte et le philosophe, ce n'est pas la
pauvreté, c'est la vénalité ; ce n'est pas la crotte, c'est la boue.
 
 
Ligne 2 503 :
laborieusement bâtis d'après des lois générales et des combinaisons
particulières. La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré qu'ils
fussent auteurs ; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant
de fois cité, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n'écrivaient
point pour écrire, mais parce qu'ils avaient des parents et des amis,
Ligne 2 512 :
qu'ils n'ont envoyé leurs lettres qu'à leurs familles qu'elles sont
parvenues à la postérité. Nous croyons qu'il est impossible de dire
quels sont les éléments du style épistolaire ; les autres genres ont
des règles, celui-là n'a que des secrets.
 
Ligne 2 523 :
Celui qui, tourmenté du généreux démon de la satire, prétend dire
des vérités dures à son siècle, doit, pour mieux terrasser le vice,
attaquer en face l'homme vicieux ; pour le flétrir, il doit le nommer ;
mais il ne peut acquérir ce droit qu'en se nommant lui-même. De cette
manière il s'assure en quelque sorte la victoire ; car, plus son ennemi
est puissant, plus il se montre courageux, lui, et la puissance recule
toujours devant le courage. D'ailleurs, la vérité veut être dite à
Ligne 2 541 :
homme qui vient scruter notre caractère. Cette conscience est celle de
 
: : :L'endroit que l'on sent faible et qu'on veut se cacher.
 
Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui que nous regarderons
Ligne 2 549 :
monde, en le dénonçant comme un fâcheux. Le philosophe observateur, à
la manière des acteurs anciens, ne peut remplir son rôle s'il ne porte
un masque. Nous recevrons fort mal le maladroit qui nous dira : Je
viens compter vos défauts et étudier vos vices. Il faut, comme dit
Horace, qu'il mette du foin à ses cornes, autrement nous crierons
Ligne 2 555 :
toujours si vaste en France, doit se glisser plutôt que se présenter
dans la société, remarquer tout sans se faire remarquer lui-même, et
ne jamais oublier ce vers de Mahomet :
 
: : :Mon empire est détruit si l'homme est reconnu.
 
 
Ligne 2 566 :
des petitesses qui se rencontrent dans presque tous les grands
caractères. Louis XIV se serait cru déshonoré si son valet de chambre
l'eût vu sans perruque ; Turenne, seul dans l'obscurité, tremblait
comme un enfant ; et l'on sait que César avait peur de verser en
montant sur son char de triomphe.
 
Ligne 2 597 :
Je n'aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre
C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre ;
Au moment d'expirer il tâche d'éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir.
Ligne 2 610 :
cependant à quel point les attaques réitérées de ses Zoïles durent
influer sur ses idées pour l'amener à dire avec une sorte de
conviction :
 
: : :Sed neque Godaeis accedat musa tropaeis,
: : :Nec Capellanum fas mihi velle sequi.
 
De pareils vers, écrits sérieusement par Corneille, sont une bien
Ligne 2 624 :
 
 
: : : :1819.
 
Un livre de poésie vient de paraître, et, quoique l'auteur soit mort,
Ligne 2 632 :
naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la
critique, chose étrange, s'acharne sur un cercueil! Pourquoi? En voici
la raison en deux mots : c'est que c'est bien un poëte mort, il est
vrai, mais c'est aussi une poésie nouvelle qui vient de naître. Le
tombeau du poëte n'obtient pas grâce pour le berceau de sa muse.
Ligne 2 640 :
style incorrect et parfois barbare, ces idées vagues et incohérentes,
cette effervescence d'imagination, rêves tumultueux du talent qui
s'éveille ; cette manie de mutiler la phrase, et, pour ainsi dire,
de la tailler à la grecque ; les mots dérivés des langues anciennes
employés dans toute l'étendue de leur acception maternelle ; des coupes
bizarres, etc. Chacun de ces défauts du poëte est peut-être le germe
d'un perfectionnement pour la poésie. En tout cas, ces défauts ne sont
Ligne 2 670 :
 
Cet homme si digne de sympathie n'eut pas le temps de devenir un poëte
parfait ; mais, en parcourant les fragments qu'il nous a laissés, on
rencontre des détails qui font oublier tout ce qui lui manque. Nous
allons en signaler quelques-uns. Voyons d'abord le tableau de Thésée
tuant un centaure :
 
<div class="verse">
<pre>
 
Il va fendre sa tête ;
Soudain le fils d'Égée, invincible, sanglant,
L'aperçoit, à l'autel prend un chêne brûlant,
Ligne 2 695 :
d'autre mérite qu'une irréprochable médiocrité.
 
Il y a dans Ovide :
 
<div class="verse">
Ligne 2 707 :
 
C'est ainsi que Chénier imite. En maître. Il avait dit des serviles
imitateurs :
 
 
Ligne 2 715 :
La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit.
 
Voyez encore ces vers de l'apothéose d'Hercule :
 
Il monte, sous ses pieds
Ligne 2 734 :
Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers où brille le mérite
de la difficulté vaincue? tournons la page, car, pour citer, on n'a
guère que l'embarras du choix :
 
<div class="verse">
Ligne 2 742 :
Quand, lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m'asseyant près de lui, sur son coeur,
M'appelait son rival et déjà son vainqueur ;
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
A souffler une haleine harmonieuse et pure,
Ligne 2 752 :
Veut-on des images gracieuses?
 
J'étais un faible enfant, qu'elle était grande et belle ;
Elle me souriait et m'appelait près d'elle ;
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein ;
Et sa main, quelquefois aimable et caressante,
Feignait de châtier mon enfance imprudente.
Ligne 2 762 :
Que de fois (mais, hélas! que sent-on à cet âge?)
Que de fois ses baisers ont pressé mon visage!
Et les bergers disaient, me voyant triomphant :
Oh! que de biens perdus! O trop heureux enfant!
 
Ligne 2 769 :
Les idylles de Chénier sont la partie la moins travaillée de ses
ouvrages, et cependant nous connaissons peu de poëmes dans la langue
française dont la lecture soit plus attachante ; cela tient à cette
vérité de détails, à cette abondance d'images qui caractérisent la
poésie antique. On a observé que telle églogue de Virgile pourrait
Ligne 2 778 :
rivaux en arrière. Peut-être l'habitude de l'antiquité nous égare,
peut-être avons-nous lu avec trop de complaisance les premiers essais
d'un poëte malheureux ; cependant nous osons croire, et nous ne
craignons pas de le dire, que, malgré tous ses défauts, André de
Chénier sera regardé parmi nous comme le père et le modèle de la
Ligne 2 784 :
voyant combien ce jeune talent marchait déjà de lui-même vers un
perfectionnement rapide. En effet, élevé au milieu des muses antiques,
il ne lui manquait que la familiarité de sa langue ; d'ailleurs, il
n'était dépourvu ni de sens ni de lecture, et encore moins de ce goût
qui n'est que l'instinct du vrai beau. Aussi voit-on ses défauts faire
Ligne 2 790 :
quelquefois des entraves grammaticales, ce n'est plus guère qu'à la
manière de La Fontaine, pour donner à son style plus de mouvement, de
grâce et d'énergie. Nous citerons ces vers :
 
<div class="verse">
Ligne 2 810 :
Elle a tout vu. Bientôt cris, reproches, injure,
Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure.
«Chacun, pour cette belle avait vu mes égards ;
«Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards.»
Et puis des pleurs, des pleurs... que Memnon sur sa cendre
Ligne 2 817 :
 
Et ceux-ci, où éclatent, à un égal degré, la variété des coupes et la
vivacité des tournures :
 
Une amante moins belle aime mieux, et du moins,
Humble et timide, à plaire elle est pleine de soins ;
Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence ;
Fidèle, peu d'amants attaquent sa constance ;
Et son égale humeur, sa facile gaîté,
L'habitude, à son front tiennent lieu de beauté.
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle,
Celle qu'on ne voit point sans dire : Qu'elle est belle!
Insulte en son triomphe aux soupirs de l'amour.
Souveraine au milieu d'une tremblante cour,
Ligne 2 840 :
En général, quelle que soit l'inégalité du style de Chénier, il est
peu de pages dans lesquelles on ne rencontre des images pareilles à
celle-ci :
 
<div class="verse">
Ligne 2 859 :
Voici encore un morceau d'un genre différent, aussi énergique que
celui-là est gracieux. On croirait lire des vers de quelqu'un de nos
vieux poëtes :
 
<div class="verse">
Ligne 2 871 :
Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne.
Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main ;
Et puis mon coeur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse ;
Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux...
A quelque noir destin qu'elle soit asservie,
Ligne 2 891 :
essais informes on trouve déjà tout le mérite du genre, la verve,
l'entraînement, et cette fierté d'idées d'un homme qui pense par
lui-même ; d'ailleurs, partout la même flexibilité de style ; là des
images gracieuses, ici des détails rendus avec la plus énergique
trivialité. Ses odes à la manière antique, écrites en latin, seraient
citées comme des modèles d'élévation et d'énergie ; encore, toutes
latines qu'elles sont, il n'est point rare d'y trouver des strophes
dont aucun poëte français ne désavouerait la teinte ferme et
Ligne 2 903 :
 
Vain espoir! inutile soin!
Ramper est des humains l'ambition commune ;
C'est leur plaisir, c'est leur besoin.
Voir fatigue leurs yeux, juger les importune.
Ligne 2 912 :
Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent.
 
Et plus loin :
 
C'est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain!
Dit cette cour lâche et hardie.
Ils avaient dit : C'est bien, quand, la lyre à la main,
L'incestueux chanteur, ivre de sang romain,
Applaudissait à l'incendie.
Ligne 2 923 :
 
Il n'y aura point d'opinion mixte sur André de Chénier. Il faut jeter
le livre ou se résoudre à le relire souvent ; ses vers ne veulent
pas être jugés, mais sentis. Ils survivront à bien d'autres qui
aujourd'hui paraissent meilleurs. Peut-être, comme le disait naïvement
Ligne 2 930 :
leurs équivalents latins, il sera rare que vous ne rencontriez pas de
beaux vers. D'ailleurs, vous trouverez dans Chénier la manière franche
et large des anciens ; rarement de vaines antithèses, plus souvent des
pensées nouvelles, des peintures vivantes, partout l'empreinte de
cette sensibilité profonde sans laquelle il n'est point de génie,
Ligne 2 944 :
 
Les fils des dents du dragon n'avaient pas besoin d'être entièrement
sortis de la terre pour qu'on reconnût en eux des guerriers ; et,
lorsque vous aviez vu seulement les gantelets d'Érix, vous pouviez
juger les forces de l'athlète.
Ligne 2 958 :
tout autre, à son immense renommée le privilège ou le malheur d'une
foule d'interprètes. Chez tous les peuples, d'impuissants copistes
et d'insipides traducteurs ont défiguré ses poëmes ; et depuis Accius
Labeo, qui s'écriait :
 
: :Crudum manduces Priamum Priamique puellos ;
: : : :«Mange tout crus Priam et ses enfants» ;
 
jusqu'à ce brave contemporain de Marot qui faisait dire au chantre
d'Achille :
 
: :Lors, face à face, on vit ces deux grands ducs
: :Piteusement sur la terre étendus ;
 
depuis le siècle du grammairien Zoïle jusqu'à nos jours, il est
Ligne 2 975 :
 
Croyez-moi, ne vous mêlez pas à ces nains. Votre traduction est encore
en portefeuille ; vous êtes bien heureux d'être à temps pour la brûler.
 
Une traduction d'Homère en vers français! c'est monstrueux et
Ligne 2 986 :
sais quelque chose, moi, qui ai rimé en français (ce que j'ai caché
soigneusement jusqu'à ce jour) quatre ou cinq mille vers d'Horace, de
Lucain et de Virgile ; moi, qui sais tout ce qui se perd d'un hexamètre
qu'on transvase dans un alexandrin.
 
Ligne 2 992 :
 
Savez-vous bien que la seule simplicité d'Homère a, de tout temps,
été l'écueil des traducteurs? Madame Dacier l'a changée en platitude ;
Lamotte-Houdard, en sécheresse ; Bitaubé, en fadaise. François Porto
dit qu'il faudrait être un second Homère pour louer dignement le
premier. Qui faudrait-il donc être pour le traduire?
Ligne 3 002 :
 
 
: : : :Juin 1820.
 
<div class="verse">
Ligne 3 010 :
Sort et s'échappe en foule une troupe enfantine,
Quand j'entends sur le seuil le sévère mentor
Dont les derniers avis les poursuivent encor :
-Hâtez-vous, il est tard, vos mères vous attendent!
-Inutiles clameurs que les vents seuls entendent!
Ligne 3 016 :
Se sépare, oubliant les ordres de l'argus.
Les uns courent sans peur, pendant qu'il fait un somme,
Simuler des assauts sur le foin du bonhomme ;
D'autres jusqu'en leurs nids surprennent les oiseaux
Qui le soir le charmaient, errants sous ses berceaux ;
Ou, se glissant sans bruit, vont voir avec mystère
S'ils ont laissé des noix au clos du presbytère.
 
Sans doute vous blâmez tous ces jeux dont je ris ;
Mais Montaigne, en songeant qu'il naquit dans Paris,
Vantait son air impur, la fange de ses rues ;
Montaigne aimait Paris jusque dans ses verrues.
J'ai passé par l'enfance, et cet âge chéri
Ligne 3 044 :
 
 
: : : :Juin 1820.
 
<div class="verse">
Ligne 3 056 :
Un jour, vers le bonheur tournant un oeil d'envie,
Vous ferez comme moi, sur ce modèle heureux,
Bien des projets charmants, bien des plans généreux ;
Et puis viendra le sort, dont la main inquiète
Détruira dans un jour votre ébauche imparfaite!
Ligne 3 069 :
 
Il n'y a plus rien d'original aujourd'hui à pécher contre
la grammaire ; beaucoup d'écrivains nous ont lassés de cette
originalité-là. Il faut aussi éviter de tirer parti des petits
détails, genre qui montre de la recherche et de l'affectation. Il
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une vérité dont nous pouvons tous les jours nous convaincre davantage.
Nous voyons des jeunes gens faire à dix-neuf ans ce que Racine
n'aurait pas fait à vingt-cinq ; mais à vingt-cinq ils sont arrivés à
l'apogée de leur talent, et à vingt-huit ans ils ont déjà défait la
moitié de leur gloire. On nous objectera que Voltaire aussi avait fait
des vers dès son enfance ; mais il est à remarquer que, dès quinze
ans, Campistron et Lagrange-Chancel étaient connus dans les salons
et considérés comme de petits grands hommes ; tandis qu'au même âge
Voltaire était déjà en fuite de chez son père ; et, en général, ce
n'est pas dans des cages, fussent-elles dorées, qu'il faut élever les
aigles.
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les amène, suivies de ce qu'elles entraînent. Liées à l'ouvrage,
la couleur bien appareillée des parties concourt à l'harmonie de
l'ensemble ; détachées du tout, cette même couleur devient disparate
et forme une dissonance avec tout ce dont on l'entoure. Le style du
critique, qui doit être simple et coulant, et qui est maintes fois
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auteurs perdent souvent, en le mettant en commun, tout le talent
qu'ils pourraient avoir chacun séparément. Il est impossible que deux
têtes humaines conçoivent le même sujet absolument de la même manière ;
et l'absolue unité de la conception est la première qualité d'un
ouvrage. Autrement les idées des divers collaborateurs se heurtent
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longtemps avant que nous ne nous mêlassions de régenter les théâtres,
les petits précis historiques des feuilletons nous avaient toujours
paru fort ennuyeux ; ensuite parce que nous ne pouvons décemment nous
flatter de réussir mieux au métier d'historien que tant de critiques
plus habiles que nous, nos devanciers ; et, sur ce, fort de l'avis de
Barnes, qu'il suffît, pour gagner une cause, de trouver deux raisons,
bonnes ou mauvaises, nous passons à Jean de Bourgogne.
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Dès les premières scènes de cette pièce, nous voyons se dessiner trois
principaux caractères, ce qui nous donne deux actions distinctes, ou,
si l'on veut, deux faits en question différents, savoir : la question
entre le dauphin et le duc de Bourgogne, ou la France sera-t-elle
sauvée? et la question entre le duc de Bourgogne et Valentine de
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et même intérêt. En effet, s'il nous montre le dauphin prêt à tout
sacrifier pour sauver la France, il nous montre en même temps la
duchesse prête à tout sacrifier, même la France, pour sauver son mari ;
il suit de là que le spectateur, qui s'intéresse à l'une des deux
actions, ne s'intéresse pas à l'autre, et réciproquement, de telle
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nécessaire. Dès que l'auteur voulait commencer sa pièce par rappeler
les crimes de Jean de Bourgogne, idée juste et tragique, il n'avait
pas besoin de l'intervention personnelle de la duchesse d'Orléans ; une
lettre eût suffi, et le spectateur se serait trouvé transporté tout
de suite au milieu des scènes animées du second acte, seul point
Ligne 3 191 :
 
Lorsque nous disons que l'action commence, nous sentons avec peine
que nous nous servons d'une expression impropre ; c'est paraît devoir
commencer que nous devrions dire. En effet, la tragédie nouvelle,
estimable sous d'autres rapports, n'est encore, quant au plan, qu'une
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l'accusation portée contre le duc de Bourgogne, tout à coup celui-ci
se présente, et, loin de se justifier, déclare la guerre à son
souverain. Voilà une situation ; mais que produit-elle? Rien. Les
deux partis se séparent avec des menaces réciproques. Cependant
Tanneguy-Duchâtel est là qui doit assassiner le prince un jour et qui
devrait, ce semble, profiter de l'occasion. Et de deux choses l'une :
ou le duc de Bourgogne a les moyens de s'emparer de la personne de
son maître, et alors pourquoi ne le fait-il pas? ou il n'en a pas
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que le duc de Bourgogne est maître de Paris et qu'il marche sur le
palais. Voilà le dauphin en péril, comment fera-t-il pour en sortir?
Rien de plus simple ; il sort par une porte et le duc de Bourgogne
entre par l'autre. Mais, dira l'auteur, le dauphin se laisse
entraîner. Et voilà justement le malheur, les grands caractères
Ligne 3 235 :
 
Nous venons d'exposer en peu de mots le plan de Jean de Bourgogne,
dégagé de toutes les scènes épisodiques ; il nous reste à examiner
comment un auteur, qui est loin de manquer de talent, a pu être
conduit à travailler sur un canevas aussi imparfait.
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tragédie, la tragédie de sentiments et la tragédie d'événements.
Il suffit, pour s'en convaincre, d'établir entre ses deux héros
quelques-uns des rapports naturels de frère à frère ou de père à fils ;
nous allons voir disparaître toutes les difformités de son action. Par
exemple, qu'un fils accusé d'un crime déclare la guerre à son père,
Ligne 3 258 :
impraticable, puisqu'une tragédie doit avoir un commencement, une fin
et un milieu. En admettant la seconde, il fallait, dès les premières
scènes, poser la question tragique : le duc sera-t-il assassiné, ou
ne le sera-t-il pas? et faire naître l'intérêt de la lutte des
circonstances qui le détournent de sa perte ou qui l'y entraînent.
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gloire. Il y a quelque chose du fanfaron dans ces guerriers
d'Homère qui préludaient au combat en déclinant leurs noms et leurs
généalogies ; ce sont des héros plus vrais, ces chevaliers français qui
combattaient la visière baissée, et ne découvraient le visage qu'après
que le bras avait été reconnu.
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Boire et jurer fut ton emploi.
Ton bonnet, ton jargon cynique,
Ton air sombre, inspiraient l'effroi ;
Et, plein d'un feu patriotique,
Pour gagner le laurier civique,
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J'entrai dans votre beau palais.
D'abord, je fis, de mon air mince,
Rire un régiment de valets ;
Puis, relégué dans l'antichambre,
Tout mouillé des pleurs de décembre,
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Quoi! c'était donc un prince en herbe
Que mon cher Brutus d'autrefois!
On vous admire, je le vois ;
Votre savoir passe en proverbe ;
Vos festins sont dignes des rois ;
Vos cadeaux sont d'un goût superbe ;
Homme d'état, votre talent
Éclate en vos moindres saillies,
Et si vous dites des folies,
Vous les dites d'un ton galant.
Quant à moi, je ris en silence ;
Car, puisqu'aujourd'hui l'opulence
Donne tout, grâce, esprit, vertus,
Ligne 3 367 :
Pour moi, je n'en attends aucune.
Ma bourse, vide tous les mois,
Me force à changer de retraites ;
Vous, dans un poste hasardeux,
Tâchez de rester où vous êtes,
Ligne 3 386 :
 
Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire, se sont mis en
tête d'écrire, parce qu'en fermant un beau livre ils s'étaient dit :
J'en pourrais faire autant! Et cette réflexion-là ne prouvait rien,
sinon que l'ouvrage était inimitable. En littérature comme en morale,
Ligne 3 397 :
Si Walter Scott est écossais, ses romans suffiraient pour nous
l'apprendre. Son amour exclusif pour les sujets écossais prouve son
amour pour l'Écosse ; passionné pour les vieilles coutumes de sa
patrie, il se dédommage, en les peignant fidèlement, de ne pouvoir
plus les suivre avec religion, et son admiration pieuse pour le
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écrits beaucoup plus d'amour pour la célébrité que d'attachement
pour son pays, et beaucoup moins d'orgueil national que de vanité
personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec plaisir les irlandais ;
mais il est une irlandaise qu'elle peint surtout et partout avec
enthousiasme, et cette irlandaise, c'est elle. Miss O'Hallogan dans
Ligne 3 414 :
Il faut le dire, auprès des tableaux pleins de vie et de chaleur de
Scott, les croquis de lady Morgan ne sont que de pâles et froides
esquisses. Les romans historiques de cette dame se laissent lire ; les
histoires romanesques de l'écossais se font admirer. La raison en est
simple ; lady Morgan a assez de tact pour observer ce qu'elle voit,
assez de mémoire pour retenir ce qu'elle observe, et assez de finesse
pour rapporter à propos ce qu'elle a retenu ; sa science ne va pas plus
loin. Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quelquefois, ne sont
pas soutenus ; à côté d'un trait dont la vérité vous frappe, parce
qu'elle l'a copié sur la nature, vous en trouvez un autre choquant de
fausseté, parce qu'elle l'invente. Walter Scott, au contraire, conçoit
un caractère, après n'en avoir souvent observé qu'un trait ; il le voit
dans un mot, et le peint de même. Son excellent jugement fait qu'il ne
s'égare point, et ce qu'il crée est presque toujours aussi vrai que ce
qu'il observe. Quand le talent est poussé à ce point, il est plus
que du talent ; aussi peut-on réduire le parallèle en deux mots : lady
Morgan est une femme d'esprit ; Walter Scott est un homme de génie.
 
 
[1 : Il faut en excepter toutefois son roman sur la France.
 
 
Ligne 3 439 :
<pre>
 
-Je disais l'an passé : Voici le jour de fête,
Charles m'attend ; je veux, ceignant de fleurs ma tête,
M'offrir avec ma fille à son premier coup d'oeil ;
Quand ce jour reviendra, ramené par l'année,
Si je lui porte un fils, fruit de mon hyménée,
Mon bonheur sera de l'orgueil.
 
L'année a fui ; voici le jour de fête!
Est-ce une fête, hélas! que l'on apprête?
Qu'est devenu ce jour jadis si doux?
De pleurs amers j'ai salué l'aurore ;
Pourtant un Charle à mes voeux reste encore,
J'embrasse un fils, mais je n'ai plus d'époux.
 
