« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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{{sc|Moutier}}. — Vous ! Je voudrais bien voir cela ; dites-moi où il faut le mettre.
 
{{sc|Elfy}}. — Dans cette chambre ici à côté ; ça fait que nous n’aurons pas à le descendre ce soir, si vous voulez encore coucher près du général. »
 
Moutier prit le lit tout roulé et le porta dans la chambre indiquée par Elfy ; après l’avoir posé dans un coin, il regarda tout autour de lui.
 
« La jolie chambre ! dit-il. Un papier tout frais, des meubles neufs et quelques livres ! Rien n’y manque, ma foi. Chambre soignée, on peut bien dire. »
 
{{sc|Elfy}}. — C’est qu’elle vous est destinée. Nous n’y avons encore mis personne, et nous l’appelons : chambre de notre ami Moutier. C’était un souvenir pour vous et de vous. Jacques va quelquefois balayer, essuyer là-dedans, et il dit toujours avec un soupir : « Quand donc notre bon ami Moutier y sera-t-il ? »
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Avant que Moutier eût le temps de remercier Elfy, Jacques et Paul se précipitèrent dans la salle et dans les bras de Moutier.
 
« Ah ! vous voilà enfin dans votre chambre, dit Jacques. Restez-y, mon ami, mon bon ami. Restez : nous serions tous si heureux ! »
 
{{sc|Moutier}}. — Impossible, mon enfant ! Je ne servirais qu’à gêner votre maman et votre tante.
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{{sc|Jacques}}. — Gêner ! Ah ! par exemple ! Elles ont dit je ne sais combien de fois que vous leur seriez bien utile, et que vous êtes si bon et si obligeant qu’elles seraient enchantées de vous avoir toujours.
 
{{sc|Moutier}}. — Très bien, mon ami, je te remercie des bonnes paroles que tu me dis, et quand j’aurai fait un peu fortune, je serai aussi bien heureux ici. Mais je ne suis qu’un pauvre soldat sans le sou et je ne peux pas rester où je ne puis pas gagner ma vie. »
 
Moutier embrassa encore Jacques et sortit de la jolie chambre pour rentrer dans celle du général. Elfy s’occupa du déjeuner : elle cassa du sucre, passa le café et alla chercher du lait à la ferme. Le général était éveillé, et, sauf quelques légères douleurs à son nez et à ses yeux pochés, il se sentait très bien et ne demandait qu’à manger.
 
« Trois jours au pain et à l’eau, dit-il, m’ont diablement mis en appétit, et, si vous pouviez m’avoir une tasse de café au lait, vous me feriez un sensible plaisir. »
 
{{sc|Moutier}}. — Tout de suite, mon général ; on va vous en apporter avant dix minutes. »
 
Moutier rentra dans la salle au moment où Elfy rentrait avec une jatte de lait. Elfy avait l’air triste et ne disait rien. Moutier lui demanda du café pour le général ; elle le mit au feu sans répondre.
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{{sc|Elfy}}. — Parce que je vois que vous ne tenez pas à nous et que vous ne vous inquiétez pas de nous voir du chagrin, à Jacques et à moi.
 
{{sc|Moutier}}. — J’avoue que le chagrin de Jacques, qui est ici heureux comme un roi, ne m’inquiète guère ; mais le vôtre, Elfy, me va au fond du cœur. Je vous jure que, si j’avais de quoi vivre sans vous être à charge, je serais le plus heureux des hommes, parce que je pourrais alors espérer ne jamais vous quitter, ma chère, excellente amie ; mais vous comprenez que je ne pourrais rester avec vous que si je vous étais attaché par les liens de la parenté… ou… du mariage… et… »
 
Elfy leva les yeux, sourit et dit :
 
« Et vous n’osez pas, parce que vous êtes pauvre et que je suis riche ? Est-ce votre seule raison ? »
 
{{sc|Moutier}}. — La seule, je vous affirme. Ah ! si j’avais de quoi vous faire un sort, je serais tellement heureux que je n’ose ni ne veux y penser. Sans amis, sans aucun attachement dans le monde, m’unir à une douce, pieuse, charmante femme comme vous, Elfy ; vivre auprès d’une bonne et aimable femme comme votre sœur ; avoir une position occupée comme celle que j’aurais ici, ce serait trop de bonheur !
 
{{sc|Elfy}}. — Et pourquoi le rejeter quand il s’offre à vous ? Vous nous appelez vos amies, vous êtes aussi notre ami ; pourquoi penser à votre manque de fortune quand vous pouvez, en partageant la nôtre, nous donner ce même bonheur qui vous manque ? Et ma sœur qui vous aime tant, et le pauvre Jacques, nous serions tous si heureux ! Mon ami, croyez-moi, restez, ne nous quittez pas. »
 
Moutier, fort ému, hésitait à répondre, quand le général, qui s’était impatienté d’attendre et qui était entré depuis quelques instants dans la salle, s’approcha de Moutier et d’Elfy sans qu’ils l’aperçussent, et, enlevant Elfy dans ses bras, il la poussa dans ceux de Moutier en disant :
 
« C’est moi qui vous marie ! Que diable ! ne suis-je pas là, moi ? Ne puis-je pas doter mon sauveur, deux fois mon sauveur ? Je lui donne vingt mille francs ; il ne fera plus de façon, j’espère, pour vous accepter. »
 
{{sc|Moutier}}. — Mon général, je ne puis recevoir une somme aussi considérable <ref>Les sommes, les dots, les fortunes, les dépenses mêmes, sont souvent, sous la plume de Sophie, assorties de l’adjectif « considérable ».</ref>! Je n’ai aucun droit sur votre fortune.
 
{{sc|Le général}}. — Aucun droit ! mais vous y avez autant droit que moi, mon ami. Sans vous, est-ce que j’en jouirais encore ? Vous parlez de somme considérable ! Est-ce que je ne vaux pas dix mille francs, moi ? Ne m’avez-vous pas sauvé deux fois ? Deux fois dix mille, cela ne fait-il pas vingt ? Oseriez-vous me soutenir que c’est me payer trop cher, que je vaux moins de vingt mille francs ? Que diable ! on a son amour-propre aussi ; on ne peut pas se laisser taxer trop bas non plus. »
 
Elfy riait, Moutier souriait de la voir rire et de la