Veuve, deux orphelins m'attachent à la terre.
Mon bien-aimé près d'eux ne viendra pas s'asseoir ;
Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur père,
Et j'irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire,
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Nous voyions cependant, échappés aux naufrages,
Briller l'arc du salut au milieu des orages ;
Le ciel ne s'armait plus de présages d'effroi ;
De l'héroïque mère exauçant l'espérance,
Le Dieu qui fut enfant avait à notre France
Ligne 3 481 :
 
Défiez-vous de ces gens armés d'un lorgnon qui s'en vont partout
criant : J'observe mon siècle! Tantôt leurs lunettes grossissent les
objets, et alors des chats leur semblent des tigres ; tantôt elles les
rapetissent, et alors des tigres leur paraissent des chats. Il faut
observer avec ses yeux. Le moraliste, en effet, ne doit jamais parler
Ligne 3 491 :
 
Il est encore pour le moraliste une condition dont nous avons déjà
parlé ailleurs, celle de rester inconnu des individus qu'il étudie ;
il faut qu'il entre chez eux, disait encore le même Addison, aussi
librement qu'un chien, un chat, ou tout autre animal domestique.
Ligne 3 510 :
de phrases convenues, d'hémistiches plus ou moins insignifiants,
 
: : : :Qui sont à tout le monde et ne sont à personne.
 
C'est alors que l'homme le moins inventif pourra, avec un peu de
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tragique, à la façon de ce fou qui se croyait propriétaire de son
hôpital. Cependant l'envie, protectrice de la médiocrité, sourira à
son ouvrage ; d'altiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et
créer quelque chose de rien, s'amuseront à lui bâtir une réputation ;
des connaisseurs, qui ne s'obstineront pas ridiculement à vouloir que
des mots expriment des idées, vanteront, d'après le journal du matin,
la clarté, la sagesse, le goût du nouveau poëte ; les salons, échos
des journaux, s'extasieront, et la publication dudit ouvrage n'aura
d'autre inconvénient que d'user les bords du chapeau de Piron.
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autre, c'est prescrire son propre droit à la louange, et ne consentira
au génie de tel poëte qu'autant qu'il ne paraîtra pas abdiquer le
sien ; et je parle ici, non de ceux qui écrivent, mais de ceux qui
lisent, de ceux qui, la plupart, n'écriront jamais. D'ailleurs, il est
de mauvais ton d'applaudir, l'admiration donne à la physionomie une
Ligne 3 556 :
Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus méritées
sont refusées au génie, il voit s'élever sur lui une foule de
réputations inexplicables et de renommées usurpées ; il voit le petit
nombre d'écrivains plus ou moins médiocres qui dirigent pour le
moment l'opinion, exalter les médiocrités qu'ils ne craignent pas,
en déprimant sa supériorité qu'ils redoutent. Qu'importe toute cette
sollicitude du néant pour le néant! On réussira, à la vérité, à user
l'âme, à empoisonner l'existence du grand homme ; mais le temps et
la mort viendront et feront justice. Les réputations dans l'opinion
publique sont comme des liquides de différents poids dans un même
vase. Qu'on agite le vase, on parviendra aisément à mêler les
liqueurs ; qu'on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement
et d'elles-mêmes, l'ordre que leurs pesanteurs et la nature leur
assignent.
Ligne 3 579 :
qu'à Dieu ne plaise!) de nouvelles guerres civiles, nous tous qui
servons aujourd'hui la cause monarchique, nous serions bien alors des
exilés, des bannis, des proscrits ; mais nous ne serions plus, comme
les vainqueurs de Berstheim et de Biberach, des Condéens. Car, du
moins, pour ces fidèles guerriers sans foyer et sans asile, le nom de
Ligne 3 587 :
 
La peinture des passions, variables comme le coeur humain, est une
source inépuisable d'expressions et d'idées neuves ; il n'en est pas de
même de la volupté. Là, tout est matériel, et, quand vous avez épuisé
l'albâtre, la rose et la neige, tout est dit.
Ligne 3 601 :
Voltaire, ne veut marcher qu'escortée de toutes les gloires du siècle
de Louis XIV. C'est elle qui ne voit de poésie que sous la forme
étroite du vers ; qui, semblable aux juges de Galilée, ne veut pas que
la terre tourne et que le talent crée ; qui ordonne aux aigles de
ne voler qu'avec des ailes de cire ; qui mêle, dans son aveugle
admiration, à des renommées immortelles, qu'elle eût persécutées
si elles avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles
réputations usurpées que les siècles se passent avec indifférence et
dont elle se fait des autorités contre les réputations contemporaines ;
en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille
renaissant.
Ligne 3 613 :
Cette opinion décourageante et injurieuse condamne toute originalité
comme une hérésie. Elle crie que le règne des lettres est passé, que
les muses se sont exilées et ne reviendront plus ; et chaque jour de
jeunes lyres lui donnent d'harmonieux démentis, et la poésie française
se renouvelle glorieusement autour de nous. Nous sommes à l'aurore
Ligne 3 623 :
dire la vérité entière, nous conviendrons qu'elle dirige l'immense
majorité des esprits qui composent parmi nous le public littéraire.
Les chefs qui l'ont donnée ont disparu ; mais elle gouverne toujours
la masse, elle surnage encore comme un navire qui a perdu ses mâts.
Cependant il s'élève de jeunes têtes, pleines de sève et de vigueur,
Ligne 3 632 :
opinion poétique qui sera un jour aussi celle de la masse. En
attendant, ils auront bien des combats à livrer, bien des luttes
à soutenir ; mais ils supporteront avec le courage du génie les
adversités de la gloire. La routine reculera bien lentement devant
eux, mais il viendra un jour où elle tombera pour leur faire place,
Ligne 3 647 :
 
 
Toute passion est éloquente ; tout homme persuadé persuade ; pour
arracher des pleurs, il faut pleurer ; l'enthousiasme est contagieux,
a-t-on dit.
 
Prenez une femme et arrachez-lui son enfant ; rassemblez tous les
rhéteurs de la terre, et vous pourrez dire : A la mort, et allons
dîner. Écoutez la mère ; d'où vient qu'elle a trouvé des cris, des
pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombée
des mains? On a parlé comme d'une chose étonnante de l'éloquence de
Cicéron et de la clémence de César ; si Cicéron eût été le père de
Ligarius, qu'en eût-on dit? Il n'y avait rien là que de simple.
 
Ligne 3 662 :
hommes entendent, et qui a été donné à tous les hommes, c'est celui
des grandes passions comme des grands événements, sunt lacrymae
rerum ; il est des moments où toutes les âmes se comprennent, où
Israël se lève tout entier comme un seul homme.
 
Ligne 3 668 :
encore l'action.-Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du
mouvement, il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il?
Ceci vient de plus haut ; qu'il vous suffise que les choses se passent
ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému ; pleurez, vous tirerez des
pleurs ; c'est un cercle où tout vous ramène et d'où vous ne pouvez
sortir. Je vous le demande, à quoi nous eût servi le don de nous
communiquer nos idées si, comme à Cassandre, il nous eût été refusé
Ligne 3 676 :
l'orateur romain? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la
parole.-Romains, s'écria-t-il, je jure que j'ai sauvé la république!
Et tout le peuple se leva, criant : Nous jurons qu'il a dit la vérité.
 
Et tout ce que nous venons de dire de l'éloquence, nous le dirons
Ligne 3 694 :
lui épargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d'avoir
évité la vie? Qu'est-ce qu'exister? dit Locke. C'est sentir. Les
grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vécu ; et
souvent, en quelques années, on a vécu bien des vies. Qu'on ne s'y
trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la région des
orages. Athènes, ville de tumulte, eut mille grands hommes ; Sparte,
ville de l'ordre, n'en eut qu'un, Lycurgue ; et Lycurgue était né avant
ses lois.
 
Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaître au milieu
des grandes fermentations populaires ; Homère, au milieu des siècles
héroïques de la Grèce ; Virgile, sous le triumvirat ; Ossian, sur les
débris de sa patrie et de ses dieux ; Dante, l'Arioste, le Tasse, au
milieu des convulsions renaissantes de l'Italie ; Corneille et Racine,
au siècle de la Fronde ; et enfin Milton, entonnant la première révolte
au pied de l'échafaud sanglant de White-Hall.
 
Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands
hommes, nous les voyons tous tourmentés par une vie agitée et
misérable. Camoëns fend les mers son poëme à la main ; d'Ercilla écrit
ses vers sur des peaux de bêtes dans les forêts du Mexique. Ceux-là
que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de
Ligne 3 717 :
caractère qui les rend à charge à eux-mêmes et à ceux qui les
entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumés
par l'activité de leur propre génie, comme Pascal ; de douleur,
comme Molière et Racine ; ou vaincus par les terreurs de leur propre
imagination, comme ce Tasse infortuné!
 
Ligne 3 753 :
 
 
L'homme de génie ne doit reculer devant aucune difficulté ; il fallait
de petites armes aux hommes ordinaires ; aux grands athlètes, il leur
fallait les cestes d'Hercule.
 
Ligne 3 768 :
tout moment de sa ruine, est encore tourmentée par des dissensions
intérieures. Le peuple penche pour le parti d'Alexandre, qui promet de
rétablir le gouvernement populaire ; le sénat tient pour Cassandre, qui
a rétabli le gouvernement aristocratique. De là la haine violente du
peuple contre Phocion, chef du sénat, et le plus grand ennemi des
caprices de la multitude. Phocion, dans cette crise, où il s'agit de
lui autant que de l'état, insensible à tout autre intérêt qu'à celui
de ses concitoyens, ne songe qu'au salut de la république ; il y
travaille avec toute l'imprudence d'une belle âme. Les moyens qu'il
emploie pour sauver la patrie sont ceux qu'on emploie pour le perdre
lui-même. Il parvient à déterminer les deux chefs rivaux à s'éloigner
de l'Attique et à respecter Athènes ; et dans le même moment il est
accusé de trahison, traduit devant le peuple, et condamné. Voilà, en
peu de mots, toute l'action de la tragédie ; elle est simple, et peut
être noble pourtant. C'est le tableau des agitations populaires et de
la vertu malheureuse, c'est-à-dire le plus grand exemple qu'on puisse
Ligne 3 786 :
D'un côté, la haine du peuple, les ennemis de Phocion, sa vertu
imprudente, qui leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre et
son armée ; de l'autre, les troupes de Cassandre, le parti des bons
citoyens, la vieille autorité du sénat, enfin l'ascendant éternel de
la vertu, qui fait triompher Phocion toutes les fois qu'il se trouve
en présence de la multitude. Ainsi la balance théâtrale est établie ;
l'action se déroule par une suite de révolutions inattendues ; les
moyens d'attaque et de résistance ont entre eux des proportions qui
rendent l'anxiété possible.
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entrevue avec Cassandre, il semble que cette démarche courageuse
va désarmer l'ingratitude du peuple et fermer la bouche à ses
accusateurs. Mais Phocion s'est exposé à la mort sans mandat ; il a
méprisé, pour sauver le peuple, un décret populaire qui le destituait
de sa charge, décret que le sénat n'avait pas sanctionné. Ainsi,
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éloigné. Il n'y a plus qu'à mourir. On propose à Phocion d'armer ses
esclaves et de vendre chèrement sa vie. Mais le grand homme refuse. Le
peuple se précipite sur la scène en criant :-La mort! la mort! Phocion
n'en est point ému. Les orateurs agitent la multitude par leurs cris.
Phocion la harangue ; mais, voyant que le tumulte redouble et qu'il ne
peut parvenir à la ramener à des sentiments humains, il monte sur son
tribunal, et à ce mouvement la révolution théâtrale est opérée. Ce
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de ses concitoyens, ne leur demande pas vengeance, il ne leur demande
pas même la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre encore un
jour pour les sauver. Ainsi la face de la scène est changée ; le peuple
est apaisé ; les deux rois vont se rendre dans la ville pour conclure
une trêve ; il semble que Phocion n'ait plus rien à craindre. Tout à
coup Agnonide se lève et conseille de se saisir des deux rois et
de mettre ainsi fin aux malheurs de la Grèce. A cette proposition
perfide, dont il ne développe que trop bien les avantages,
l'incertitude renaît ; on sent tout de suite quel effet la réponse de
Phocion va produire sur un peuple chez qui Aristide n'osa pas une
seconde fois préférer le juste à l'utile. Phocion voit le piège, et
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les lois pour le faire condamner, ne veut pas être sauvé malgré les
lois. Il marche lui-même au-devant de ses libérateurs et les force à
rentrer dans la citadelle ; il revient ensuite se présenter devant le
peuple. Il est au moment d'être absous, lorsque tout à coup l'armée
d'Alexandre paraît sous les remparts. Le peuple se révolte, l'autorité
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boit gravement le poison.
 
Cette tragédie pourrait être belle ; cependant elle n'obtiendrait qu'un
succès d'estime. Cela tient à ce qu'elle serait froide ; au théâtre un
conte d'amour vaut mieux que toute l'histoire.
 
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Ainsi, dans une scène, d'ailleurs assez bien écrite, si l'on admet que
le style des tragédies de Voltaire est un bon style, entre le tyran et
Phocion, celui-ci, après avoir dit en vrai capitan :
 
<div class="verse">
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Conte ce qu'il a fait pour se justifier.
Ose toi-même ici rappeler mon histoire.
Elle ne t'offrira que des jours pleins de gloire ;
Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux...
 
se reprend tout à coup, et il ajoute avec une emphase de modestie
aussi ridicule que sa jactance :
 
Mais que dis-je? où m'emporte un mouvement honteux?
Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie?
D'en retracer le cours quand Athènes l'oublie?
J'en rougis ; je suis prêt à me désavouer.
Prononce ; j'aime mieux mourir que me louer.
 
</pre>
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Et plus loin, Campistron, ne sachant comment faire revenir Phocion
mourant sur la scène, s'avise de lui faire demander une entrevue au
tyran. Le tyran, très surpris, accorde par pur motif de curiosité ;
mais, comme ce ne serait pas le compte de l'auteur de mettre en
tête-à-tête deux personnages qui n'ont réellement rien à se dire,
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dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter la scène, et il
n'en trouve pas de meilleure, sinon que c'est qu'il lui fait peur, et
il ajoute, avec une bonhomie tout à fait comique :
 
: :Sans armes et mourant je le force à me craindre.
: :Que le sort d'un tyran, justes dieux! est à plaindre!
 
Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promène durant tout le
Ligne 3 901 :
qu'à se baisser et en prendre.
 
: :Et voulant, en mourant, vous choisir un époux,
: :Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.
 
La réponse de la fille est peut-être encore plus singulière :
 
: :Qu'entends-je! ô ciel! seigneur, m'en croyez-vous capable?
: :Je ne vous cèle point qu'il me paraît aimable.
 
C'est cette même Chrysis qui, voyant mourir son père et son amant,
trop bien élevée pour les suivre, s'écrie avec une naïveté si
touchante :
 
<div class="verse">
Ligne 3 920 :
 
Elle s'en va, et la toile tombe. En pareil cas Corneille est sublime,
il fait dire à Eurydice :
 
Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.
Ligne 3 932 :
 
 
: : : :Décembre 1820.
 
Le tout jeune homme qui s'éveille de nos jours aux idées politiques
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Nos pères ne voient dans Napoléon que l'homme qui leur donnait des
épaulettes ; nos mères ne voient dans Buonaparte que l'homme qui leur
prenait leurs fils.
 
Pour nos pères, la révolution, c'est la plus grande chose qu'ait pu
faire le génie d'une assemblée ; l'empire, c'est la plus grande chose
qu'ait pu faire le génie d'un homme. Pour nos mères, la révolution,
c'est une guillotine ; l'empire, c'est un sabre.
 
Nous autres enfants nés sous le consulat, nous avons tous grandi sur
les genoux de nos mères, nos pères étant au camp ; et, bien souvent
privées, par la fantaisie conquérante d'un homme, de leurs maris, de
leurs frères, elles ont fixé sur nous, frais écoliers de huit ou dix
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sucé avec le lait de leurs mères la haine des deux époques violentes
qui ont précédé la restauration. Le croquemitaine des enfants de 1802,
c'était Robespierre ; le croquemitaine des enfants de 1815, c'était
Buonaparte.
 
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père, mes opinions vendéennes. Mon père m'a écouté parler en silence,
puis il s'est tourné vers le général L-, qui était là, et il lui a
dit : Laissons faire le temps. L'enfant est de l'opinion de sa mère,
l'homme sera de l'opinion de son père.
 
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== JOURNALJournal DESdes IDÉESidées ETet DESdes OPINIONSopinions Dd'UNun RÉVOLUTIONNAIRErévolutionnaire DEde 1830 ==
 
 
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politique, la révolution de juillet nous a fait passer brusquement
du constitutionalisme au républicanisme. La machine anglaise est
désormais hors de service en France ; les whigs siégeraient à l'extrême
droite de notre Chambre. L'opposition a changé de terrain comme le
reste. Avant le 30 juillet elle était en Angleterre, aujourd'hui elle
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ces deux forces, l'intelligence et le pouvoir, se superposent. Si
l'intelligence n'éclaire encore qu'une tête au sommet du corps social,
que cette tête règne ; les théocraties ont leur logique et leur beauté.
Dès que plusieurs ont la lumière, que plusieurs gouvernent ; les
aristocraties sont alors légitimes. Mais lorsqu'enfin l'ombre a
disparu de partout, quand toutes les têtes sont dans la lumière, que
tous régissent tout. Le peuple est mûr à la république ; qu'il ait la
république.
 
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Notre maladie depuis six semaines, c'est le ministère et la majorité
de la Chambre qui nous l'ont faite ; c'est une révolution rentrée.
 
 
Ligne 4 102 :
Le ministère anglais nous fait bonne mine parce que nous avons
inspiré au peuple anglais un enthousiasme qui pousse le gouvernement.
Cependant Wellington sait par où nous prendre ; il nous entamera,
l'heure venue, par Alger ou par la Belgique. Or nous devions chercher
à nous lier de plus en plus étroitement avec la population anglaise,
pour tenir en respect son ministère ; et, pour cela, envoyer en
Angleterre un ambassadeur populaire, Benjamin Constant, par exemple,
dont on eût dételé la voiture de Douvres à Londres avec douze cent
Ligne 4 166 :
 
Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un club, par exemple,
effraye, et c'est tout simple ; c'est un mot que la masse traduit par
un chiffre, 93. Et, pour les basses classes, 93, c'est la disette ;
pour les classes moyennes, c'est le maximum ; pour les hautes classes,
c'est la guillotine.
 
Ligne 4 180 :
La république, selon moi, la république, qui n'est pas encore mûre,
mais qui aura l'Europe dans un siècle, c'est la société souveraine
de la société ; se protégeant, garde nationale ; se jugeant, jury ;
s'administrant, commune ; se gouvernant, collège électoral.
 
Les quatre membres de la monarchie, l'armée, la magistrature,
Ligne 4 198 :
distinguer ce qui est la solution sociale de ce qui est la feuille
de papier. Tous les principes que les révolutions antécédentes ont
dégagés forment le fonds, l'essence même de la charte ; respectez-les.
Ainsi, liberté de culte, liberté de pensée, liberté de presse, liberté
d'association, liberté de commerce, liberté d'industrie, liberté de
Ligne 4 224 :
 
M. de Talleyrand a dit à Louis-Philippe, avec un gracieux sourire, en
lui prêtant serment :-Hé! hé! sire, c'est le treizième.
 
 
M. de Talleyrand disait il y a un an, à une époque où l'on parlait
beaucoup trilogie en littérature :-Je veux avoir fait aussi, moi,
ma trilogie ; j'ai fait Napoléon, j'ai fait la maison de Bourbon, je
finirai par la maison d'Orléans.
 
Ligne 4 249 :
 
 
Napoléon disait : Je ne veux pas du coq, le renard le mange. Et il prit
l'aigle. La France a repris le coq. Or, voici tous les renards qui
reviennent dans l'ombre à la file, se cachant l'un derrière l'autre ;
P- derrière T-, V- derrière M-. Eia! vigila, Galle!
 
Ligne 4 265 :
 
 
Vieillard, ne vous barricadez pas ainsi dans la législature ; ouvrez
la porte bien plutôt, et laissez passer la jeunesse. Songez qu'en lui
fermant la Chambre, vous la laissez sur la place publique.
Ligne 4 271 :
 
Vous avez une belle tribune en marbre, avec des bas-reliefs de M.
Lemot, et vous n'en voulez que pour vous ; c'est fort bien. Un beau
matin, la génération nouvelle renversera un tonneau sur le cul, et
cette tribune-là sera en contact immédiat avec le pavé qui a écrasé
Ligne 4 298 :
 
 
Voici des paroles de Mirabeau qu'il est l'heure de méditer :
 
«Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de
l'Orénoque pour former une société. Nous sommes une nation vieille, et
sans doute trop vieille pour notre époque. Nous avons un gouvernement
préexistant, un roi préexistant, des préjugés préexistants ; il faut,
autant qu'il est possible, assortir toutes ces choses à la révolution
et sauver la soudaineté du passage.»
Ligne 4 313 :
de Posen, l'Autriche a la Lombardie, la Sardaigne a le Piémont,
l'Angleterre a l'Irlande, la France a la Corse, la Hollande a la
Belgique. Ainsi, à côté de chaque peuple maître, un peuple esclave ; à
côté de chaque nation dans l'état naturel, une nation hors de l'état
naturel. Edifice mal bâti ; moitié marbre, moitié plâtras.
 
 
Ligne 4 357 :
 
J'admire encore La Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette
même ; je ne les aime plus. J'admire toujours Mirabeau et Napoléon ; je
ne les hais plus.
 
Ligne 4 375 :
 
 
Mauvais éloge d'un homme que de dire : son opinion politique n'a pas
varié depuis quarante ans. C'est dire que pour lui il n'y a eu ni
expérience de chaque jour, ni réflexion, ni repli de la pensée sur les
faits. C'est louer une eau d'être stagnante, un arbre d'être mort ;
c'est préférer l'huître à l'aigle. Tout est variable au contraire dans
l'opinion ; rien n'est absolu dans les choses politiques, excepté la
moralité intérieure de ces choses. Or cette moralité est affaire de
conscience et non d'opinion. L'opinion d'un homme peut donc changer
Ligne 4 406 :
et, qui plus est, inapplicable. Sauf à se recomposer plus tard, la
société est soluble, la famille non. C'est qu'il n'entre dans la
composition de la famille que des lois naturelles ; la société, elle,
est soluble par tout l'alliage de lois factices, artificielles,
transitoires, expédientes, contingentes, accidentelles, qui se mêle à
Ligne 4 422 :
 
Il y a de grandes choses qui ne sont pas l'oeuvre d'un homme, mais
d'un peuple. Les pyramides d'Égypte sont anonymes ; les journées de
juillet aussi.
 
Ligne 4 429 :
 
 
: : : :TRÈS BONNE LOI ÉLECTORALE
 
: : : :(Quand le peuple saura lire.)
 
: :ARTICLE Ier.-Tout français est électeur.
 
: :ARTICLE II.-Tout français est éligible.
 
 
Ligne 4 453 :
Benjamin Constant, la mort de Pie VIII[1]. Trois papes de morts.
 
[1 : Cette triple nouvelle circula en effet dans Paris le même jour.
Elle ne se réalisa pour Goethe que quinze mois plus tard.
 
Ligne 4 474 :
 
Citadelle inexpugnable que la France aujourd'hui! Pour remparts, au
midi, les Pyrénées ; au levant, les Alpes ; au nord, la Belgique avec
sa haie de forteresses ; au couchant, l'Océan pour fossé. En deçà
des Pyrénées, en deçà des Alpes, en deçà du Rhin et des forteresses
belges, trois peuples en révolution, Espagne, Italie, Belgique, nous
montent la garde ; en deçà de la mer, la république américaine. Et,
dans cette France imprenable, pour garnison, trois millions de
bayonnettes ; pour veiller aux créneaux des Alpes, des Pyrénées et de
la Belgique, quatre cent mille soldats ; pour défendre le terrain, un
garde national par pied carré. Enfin, nous tenons le bout de mèche
de toutes les révolutions dont l'Europe est minée. Nous n'avons qu'à
dire : Feu!
 
 
Ligne 4 500 :
Et en effet, quels étaient les trois hommes assis près de M. de
Polignac comme ses agents les plus immédiats? M. de Peyronnet,
procureur général ; M. de Chantelauze, procureur général ; M. de
Guernon-Ranville, procureur général. Qu'est-ce que M. Mangin, qui eût
probablement figuré à côté d'eux, si la révolution de juillet avait
pu se saisir de lui? Un procureur général. Plus de ministre de
l'intérieur, plus de ministre de l'instruction publique, plus de
préfet de police ; des procureurs généraux partout. La France n'était
plus ni administrée, ni gouvernée au conseil du roi, mais accusée,
mais jugée, mais condamnée.
Ligne 4 515 :
 
 
Quelques rochers n'arrêtent pas un fleuve ; à travers les résistances
humaines, les événements s'écoulent sans se détourner.
 
Ligne 4 523 :
 
 
Il y a des hommes malheureux ; Christophe Colomb ne peut attacher
son nom à sa découverte ; Guillotin ne peut détacher le sien de son
invention.
 
 
Le mouvement se propage du centre à la circonférence ; le travail se
fait en dessous ; mais il se fait. Les pères ont vu la révolution de
France, les fils verront la révolution d'Europe.
 
Ligne 4 554 :
le premier échelon est une école.
 
Et puis, instruire le peuple, c'est l'améliorer ; éclairer le peuple,
c'est le moraliser ; lettrer le peuple, c'est le civiliser. Toute
brutalité se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes.
Humaniores litterae. Il faut faire faire au peuple ses humanités.
Ligne 4 569 :
La chose la plus remarquable de ce mois-ci, c'est cet échantillon de
style de tribune. La phrase a été textuellement prononcée à la Chambre
des députés par un des principaux orateurs :
 
«... C'est proscrire les véritables bases du lien social.»
Ligne 4 579 :
 
Le roi Ferdinand de Naples, père de celui qui vient de mourir, disait
qu'il ne fallait que trois F. pour gouverner un peuple : Festa, Força,
Farina.
 
 
On veut démolir Saint-Germain l'Auxerrois pour un alignement de place
ou de rue ; quelque jour on détruira Notre-Dame pour agrandir le
parvis ; quelque jour on rasera Paris pour agrandir la plaine des
Sablons.
 
Ligne 4 595 :
 
 
Il faut des monuments aux cités de l'homme ; autrement où serait la
différence entre la ville et la fourmilière?
 
Ligne 4 603 :
 
 
Il y avait quelque chose de plus beau que la brochure de M. de C- ;
c'était son silence. Il a eu tort de le rompre. Les Achilles dans leur
tente sont plus formidables que sur le champ de bataille.
Ligne 4 609 :
 
13 mars.-Combinaison Casimir Périer. Un homme qui engourdira la
plaie, mais ne la fermera pas ; un palliatif, non la guérison ; un
ministère au laudanum.
 
 
«Quelle administration! quelle époque! où il faut tout craindre et
tout braver ; où le tumulte renaît du tumulte ; où l'on produit une
émeute par les moyens qu'on prend pour la prévenir ; où il faut
sans cesse de la mesure, et où la mesure paraît équivoque, timide,
pusillanime ; où il faut déployer beaucoup de force, et où la force
paraît tyrannie ; où l'on est assiégé de mille conseils, et où il faut
prendre conseil de soi-même ; où l'on est obligé de redouter jusqu'à
des citoyens dont les intentions sont pures, mais que la défiance,
l'inquiétude, l'exagération, rendent presque aussi redoutables que des
conspirateurs ; où l'on est réduit même, dans des occasions difficiles,
à céder par sagesse, à conduire le désordre pour le retenir, à se
charger d'un emploi glorieux, il est vrai, mais environné d'alarmes
cruelles ; où il faut encore, au milieu de si grandes difficultés,
déployer un front serein, être toujours calme, mettre de l'ordre
jusque dans les plus petits objets, n'offenser personne, guérir toutes
Ligne 4 662 :
Vous voyez ces deux hommes, Robespierre et Mirabeau. L'un est de
plomb, l'autre est de fer. La fournaise de la révolution fera fondre
l'un, qui s'y dissoudra ; l'autre y rougira, y flamboiera, y deviendra
éclatant et superbe.
 
Ligne 4 683 :
 
 
Un classique jacobin : un bonnet rouge sur une perruque.
 
 
Plusieurs ont créé des mots dans la langue ; Vaugelas a fait pudeur ;
Corneille, invaincu ; Richelieu, généralissime.
 
 
La civilisation est toute-puissante. Tantôt elle s'accommode d'un
désert de sable, comme, sous Rome, de l'Afrique ; tantôt d'une région
de neiges, comme actuellement de la Russie.
 
 
L'empereur disait : officiers français et soldats russes.
 
 
Gloire, ambition, armées, flottes, trônes, couronnes ; polichinelles
des grands enfants.
 
 
Le boucher Legendre assommait Lanjuinais de coups de poing à la
tribune de la Convention :-Fais donc d'abord décréter que je suis un
boeuf!-dit Lanjuinais.
 
Ligne 4 719 :
Le peuple, comme le roi, y gagne la sagesse.
 
: : : : :TOAST :
 
A l'abolition de la loi salique!
Ligne 4 739 :
 
 
En 1797, on disait : la coterie de Bonaparte ; en 1807 : l'empire de
Napoléon.
 
Ligne 4 746 :
 
 
Richelieu s'appelait le marquis du Chillou ; Mirabeau, Riquetti ;
Napoléon, Buonaparte.
 
 
Décret publié à Pékin, dans la Gazette de la Chine, vers la fin
d'août 1830 :
 
«L'académie astronomique a rendu compte que, dans la nuit du 15e
Ligne 4 761 :
 
 
Napoléon disait : Avec Anvers, je tiens un pistolet chargé sur le coeur
de l'Angleterre.
 
Ligne 4 781 :
 
 
: :NOBLESSE. PEUPLE.
 
Le comte de Mirabeau. Franklin.
Ligne 4 802 :
 
 
Luther disait : Je bouleverse le monde en buvant mon pot de bière.
Cromwell disait : J'ai le roi dans mon sac et le parlement dans ma
poche. Napoléon disait : Lavons notre linge sale en famille.
 
Avis aux faiseurs de tragédies qui ne comprennent pas les grandes
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«Il avait (Louis XIV) beaucoup d'esprit naturel, mais il était très
ignorant ; il en avait honte. Aussi était-on obligé de tourner les
savants en ridicule.»
 
Ligne 4 820 :
 
 
Genève ; une république et un océan en petit.
 
 
Ligne 4 844 :
de la poésie. Il ressemble à ces verres ingénieux qui grandissent les
objets. Ils vous montrent dans toute leur lumière et dans toute leur
majesté les sphères du ciel ; rabaissez-les sur la terre, et vous ne
verrez plus que des formes gigantesques, à la vérité, mais pâles,
vagues et confuses.
Ligne 4 857 :
 
La providence est ménagère de ses grands hommes. Elle ne les prodigue
pas ; elle ne les gaspille pas. Elle les émet et les retire au bon
moment, et ne leur donne jamais à gouverner que des événements de leur
taille. Quand elle a quelque mauvaise besogne à faire, elle la fait
faire par de mauvaises mains ; elle ne remue le sang et la boue qu'avec
de vils outils. Ainsi Mirabeau s'en va avant la Terreur ; Napoléon
ne vient qu'après. Entre les deux géants, la fourmilière des hommes
petits et méchants, la guillotine, les massacres, les noyades, 93. Et
à 93 Robespierre suffit ; il est assez bon pour cela.
 
 
Ligne 4 872 :
Les hautes renommées subissent ces épreuves. La haine les poursuit
partout. Rien ne lui est sacré. Le théâtre lui livrait plus à nu
Shakespeare et Molière ; la prison ne lui dérobait pas Christophe
Colomb ; le cloître n'en préservait pas saint Bernard ; le trône n'en
sauvait pas Napoléon. Il n'y a pour le génie qu'un lieu sur la terre
qui jouisse du droit d'asile, c'est le tombeau.
Ligne 4 886 :
 
 
: : : :Décembre 1823.
 
François-Marie Arouet, si célèbre sous le nom de Voltaire, naquit à
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vers, surtout ceux que rehaussait une certaine saveur de licence
ou d'impiété. L'un voulait emprisonner le poëte dans une étude de
procureur ; l'autre égarait le jeune homme dans tous les salons. M.
Arouet interdisait toute lecture à son fils ; Ninon de Lenclos léguait
une bibliothèque à l'élève de son ami Châteauneuf. Ainsi, le génie de
Voltaire subit dès sa naissance le malheur de deux actions contraires
et également funestes ; l'une qui tendait à étouffer violemment ce
feu sacré qu'on ne peut éteindre ; l'autre qui l'alimentait
inconsidérément, aux dépens de tout ce qu'il y a de noble et de
respectable dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social. Ce sont
Ligne 4 952 :
Justement indigné du silence des lois envers son méprisable agresseur,
Voltaire, déjà célèbre, se retira en Angleterre, où il étudia des
sophistes. Cependant tous ses loisirs n'y furent pas perdus ; il fit
deux nouvelles tragédies, Brutus et César, dont Corneille eût
avoué plusieurs scènes.
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l'académie française. Il ne fut pas admis. Il n'avait encore que du
génie. Quelque temps après, cependant, il se mit à flatter madame de
Pompadour ; il le fit avec une si opiniâtre complaisance, qu'il obtint
tout à la fois le fauteuil académique, la charge de gentilhomme de la
chambre et la place d'historiographe de France. Cette faveur dura peu.
Voltaire se retira tour à tour à Lunéville, chez le bon Stanislas, roi
de Pologne et duc de Lorraine ; à Sceaux, chez madame du Maine, où
il fit Sémiramis, Oreste et Rome sauvée, et à Berlin, chez
Frédéric, devenu roi de Prusse. Il passa plusieurs années dans cette
Ligne 4 995 :
Renvoyé de Prusse, repoussé de France, Voltaire passa deux ans en
Allemagne, où il publia ses Annales de l'Empire, rédigées par
complaisance pour la duchesse de Saxe-Gotha ; puis il vint se fixer aux
portes de Genève avec Mme Denis, sa nièce.
 
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tombeau. Nous ne le poursuivrons pas jusque-là.
 
Nous avons raconté la vie privée de Voltaire ; nous allons essayer de
peindre son existence publique et littéraire.
 
Nommer Voltaire, c'est caractériser tout le dix-huitième siècle ; c'est
fixer d'un seul trait la double physionomie historique et littéraire
de cette époque, qui ne fut, quoi qu'on en dise, qu'une époque de
Ligne 5 047 :
dans cette note, nous en divisons l'examen, c'est uniquement parce
qu'il serait au-dessus de nos forces d'embrasser d'un seul regard cet
ensemble insaisissable ; imitant en cela l'artifice de ces artistes
orientaux qui, dans l'impuissance de peindre une figure de face,
parviennent cependant à la représenter entièrement, en enfermant les
Ligne 5 056 :
L'édifice qu'il a construit n'a rien d'auguste. Ce n'est point le
palais des rois, ce n'est point l'hospice du pauvre. C'est un bazar
élégant et vaste, irrégulier et commode ; étalant dans la boue
d'innombrables richesses ; donnant à tous les intérêts, à toutes les
vanités, à toutes les passions, ce qui leur convient ; éblouissant
et fétide ; offrant des prostitutions pour des voluptés ; peuplé de
vagabonds, de marchands et d'oisifs, peu fréquenté du prêtre et de
l'indigent. Là, d'éclatantes galeries inondées incessamment d'une
foule émerveillée ; là, des antres secrets où nul ne se vante
d'avoir pénétré. Vous trouverez sous ces arcades somptueuses mille
chefs-d'oeuvre de goût et d'art, tout reluisants d'or et de diamants ;
mais n'y cherchez pas la statue de bronze aux formes antiques et
sévères. Vous y trouverez des parures pour vos salons et pour
vos boudoirs ; n'y cherchez pas les ornements qui conviennent au
sanctuaire. Et malheur au faible qui n'a qu'une âme pour fortune
et qui l'expose aux séductions de ce magnifique repaire ; temple
monstrueux où il y a des témoignages pour tout ce qui n'est pas la
vérité, un culte pour tout ce qui n'est pas Dieu!
Ligne 5 077 :
 
Nous plaindrions une cité où la foule serait au bazar et la solitude à
l'église ; nous plaindrions une littérature qui déserterait le sentier
de Corneille et de Bossuet pour courir sur la trace de Voltaire.
 
Ligne 5 127 :
prestiges aux enluminures du fard et aux grimaces de la coquetterie,
et l'on est perpétuellement tenté de lui adresser ce conseil d'amant
jaloux :
 
: : : : :Épargne-toi ce soin ;
L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin.
 
Ligne 5 152 :
lui est propre, son talent manque de tendresse et de franchise. On
sent que tout cela est le résultat d'une organisation, et non l'effet
d'une inspiration ; et, quand un médecin athée vient vous dire que tout
Voltaire était dans ses tendons et dans ses nerfs, vous frémissez
qu'il n'ait raison. Au reste, comme un autre ambitieux plus moderne,
Ligne 5 163 :
n'est pas Protée, c'est Jupiter.
 
Ici commence la seconde partie de notre tâche ; elle sera plus courte,
parce que, grâce à la révolution française, les résultats politiques
de la philosophie de Voltaire sont malheureusement d'une effrayante
Ligne 5 177 :
quelque vieux pilier de l'édifice social. Qu'on se représente la face
politique du dix-huitième siècle, les scandales de la Régence, les
turpitudes de Louis XV ; la violence dans le ministère, la violence
dans les parlements, la force nulle part ; la corruption morale
descendant par degrés de la tête au coeur, des grands au peuple ; les
prélats de cour, les abbés de toilette ; l'antique monarchie, l'antique
société chancelant sur leur base commune, et ne résistant plus aux
attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom de Bourbon[2] ;
qu'on se figure Voltaire jeté sur cette société en dissolution comme
un serpent dans un marais, et l'on ne s'étonnera plus de voir l'action
Ligne 5 190 :
c'est lui qui en développa le germe, c'est lui qui en exaspéra les
accès. Il fallait tout le venin de Voltaire pour mettre cette fange en
ébullition ; aussi doit-on imputer à cet infortuné une grande partie
des choses monstrueuses de la révolution. Quant à cette révolution en
elle-même, elle dut être inouïe. La providence voulut la placer entre
le plus redoutable des sophistes et le plus formidable des despotes.
A son aurore, Voltaire apparaît dans une saturnale funèbre[3] ; à son
déclin, Buonaparte se lève dans un massacre[4].
 
 
[1 : M. le comte de Maistre, dans son sévère et remarquable portrait de
Voltaire, observe qu'il est nul dans l'ode, et attribue avec raison
cette nullité au défaut d'enthousiasme. Voltaire, en effet, qui ne
se livrait à la poésie lyrique qu'avec antipathie, et seulement pour
justifier sa prétention à l'universalité, Voltaire était étranger à
toute profonde exaltation ; il ne connaissait d'émotion véritable que
celle de la colère, et encore cette colère n'allait-elle pas jusqu'à
l'indignation, jusqu'à cette indignation qui fait poëte, comme dit
Juvénal, facit indignatio versum.
 
[2 : Il faut que la démoralisation universelle ait jeté de
bienprofondes racines, pour que le ciel ait vainement envoyé, vers la
fin de ce siècle, Louis XVI, ce vénérable martyr, qui éleva sa vertu
jusqu'à la sainteté.
 
[3 : Translation des restes de Voltaire au Panthéon.
 
[4 : Mitraillade de Saint-Roch.
 
 
Ligne 5 222 :
=== SUR WALTER SCOTT ===
 
: : : :A PROPOS DE QUENTIN DURWARD
 
 
: : : :Juin 1823.
 
Certes, il y a quelque chose de bizarre et de merveilleux dans le
talent de cet homme, qui dispose de son lecteur comme le vent dispose
d'une feuille ; qui le promène à son gré dans tous les lieux et dans
tous les temps ; lui dévoile, en se jouant, le plus secret repli du
coeur, comme le plus mystérieux phénomène de la nature, comme la page
la plus obscure de l'histoire ; dont l'imagination domine et caresse
toutes les imaginations, revêt avec la même étonnante vérité le
haillon du mendiant et la robe du roi, prend toutes les allures,
adopte tous les vêtements, parle tous les langages ; laisse à la
physionomie des siècles ce que la sagesse de Dieu a mis d'immuable et
d'éternel dans leurs traits, et ce que les folies des hommes y ont
jeté de variable et de passager ; ne force pas, ainsi que certains
romanciers ignorants, les personnages des jours passés à s'enluminer
de notre fard, à se frotter de notre vernis ; mais contraint, par son
pouvoir magique, les lecteurs contemporains à reprendre, du moins pour
quelques heures, l'esprit, aujourd'hui si dédaigné, des vieux temps,
Ligne 5 261 :
genre inconnu, qui est nouveau parce qu'il se fait aussi ancien qu'il
le veut. Walter Scott allie à la minutieuse exactitude des chroniques
la majestueuse grandeur de l'histoire et l'intérêt pressant du roman ;
génie puissant et curieux qui devine le passé ; pinceau vrai qui
trace un portrait fidèle d'après une ombre confuse, et nous force à
reconnaître même ce que nous n'avons pas vu ; esprit flexible et solide
qui s'empreint du cachet particulier de chaque siècle et de chaque
pays, comme une cire molle, et conserve cette empreinte pour la
Ligne 5 270 :
 
Peu d'écrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott les devoirs du
romancier relativement à son art et à son siècle ; car ce serait une
erreur presque coupable dans l'homme de lettres que de se croire
au-dessus de l'intérêt général et des besoins nationaux, d'exempter
Ligne 5 291 :
les livres les plus platement atroces, les plus stupidement impies,
les plus monstrueusement obscènes, étaient avidement dévorés par une
société malade ; dont les goûts dépravés et les facultés engourdies
eussent rejeté tout aliment savoureux ou salutaire. C'est ce qui
explique ces triomphes scandaleux, décernés alors par les plébéiens
Ligne 5 324 :
la nature montre partout la lutte de l'ombre et de la lumière? Or
les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopté généralement deux
méthodes de composition contraires ; toutes deux vicieuses, précisément
parce qu'elles sont contraires. Les uns donnaient à leur ouvrage la
forme d'une narration divisée arbitrairement en chapitres, sans qu'on
Ligne 5 332 :
Les autres déroulaient leur fable dans une série de lettres qu'on
supposait écrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration,
les personnages disparaissent, l'auteur seul se montre toujours ; dans
les lettres, l'auteur s'éclipse pour ne laisser jamais voir que ses
personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue
naturel, à l'action véritable ; il faut qu'il leur substitue un certain
mouvement monotone de style, qui est comme un moule où les événements
les plus divers prennent la même forme, et sous lequel les créations
Ligne 5 363 :
à tout, excepté à l'intérêt, en adoptant l'absurde usage de faire
précéder chaque chapitre d'un sommaire, souvent très détaillé, qui est
comme le récit du récit ; supposons qu'au roman épistolaire, dont la
forme même interdit toute véhémence et toute rapidité, un esprit
créateur substitue le roman dramatique, dans lequel l'action
imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent
les événements réels de la vie ; qui ne connaisse d'autre division que
celle des différentes scènes à développer ; qui enfin soit un long
drame, où les descriptions suppléeraient aux décorations et aux
costumes, où les personnages pourraient se peindre par eux-mêmes, et
Ligne 5 378 :
la scène ces mille détails oiseux et transitoires que le simple
narrateur, obligé de suivre ses acteurs pas à pas comme des enfants
aux lisières, doit exposer longuement s'il veut être clair ; et vous
pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus féconds en
méditations que des pages entières que fait jaillir le mouvement d'une
Ligne 5 405 :
son écossais Quentin Durward, orphelin jeté au milieu des écueils les
plus multipliés, des pièges les mieux préparés, sans autre boussole
qu'un amour presque insensé ; mais c'est souvent quand il ressemble à
une folie que l'amour est une vertu. Le second est confié à Louis XI,
roi plus adroit que le plus adroit courtisan, vieux renard armé des
Ligne 5 424 :
Charles le Téméraire. Ce bel épisode est peut-être en effet un défaut
dans la composition de l'ouvrage, en ce qu'il rivalise d'intérêt avec
le sujet lui-même ; mais cette faute, si elle existe, n'ôte rien à ce
que présente d'imposant et de comique tout ensemble cette opposition
de deux princes, dont l'un, despote souple et ambitieux, méprise
l'autre, tyran dur et belliqueux, qui le dédaignerait s'il l'osait.
Tous deux se haïssent ; mais Louis brave la haine de Charles parce
qu'elle est rude et sauvage, Charles craint la haine de Louis parce
qu'elle est caressante. Le duc de Bourgogne, au milieu de son camp et
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le limier dans le voisinage du chat. La cruauté du duc naît de ses
passions, celle du roi de son caractère. Le bourguignon est loyal
parce qu'il est violent ; il n'a jamais songé à cacher ses mauvaises
actions ; il n'a point de remords, car il a oublié ses crimes comme ses
colères. Louis est superstitieux, peut-être parce qu'il est hypocrite ;
la religion ne suffit pas à celui que sa conscience tourmente et
qui ne veut pas se repentir ; mais il a beau croire à d'impuissantes
expiations, la mémoire du mal qu'il a fait vit sans cesse en lui près
de la pensée du mal qu'il va faire, parce qu'on se rappelle toujours
ce qu'on a médité longtemps et qu'il faut bien que le crime, lorsqu'il
a été un désir et une espérance, devienne aussi un souvenir. Les deux
princes sont dévots ; mais Charles jure par son épée avant de jurer
par Dieu, tandis que Louis tâche de gagner les saints par des dons
d'argent ou des charges de cour, mêle de la diplomatie à sa prière et
Ligne 5 463 :
et c'est le prudent Louis qui s'est lui-même livré sans défense à la
vengeance d'un ennemi justement irrité. L'histoire dit bien quelque
chose de tout cela ; mais ici j'aime mieux croire au roman qu'à
l'histoire, parce que je préfère la vérité morale à la vérité
historique. Une scène plus remarquable encore peut-être, c'est celle
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rapprocher, se réconcilient par un acte de cruauté que l'un imagine
et que l'autre exécute. Pour la première fois ils rient ensemble de
cordialité et de plaisir ; et ce rire, excité par un supplice, efface
pour un moment leur discorde. Cette idée terrible fait frissonner
d'admiration.
Ligne 5 497 :
Nous pourrions multiplier ces observations et tâcher de faire voir
en quoi le nouveau drame de sir Walter Scott nous semble défectueux,
particulièrement dans le dénoûment ; mais le romancier aurait sans
doute pour se justifier des raisons beaucoup meilleures que nous n'en
aurions pour l'attaquer, et ce n'est point contre un si formidable
Ligne 5 510 :
ans auparavant par un philosophe que voulait mettre à mort Denis de
Syracuse. Nous n'attachons pas à ces remarques plus d'importance
qu'elles n'en méritent ; un romancier n'est pas un chroniqueur. Nous
sommes étonné seulement que le roi adresse la parole, dans le conseil
de Bourgogne, à des chevaliers du saint-esprit, cet ordre n'ayant été
Ligne 5 521 :
qui transportait son Quentin Durward lorsqu'il eut désarçonné le duc
d'Orléans et tenu tête à Dunois, et nous serions tenté de lui demander
pardon de notre victoire, comme Charles-Quint au pape : Sanctissime
pater, indulge victori.
 
 
[1 : Marcos Obregon de la Ronda.
 
 
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===SUR L'ABBÉ DE LAMENNAIS===
 
: : : : :A PROPOS DE
 
: :L'ESSAI SUR L'INDIFFÉRENCE EN MATIÈRE DE RELIGION
 
 
: : : :Juillet 1823.
 
Serait-il vrai qu'il existe dans la destinée des nations un moment où
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s'effacer graduellement dans le ciel le crépuscule du soir? Alors,
disent des voix prophétiques, le bien et le mal, la vie et la mort,
l'être et le néant, sont en présence ; et les hommes errent de l'un à
l'autre, comme s'ils avaient à choisir. L'action de la société n'est
plus une action, c'est un tressaillement faible et violent à la fois,
comme une secousse de l'agonie. Les développements de l'esprit humain
s'arrêtent, ses révolutions commencent. Le fleuve ne féconde plus,
il engloutit ; le flambeau n'éclaire plus, il consume. La pensée,
la volonté, la liberté, ces facultés divines, concédées par la
toute-puissance divine à l'association humaine, font place à
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la dissolution du cadavre. La lutte des intérêts passagers remplace
l'accord des croyances éternelles. Quelque chose de la brute s'éveille
dans l'homme, et fraternise avec son âme dégradée ; il abdique le ciel
et végète au-dessous de sa destinée. Alors deux camps se tracent dans
la nation. La société n'est plus qu'une mêlée opiniâtre dans une nuit
Ligne 5 564 :
se heurtent et l'étincelle des armures qui se brisent. Le soleil se
lèverait en vain sur ces malheureux pour leur faire reconnaître qu'ils
sont frères ; acharnés à leur oeuvre sanglante, ils ne verraient pas.
La poussière de leur combat les aveugle.
 
Ligne 5 591 :
qui voudraient lui faire recommencer leur passé. Elle est pure, et par
conséquent indulgente, même pour ces vieux et effrontés coupables qui
osent réclamer son admiration ; mais son pardon pour les criminels
n'exclut pas son horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser son
existence sur des abîmes, sur l'athéisme et sur l'anarchie ; elle
répudie l'héritage de mort dont la révolution la poursuit ; elle
revient à la religion, parce que la jeunesse ne renonce pas volontiers
à la vie ; c'est pourquoi elle exige du poëte plus que les générations
antiques n'en ont reçu. Il ne donnait au peuple que des lois, elle lui
demande des croyances.
Ligne 5 614 :
les artifices, à l'âme par tous les enthousiasmes. Il éclaire comme
Pascal, il brûle comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. Sa pensée
laisse toujours dans les esprits trace de son passage ; elle abat tous
ceux qu'elle ne relève pas. Il faut qu'elle console, à moins qu'elle
ne désespère. Elle flétrit tout ce qui ne peut fructifier. Il n'y a
point d'opinion mixte sur un pareil ouvrage ; on l'attaque comme un
ennemi ou on le défend comme un sauveur. Chose frappante! ce livre
était un besoin de notre époque, et la mode s'est mêlée de son succès!
Ligne 5 627 :
restât vide lorsqu'il en aurait expulsé les passions. Nous avons
entendu dire que ce livre austère attristait la vie, que ce prêtre
morose arrachait les fleurs du sentier de l'homme. D'accord ; mais les
fleurs qu'il arrache sont celles qui cachaient l'abîme.
 
Cet ouvrage a encore produit un autre phénomène, bien remarquable de
nos jours ; c'est la discussion publique d'une question de théologie.
Et ce qu'il y a de singulier, et ce qu'on doit attribuer à l'intérêt
extraordinaire excité par l'Essai, la frivolité des gens du monde et
Ligne 5 655 :
leur souffle d'un jour à forger ou à éteindre Dieu. On est tenté de
croire que l'athée est un être à part, organisé à sa façon, et qu'il a
raison de réclamer sa place parmi les bêtes ; car on ne conçoit rien à
la révolte de l'intelligence contre l'intelligence. Et puis, n'est-ce
pas une étrange société que celle de ces individus ayant chacun un
Ligne 5 672 :
véritable nourriture de vie et d'intelligence, doivent se confier en
la sainteté de leur entreprise. Tôt ou tard, les peuples désabusés se
pressent autour d'eux, et leur disent comme Jean à Jésus : Ad quem
ibimus? verba vitae aeternae habes. «A qui irons-nous? vous avez les
paroles de la vie éternelle.»
Ligne 5 681 :
===SUR LORD BYRON===
 
: : : :A PROPOS DE SA MORT
 
 
Ligne 5 713 :
communications, pour ainsi dire, électriques. Une douce communauté
de pensées l'attache, comme un lien invisible et indissoluble, à ces
êtres d'élite, isolés dans leur monde ainsi qu'il l'est dans le sien ;
de sorte que, lorsque par hasard il vient à rencontrer l'un d'entre
eux, un regard leur suffit pour se révéler l'un à l'autre ; une parole,
pour pénétrer mutuellement le fond de leurs âmes et en reconnaître
l'équilibre ; et, au bout de quelques instants, ces deux étrangers
sont ensemble comme deux frères nourris du même lait, comme deux amis
éprouvés par la même infortune.
Ligne 5 724 :
glorifier, une sympathie du genre de celle que nous venons d'expliquer
nous entraînait vers Byron. Ce n'était pas certainement l'attrait
que le génie inspire au génie ; c'était du moins un sentiment sincère
d'admiration, d'enthousiasme et de reconnaissance ; car on doit de la
reconnaissance aux hommes dont les oeuvres et les actions font battre
noblement le coeur. Quand on nous a annoncé la mort de ce poëte, il
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avec la plupart des principaux esprits de notre époque, et nous lui
avons adressé ce beau vers dont un poëte de son école saluait l'ombre
généreuse d'André Chénier :
 
: : :Adieu donc, jeune ami que je n'ai pas connu.
 
Puisque nous venons de laisser échapper un mot sur l'école
Ligne 5 761 :
donc leur arracher ce qu'ils ne veulent pas accorder, et leur déclarer
qu'il n'existe aujourd'hui qu'une littérature comme il n'existe qu'une
société ; que les littératures antérieures, tout en laissant des
monuments immortels, ont dû disparaître et ont disparu avec les
générations dont elles ont exprimé les habitudes sociales et les
émotions politiques. Le génie de notre époque peut être aussi beau que
celui des époques les plus illustres, il ne peut être le même ; et il
ne dépend pas plus des écrivains contemporains de ressusciter une
littérature[1] passée, qu'il ne dépend du jardinier de faire reverdir
Ligne 5 777 :
Robespierre, et ce n'est pas au siècle de Bonaparte qu'on peut
continuer Voltaire. La littérature réelle de notre âge, celle dont les
auteurs sont proscrits à la façon d'Aristide ; celle qui, répudiée par
toutes les plumes, est adoptée par toutes les lyres ; celle qui, malgré
une persécution vaste et calculée, voit tous les talents éclore dans
sa sphère orageuse, comme ces fleurs qui ne croissent qu'en des lieux
battus des vents ; celle enfin qui, réprouvée par ceux qui décident
sans méditer, est défendue par ceux qui pensent avec leur âme, jugent
avec leur esprit et sentent avec leur coeur ; cette littérature n'a
point l'allure molle et effrontée de la muse qui chanta le cardinal
Dubois, flatta la Pompadour et outragea notre Jeanne d'Arc. Elle
Ligne 5 800 :
mêler aux discordes publiques pour les juger ou pour les apaiser. Car
nous ne sommes plus au temps des chansons bucoliques, et ce n'est pas
la muse du dix-neuvième siècle qui peut dire :
 
: : :Non me agitant populi fasces, aut purpura regum.
 
Cette littérature cependant, comme toutes les choses de l'humanité,
Ligne 5 810 :
esprits, la résignation et le désespoir. Toutes deux reconnaissent
ce qu'une philosophie moqueuse avait nié, l'éternité de Dieu, l'âme
immortelle, les vérités primordiales et les vérités révélées ; mais
celle-ci pour adorer, celle-là pour maudire. L'une voit tout du haut
du ciel, l'autre du fond de l'enfer. La première place au berceau de
l'homme un ange qu'il retrouve encore assis au chevet de son lit
de mort ; l'autre environne ses pas de démons, de fantômes et
d'apparitions sinistres. La première lui dit de se confier, parce
qu'il n'est jamais seul ; la seconde l'effraye en l'isolant sans
cesse. Toutes deux possèdent également l'art d'esquisser des scènes
gracieuses et de crayonner des figures terribles ; mais la première,
attentive à ne jamais briser le coeur, donne encore aux plus sombres
tableaux je ne sais quel reflet divin ; la seconde, toujours soigneuse
d'attrister, répand sur les images les plus riantes comme une
lueur infernale. L'une, enfin, ressemble à Emmanuel, doux et fort,
parcourant son royaume sur un char de foudre et de lumière ; l'autre
est ce superbe Satan[2] qui entraîna tant d'étoiles dans sa chute
lorsqu'il fut précipité du ciel. Ces deux écoles jumelles, fondées
Ligne 5 831 :
 
Au sortir de nos prodigieuses révolutions, deux ordres politiques
luttaient sur le même sol. Une vieille société achevait de s'écrouler ;
une société nouvelle commençait à s'élever. Ici des ruines, là des
ébauches. Lord Byron, dans ses lamentations funèbres, a exprimé les
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avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers besoins de la
société ranimée. La voix de l'un est comme l'adieu du cygne à l'heure
de la mort ; la voix de l'autre est pareille au chant du phénix
renaissant de sa cendre.
 
Ligne 5 852 :
lui de mystères, et s'il ne fait voir les objets réels qu'à travers un
voile, il montre à nu les régions idéales. On peut lui reprocher de
négliger absolument l'ordonnance de ses poëmes ; défaut grave, car un
poëme qui manque d'ordonnance est un édifice sans charpente ou un
tableau sans perspective. Il pousse également trop loin le lyrique
dédain des transitions ; et l'on désirerait parfois que ce peintre si
fidèle des émotions intérieures jetât sur les descriptions physiques
des clartés moins fantastiques et des teintes moins vaporeuses. Son
Ligne 5 871 :
 
Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie si tourmentée
du noble poëte ; mais, dans l'incertitude où nous sommes sur les causes
réelles des malheurs domestiques qui avaient aigri son caractère, nous
aimons mieux nous taire, de peur que notre plume ne s'égare malgré
Ligne 5 880 :
accompagné l'illustre nom du poëte. D'ailleurs celle que ses torts ont
offensée les a sans doute oubliés la première en présence de sa mort.
Nous espérons qu'elle lui a pardonné ; car nous sommes de ceux qui ne
pensent pas que la haine et la vengeance aient quelque chose à graver
sur la pierre d'un tombeau.
Ligne 5 886 :
Et nous, pardonnons-lui de même ses fautes, ses erreurs, et jusqu'aux
ouvrages où il a paru descendre de la double hauteur de son caractère
et de son talent ; pardonnons-lui, il est mort si noblement! il est si
bien tombé! Il semblait là comme un belliqueux représentant de la muse
moderne dans la patrie des muses antiques. Généreux auxiliaire de la
gloire, de la religion et de la liberté, il avait apporté son épée et
sa lyre aux descendants des premiers guerriers et des premiers poëtes ;
et déjà le poids de ses lauriers faisait pencher la balance en faveur
des malheureux hellènes. Nous lui devons, nous particulièrement, une
reconnaissance profonde. Il a prouvé à l'Europe que les poëtes de
l'école nouvelle, quoiqu'ils n'adorent plus les dieux de la Grèce
païenne, admirent toujours ses héros ; et que, s'ils ont déserté
l'Olympe, du moins ils n'ont jamais dit adieu aux Thermopyles.
 
Ligne 5 910 :
 
 
[1 : Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que par les mots
littérature d'un siècle, on doit entendre non-seulement l'ensemble
des ouvrages produits durant ce siècle, mais encore l'ordre général
Ligne 5 916 :
mêmes-a présidé à leur composition.
 
[2 : Ce n'est ici qu'un simple rapport qui ne saurait justifier le
titre d'école satanique sous lequel un homme de talent a désigné
l'école de lord Byron.
 
[3 : Dans un moment où l'Europe entière rend un éclatant hommage au
génie de lord Byron, avoué grand homme depuis qu'il est mort, le
lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de l'article
Ligne 5 932 :
les comparer à une eau stagnante. Comme pour s'excuser, le noble
auteur ne cesse de rappeler qu'il est mineur... Peut-être veut-il nous
dire : «Voyez comme un mineur écrit.» Mais hélas! nous nous rappelons
tous la poésie de Cowley à dix ans, et celle de Pope à douze. Loin
d'apprendre avec surprise que de mauvais vers ont été écrits par un
Ligne 5 952 :
 
«Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de grands
poëtes ont tenté avant lui ; car les comparaisons ne sont nullement
agréables, comme il a pu l'apprendre de son maître d'écriture.
 
Ligne 5 965 :
occupations de l'auteur pendant son éducation. Nous sommes fâché de
donner une mauvaise idée de la psalmodie du collége par la citation de
ces stances attiques : (Suit la citation)...
 
«Mais quelque jugement qu'on puisse prononcer sur les poésies du noble
mineur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les
trouvons et nous en contenter ; car ce sont les dernières que nous
recevrons de lui... Qu'il réussisse ou non, il est très peu probable
qu'il condescende de nouveau à devenir auteur. Prenons donc ce qui
Ligne 5 975 :
les délicats, pauvres diables que nous sommes! C'est trop d'honneur
pour nous de tant recevoir d'un homme du rang de ce lord. Soyons
reconnaissants, nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho : Que
Dieu bénisse celui qui nous donne! ne regardons pas le cheval à la
bouche quand il ne coûte rien.»
Ligne 5 988 :
celui de sa dignité.
 
[4 : Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron, on
représentait encore à je ne sais quel théâtre du boulevard je ne sais
quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût, où ce noble poëte
Ligne 5 999 :
 
 
: : : :Juillet 1824.
 
 
: : : : :I
 
 
Il faut bien que toutes les oreilles possibles s'habituent à
l'entendre dire et redire, une révolution est faite dans les arts.
Elle a commencé par la poésie, elle s'est continuée dans la musique ;
la voilà qui renouvelle la peinture ; et avant peu elle ressuscitera
infailliblement la sculpture et l'architecture, depuis longtemps
mortes comme meurent toujours les arts, en pleine académie. Au reste,
Ligne 6 023 :
faux, de petits docteurs, de grands pédants, de lourds railleurs, de
jugeurs à verbe haut, de critiques superficiels, également propres
à raisonner sur tout parce qu'ils ignorent tout au même degré ;
d'artistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l'envie
dont il les tourmente et l'impuissance dont il les accable. Ces bonnes
Ligne 6 041 :
affirmer, avec une grotesque assurance, que l'art est chez nous en
pleine décadence. Il faut se souvenir que l'académie a condamné le
Cid ; que MM. Morellet et Hoffman ont donné des férules à l'auteur du
Génie du christianisme ; que la Revue d'Édimbourg a renvoyé lord
Byron à l'école ; il faut laisser la médiocrité peser de toutes ses
petites forces sur le talent naissant. Elle ne l'étouffera pas. Et, à
tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu'un autre, que
Ligne 6 050 :
 
 
: : : : :II
 
 
Ligne 6 069 :
qu'un instinct animal et qu'un appétit charnel. Il est vrai que
l'amour chez ces poëtes est aussi raffiné qu'il est grossier. Il est
difficile d'exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes ; et
c'est sans doute pour qu'il y ait une différence entre leurs amours et
ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies. Ils en sont
même venus à convertir en science ce qu'il y a de plus naturel au
monde ; et l'art d'aimer a été enseigné par Ovide aux païens du
siècle d'Auguste, par Gentil Bernard aux païens du siècle de Voltaire.
 
Ligne 6 089 :
avait-il quelque chose d'impérieux et de méprisant. Tout, dans la
civilisation chrétienne, tend au contraire à l'ennoblissement du sexe
faible et beau ; et l'évangile paraît avoir rendu leur rang aux femmes,
afin qu'elles conduisissent les hommes au plus haut degré possible de
perfectionnement social. Ce sont elles qui ont créé la chevalerie ;
et cette institution merveilleuse, en disparaissant des monarchies
modernes, y a laissé l'honneur comme une âme ; l'honneur, cet instinct
de nature, qui est aussi une superstition de société ; cette seule
puissance dont un français, supporte patiemment la tyrannie ; ce
sentiment mystérieux inconnu aux anciens justes, qui est tout à la
fois plus et moins que la vertu. A l'heure qu'il est, remarquons bien
Ligne 6 105 :
 
 
: : : : :III
 
 
Je ne sais par quelle bizarre manie on prétend aujourd'hui refuser
au génie le droit d'admirer hautement le génie ; on insulte à
l'enthousiasme que le chant du poëte inspire à un poëte ; et l'on veut
que ceux qui ont du talent ne soient jugés que par ceux qui n'en ont
pas. On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus
Ligne 6 116 :
de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a
oublié l'exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans
la gloire ; et il accueillerait d'un rire dédaigneux l'allocution
touchante qu'Horace adressait au vaisseau de Virgile.
 
 
: : : : :IV
 
 
La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels,
la méditation et l'inspiration. La méditation est une faculté ;
l'inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu'à un certain degré,
peuvent méditer ; bien peu sont inspirés. Spiritus flat ubi vult.
Dans la méditation, l'esprit agit ; dans l'inspiration, il obéit ; parce
que la première est en l'homme, tandis que la seconde vient de plus
haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces
Ligne 6 137 :
Il faut qu'il se soit isolé de la vie extérieure, pour jouir avec
plénitude de cette vie intérieure qui développe en lui comme un être
nouveau ; et ce n'est que lorsque le monde physique a tout à fait
disparu de ses yeux, que le monde idéal peut lui être manifesté. Il
semble que l'exaltation poétique ait quelque chose de trop sublime
pour la nature commune de l'homme. L'enfantement du génie ne saurait
s'accomplir, si l'âme ne s'est d'abord purifiée de toutes ces
préoccupations vulgaires que l'on traîne après soi dans la vie ; car
la pensée ne peut prendre des ailes avant d'avoir déposé son fardeau.
Voilà sans doute pourquoi l'inspiration ne vient que précédée de la
Ligne 6 152 :
Si l'on s'accoutumait à considérer les compositions littéraires sous
ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction
nouvelle ; car il est certain que le véritable poëte, s'il est maître
du choix de ses méditations, ne l'est nullement de la nature de ses
inspirations. Son génie, qu'il a reçu et qu'il n'a point acquis, le
domine le plus souvent ; et il serait singulier et peut-être vrai de
dire que l'on est parfois étranger comme homme à ce que l'on a écrit
comme poëte. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier
Ligne 6 166 :
domestiques, fût-il jeté dans un temps de révolutions, ou, ce qui
est plus déplorable encore, dans une époque d'indifférence, qu'il se
confie à l'avenir ; car si le présent appartient aux autres hommes,
l'avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis qui doivent
venir à un jour marqué. Tôt ou tard ce jour arrive, et c'est alors
que, nourri de pensées et abreuvé d'inspirations, il peut se montrer
hardiment à la foule, en répétant le cri sublime du poëte :
 
: :Voici mon orient ; peuples, levez les yeux!
 
 
: : : : :V
 
 
Ligne 6 181 :
ineffaçable de la méditation et de l'inspiration, c'est le Paradis
perdu. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de
l'homme ; une leçon terrible donnée en vers sublimes ; une des plus
hautes vérités de la religion et de la philosophie, développée dans
une des plus belles fictions de la poésie ; l'échelle entière de la
création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le
plus bas ; une action qui commence par Jésus et se termine par Satan ;
Ève entraînée par la curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'à
la perdition ; la première femme en contact avec le premier démon ;
voilà ce que présente l'oeuvre de Milton ; drame simple et immense,
dont tous les ressorts sont des sentiments ; tableau magique qui fait
graduellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les
nuances de ténèbres ; poëme singulier, qui charme et qui effraye!
 
 
: : : : :VI
 
 
Ligne 6 205 :
que m'importe la vérité historique, pourvu que la vérité morale soit
observée! Voulez-vous donc que l'on dise de l'histoire ce qu'on a
dit de la Poétique d'Aristote : elle fait faire de bien mauvaises
tragédies? Soyez peintre fidèle de la nature et des caractères, et
non copiste servile de l'histoire. Sur la scène, j'aime mieux l'homme
Ligne 6 211 :
 
 
: : : : :VII
 
 
Ligne 6 225 :
des arts. On voit distinctement le fil qui lie ce siècle ingénieux
au moyen âge. Ce sont déjà, moins leur pureté et leur originalité
propres, les formes grecques ; mais c'est toujours l'imagination
gothique. La poésie, naïve encore dans Marot, a pourtant cessé d'être
populaire pour devenir mythologique. On sent qu'on vient de changer
de route. Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous
Louis XIII, la dégénération est sensible ; on subit les conséquences
du mauvais système où les arts se sont engagés. On n'a plus de Jean
Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon ; et les types
vicieux, que leur génie corrigeait par tant de grâce et d'élégance,
redeviennent lourds et bâtards entre les mains de leurs copistes.
Ligne 6 245 :
arts selon Aristote tombent de décrépitude avec la monarchie selon
Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt
avec lui. L'esprit philosophique achève de mûrir l'oeuvre classique ;
et, dans ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu'une turpitude de
plus. Architecture, sculpture, peinture, poésie, musique, tout, à bien
Ligne 6 251 :
une courtisane régnante des tortures d'une vierge martyre. Les vers de
Dorat naissent pour les bergères de Boucher. Siècle ignoble quand
il n'est pas ridicule, ridicule quand il n'est pas hideux ; et qui,
commençant au cabaret pour finir à la guillotine, couronnant ses fêtes
par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne mérite place
Ligne 6 257 :
 
Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de cour réglée par
l'étiquette ; le siècle de Louis XV est une orgie de taverne, où la
démence s'accouple au vice. Cependant, quelque différentes qu'elles
paraissent au premier abord, une cohésion intime existe entre ces deux
époques. D'une solennité d'apparat ôtez l'étiquette, il vous restera
une cohue ; du règne de Louis XIV ôtez la dignité, vous aurez le règne
de Louis XV.
 
Ligne 6 269 :
et déjà si féconde en événements prodigieux, aux trois siècles qui
l'ont précédée, et surtout à son devancier immédiat, on a d'abord
peine à comprendre comment il se fait qu'elle vienne à leur suite ; et
son histoire, après la leur, a l'air d'un livre dépareillé. On serait
tenté de croire que Dieu s'est trompé de siècle dans sa distribution
Ligne 6 320 :
 
Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle prend deux
routes, l'une au nord, l'autre au couchant ; et, tandis que l'Égypte
crée la Grèce en Europe, Sidon apporte Carthage en Afrique. Alors
la scène change. L'Asie s'éteint. C'est le tour de l'Afrique. Les
Ligne 6 326 :
que derrière eux s'élèvent, comme les arcs-boutants de leur empire,
ces royaumes de Nubie, d'Abyssinie, de Nigritie, d'Éthiopie, de
Numidie ; pendant que se peuple et se féconde cette terre de feu qui
doit porter les Juba et les Jugurtha, Carthage s'empare des mers et
court les aventures. Elle débarque en Sicile, en Corse, en Sardaigne.
Ligne 6 339 :
Armorique, où il subsiste encore aujourd'hui, mêlé au celte primitif.
Elles enseignent à ces sauvages peuplades quelque chose de leurs arts,
de leur commerce, de leur religion ; le culte monstrueux du Saturne
carthaginois, qui devient le Teutatès celte ; les sacrifices humains ;
et jusqu'au mode de ces sacrifices, les victimes brûlées vives dans
des cages d'osier à forme humaine. Ainsi Carthage donne aux celtes
ce qu'elle a de la théocratie asiatique, dénaturé par sa féroce
civilisation. Les druides sont des mages ; seulement ils ont passé par
l'Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de leur contact avec
l'orient. Leurs monuments bruts prennent quelque chose d'égyptien.
De grossiers hiéroglyphes, les caractères runiques, commencent à en
marquer la face, que jusque-là le fer n'avait pas touchée ; et il n'est
pas prouvé que ce ne soit point la puissante navigation carthaginoise
qui ait déposé sur la grève armoricaine cet autre hiéroglyphe
Ligne 6 363 :
enfin que ces ruines du Pérou et du Mexique, magnifiques témoins d'une
ancienne civilisation éteinte, ressemblent si fort par leur caractère
et par leurs ornements aux monuments syriaques ; par leur forme et par
leurs hiéroglyphes, à l'architecture égyptienne?...
 
Ligne 6 395 :
plus monter, et chaque progrès désormais sera un déclin. Rome au
contraire n'a rien. Elle a bien pris déjà tout ce qui était à sa
portée ; mais elle a pris pour prendre plutôt que pour s'enrichir. Elle
est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et
sa fortune à faire. Tout devant elle, rien derrière.
Ligne 6 411 :
Ici est la péripétie de ce grand drame. Quels acteurs sont en
présence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de
laboureurs et de soldats ; deux peuples, l'un régnant par l'or,
l'autre par le fer ; deux républiques, l'une théocratique, l'autre
aristocratique ; Rome et Carthage ; Rome avec son armée, Carthage avec
sa flotte ; Carthage vieille, riche, rusée, Rome jeune, pauvre et
forte ; le passé et l'avenir ; l'esprit de découverte et l'esprit de
conquête ; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre
et de l'ambition ; l'orient et le midi d'une part, l'occident et le
nord de l'autre ; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la
civilisation d'Europe.
 
Ligne 6 440 :
hommes, Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en finir.
C'est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle
pousse un cri d'angoisse : Annibal ad portas! Mais elle se relève,
épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage, et
l'efface du monde.
Ligne 6 447 :
pas seulement un trône qui tombe, une ville qui s'écroule, un peuple
qui meurt. C'est une chose qu'on n'a vue qu'une fois, c'est un astre
qui s'éteint ; c'est tout un monde qui s'en va ; c'est une société qui
en étouffe une autre.
 
Ligne 6 461 :
Rien n'en restera. Seulement, longtemps après encore, Rome, haletant
et comme essoufflée de sa victoire, se recueillera en elle-même, et
dira dans une sorte de rêverie profonde : Africa portentosa!
 
Prenons haleine avec elle ; voilà le grand oeuvre accompli. La querelle
des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de
l'occident sur l'orient, déjà la Grèce l'avait tentée deux fois. Argos
Ligne 6 471 :
la vieille Asie, qui s'était promptement refermée sur lui. Pour jouer
le rôle de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation
orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre ;
il fallait Rome.
 
Ligne 6 482 :
 
Il n'en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient
l'Afrique ; il fallait qu'elle cédât la scène à l'Europe.
 
A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne
prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux ; elle se développe
tant, qu'elle commence à se diviser. Conquérante de l'univers connu,
quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre
Ligne 6 493 :
elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars,
dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et
reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont ;
la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie.
Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.
 
Le Vatican remplace le Capitole ; voilà tout. Tout s'est écroulé de
vétusté autour d'elle ; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par
la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force.
Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle ; et sa parole est
un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de
conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des
échos dans toutes les nations ; et ce qu'un homme, du haut du balcon
papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. Urbi et
orbi.
Ligne 6 531 :
tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion
a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences.
La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme ; elle a
décapité le catholicisme comme la monarchie ; elle a ôté la vie à Rome.
Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée ; il a ôté son prestige
au fantôme. Que fera l'avenir de cette société européenne, qui perd de
plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment
Ligne 6 545 :
l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge
pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne
tient-elle pas tout prêt un principe nouveau ; nouveau, quoiqu'il
jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si
toutefois l'évangile a un âge? Nous voulons parler ici du principe
Ligne 6 569 :
le germe de mort dans la vieille société royale et pontificale
d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile
de la civilisation fugitive ; qu'en un mot, Christophe Colomb ait
trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.
 
Ligne 6 575 :
 
 
[1 : Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y
classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il
n'a point négligé pour cela d'autres faits, qui, pour être du second
Ligne 6 594 :
 
 
Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle ; et pourtant sans
preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut
le prédire, aura tout de suite le succès qu'il mérite. C'est que M.
Ligne 6 641 :
qu'elle soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du
principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout d'en haut,
même le génie. C'est de la fantaisie, soit ; mais il y a une logique
dans cette fantaisie.
 
Ligne 6 665 :
sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'après tout et
enfin c'est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie
que de tristesse ; mais, s'il nous réjouit par notre côté divin, il
nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste ;
de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un
deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans la poésie.
Ligne 6 672 :
Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses
fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions
douloureuses ; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui
rougit l'horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé
rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil!
Ligne 6 682 :
pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer,
rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine
parfois ; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de
nonchalance créole ; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique,
trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie
plutôt naturelle que musicale ; la joie, la volupté, l'amour ; la femme
surtout, la femme divinisée, la femme faite muse ; et puis partout des
fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse ; voilà ce
qu'on trouve dans ce portefeuille d'élégies déchiré par une balle de
pistolet.
Ligne 6 706 :
Vous qui savez le secret de mon coeur!
Oh! laissez-moi pour unique richesse
De l'eau dans une fleur ;
L'air frais du soir ; au bois une humble couche,
Un arbre vert pour me garder du jour...
Le sylphe après ne voudra qu'une bouche
Ligne 6 722 :
où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de
ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave
révolutionnaire ; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre
charmant de M. Dovalle, la grâce, l'amour, la volupté. Aussi quiconque
lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la
Ligne 6 728 :
sanglant comme lui.
 
Et puis cette réflexion me vient en terminant : dans ce moment de mêlée
et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent
ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poëte
de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui
s'évanouit ; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos?
N'est-il pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment
calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses
trahisons ; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale ; hommes
dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberté de
plus, celle de l'art, celle de l'intelligence ; hommes laborieux qui
poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un
côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de
l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels
ils travaillent ; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la
tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment
dans le tombeau? Invideo, disait Luther dans le cimetière de Worms,
invideo, quia quiescunt.
 
Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage ; si rude qu'on
nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant
de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition
réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà
comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est
grand ; et bientôt, car l'oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme
littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.
La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but
auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents
et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu
d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si
forte et si patiente d'aujourd'hui ; puis avec la jeunesse, et à sa
tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages
vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont
Ligne 6 785 :
 
 
: : : :1825
 
 
Ligne 6 818 :
seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale.
Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou
les abattre ; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de
raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais
portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les
restaurateurs ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par
de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle
de Saint-Sulpice ; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin.
La cathédrale gothique d'Autun a subi le même outrage. Lorsque nous
passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également
Ligne 6 835 :
monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du
onzième siècle servent d'écurie. Il y en avait une troisième du même
temps, nous ne l'avons pas vue ; à notre passage, elle était effacée du
sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d'une chaumière, où ils
étaient jetés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté
Ligne 6 848 :
A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui,
par l'immensité de son enceinte et la richesse de son architecture,
rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l'Europe ; mais elle
est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que
les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six
Ligne 6 857 :
d'années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d'être
nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura été
inutile ; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau
comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.
 
Ligne 6 871 :
l'admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin
se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne
vendaient que les monuments grecs ; nous faisons mieux, nous
vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de
Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel
Ligne 6 878 :
lignes, à Paris, au lieu même dit École des beaux-arts, un escalier
de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième
siècle, sert d'échelle à des maçons ; d'admirables menuiseries de la
renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des
boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat
Ligne 6 893 :
surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore
en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face
du pays. Une loi suffirait ; qu'on la fasse. Quels que soient les
droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et
monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que
leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si
imbéciles, qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares!
Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage
appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c'est donc
dépasser son droit que le détruire.
 
Ligne 6 915 :
n'avons plus le génie de ces siècles. L'industrie a remplacé l'art.
 
Terminons ici cette note ; aussi bien c'est encore là un sujet qui
exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent,
à propos et hors de propos ; et, comme ce vieux romain qui disait
toujours : Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem, l'auteur de
cette note répétera sans cesse : Je pense cela, et qu'il ne faut pas
démolir la France.
 
Ligne 6 925 :
 
 
: : : : :1832.
 
 
Ligne 6 964 :
quelque lettre du vénérable livre de la tradition. Et bientôt, quand
la ruine de toutes ces ruines sera achevée, il ne nous restera plus
qu'à nous écrier avec ce troyen, qui du moins emportait ses dieux :
 
: : : :...Fuit Ilium et ingens
: : : :Gloria!
 
Et à l'appui de ce que nous venons de dire, qu'on permette à celui qui
Ligne 6 973 :
produire, l'extrait d'une lettre à lui envoyée. Il n'en connaît pas
personnellement le signataire, qui est, comme sa lettre l'annonce,
homme de goût et de coeur ; mais il le remercie de s'être adressé à
lui. Il ne fera jamais faute à quiconque lui signalera une injustice
ou une absurdité nuisible à dénoncer. Il regrette seulement que sa
Ligne 6 983 :
 
 
: : : : : : :Charleville, 14 février 1832.
 
: : :«Monsieur,
 
Au mois de septembre dernier, je fis un voyage à Laon (Aisne), mon
pays natal. Je l'avais quitté depuis plusieurs années ; aussi, à peine
arrivé, mon premier soin fut de parcourir la ville... Arrivé sur la
place du Bourg, au moment où mes yeux se levaient sur la vieille tour
Ligne 7 001 :
m'apprit que, resté seul des membres de l'ancien conseil municipal,
il avait été seul pour combattre l'acte dont nous étions en ce moment
témoins ; que ses efforts n'avaient rien pu. Raisonnements, paroles,
tout avait échoué. Les nouveaux conseillers, réunis en majorité contre
lui, l'avaient emporté. Pour avoir pris un peu chaudement le parti de
Ligne 7 012 :
meurtre! M. Th- me fit remarquer sur le mur voisin l'affiche
d'adjudication, en papier jaune. En tête était écrit en énormes
caractères : DESTRUCTION DE LA TOUR DITE DE LOUIS D'OUTREMER. Le
public est prévenu, etc.
 
Ligne 7 021 :
la tour. Je suis affligé de le dire à la honte des Laonnois, leur
ville possédait un monument rare, un monument des rois de la seconde
race ; il n'y en existe plus aujourd'hui un seul. Celui de Louis IV
était le dernier. Après un pareil acte de vandalisme, on apprendra
quelque jour sans surprise qu'ils démolissent leur belle cathédrale du
Ligne 7 038 :
se font anucher le Constitutionnel par le magister de leur village.
Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L'un argue de la
féodalité, et s'y tient ; l'autre allègue la dîme ; l'autre, la
corvée ; l'autre, les serfs qui battaient l'eau des fossés pour
faire taire les grenouilles ; un cinquième, le droit de jambage et
de cuissage ; un sixième, les éternels prêtres et les éternels
nobles ; un autre, les horreurs de la Saint-Barthélemy ; un autre,
qui est probablement avocat, les jésuites ; puis ceci, puis cela,
puis encore cela et ceci ; et tout est dit, la tour de Louis d'Outremer
est condamnée.
 
Ligne 7 071 :
démolisseurs lui sortent comme les vers d'un cadavre. Elle sue des
maçons. Ces pucerons la piquent. Cette vermine la dévore. La pauvre
tour commence à tomber pierre à pierre ; ses sculptures se brisent
sur le pavé ; elle éclabousse les maisons de ses débris ; son flanc
s'éventre ; son profil s'ébrèche, et le bourgeois inutile, qui passe à
côté sans trop savoir ce qu'on lui fait, s'étonne de la voir chargée
de cordes, de poulies et d'échelles plus qu'elle ne le fut jamais par
Ligne 7 109 :
 
On vient de voir une prouesse de conseil municipal. Ailleurs, c'est un
maire qui déplace un peulven pour marquer la limite du champ communal ;
c'est un évêque qui ratisse et badigeonne sa cathédrale ; c'est un
préfet qui jette bas une abbaye du quatorzième siècle pour démasquer
les fenêtres de son salon ; c'est un artilleur qui rase un cloître
de 1460 pour rallonger un polygone ; c'est un adjoint qui fait du
sarcophage de Théodeberthe une auge aux pourceaux.
 
Ligne 7 145 :
livrez pas comme une proie nos édifices nationaux à démolir, ne leur
dites pas de se faire du pain avec ces pierres. Partagez-les plutôt,
ces ouvriers, en deux bandes ; que toutes deux creusent un grand trou,
et que chacune ensuite comble le sien avec la terre de l'autre. Et
puis payez-leur ce travail. Voilà une idée. J'aime mieux l'inutile que
Ligne 7 177 :
Quelquefois il se fait propriétaire, et il change la tour magnifique
de Saint-Jacques de la Boucherie en fabrique de plomb de chasse,
impitoyablement fermée à l'antiquaire fureteur ; et il fait de la nef
de Saint-Pierre-aux-Boeufs un magasin de futailles vides, de l'hôtel
de Sens une écurie à rouliers, de la maison de la Couronne d'or une
Ligne 7 200 :
vandalisme, qui est bon courtisan, eut peur qu'une pierre ne se
détachât par aventure de toutes ces sculptures en surplomb, et ne vînt
tomber incongrûment sur le roi, au moment où sa majesté passerait ; et
sans pitié, et à grands coups de maillet, et trois grands mois durant,
il ébarba la vieille église! Celui qui écrit ceci a chez lui une belle
Ligne 7 213 :
les deux bouchées qu'il se réserve. Toute l'harmonie d'une oeuvre
royale et tranquille est troublée, la symétrie des parterres est
éborgnée, les bassins entaillent la terrasse ; c'est égal, on a ses
deux jardinets. Que dirait-on d'un fabricant de vaudevilles qui se
taillerait un couplet ou deux dans les choeurs d'Athalie! Les
Ligne 7 225 :
de la Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu'importe! une rue
d'une lieue! comprenez-vous comme cela sera beau! une ligne droite
tirée du Louvre à la barrière du Trône ; d'un bout de la rue, de la
barrière, on contemplera la façade du Louvre. Il est vrai que tout le
mérite de la colonnade de Perrault, si mérite il y a, est dans ses
proportions, et que ce mérite s'évanouira dans la distance ; mais
qu'est-ce que cela fait? on aura une rue d'une lieue! de l'autre
bout, du Louvre, on verra la barrière du Trône, les deux colonnes
Ligne 7 257 :
philosophe, voltairien. On ne restaure plus, on ne gâte plus, on
n'enlaidit plus un moment, on le jette bas. Et l'on a de bonnes
raisons pour cela. Une église, c'est le fanatisme ; un donjon, c'est la
féodalité. On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres, on
septembrise des ruines. A peine si nos pauvres églises parviennent
Ligne 7 264 :
si calme et si majestueuse qu'elle soit, qui n'ait son petit drapeau
tricolore sur l'oreille. Quelquefois on sauve une admirable église en
écrivant dessus : Mairie. Rien de moins populaire parmi nous que ces
édifices faits par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons
de tous ces crimes des temps passés dont ils ont été les témoins. Nous
Ligne 7 292 :
Colonne.
 
D'autres acceptent et veulent l'art ; mais, à les entendre, les
monuments du moyen âge sont des constructions de mauvais goût, des
oeuvres barbares, des monstres en architecture, qu'on ne saurait trop
vite et trop soigneusement abolir. A ceux-là non plus il n'y a rien à
répondre. C'en est fini d'eux. La terre a tourné, le monde a marché
depuis eux ; ils ont les préjugés d'un autre siècle ; ils ne sont plus
de la génération qui voit le soleil. Car, il faut bien, nous le
répétons, que les oreilles de toute grandeur s'habituent à l'entendre
Ligne 7 303 :
s'est accomplie dans la société, une glorieuse révolution
intellectuelle s'est accomplie dans l'art. Voilà vingt-cinq ans que
Charles Nodier et Mme de Staël l'ont annoncée en France ; et, s'il
était permis de citer un nom obscur après ces noms célèbres, nous
ajouterions que voilà quatorze ans que nous luttons pour elle.
Ligne 7 312 :
collèges, dans la pénombre des académies, quelques bons vieux enfants
qui font joujou dans leur coin avec les poétiques et les méthodes d'un
autre âge ; qui poëtes, qui architectes ; celui-ci s'ébattant avec les
trois unités, celui-là avec les cinq ordres ; les uns gâchant du plâtre
selon Vignole, les autres gâchant des vers selon Boileau.
 
Ligne 7 321 :
cause de l'architecture du moyen âge, plaidée sérieusement pour la
première fois depuis trois siècles, a été gagnée en même temps que la
bonne cause générale ; gagnée par toutes les raisons de la science,
gagnée par toutes les raisons de l'histoire, gagnée par toutes les
raisons de l'art, gagnée par l'intelligence, par l'imagination et par
le coeur. Ne revenons donc pas sur la chose jugée et bien jugée ; et
disons de haut au gouvernement, aux communes, aux particuliers, qu'ils
sont responsables de tous les monuments nationaux que le hasard met
Ligne 7 355 :
Ne les employez même pas à parfaire le Louvre. Vous voudriez achever
d'enclore ce que vous appelez le parallélogramme du Louvre. Mais nous
vous prévenons que ce parallélogramme est un trapèze ; et, pour un
trapèze, c'est trop d'argent. D'ailleurs, le Louvre, hors ce qui est
de la renaissance, le Louvre, voyez-vous, n'est pas beau. Il ne faut
Ligne 7 379 :
hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail.
Surtout que l'architecte restaurateur soit frugal de ses propres
imaginations ; qu'il étudie curieusement le caractère de chaque
édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu'il se pénètre de la
ligne générale et de la ligne particulière du monument qu'on lui met
Ligne 7 388 :
 
Quant aux particuliers, quant aux propriétaires qui voudraient
s'entêter à démolir, que la loi le leur défende ; que leur propriété
soit estimée, payée et adjugée à l'état. Qu'on nous permette de
transcrire ici ce que nous disions à ce sujet en 1825 : «Il faut
arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ;
qu'on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la
destruction d'un édifice historique et monumental ne doit pas être
permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur
honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu'ils ne comprennent
même pas qu'ils sont des barbares! Il y a deux choses dans un édifice,
son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa
Ligne 7 410 :
 
S'il faut une loi, répétons-le, qu'on la fasse. Ici, nous entendons
les objections s'élever de toutes parts :
 
-Est-ce que les chambres ont le temps?-Une loi pour si peu de chose!
Ligne 7 435 :
 
 
[1 : Nous ne publions pas le nom du signataire de la lettre, n'y étant
point formellement autorisé par lui ; mais nous le tenons en réserve
pour notre garantie. Nous avons cru devoir aussi retrancher les
passages qui n'étaient que l'expression trop bienveillante de la
sympathie de notre correspondant pour nous personnellement.
 
[2 : Notre-Dame de Paris.
 
 
Ligne 7 451 :
Ymbert Galloix (ou Jacques-Imbert Galloix) était un pauvre jeune homme de Genève, fils ou
petit-fils, si notre mémoire est bonne, d'un vieux maître d'écriture
du pays ; un pauvre genevois, disons-nous, bien élevé et bien lettré
d'ailleurs, qui vint à Paris, il y a six ans, n'ayant pas devant lui
de quoi vivre plus d'un mois, mais avec cette pensée, qui en a leurré
tant d'autres, que Paris est une ville de chance et de loterie, où
quiconque joue bien le jeu de sa destinée finit par gagner ; une
métropole bénie où il y a des avenirs tout faits et à choisir, que
chacun peut ajuster à son existence ; une terre de promission qui ouvre
des horizons magnifiques à toutes les intelligences dans toutes les
directions ; un vaste atelier de civilisation où toute capacité trouve
du travail et fait fortune ; un océan où se fait chaque jour la pêche
miraculeuse ; une cité prodigieuse, en un mot, une cité de prompt
succès et d'activité excellente, d'où en moins d'un an l'homme de
talent qui y est entré sans souliers ressort en carrosse.
Ligne 7 487 :
 
-C'était en octobre 1827, un matin qu'il faisait déjà froid, je
déjeunais ; la porte s'ouvre, un jeune homme entre. Un grand jeune
homme un peu courbé, l'oeil brillant, des cheveux noirs, les pommettes
rouges, une redingote blanche assez neuve, un vieux chapeau. Je me
lève et je le fais asseoir. Il balbutie une phrase embarrassée d'où je
ne vis saillir distinctement que trois mots : Ymbert Galloix, Genève,
Paris. Je compris que c'était son nom, le lieu où il avait été
enfant, et le lieu où il voulait être homme. Il me parla poésie. Il
avait un rouleau de papiers sous le bras. Je l'accueillis bien ; je
remarquai seulement qu'il cachait ses pieds sous sa chaise avec un
air gauche et presque honteux. Il toussait un peu. Le lendemain, il
Ligne 7 514 :
c'était une ardente et fiévreuse curiosité. Il voulait voir Paris,
entendre Paris, respirer Paris, toucher Paris. Non le Paris qui parle
politique et lit le Constitutionnel et monte la garde à la mairie ;
non le Paris que viennent admirer les provinciaux désoeuvrés, le
Paris-monument, le Paris-Saint-Sulpice, le Paris-Panthéon, pas même le
Ligne 7 563 :
compilations, des biographies de contemporains à vingt francs la
colonne. Il s'essaya pendant un temps d'écrire quelques lignes pour
ces divers labeurs. Puis le coeur lui manqua ; il refusa tout. Il fut
invinciblement pris d'oisiveté comme un voyageur est pris de sommeil
dans la neige. Une maladie lente qu'il avait depuis l'enfance
Ligne 7 598 :
complets, une qualité de plus, précieuse sans doute, mais secondaire
après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu'un vers
ait une bonne forme, cela n'est pas tout ; il faut absolument, pour
qu'il y ait parfum, couleur et saveur, qu'il contienne une idée, une
image ou un sentiment. L'abeille construit artistement les six pans de
son alvéole de cire, et puis elle l'emplit de miel. L'alvéole, c'est
le vers ; le miel, c'est la poésie.
 
Galloix était plus à l'aise dans l'élégie. Là, sa poésie était parfois
Ligne 7 609 :
production littéraire proprement dite. Quelquefois, à force de
souffrir, le poëte devenait un homme, son élégie devenait une
confidence, son chant devenait un cri ; alors c'était beau.
 
Comme il croyait peu à la valeur essentielle et durable de sa prose
Ligne 7 619 :
 
Une lettre admirable, selon nous, une lettre éloquente, profonde,
maladive, fébrile, douloureuse, folle, unique ; une lettre qui raconte
toute une âme, toute une vie, toute une mort ; une lettre étrange,
vraie lettre de poëte, pleine de vision et de vérité.
 
Ligne 7 645 :
 
 
: : : : : : :Paris, 11 décembre 1827.
 
 
: : :Mon pauvre D-,
 
Il y a bien des jours que je me propose de vous écrire. Mais la
Ligne 7 674 :
Elles me tourmentent, m'agitent sans cesse, et tout se réunit pour
me déchirer l'âme, ce sentiment immense et continuel du néant de nos
vanités, de nos joies, de nos douleurs, de nos pensées ; l'incertitude
de ma situation, la peur de la misère, ma maladie nerveuse, mon
obscurité, l'inutilité des démarches, l'isolement, l'indifférence,
Ligne 7 691 :
solitaire, harassé de corps et d'esprit, là je m'assieds, je rêve,
mais d'une rêverie amère, sombre, délirante. Tout me rappelle
ces pauvres parents que je n'ai pas rendus heureux ; les soins de
blanchisseuse, etc., etc., tout cela m'étouffe. Les heures des repas
changées! Oh! que je regrette et ma chambre de Genève, où j'ai tant
Ligne 7 707 :
idéales, persuasion du malheur enracinée dans l'âme, certitude que
la fortune, quoique un grand bien, ne nous rendrait pas parfaitement
heureux : voilà ce qui tourmente ma pauvre âme. Oh! mon unique ami,
qu'ils sont malheureux, ceux qui sont nés malheureux!
 
Et quelquefois pourtant, il semble qu'une musique aérienne résonne à
mes oreilles, qu'une harmonie mélancolique et étrangère au tourbillon
des hommes vibre de sphère en sphère jusqu'à moi ; il semble qu'une
possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s'offre à
l'horizon de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à
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sur la vie positive, tout!
 
Que de fois j'ai dit avec Rousseau : O ville de boue et de fumée! Que
cette âme tendre a dû souffrir ici! Isolé, errant, tourmenté comme
moi, mais moins malheureux de soixante ans d'un siècle sérieux et
de grands événements, il gémirait à Paris ; j'y gémis, d'autres y
viendront gémir. O néant! néant!
 
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civilisation au milieu des pompes de la nature, spectacle qui fait
de Genève une ville peut-être unique en Europe relativement à sa
grandeur ; ces impressions, je ne les ai retrouvées à Paris qu'à
l'Opéra, et en relisant avec passion la Vie d'Alfieri, écrite par
lui-même, que je n'avais pas lue depuis quatre ans. Que de choses pour
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Les prestiges de la musique, la magnificence du théâtre, les toilettes
et les physionomies qui garnissaient les loges, je respirais tout
cela, je me croyais prince, riche, honoré ; les portiques d'un monde
qui n'est beau pour moi que parce que je l'ignore, se dessinaient à ma
vue entourés d'une auréole d'élégance et de recherche. J'avais oublié
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Alfieri. On n'y voit que des ambassadeurs nobles, des voyages en
poste continuels, des valets de chambre, etc. Oh! qu'il fait bon être
malheureux avec trente mille francs de rente! Non, non ; excusez cette
phrase. Vous savez combien je sais dépouiller le malheur de son
entourage positif et le contempler dans son affreuse nudité, qui est
la même pour toutes les conditions lorsqu'on a dans l'âme quelque
chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les
sensations m'accablent. Je quitte la plume ; je vais rêver. Riez, car
là vous me reconnaissez tout entier, n'est-ce pas?
 
Je reprends la plume aujourd'hui 27 décembre. Je souffre, et toujours.
J'ai eu des moments horribles ; mais je ne veux pas vous lasser encore
de mes plaintes. Il est minuit et quelques minutes. Nous sommes donc
le 28. Qu'importe! Quelques voitures roulent encore de loin en loin ;
mais on est sorti de l'Odéon. La tristesse, l'hiver, la solitude et la
nuit règnent. Je veille au coin d'un feu au quatrième étage de la rue
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Je suis encore lié intimement avec Ch. N-. Celui-là est encore plus
expansif que - ; il vous plairait davantage, surtout les premières
fois. N- a souvent les larmes sur le bord des paupières, tout en
vous parlant. Il a ce que vous nommez de l'humectant dans toute sa
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pourrait lui reprocher peut-être d'avoir trop d'indulgence pour les
médiocrités, mais cela tient à sa grande bonté. - tomberait dans
l'excès contraire ; il ne verrait pas avec plaisir, je crois, un homme
qu'il jugerait ordinaire. Vous me direz qu'il y a de l'amour-propre
; mais si j'étais obligé de me gêner avec vous, autant vaudrait ne
pas vous écrire.
 
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plusieurs hommes de lettres. J'y ai vu madame T-, j'y ai causé avec
E- D-, P-, le baron T-, M. de C-, savant célèbre qui
s'intéresse beaucoup à moi ; M. de R-, antiquaire et historien.
Enfin M. J-, que j'ai connu là, est un ami que j'espère avoir
acquis. Il est colossal par la pensée. S'il avait un peu plus de
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Je reviens à N-. Pour en finir sur lui, il a l'air et les goûts
d'un gentilhomme de campagne. Je lui ai prêté vos poésies ; il en est
enchanté. P. L- va publier ses Voyages en Grèce, en vers. Je lui
en ai entendu lire un fragment, c'est ravissant, c'est poétique comme
Byron ; mais il n'y a ni cette pensée féconde, ni ce génie vaste et
souffrant qui nous prennent à la gorge dans le barde anglais et dans
son rival de Florence. M. L- ressemble à Goethe (vous reconnaissez
là ma manie de ressemblance). Il lit ses vers d'une manière tout à
fait particulière et pleine de charme ; il est simple, tranquille,
réservé ; il a quelque chose de protestant dans sa personne. Il a
beaucoup voyagé. Il a un recueil de poésies en portefeuille, mais il
a de la répugnance à les publier toutes, parce qu'il les trouve trop
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ici. Je suis très lié avec de B-, le fils du poëte, homme d'un
esprit élevé. F- fait jouer son P- dans un mois. C'est un drame
tout à fait romantique. F- a été au Cap et à la Martinique ;
du reste, c'est un homme d'un ton de cabaret. Il a un poëme en
portefeuille. On ne peut lui refuser un talent frais et gracieux ;
mais il ne faut pas le connaître pour aimer ses poésies. Quel
désenchantement! Je me rappelle que son Pêcheur, avant que V-
allât en Russie, nous émut jusqu'aux larmes, et je prêtais à l'auteur
quelque chose d'idéal, n'ayant jamais vu ce nom, et le lisant au bas
d'un morceau tout rêveur, tout maritime ; j'en faisais un jeune ondin,
etc. ; et c'est un mélange de commun et de soldat. V- (que j'ai vu
une heure chez -) est un homme de sept pieds. Quand il parle à
un honnête homme, son estomac dessine une arcade et ses genoux un
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place pour vous parler d'Al-, des V- père et fils, de D- et
M-, rédacteurs du G-, et de plusieurs autres littérateurs que
je connais. Un mot sur S- : c'est un homme qui me paraît tenir du
charlatan, de l'illuminé, du Durand, du Swedenborg, et aussi du vrai
poëte. Il a un talent descriptif remarquable. Je n'ai eu qu'une
entrevue avec lui ; j'en ai assez. Il est vrai que le tête-à-tête
a duré trois heures. Mais il y a trop de crème fouettée dans ce
cerveau-là pour que je m'amuse à le faire mousser encore davantage.
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Vos Mélodies ont paru. Jolie édition. Je les ai lues et relues avec
charme. Elles ont eu un article dans la R. J'en fais un pour le
F. ; je les ai recommandées au G. On en parlera dans la N. Mais il
faudrait, pour le succès, des prôneurs que vous n'avez pas. Il s'en
vendra peu, je le crains. La poésie est dans un discrédit si complet,
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auteur étranger, qui n'a d'autre protection que son talent, ne peut
percer que par un heureux hasard. Votre éloignement de Paris est
nuisible aussi au succès de votre livre ; mais il est favorable à votre
bonheur. La grande Babylone vous saturerait de dégoût, de boue, de
fatigue et de tristesse. J'ignore l'état de votre âme à Florence ; mais
à coup sûr il serait pire à Paris ; sans parler de l'extrême difficulté
d'y vivre. Jusqu'à présent je ne gagne rien, et j'ai pourtant de vrais
amis qui font leurs efforts pour me trouver quelque chose. On m'a
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la pantoufle. Est-ce bien ce que j'ai rêvé, un lord Byron français, de
l'insouciance, de la vanité, de l'affectation, du malheur, une pensée
dévorante, du génie à flots, du bon ton, de l'élégance ; enfin une
atmosphère poétique étrangère qui n'a rien de commun avec la sale
atmosphère de nos hommes de lettres parisiens? L- n'est-il pas cet
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peine morale. Écoutez. Si du moins je pouvais me persuader qu'un jour
je serai heureux! mais l'avenir rembrunit encore le présent. Vous me
connaissez ; vous savez les bizarreries de mon caractère. J'ai fait une
découverte en moi, c'est que je ne suis réellement point malheureux
pour telle ou telle chose, mais j'ai en moi une douleur permanente qui
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bile, ou enfin le principe qui me tourmente s'est reproduit. Tantôt,
vous le savez, c'était de n'être pas né anglais qui m'affligeait,
tantôt de n'être pas propre aux sciences ; plus habituellement encore
de n'être pas riche, de lutter avec la misère et les préjugés, d'être
inconnu. Vous savez encore que depuis Genève il me semblait que si
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distingués. Quelques-uns, tels que -, Ch. N-, etc., sont
d'illustres amis avec qui je suis presque aussi familier qu'avec vous.
Eh bien, ma vanité est satisfaite ; souvent dans les salons j'ai des
moments de satisfaction mondaine ; enfin quelquefois je suis enivré
de ces petits triomphes d'une soirée, d'un instant ; et avec cela,
le fond, la presque totalité de ma vie, c'est je ne dirais pas le
malheur, mais un chancre aride ; un plomb liquide me coule dans les
veines ; si l'on voyait mon âme, je ferais pitié, j'ai peur de devenir
fou. Depuis que je suis ici, ma douleur a pris cinq à six formes :
d'abord ç'a été le regret de ma patrie, et mon incertitude de
l'avenir ; ensuite le sentiment de mon isolement, de mon néant ; puis
un vide occupé par cet affreux tumulte de sensations dont je vous ai
tant parlé ; enfin, depuis deux mois, toutes mes facultés de douleur
se sont réunies sur un point. J'ose à peine vous le dire, tant il est
fou ; mais, je vous en supplie, ne voyez là-dedans qu'une forme de
douleur, qu'une des apparences de l'ulcère qui me ronge ; ne me jugez
pas d'après les règles ordinaires, et voyez le mal et non pas son
objet. Eh bien, ce point central de mes maux, c'est de n'être pas né
anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre tant! Les gens
vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule
idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, dont l'âme a été
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maintenant.
 
Je lisais dernièrement Valérie de Mme de Krudener ; je ne puis vous
exprimer les sensations que j'en ai reçues. Ce livre étonnant m'avait
ennuyé jadis ; maintenant il m'a déchiré. C'est que Gustave est comme
moi victime d'une passion dévorante, ou plutôt d'une énergie de
sensations qui le dévore, et qui s'est portée sur un aliment naturel,
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bien, là, en Angleterre, j'aurais au moins cinquante poëtes d'une vie
aventureuse, et dont les livres sont pleins d'imagination, de pensée,
etc. ; en France, je n'en ai pas trois. Outre cela, j'aurais eu une
patrie dont j'aurais aimé jusqu'aux préjugés ; il y a tant de poésie
dans les vieilles moeurs de l'Angleterre, et tant d'imagination dans
tout ce qui est de ce pays-là! D'abord, au lieu d'une littérature, il
y en a quatre : l'américaine, l'anglaise, l'écossaise, l'irlandaise ; et
elles ont toutes avec la même langue un caractère différent. Quelles
richesses littéraires! la vie du maniaque Cowper, si grand poëte, a
été écrite en trois volumes in-octavo ; celle de Johnson en quatre.
C'est de celle-là que Walter Scott dit qu'on la trouve dans toutes
les maisons de campagne, etc. Et encore, qu'au seul nom de Johnson un
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Quels soins ont les anglais de leurs auteurs! ils les réimpriment sous
tous les formats. Quel goût dans leurs éditions! quelle imagination
dans leurs vignettes! Voyez la nation elle-même ; les hommes qui ont un
air ignoble sont aussi rares en Angleterre que le sont en France ceux
qui ont l'air distingué! Tout est excentric dans cette nation ;
j'aime jusqu'à leur originalité, leurs vêtements bizarres. Ce n'est
que là que l'enthousiasme règne sous mille formes ; que là, qu'à côté
des idées positives les plus sévères, on trouve les billevesées les
plus pittoresques. Ce pays réunit tout, le positif et l'idéal, la
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sentir déplacé. Cela vous faisait souffrir à Genève. Eh bien, je suis
cruellement déplacé, moi qui ne me sens aucune sympathie avec la
France, et qui m'en trouve sur tous les points avec l'Angleterre ;
je me trouve cruellement déplacé, au milieu d'une nation frivole,
bavarde, impie, aride, et vaine et froide, quand je songe qu'il en
est une religieuse ou terriblement sceptique, mais au moins pas
indifférente ; une où l'on trouve des amis fidèles ; des âmes exaltées,
et où la frivolité même, extravagante et bizarre, n'a pas ce
ton railleur et fadement insipide qu'elle a en France. Chez le
restaurateur où je dine, il y a des français et des anglais. Quelle
différence! Presque tous les français y sont gascons, braillards et
communs ; tous les anglais, nobles et décents. Enfin, mon ami, je sens
qu'un amant peut entretenir un ami de son amour, parce que cette
passion trouve un écho dans toutes les âmes, il n'y a rien là de
ridicule ; mais tel est le surcroît de mes douleurs, que je n'ose les
confier, parce qu'elles sont trop individuelles, et doivent paraître
trop ridicules à qui ne les a pas naturellement éprouvées. Et
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Tout la réveille, la vue d'un anglais, d'un livre anglais en vente
chez Baudry, les moqueries mêmes dont ils sont l'objet, tout cela me
dévore ; ce sont autant de coups de poignard qui ravivent ma douleur,
comme, sans doute, tout ce qui rappelle une maîtresse morte à un amant
passionné. Enfin, ma manie me dégoûte même de la gloire. Je voudrais
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anglais, je ne souffrirais pas moins avec mon tempérament maladif,
mais cela me fait un effet tout différent. C'est ma raison seule qui
me donne cette persuasion ; car, si je n'écoutais que la sensation, il
me semble que, né anglais, je pourrais supporter tous mes maux. Je
me représente ce que je suis d'organisation et d'âme ; mais né lord
anglais et riche. Tous mes goûts, toutes mes vanités, tout serait
satisfait! Lorsque je compare ce sort au mien je deviens presque fou.
 
Une réflexion pourtant m'est souvent venue ; mais que peuvent les
réflexions contre les passions? C'est celle-ci : si je n'étais pas
exactement ce que je suis, je n'existerais pas ; ce serait un autre
que moi ; mon moi homogène, identique et individuel serait détruit ;
j'aurais d'autres idées! Nul ne voudrait se changer contre un
autre, et nul n'est content de ce qu'il est. Quelle contradiction!
Acceptons-nous ce que nous sommes. Je souffre tant, qu'il me semble
que je changerais volontiers ; degré de douleur où je n'étais pas
arrivé jusqu'ici. Dans le fait accepter le sort d'un autre, si c'était
possible, ce serait mourir. La mort n'est que la destruction du moi.
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ami, plus je sonde notre nature, et plus je me persuade que, pièces
nécessaires d'un ensemble que nous ne voyons pas, nous jouons un rôle
qui nous sera révélé un jour. Si l'on me demandait : Croyez-vous à
l'existence de Dieu, à l'immortalité de l'âme? je dirais : Absurdes
questions! Dieu est parce qu'il est nécessaire ; et je crois que
nous sommes ici-bas dans un état faux, transitoire, intermédiaire.
Avons-nous existé ailleurs? devons-nous revivre? Comment, avec nos
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Ce qui me tourmente le plus, c'est que je vois des hommes que leur
caractère pousse au bonheur. Je me dis alors : Si tous souffraient,
une compensation générale, un paradis après la vie, me semblerait de
rigueur. Mais il en est, quoi qu'on en dise, il en est d'heureux (par
le caractère). Ceux-là souvent s'embarrassent peu de l'avenir, ils
vivent imprévoyants et satisfaits ; ici-bas tout est pour eux. Le
malheur ne serait-il donc qu'une cruelle maladie? les malheureux, des
pestiférés atteints d'une plaie incurable que leur organisation fait
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Angleterre, et, après quelques années, d'écrire en anglais. J. L-,
avec lequel je suis très lié, me prête les poètes lakistes modernes dé
l'Angleterre ; ils sont ravissants. J'ai changé votre Gérando contre un
Byron en un volume. J'en ai lu un petit poëme, le Rêve, qui m'a
fait une impression foudroyante. Une dame anglaise, qui me donne
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Mes manies sont toujours cruelles. Quel ennui! Enfin, partout où je
tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes moyens d'existence sont
encore un tourment. Je travaille maintenant à une biographie ; mais
j'ai besoin d'argent, je suis même dans un grand embarras.
 
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[1 : Le mot est souligné dans la lettre que nous avons sous les yeux.
 
 
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Quel roman, quelle histoire, quelle biographie que cette lettre!
Certes, ce n'est pas nous qui répéterons les banalités convenues ;
ce n'est pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par
l'artiste soient constamment éprouvées par l'artiste ; ce n'est pas
nous qui trouverons mauvais que Byron pleure dans une élégie et rie à
son billard ; ce n'est pas nous qui poserons des limites à la création
littéraire et qui blâmerons le poëte de se donner artificiellement
telle ou telle douleur pour l'analyser dans ses convulsions comme
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y a de particulièrement poignant dans la lettre que nous venons de
citer, c'est que celui qui l'a écrite en est mort. Ce n'est pas un
homme qui dit : Je souffre, c'est un homme qui souffre ; ce n'est pas
un homme qui dit : Je meurs ; c'est un homme qui meurt. Ce n'est pas
l'anatomie étudiée sur la cire, ni même sur la chair morte ; c'est
l'anatomie étudiée nerf à nerf, fibre à fibre, veine à veine, sur la
chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous
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littéraire, chose philosophique, chose poétique, oeuvre de profond
artiste, fantaisie du génie, vision d'Hoffmann, cauchemar de
Jean-Paul ; non, c'est une chose réelle, c'est un homme dans un bouge
qui écrit. Le voilà avec sa table chargée de livres anglais, avec sa
plume, avec son encre, avec son papier, pressant les lignes sur les
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pleure, cherchant la date au calendrier, l'heure à l'horloge, quittant
sa lettre, la reprenant, la quittant, allumant sa chandelle pour la
continuer ; puis il va dîner à vingt sous, il rentre, il a froid, il se
remet à écrire, parfois même sans trop savoir ce qu'il écrit ; car son
cerveau est tellement secoué par la douleur, qu'il laisse ses idées
tomber pêle-mêle sur le papier et s'éparpiller et courir en désordre,
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poëte, ce qu'il fait là, ce serait une élégie, ce serait un chapitre,
ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, l'abandon, le
laisser-aller, la réalité, la vérité ; la prétention viendrait. Il se
draperait avec son haillon. Pour écrire une lettre pareille, aussi
négligée, aussi poignante, aussi belle, sans être malheureux comme
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Toutes les qualités pénétrantes, métaphysiques, intimes, ce style les
a ; il a aussi, ce qui est remarquable, toutes les qualités mordantes,
incisives, pittoresques. La lettre contient quelques portraits.
Plusieurs ont été crayonnés trop à la hâte, et l'on sent que les
modèles ont à peine posé un instant devant le peintre ; mais comme ceux
qui sont vrais sont vrais! comme tous sont en général bien touchés et
détachés sur le fond d'une manière qui n'est pas commune! métamorphose
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Quand on raconte une histoire comme celle d'Ymbert Galloix, ce n'est
pas la biographie des faits qu'il faut écrire, c'est la biographie des
idées. Cet homme, en effet, n'a pas agi, n'a pas aimé, n'a pas vécu ;
il a pensé ; il n'a fait que penser, et, à force de penser, il a rêvé ;
et, à force de rêver, il s'est évanoui de douleur. Ymbert Galloix est
un des chiffres qui serviront un jour à la solution de ce lugubre et
singulier problème :-Combien la pensée qui ne peut se faire jour et
qui reste emprisonnée sous le crâne met-elle de temps à ronger un
cerveau?-Nous le répétons, dans une vie pareille il n'y a pas
d'événements, il n'y a que des idées. Analysez les idées, vous avez
raconté l'homme. Un grand fait pourtant domine cette morne histoire ;
c'est un penseur qui meurt de misère! Voilà ce que Paris, la cité
intelligente, a fait d'une intelligence. Ceci est à méditer. En
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Le rôle qu'elle joue dans leur vie est tantôt passif, tantôt actif,
mais toujours triste. En temps de paix, elle les laisse mourir comme
Malfilàtre ; en temps de révolution, elle les fait mourir comme André
Chénier.
 
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est un symbole. Il représente à nos yeux une notable portion de la
généreuse jeunesse d'à présent. Au dedans d'elle, un génie mal compris
qui la dévore ; au dehors, une société mal posée qui l'étouffe. Pas
d'issue pour le génie pris dans le cerveau ; pas d'issue pour l'homme
pris sous la société.
 
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sur la rive obscure, comme les ombres de Virgile
 
: : : : : :Palus inamabilis unda
: : :Alligat, et novies Styx interfusa coercet.
 
Le Styx, pour le pauvre jeune artiste inconnu, c'est le libraire qui
dit, en lui rendant son manuscrit : Faites-vous une réputation. C'est
le théâtre qui dit : Faites-vous une réputation. C'est le musée qui
dit : Faites-vous une réputation. Eh mais! laissez-les commencer!
aidez-les! Ceux qui sont célèbres n'ont-ils pas d'abord été obscurs?
Et comment se faire une réputation, quel que soit leur génie, sans
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jeune homme. Qui sait si ce pauvre étudiant que vous coudoyez ne sera
pas Schiller un jour? Pour nous, tout écolier qui fait des ronds et
des barres sur le mur, c'est peut-être Pascal ; tout enfant qui ébauche
un profil sur le sable, c'est peut-être Giotto.
 
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Préparons donc les voies. Ouvrons les rangs.
 
Toute grande ère a deux faces ; tout siècle est un binôme, a + b,
l'homme d'action plus l'homme de pensée, qui se multiplient l'un par
l'autre et expriment la valeur de leur temps. L'homme d'action, plus
l'homme de pensée ; l'homme de la civilisation, plus l'homme de l'art ;
Luther, plus Shakespeare ; Richelieu, plus Corneille ; Cromwell, plus
Milton ; Napoléon, plus l'inconnu. Laissez donc se dégager l'Inconnu!
Jusqu'ici vous n'avez qu'un profil de ce siècle, Napoléon ; laissez se
dessiner l'autre. Après l'empereur, le poëte. La physionomie de cette
époque ne sera fixée que lorsque la révolution française, qui s'est
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commenteront sans cesse l'une par l'autre. Marengo, les Pyramides,
Austerlitz, la Moskowa, Montereau, Waterloo, quelles épopées! Napoléon
a ses poëmes ; le poëte aura ses batailles. Laissons-le donc venir, le
poëte! et répétons ce cri sans nous lasser! Laissons-le sortir des
rangs de cette jeunesse, où son front plonge encore dans l'ombre, ce
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: : : : :I
 
 
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tout en pointes avec très peu de corps!»
 
Le père insistait : «-Aie pitié de ton neveu l'Ouragan. Il avoue
toutes ses sottises, car c'est le plus grand avoueur de l'univers ;
mais il est impossible d'avoir plus de facilité et d'esprit. C'est
un foudre de travail et d'expédition. Au fond, il n'a pas plus
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saturne qui manque à son mercure. Mais quand tu le tiendras, ne le
laisse pas aller. Fit-il des miracles, tiens-le toujours et le tire
par la manche ; le pauvre diable en a besoin. Si tu lui es père, il te
contentera ; si tu lui es oncle, il est perdu. Aime ce jeune homme!»
 
«-Non, disait l'oncle ; je sais que les sujets d'une certaine trempe
savent faire patte de velours quelque temps ; et lui-même autrefois,
quand il vivait près de moi, était comme une belle-fille pour peu que
je fronçasse le sourcil. Mais je n'en veux pas. Je ne suis plus d'âge
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jeunesse a toujours raison contre les vieux.»
 
«-Tu n'as pas toujours pensé ainsi, répondait tristement le père ; il
fut un temps où tu m'écrivais : Quant à moi, cet enfant m'ouvre la
poitrine.»
 
«-Oui, disait l'oncle, et où tu me répondais : Défie-toi, tiens-toi
en garde contre la dorure de son bec.»
 
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Mais l'oncle, homme péremptoire, coupait enfin court à toute prière
par ces nettes paroles :
 
«-Je n'en veux pas! C'est une folie que de vouloir faire quelque
chose de cet homme. Il faudrait l'envoyer, comme dit sa bonne femme,
aux insurgents, se faire casser la tête. Tu es bon, ton fils est
méchant. La fureur de la postéromanie te tient à présent ; mais tu
devrais songer que Cyrus et Marc-Aurèle auraient été fort heureux de
n'avoir ni Cambyse ni Commode!»
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plutôt Louis XIII que Louis XIV? La langue qu'ils parlent, n'est-ce
pas la langue même de Molière et de Saint-Simon? Ce père et cet oncle,
ce sont les deux types éternels de la comédie ; ce sont les deux
bouches sévères par lesquelles elle gourmande, enseigne et moralise au
milieu de tant d'autres bouches qui ne font que rire ; c'est le marquis
et le commandeur, c'est Géronte et Ariste, c'est la bonté et la
sagesse, admirable duo auquel Molière revient toujours.
Ligne 8 453 :
</pre>
 
La scène est complète ; rien n'y manque, pas même le coquin de neveu.
 
Ce qu'il y a de frappant dans le cas présent, c'est que la scène qu'on
vient de retracer est une chose réelle, c'est que ce dialogue du père
et de l'oncle a eu textuellement lieu par lettres, par lettres que le
public peut lire à l'heure qu'il est[1] ; c'est qu'à l'insu des deux
vieillards il y avait au fond de leur grave contestation un des plus
grands hommes de notre histoire ; c'est que le marquis et le commandeur
ici sont un vrai marquis et un vrai commandeur. L'un se nommait Victor
de Riquetti, marquis de Mirabeau ; l'autre, Jean-Antoine de Mirabeau,
bailli de l'ordre de Malte. Le coquin de neveu, c'était
Honoré-Gabriel de Riquetti, qu'en 1781 sa famille appelait
Ligne 8 495 :
 
Quelques minutes après que le médecin qui était debout au chevet de
son lit, eut dit : Il est mort! le président de l'assemblée nationale
se leva de son siège et dit : Il est mort! tant ce cri fatal avait
en peu d'instants rempli Paris. Un des principaux orateurs de
l'assemblée, M. Barrère de Vieuzac, se leva en pleurant et dit ceci
d'une voix qui laissait échapper plus de sanglots que de paroles :
«Je demande que l'assemblée dépose dans le procès-verbal de ce jour
funèbre le témoignage des regrets qu'elle donne à la perte de ce grand
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les membres de l'assemblée d'assister à ses funérailles.»
 
Un prêtre, membre du côté droit, s'écria : «Hier, au milieu des
souffrances, il a fait appeler M. l'évêque d'Autun, et en lui
remettant un travail qu'il venait de terminer sur les successions, il
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Tronchet, le président, proposa une députation aux funérailles.
L'assemblée répondit : Nous irons tous!
 
Les sections de Paris demandèrent qu'il fût inhumé «au champ de la
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serait désormais destiné à recevoir les cendres des grands hommes».
 
A ce sujet, M. Pastoret, procureur général syndic de la commune, dit :
«Les larmes que fait couler la perte d'un grand homme ne doivent pas
être des larmes stériles. Plusieurs peuples anciens renfermèrent dans
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L'assemblée applaudit.
 
Barnave s'écria : «Il a en effet mérité les honneurs qui doivent être
décernés par la nation aux grands hommes qui l'ont bien servie!»
 
Robespierre, c'est-à-dire l'envie, se leva aussi et dit : «Ce n'est
pas au moment où l'on entend de toutes parts les regrets qu'excite la
perte de cet homme illustre, qui, dans les époques les plus critiques,
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Il n'y eut plus, ce jour-là, ni côté gauche ni côté droit dans
l'assemblée nationale, qui rendit tout d'une voix ce décret :
 
«Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à réunir les
cendres des grands hommes.
 
«Seront gravés au-dessus du fronton ces mots :
 
: : :AUX GRANDS HOMMES
: : :LA PATRIE RECONNAISSANTE
 
«Le corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera
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[1 : Voyez les Mémoires de Mirabeau, ou plutôt sur Mirabeau,
récemment publiés, t. III. Ce travail, fait malheureusement d'une
façon peu intelligente, contient sur Mirabeau et de Mirabeau un
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leur fantaisie et les accidents, leur coeur, leur famille, leur
époque. Nous conseillons à l'éditeur de multiplier les citations de
cette correspondance ; nous regrettons même qu'on n'ait pas songé à en
faire une publication à part aussi complète que possible, dans tous
les cas très sobrement élaguée. Les Lettres du marquis et du bailli
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précieux pendant aux Lettres de Diderot. Les lettres de Diderot
peignent le dix-huitième siècle du point de vue des philosophes, les
lettres des Mirabeau le peindraient du point de vue des gentilshommes ;
face, certes, non moins curieuse. Cette dernière collection
n'importerait pas moins que la première aux études de ceux qui
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: : : : :II
 
 
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Lorsqu'il arriva comme député d'Aix aux états généraux, il n'excitait
la jalousie de personne. Obscur et mal famé, les bonnes renommées s'en
inquiétaient peu ; laid et mal bâti, les seigneurs de belle mine
en avaient pitié. Sa noblesse disparaissait sous l'habit noir, sa
physionomie sous la petite vérole. Qui donc eût songé à être jaloux de
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ce fut précisément ce qui est la véritable couronne de cet homme dans
la postérité, son génie d'orateur. Marche que l'envie suit toujours
d'ailleurs ; c'est toujours à la plus belle façade d'un édifice qu'elle
jette des pierres. Et puis, à l'égard de Mirabeau, l'envie, il faut en
convenir, était inépuisable en bonnes raisons. Probitas, l'orateur
doit être sans reproche, M. de Mirabeau est reprochable de toutes
parts ; praestantia, l'orateur doit être beau, M. de Mirabeau est
laid ; vox amaena, l'orateur doit avoir un organe agréable, M. de
Mirabeau a la voix dure, sèche, criarde, tonnant toujours et ne
parlant jamais ; subrisus audientium, l'orateur doit être bienvenu
de son auditoire, M. de Mirabeau est haï de l'assemblée, etc. ; et une
foule de gens, fort contents d'eux-mêmes, concluaient : M. de Mirabeau
n'est pas orateur.
 
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Certes, il n'était pas orateur à la manière dont ces gens
l'entendaient ; il était orateur selon lui, selon sa nature, selon son
organisation, selon son âme, selon sa vie. Il était orateur parce
qu'il était haï, comme Cicéron parce qu'il était aimé. Il était
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s'épanouissent toutes les ouvertures du coeur, repoussé, moqué,
humilié, méprisé, diffamé, chassé, spolié, interdit, exilé,
emprisonné, condamné ; parce que, comme le peuple de 1789 dont il était
le plus complet symbole, il avait été tenu en minorité et en tutelle
beaucoup au delà de l'âge de raison ; parce que la paternité avait été
dure pour lui comme la royauté pour le peuple ; parce que, comme le
peuple, il avait été mal élevé ; parce que, comme au peuple, une
mauvaise éducation lui avait fait croître un vice sur la racine de
chaque vertu. Il était orateur, parce que, grâce aux larges issues
ouvertes par les ébranlements de 1789, il avait enfin pu extravaser
dans la société tous ses bouillonnements intérieurs si longtemps
comprimés dans la famille ; parce que, brusque, inégal, violent,
vicieux, cynique, sublime, diffus, incohérent, plus rempli d'instincts
encore que de pensées, les pieds souillés, la tête rayonnante, il
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Enfin à ces hommes imbéciles qui comprenaient assez peu leur temps
pour lui adresser, à travers mille objections, d'ailleurs souvent
ingénieuses, cette question : s'il se croyait sérieusement orateur? il
aurait pu répondre d'un seul mot : Demandez à la monarchie qui finit,
demandez à la révolution qui commence!
 
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espèce de succès-là ne prouve rien et s'évanouit vite). La jalousie et
la haine vont droit au plus fort. La médiocrité serait bien importunée
par l'homme de talent si l'homme de génie n'était pas là ; mais l'homme
de génie est là, elle soutient l'homme de talent et se sert de lui
contre le maître. Elle se leurre de l'espoir chimérique de renverser
le premier, et dans ce cas-là (qui ne peut se réaliser d'ailleurs)
elle compte avoir ensuite bon marché du second ; en attendant, elle
l'appuie et le porte le plus haut qu'elle peut. La médiocrité est pour
celui qui la gêne le moins et qui lui ressemble le plus. Dans cette
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bâtissait Barnave avec tout ce qu'on ruinait de Mirabeau.
 
Rivarol disait : M. Mirabeau est plus écrivain, M. Barnave est plus
orateur.-Pelletier disait : Le Barnave oui, le Mirabeau non.-La
mémorable séance du 13, écrivait Chamfort, a prouvé plus que jamais
la prééminence déjà démontrée depuis longtemps de M. Barnave sur M. de
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pris un homme médiocre. Elle ne s'embarrasse jamais de la qualité de
l'étoffe dont elle fait son drapeau. Mairet a été préféré à Corneille,
Pradon à Racine. Voltaire s'écriait, il n'y a pas cent ans :
 
: : :On m'ose préférer Crébillon le barbare!
 
En 1808, Geoffroy, le critique le plus écouté qui fût en Europe,
mettait «M. Lafon fort au-dessus de M. Talma». Merveilleux instinct
des coteries! En 1798, on préférait Moreau à Bonaparte ; en 1815,
Wellington à Napoléon.
 
Nous le répétons, parce que, selon nous, la chose est singulière,
Mirabeau daignait s'irriter de ces misères. Le parallèle avec Barnave
l'offusquait. S'il avait regardé dans l'avenir, il aurait souri ; mais
c'est en général le défaut des orateurs politiques, hommes du présent
avant tout, d'avoir l'oeil trop fixé sur les contemporains et pas
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disait spirituellement Rivarol, était un monstrueux bavard. Barnave
était de ces hommes qui prennent chaque matin la mesure de leur
auditoire ; qui tâtent le pouls de leur public ; qui ne se hasardent
jamais hors de la possibilité d'être applaudis ; qui baisent toujours
humblement le talon du succès ; qui arrivent à la tribune, quelquefois
avec l'idée du jour, le plus souvent avec l'idée de la veille, jamais
avec l'idée du lendemain, de peur d'aventure ; qui ont une faconde
bien nivelée, bien plane et bien roulante, sur laquelle cheminent et
circulent à petit bruit avec leurs divers bagages toutes les idées
communes de leur temps ; qui, de crainte d'avoir des pensées trop peu
imprégnées de l'atmosphère de tout le monde, mettent sans cesse leur
jugement dans la rue comme un thermomètre à leur fenêtre. Mirabeau, au
contraire, était l'homme de l'idée neuve, de l'illumination soudaine,
de la proposition risquée ; fougueux, échevelé, imprudent, toujours
inattendu partout, choquant, blessant, renversant, n'obéissant qu'à
lui-même ; cherchant le succès sans doute, mais après beaucoup d'autres
choses, et aimant mieux encore être applaudi par ses passions dans son
coeur que par le peuple dans les tribunes ; bruyant, trouble, rapide,
profond, rarement transparent, jamais guéable, et roulant pêle-mêle
dans son écume toutes les idées de son époque, souvent fort rudoyées
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peine à se faire une idée de la façon excessive dont il était traité
par ses collègues et par ses contemporains. C'était M. de Guillermy
s'écriant tandis qu'il parlait : M. Mirabeau est un scélérat, un
assassin! C'étaient MM. d'Ambly et de Lautrec vociférant : Ce
Mirabeau est un grand gueux! Après quoi M. de Foucault lui montrait
le poing, et M. de Virieu disait : Monsieur Mirabeau, vous nous
insultez! Quand la haine ne parlait pas, c'était le mépris. Ce petit
Mirabeau! disait M. de Castellanet au côté droit. Cet extravagant!
disait M. Lapoule au côté gauche. Et, lorsqu'il avait parlé,
Robespierre grommelait entre ses dents : Cela ne vaut rien.
 
Quelquefois cette haine d'une si grande partie de son auditoire
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dédaigneuses des paroles comme celles-ci, paroles mélancoliques,
simples, résignées et hautaines, que tout homme dans une situation
pareille devrait méditer : «Pendant que je parlais et que j'exprimais
mes premières idées sur la régence, j'ai entendu dire avec cette
indubitabilité charmante à laquelle je suis dès longtemps apprivoisé :
Cela est absurde! cela est extravagant! cela n'est pas proposable!
Mais il faudrait réfléchir.» Il parlait ainsi le 25 mars 1791, sept
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partis extrêmes le mettaient au même pilori. Ce nom, Mirabeau, était
prononcé avec le même accent à la caserne des gardes du corps et au
club des Cordeliers. M. de Champcenetz disait : Cet homme a la petite
vérole à l'âme. M. de Lambesc proposait de le faire enlever par vingt
cavaliers et conduire aux galères. Marat écrivait : «Citoyens, élevez
huit cents potences, pendez-y tous ces traîtres, et à leur tête
l'infâme Riquetti l'aîné!» Et Mirabeau ne voulait pas que l'assemblée
nationale poursuivit Marat, se contentant de répondre : «Il paraît
qu'on publie des extravagances. C'est un paragraphe d'homme ivre.»
 
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du second ordre[6], un homme médiocre[7], un homme mort[8], un homme
enterré[9], un monstrueux bavard[10], hué, sifflé, conspué plus
encore qu'applaudi[11] ; Lambesc propose pour lui les galères.
Marat la potence. Il meurt le 2 avril. Le 3, on invente pour lui le
Panthéon.
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[1 : Faute de français. Il faudrait, qui vaut davantage.
 
[2 : MM. d'Ambly et de Lautrec.
 
[3 : M. Lapoule.
 
[4 : M. de Guillermy.
 
[5 : Journaux et pamphlets du temps.
 
[6 : Id. Id.
 
[7 : Id. Id.
 
[8 : Target.
 
[9 : Duport.
 
[10 : Rivarol.
 
[11 : Pelletier.
 
 
: : : : :III
 
 
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L'influence de Mirabeau était niée et était immense. C'était toujours
lui, après tout, qui avait raison ; mais il n'avait raison sur
l'assemblée que par le peuple, et il gouvernait les chaises curules
par les tribunes. Ce que Mirabeau avait dit en mots précis, la
foule le redisait en applaudissements ; et, sous la dictée de ces
applaudissements, bien à contre-coeur souvent, la législature
écrivait. Libelles, pamphlets, calomnies, injures, interruptions,
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des cailloux jetés dans le courant de sa parole, qui servaient par
moments à la faire écumer. Voilà tout. Quand l'orateur souverain, pris
d'une subite pensée, montait à la tribune ; quand cet homme se trouvait
face à face avec son peuple ; quand il était là debout et marchant
sur l'envieuse assemblée, comme l'homme-Dieu sur la mer, sans être
englouti par elle ; quand son regard sardonique et lumineux, fixé du
haut de cette tribune sur les hommes et sur les idées de son temps,
avait l'air de mesurer la petitesse des hommes sur la grandeur des
idées, alors il n'était plus ni calomnié, ni hué, ni injurié ; ses
ennemis avaient beau faire, avaient beau dire, avaient beau amonceler
contre lui, le premier souffle de sa bouche ouverte pour parler
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tout s'évanouissait devant elle.
 
Mirabeau, en 1791, était donc tout à la fois bien haï et bien aimé ;
génie haï par les beaux esprits, homme aimé par le peuple. C'était une
illustre et désirable existence que celle de cet homme qui disposait à
son gré de toutes les âmes alors ouvertes vers l'avenir ; qui, avec
de magiques paroles et par une sorte d'alchimie mystérieuse,
convertissait en pensées, en systèmes, en volontés raisonnées, en
plans précis d'amélioration et de réforme, les vagues instincts des
multitudes ; qui nourrissait l'esprit de son temps de toutes les idées
que sa grande intelligence émiettait sur la foule ; qui, sans relâche
et à tour de bras, battait et flagellait sur la table de la tribune,
comme le blé sur l'aire, les hommes et les choses de son siècle, pour
séparer la paille que la république devait consumer, du grain que la
révolution devait féconder ; qui donnait à la fois des insomnies à
Louis XVI et à Robespierre, à Louis XVI, dont il attaquait le trône,
à Robespierre, dont il eût attaqué la guillotine ; qui pouvait se dire
chaque matin en s'éveillant : Quelle ruine ferai-je aujourd'hui avec ma
parole? qui était pape, en ce sens qu'il menait les esprits ; qui était
Dieu, en ce sens qu'il menait les événements.
 
Ligne 8 942 :
 
 
: : : : :IV
 
 
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A l'âge de cinq ans, Poisson, son précepteur, lui dit d'écrire ce qui
lui viendrait dans la tête. «Le petit», comme dit son père, écrivit
littéralement ceci : «Monsieur moi, je vous prie de prendre attention à
votre écriture et de ne pas faire de pâtés sur votre exemple ; d'être
attentif à ce qu'on fait ; obéir à son père, à son maître, à sa
mère ; ne point contrarier ; point de détours, de l'honneur surtout.
N'attaquez personne, hors qu'on ne vous attaque. Défendez votre
patrie. Ne soyez point méchant avec les domestiques. Ne familiarisez
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A onze ans, voici ce que le duc de Nivernois écrit de lui au bailli de
Mirabeau, dans une lettre datée de Saint-Maur, du 11 septembre 1760 :
«L'autre jour, dans des prix qu'on gagne chez moi à la course, il
gagne le prix, qui était un chapeau, se retourne vers un adolescent
qui avait un bonnet, et, lui mettant sur la tête le sien, qui était
encore fort bon : Tiens, dit-il, je n'ai pas deux têtes. Ce jeune
homme me parut alors l'empereur du monde ; je ne sais quoi de divin
transpira rapidement dans son attitude ; j'y rêvai, j'en pleurai, et la
leçon me fut fort bonne.»
 
A douze ans, son père disait de lui : «C'est un coeur haut sous la
jaquette d'un bambin. Cela a un étrange instinct d'orgueil, noble
pourtant. C'est un embryon de matamore ébouriffé qui veut avaler tout
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A seize ans, il avait la mine si hardie et si hautaine, que le prince
de Conti lui demande : Que ferais-tu si je te donnais un soufflet? Il
répond : Cette question eût été embarrassante avant l'invention des
pistolets à deux coups.
 
Ligne 8 992 :
 
A cette même époque, son père qui le tenait bien sévèrement, porte sur
lui ce pronostic étrange : C'est une bouteille ficelée depuis vingt-un
ans. Si elle est jamais débouchée tout à coup sans précaution, tout
s'en ira.
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entre quatre tourelles».-«Il retourne les grands comme fagots. Il a
ce terrible don de la familiarité, comme disait Grégoire le Grand.»
Et puis, le vieux et fier gentilhomme ajoute : «Comme depuis cinq cents
ans on a toujours souffert des Mirabeaux qui n'ont jamais été faits
comme les autres, on souffrira encore celui-ci.»
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vieillard.
 
L'oncle, le bailli, examine froidement le jeune homme et dit : «S'il
n'est pas pire que Néron, il sera meilleur que Marc-Aurèle».
 
Ligne 9 026 :
l'oncle.
 
Le bailli, vieux marin, ajoute : Les trente-deux vents de la boussole
sont dans sa tête.
 
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reluire dans l'oeil profond de Mirabeau. On voit qu'il est plein de
pensées. Ce cerveau est un fourneau encombré, dit le prudent bailli.
Dans un autre moment, l'oncle écrit cette observation d'homme effrayé :
«Quand il passe quelque chose dans sa tête, il avance le front, et ne
regarde plus nulle part.»
 
De son côté, le père s'étonne de ce hachement d'idées qui voit par
éclairs. Il s'écrie : «Fouillis dans sa tête, bibliothèque renversée,
talent pour éblouir par des superficies, il a humé toutes les formules
et ne sait rien substancier!» Il ajoute, ne comprenant déjà plus sa
créature : «Dans son enfance, ce n'était qu'un mâle monstrueux au moral
comme au physique.» Aujourd'hui c'est un homme tout de reflet et de
réverbère, un fou «tiré à droite par le coeur et à gauche par la
tête, qu'il a toujours à quatre pas de lui». Et puis le vieillard
ajoute, avec un sourire mélancolique et résigné : «Je tâche de verser
sur cet homme ma tête, mon âme et mon coeur.» Enfin, comme l'oncle, il
a aussi par moments ses pressentiments, ses terreurs, ses anxiétés,
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Voilà ce qu'est Mirabeau à trente ans. Il était fils d'un père qui
s'était défini ainsi lui-même : «Et moi aussi, madame, tout gourd et
lourd que vous me voyez, je prêchais à trois ans ; à six, j'étais un
prodige ; à douze, un objet d'espoir ; à vingt, un brûlot ; à trente, un
politique de théorie ; à quarante, je ne suis plus qu'un bonhomme.»
 
A quarante ans, Mirabeau est un grand homme.
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C'est lui qui, silencieux jusqu'alors, crie, le 23 juin 1789, à M. de
Brézé : Allez dire à VOTRE MAÎTRE... Votre maître! c'est le roi de
France déclaré étranger. C'est toute une frontière tracée entre le
trône, et le peuple. C'est la révolution qui laisse échapper son cri.
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il ne sera plus rien dit à Louis XVI d'aussi redoutable et d'aussi
effectif que cette parole fatale de Mirabeau. Louis Capet, c'est la
royauté frappée au visage ; votre maître, c'est la royauté frappée au
coeur.
 
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peuple lui fait une cuirasse aux sarcasmes de ses ennemis. Sa personne
est la plus éclairée de toutes celles que la foule regarde. Les
passants s'arrêtent quand il traverse une rue ; et, pendant les deux
années qu'il remplit, sur tous les coins de murs de Paris les petits
enfants du peuple écrivent sans faute son nom, que, quatrevingts ans
Ligne 9 095 :
Il y a des parallélismes bien frappants dans la vie de certains
hommes. Cromwell, encore obscur, désespérant de son avenir en
Angleterre, veut partir pour la Jamaïque ; les règlements de Charles
Ier l'en empêchent. Le père de Mirabeau, ne voyant aucune existence
possible en France pour son fils, veut envoyer le jeune homme aux
colonies hollandaises ; un ordre du roi s'y oppose. Or, ôtez Cromwell
de la révolution d'Angleterre, ôtez Mirabeau de la révolution de
France, vous ôtez peut-être des deux révolutions deux échafauds. Qui
sait si la Jamaïque n'eût pas sauvé Charles Ier, et Batavia Louis XVI?
 
Mais non, c'est le roi d'Angleterre qui veut garder Cromwell ; c'est le
roi de France qui veut garder Mirabeau. Quand un roi est condamné à
mort, la providence lui bande les yeux.
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Voyez. Jamais les causes n'ont été nouées de plus près aux effets. Le
hasard lui donne un père qui lui enseigne le mépris de sa mère ; une
mère qui lui enseigne la haine de son père ; un précepteur, c'est
Poisson, qui n'aime pas les enfants, et qui lui est dur parce qu'il
est petit et parce qu'il est laid ; un valet, c'est Grévin, le lâche
espion de ses ennemis ; un colonel, c'est le marquis de Lambert, qui
est aussi impitoyable pour le jeune homme que Poisson l'a été pour
l'enfant ; une belle-mère (non mariée), c'est madame de Pailly, qui le
hait parce qu'il n'est pas d'elle ; une femme, c'est mademoiselle de
Marignane, qui le repousse ; une caste, c'est la noblesse, qui le
renie ; des juges, c'est le parlement de Besançon, qui le condamnent
à mort ; un roi, c'est Louis XV, qui l'embastille. Ainsi, père, mère,
femme, son précepteur, son colonel, la magistrature, la noblesse, le
roi, c'est-à-dire tout ce qui entoure et côtoie l'existence d'un
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[1 : Ce singulier document est cité textuellement dans une lettre
inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du 9 décembre 1754.
 
[2 : Lettre inédite à Mme la comtesse de Rochefort, 29 novembre 1761.
 
[3 : 15 août 1769.
 
 
: : : : :V
 
 
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certains mystères, parties honteuses du grand homme, qui d'ailleurs,
selon nous, se perdent heureusement dans les colossales proportions de
l'ensemble ; mais il paraît prouvé que dans les derniers temps de sa
vie la cour affirmait avoir quelques raisons d'espérer en lui. Il
est patent qu'à cette époque Mirabeau se cabra plus d'une fois sous
l'entraînement révolutionnaire ; qu'il manifesta par moments l'envie
de faire halte et de laisser rejoindre ; que lui, qui avait tant
d'haleine, il ne suivit pas sans essoufflement la marche de plus
en plus accélérée des idées nouvelles, et qu'il essaya en quelques
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Mirabeau. Dans cette opinion, qui s'autorise d'une parole que Mirabeau
mourant n'a évidemment pas prononcée[1], Mirabeau expiré, la monarchie
était perdue ; si Mirabeau avait vécu, Louis XVI ne serait pas mort ; et
le 2 avril 1791 a engendré le 21 janvier 1793.
 
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[1 : J'emporte le deuil de la monarchie. Après moi les factieux
s'endisputeront les morceaux. Cabanis a cru entendre cela.
 
 
: : : : :VI
 
 
Ligne 9 247 :
Aujourd'hui que presque toutes les choses qu'il a semées ont donné
leurs fruits dont nous avons goûté, la plupart bons et sains,
quelques-uns amers ; aujourd'hui que le haut et le bas de sa vie n'ont
plus rien de disparate aux yeux, tant les années qui s'écoulent
mettent bien les hommes en perspective ; aujourd'hui qu'il n'y a
plus pour son génie ni adoration ni exécration, et que cet homme,
furieusement ballotté, tant qu'il vécut, d'une extrémité à l'autre, a
pris l'attitude calme et sereine que la mort donne aux grandes figures
historiques ; aujourd'hui que sa mémoire, si longtemps traînée dans la
fange et baisée sur l'autel, a été retirée du panthéon de Voltaire et
de l'égout de Marat, nous pouvons froidement le dire : Mirabeau est
grand. Il lui est resté l'odeur du panthéon et non de l'égout.
L'impartialité historique, en nettoyant sa chevelure souillée dans le
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pour le grand escalier du Palais de justice, le digne seigneur se
drapait, se roidissait, se boursouflait, couvrait sa pensée, déjà fort
obscure par elle-même, de toutes les ampoules de l'expression ; et l'on
ne peut se figurer sous quel style à la fois plat et bouffi, lourd
et traînant en longues queues de phrases interminables, chargé de
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sous quel style, disons-nous, tout ensemble incolore et incorrect, se
travestissait l'originalité naturelle et incontestable de cet étrange
écrivain, moitié gentilhomme et moitié philosophe ; préférant Quesnay
à Socrate et Lefranc de Pompignan à Pindare ; dédaignant Montesquieu
comme arriéré et tenant à être harangué par son curé ; habitant
amphibie des rêveries du dix-huitième siècle et des préjugés du
seizième. Mais, quand cet homme, ce même homme, voulait écrire une
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sa fille la petite Saillannette[1], «la plus émolliente femme qui
fut jamais», ou encore à la jolie tête rieuse de madame de Rochefort,
alors cet esprit tuméfié de prétention se détendait ; plus d'effort,
plus de fatigue, plus de gonflement apoplectique dans l'expression ;
sa pensée se répandait sur la lettre de famille et d'intimité, vive,
originale, colorée, curieuse, amusante, profonde, gracieuse, naturelle
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qu'il démontre à la jeune république américaine l'inanité de son
ordre de Cincinnatus, et ce qu'il y a de gauche et d'inconsistant
dans une chevalerie de laboureurs ; soit qu'il taquine sur la liberté
de l'Escaut Joseph II, cet empereur philosophe, ce Titus selon
Voltaire, ce buste de césar romain dans le goût Pompadour ; soit qu'il
fouille dans les doubles fonds du cabinet de Berlin et qu'il en
tire cette Histoire secrète que la cour de France fait livrer
juridiquement aux flammes sur l'escalier du Palais ; maladressé
insigne, car de ces livres brûlés par la main du bourreau il
s'échappait toujours des flammèches et des étincelles, lesquelles
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vermoulu de la grande société européenne, sur la charpente des
monarchies, sur tous les esprits, pleins d'idées inflammables, sur
toutes les têtes, faites d'étoupe alors ; soit qu'il invective au
passage cette charretée de charlatans qui a fait tant de bruit sur le
pavé du dix-huitième siècle, Necker, Beaumarchais, Lavater, Calonne et
Cagliostro ; quel que soit le livre qu'il écrit enfin, sa pensée suffit
toujours au sujet, mais son style ne suffit pas toujours à sa pensée.
Son idée est constamment grande et haute ; mais, pour sortir de son
esprit, elle se courbe et se rapetisse sous l'expression comme sous
une porte trop basse. Excepté dans ses éloquentes lettres à madame de
Monnier, où il est lui tout entier, où il parle plutôt qu'il n'écrit,
et qui sont des harangues d'amour[2] comme ses discours à la
Constituante sont des harangues de révolution ; excepté là,
disons-nous, le style qu'il trouve dans son écritoire est en général
d'une forme médiocre, pâteux, mal lié, mou aux extrémités des phrases,
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particulière qui se prête, souple et molle, à toutes les ciselures
de l'expression, qui s'insinue bouillante et liquide dans tous les
recoins du moule où l'écrivain la verse, et se fige ensuite ; lave
d'abord, granit après. On sent, en le lisant, que bien des choses
regrettables sont restées dans sa tête, que le papier n'a qu'un à
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lui, lui tout entier, lui tout-puissant. Là, plus de table, plus
de papier, plus d'écritoire hérissée de plumes, plus de cabinet
solitaire, plus de silence et de méditation ; mais un marbre qu'on peut
frapper, un escalier qu'on peut monter en courant, une tribune, espèce
de cage de cette sorte de bête fauve, où l'on peut aller et venir,
marcher, s'arrêter, souffler, haleter, croiser ses bras, crisper ses
poings, peindre sa parole avec son geste, et illuminer une idée avec
un coup d'oeil ; un tas d'hommes qu'on peut regarder fixement ; un grand
tumulte, magnifique accompagnement pour une grande voix ; une foule qui
hait l'orateur, l'assemblée, enveloppée d'une foule qui l'aime, le
peuple ; autour de lui toutes ces intelligences, toutes ces âmes,
toutes ces passions, toutes ces médiocrités, toutes ces ambitions,
toutes ces natures diverses et qu'il connaît, et desquelles il peut
tirer le son qu'il veut comme des touches d'un immense clavecin ;
au-dessus de lui la voûte de la salle de l'assemblée constituante,
vers laquelle ses yeux se lèvent souvent comme pour y chercher des
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Sa tête avait une laideur grandiose et fulgurante dont l'effet par
moments était électrique et terrible. Dans les premiers temps, quand
rien n'était encore visiblement décidé pour ou contre la royauté ;
quand la partie avait l'air presque égale entre la monarchie encore
forte et les théories encore faibles ; quand aucune des idées qui
devaient plus tard avoir l'avenir n'était encore arrivée à sa
croissance complète ; quand la révolution, mal gardée et mal armée,
paraissait facile à prendre d'assaut, il arrivait quelquefois que le
côté droit, croyant avoir jeté bas quelque mur de la forteresse, se
ruait en masse sur elle avec des cris de victoire ; alors la tête
monstrueuse de Mirabeau apparaissait à la brèche et pétrifiait les
assaillants. Le génie de la révolution s'était forgé une égide avec
Ligne 9 409 :
 
Il n'était pas seulement grand à la tribune, il était grand sur son
siège ; l'interrupteur égalait en lui l'orateur. Il mettait souvent
autant de choses dans un mot que dans un discours. La Fayette a une
armée, disait-il à M. de Suleau, mais j'ai ma tête. Il interrompait
Robespierre avec cette parole profonde : Cet homme ira loin, car il
croit tout ce qu'il dit.
 
Il interpellait la cour dans l'occasion : La cour affame le peuple.
Trahison! Le peuple lui vendra la constitution pour du pain. Tout
l'instinct du grand révolutionnaire est dans ce mot.
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l'athlète à deux cestes, du bras gauche contre l'abbé Maury et du bras
droit contre Robespierre, M. de Cazalès, avec son assurance d'homme
médiocre, lui jette cette interruption :-Vous êtes un bavard, et
voilà tout. Mirabeau se tourne vers l'abbé Goutes, qui occupait le
fauteuil : Monsieur le président, dit-il avec une grandeur d'enfant,
faites donc taire M. de Cazalès, qui m'appelle bavard.
 
L'assemblée nationale voulait commencer une adresse au roi par cette
phrase : L'assemblée apporte aux pieds de votre majesté une offrande,
etc.-La majesté n'a pas de pieds, dit froidement Mirabeau.
 
L'assemblée veut dire un peu plus loin qu'elle est ivre de la gloire
de son roi.-Y pensez-vous? objecte Mirabeau ; des gens qui font des
lois et qui sont ivres!
 
Quelquefois il caractérisait d'un mot qu'on eût dit traduit de Tacite,
l'histoire et le genre de génie de toute une maison souveraine. Il
criait aux ministres par exemple : Ne me parlez pas de votre duc de
Savoie, mauvais voisin de toute liberté!
 
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parcouru, le 6 octobre, les rangs du régiment de Flandre, un sabre
nu à la main, et parlant aux soldats. Quelqu'un démontre que le fait
concerne M. de Gamaches, et non pas Mirabeau ; et Mirabeau ajoute :
«Ainsi, tout pesé, tout examiné, la déposition de M. de Valfond n'a
rien de bien fâcheux que pour M. de Gamaches, qui se trouve légalement
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Mirabeau demande qu'aucun prince ne puisse être régent sans avoir
prêté serment à la constitution. M. de Montlosier objecte qu'un prince
peut avoir des raisons pour ne pas avoir prêté serment ; par exemple,
il peut avoir fait un voyage outre-mer...-Mirabeau répond : «Le
discours du préopinant va être imprimé ; je demande à en rédiger
l'erratum. Outre-mer, lisez : outre-Rhin.» Et cette plaisanterie
décide la question. Le grand orateur jouait ainsi quelquefois avec
ce qu'il tuait. A en croire les naturalistes, il y a du chat dans le
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Une autre fois, comme les procureurs de l'assemblée avaient barbouillé
un texte de loi de leur mauvaise rédaction, Mirabeau se lève : «Je
demande à faire quelques réflexions timides sur les convenances qu'il
y aurait à ce que l'assemblée nationale de France parlât français, et
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jeter dans tout discours une imprécation quelconque sur les massacres
de la Saint-Barthélemy. Mirabeau faisait son imprécation comme tout le
monde ; mais il disait en passant : Monsieur l'amiral de Coligny,
qui, par parenthèse, était mon cousin. La parenthèse était digne de
l'homme dont le père écrivait : Il n'y a qu'une mésalliance dans ma
famille, les Médicis.-Mon cousin monsieur l'amiral de Coligny, c'eût
été impertinent à la cour de Louis XIV, c'était sublime à la cour du
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Dans un autre instant il parlait aussi de son digne cousin monsieur
le garde des sceaux[3] ; mais c'était d'un autre ton.
 
Le 22 septembre 1789, le roi fait offrir à l'assemblée l'abandon de
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l'orateur et le taureau, si c'était au milieu d'un discours, par
exemple, il quittait tout sur-le-champ, il laissait là les idées
entamées ; il s'inquiétait peu que la voûte de raisonnements qu'il
avait commencé à bâtir s'écroulât derrière lui faute de couronnement ;
il abandonnait la question net et se ruait tête baissée sur
l'incident. Alors, malheur à l'interrupteur! malheur au toréador qui
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l'homme tout entier, quel qu'il fût, grand ou petit, méchant ou nul,
boue ou poussière, avec sa vie, avec son caractère, avec son ambition,
avec ses vices, avec ses ridicules ; il n'omettait rien, il n'épargnait
rien, il ne manquait rien ; il cognait désespérément son ennemi sur les
angles de la tribune ; il faisait trembler, il faisait rire ; tout mot
portait coup, toute phrase était flèche ; il avait la furie au coeur,
c'était terrible et superbe. C'était une colère lionne. Grand et
puissant orateur, beau surtout dans ce moment-là! C'est alors
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métaphores. Soit qu'il fit rugir son sarcasme aux dents acérées sur le
front pâle de Robespierre, ce redoutable inconnu qui, deux ans plus
tard, devait traiter les têtes comme Phocion les discours ; soit qu'il
mâchât avec rage les dilemmes filandreux de l'abbé Maury, et qu'il les
recrachât au côté droit, tordus, déchirés, disloqués, dévorés à demi
et tout couverts de l'écume de sa colère ; soit qu'il enfonçât les
ongles de son syllogisme dans la phrase molle et flasque de l'avocat
Target, il était grand et magnifique, et il avait une sorte de majesté
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la confusion même des images. Mirabeau, en effet, ce n'était pas
seulement le taureau, ou le lion, ou le tigre, ou l'athlète, ou
l'archer, ou l'aigle, ou le paon, ou l'aquilon, ou l'océan ; c'était,
dans une série indéfinie de surprenantes métamorphoses, tout cela à la
fois. C'était Protée.
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aujourd'hui est gisant à terre, à plat sur le sol. Où est le souffle
qui faisait tourbillonner toutes ces idées comme les feuilles dans
l'ouragan? Voilà bien le mot ; mais où est le geste? Voilà le cri, où
est l'accent? Voilà la parole, où est le regard? Voilà le discours, où
est la comédie de ce discours? Car, il faut le dire, dans tout orateur
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de germe, à l'état de foetus, à l'état d'ébauche. C'était encore
quelque chose d'indistinct pour la foule, c'était déjà quelque chose
de terrible pour qui savait voir. Un rien sans doute ; une nuance
plus foncée que la couleur générale ; une note détonnant parfois
dans l'orchestre ; un refrain morose dans un choeur d'espérances
et d'illusions ; un détail qui offrait quelque discordance avec
l'ensemble ; un groupe sombre dans un coin obscur ; quelques bouches
donnant un certain accent à de certains mots ; trente voix, rien
que trente voix, qui devaient plus tard se ramifier, suivant une
effrayante loi de multiplication, en Girondins, en Plaine et en
Montagne ; 93, en un mot, point noir dans le ciel bleu de 89. Tout
était déjà dans ce point noir, le 21 janvier, le 31 mai, le 9
thermidor, sanglante trilogie ; Buzot qui devait dévorer Louis XVI,
Robespierre qui devait dévorer Buzot, Vadier qui devait dévorer
Robespierre, trinité sinistre. Parmi ces hommes, les plus médiocres et
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coudoyait dédaigneusement les principaux de l'assemblée. Les plus nuls
et les plus obscurs jetaient, selon leur humeur et leur fantaisie,
d'insolentes interruptions aux plus graves orateurs ; et, comme tout
le monde savait qu'il y avait des événements pour ces hommes dans
un prochain avenir, personne n'osait leur répliquer. C'est dans
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splendeur le pouvoir d'exception de Mirabeau. Dans le sentiment de sa
toute-puissance, et sans se douter qu'il fît une chose si grande, il
criait au groupe sinistre qui coupait la parole à la constituante :
Silence aux trente voix! et la convention se taisait.
 
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évident que pendant un temps il a comprimé sous son poids toutes les
forces divergentes auxquelles il était réservé d'achever la ruine
qu'il avait commencée ; mais elles se condensaient par cette
compression même, et tôt ou tard, selon nous, l'explosion
révolutionnaire devait trouver issue et jeter au loin Mirabeau, tout
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Concluons.
 
Si nous avions à résumer Mirabeau d'un mot, nous dirions : Mirabeau,
ce n'est pas un homme, ce n'est pas un peuple, c'est un événement qui
parle.
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Mounier, de Malouet et de Rabaut Saint-Étienne, qui rêvaient une
conclusion anglaise. Il jugea froidement la passion de Chapelier, la
brièveté d'esprit de Pétion, la mauvaise emphase littéraire de Volney ;
l'abbé Maury, qui avait besoin d'une position ; d'Éprémesnil et Adrien
Duport, parlementaires de mauvaise humeur et non tribuns ; Roland, ce
zéro dont la femme était le chiffre ; Grégoire, qui était à l'état de
somnambulisme politique. Il vit tout de suite le fond de Sieyès, si
peu pénétrable qu'il fût. Il enivra de ses idées Camille Desmoulins,
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du jour, ce qui est rare, ni de l'homme du lendemain, ce qui est
plus rare encore, toute sa vie il fut hardi avec ceux qui étaient
puissants ; il attaqua successivement dans leur temps Maupeou et
Terray, Calonne et Necker. Il s'approcha du duc d'Orléans, le toucha
et le quitta aussitôt. Il regarda Robespierre en face et Marat de
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Dans ses captivités, il lisait Tacite. Il le dévorait, il s'en
nourrissait ; et, quand il arriva à la tribune en 1789, il avait
encore la bouche pleine de cette moelle de lion. On s'en aperçut aux
premières paroles qu'il prononça.
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Son père, qui ne le comprenait pas plus, quoiqu'il l'eût engendré, que
la constituante ne comprenait la convention, disait de lui : Cet homme
n'est ni la fin ni le commencement d'un homme. Il avait raison. «Cet
homme» était la fin d'une société et le commencement d'une autre.
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Mirabeau écrase. Le procédé de Voltaire est en quelque sorte chimique,
celui de Mirabeau est tout physique. Après Voltaire, une société est
en dissolution ; après Mirabeau, en poussière. Voltaire, c'est un
acide ; Mirabeau, c'est une massue.
 
 
[1 : Mme du Saillant.
 
[2 : Nous entendons ne qualifier ainsi que celles de ces lettres qui
sont passion pure. Nous jetons sur les autres le voile qui convient.
 
[3 : M. de Barentin. Séance du 24 juin 1789.
 
 
: : : : :VII
 
 
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tant de choses disproportionnées.
 
Aujourd'hui le sol est à peu près nivelé ; tout est plan, ras, uni. Un
orage comme Mirabeau qui passerait sur nous ne trouverait pas un seul
sommet où s'accrocher.
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se divise en deux classes, les hommes de révolution, les hommes de
progrès. Ce sont les hommes de révolution qui déchirent la vieille
terre politique, creusent le sillon, jettent la semence ; mais leur
temps est court. Aux hommes de progrès appartiennent la lente et
laborieuse culture des principes, l'étude des saisons propices à
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France, depuis deux siècles, nourrit le monde du lait de ses mamelles.
La grande nation a le sang généreux et riche et les entrailles
fécondes ; elle est inépuisable en génies ; elle tire de son sein toutes
les grandes intelligences dont elle a besoin ; elle a toujours des
hommes à la mesure de ses événements, et il ne lui manque dans
l'occasion ni des Mirabeau pour commencer ses révolutions ni des
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En attendant qu'il vienne, sans doute, à peu d'exceptions près, les
hommes qui font de l'histoire pour le moment sont petits ; sans
doute il est triste que les grands corps de l'état manquent d'idées
générales et de larges sympathies ; sans doute il est affligeant qu'on
emploie à des badigeonnages le temps qu'on devrait donner à des
constructions ; sans doute il est étrange qu'on oublie que la
souveraineté véritable est celle de l'intelligence, qu'il faut avant
tout éclairer les masses, et que, quand le peuple sera intelligent,
alors seulement le peuple sera souverain ; sans doute il est honteux
que les magnifiques prémisses de 89 aient amené de certains
corollaires comme une tête de sirène amène une queue de poisson, et
que des gâcheurs aient pauvrement plaqué tant de lois de plâtre sur
des idées de granit ; sans doute il est déplorable que la révolution
française ait eu de si maladroits accoucheurs ; sans doute. Mais rien
d'irréparable n'a encore été fait ; aucun principe essentiel n'a été
étouffé dans l'enfantement révolutionnaire ; aucun avortement n'a eu
lieu ; toutes les idées qui importent à la civilisation future sont
nées viables, et prennent chaque jour force, taille et santé. Certes,
quand 1814 est arrivé, toutes ces idées, filles de la révolution,
étaient bien jeunes et bien petites encore, et tout à fait au berceau ;
et la restauration, il faut en convenir, leur a été une maigre et
mauvaise nourrice. Cependant, il faut en convenir aussi, elle n'en a
tué aucune. Le groupe des principes est complet.
 
A l'heure où nous sommes, toute critique est possible ; mais l'homme
sage doit avoir pour l'époque entière un regard bienveillant. Il doit
espérer, se confier, attendre. Il doit tenir compte aux hommes de
théorie de la lenteur avec laquelle poussent les idées ; aux hommes
de pratique, de cet étroit et utile amour des choses qui sont, sans
lequel la société se désorganiserait dans les expériences successives ;
aux passions, de leurs digressions généreuses et fécondantes ; aux
intérêts, de leurs calculs qui rattachent les classes entre elles à
défaut de croyances ; aux gouvernements, de leurs tâtonnements vers le
bien dans l'ombre ; aux oppositions, de l'aiguillon qu'elles ont sans
cesse au poing et qui fait tracer au boeuf le sillon ; aux partis
mitoyens, de l'adoucissement qu'ils apportent aux transitions ; aux
partis extrêmes, de l'activité qu'ils impriment à la circulation des
idées, lesquelles sont le sang même de la civilisation ; aux amis
du passé, du soin qu'ils prennent de quelques racines vivaces ; aux
zélateurs de l'avenir, de leur amour pour ces belles fleurs qui seront
un jour de beaux fruits ; aux hommes mûrs, de leur modération ; aux
hommes jeunes, de leur patience ; à ceux-ci, de ce qu'ils font ; à
ceux-là, de ce qu'ils veulent faire ; à tous, de la difficulté de tout.
 
Nous ne nierons pas d'ailleurs tout ce que l'époque où nous vivons a
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sans y voir. Demain, quand il fera jour, ils seront peut-être tout
surpris de leur oeuvre. Charmés ou effrayés, qui sait? Il n'y a plus
rien de certain dans la science politique ; toutes les boussoles sont
perdues ; la société chasse sur ses ancres ; depuis vingt ans on lui a
déjà changé trois fois ce grand mât qu'on appelle la dynastie, et
qui est toujours le premier frappé de la foudre.
 
La loi définitive de rien ne se révèle encore. Le gouvernement, tel
qu'il est, n'est l'affirmation d'aucune chose ; la presse, si grande et
si utile d'ailleurs, n'est qu'une négation perpétuelle de tout. Aucune
formule nette de civilisation et de progrès n'a encore été rédigée.
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osera écrire?
 
Les hommes actuels semblent peu de chose sans doute ; cependant
quiconque pense doit fixer sur l'ébullition sociale un regard
attentif.
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Dieu reste calme et fait son oeuvre.
[[Catégorie :Victor Hugo]]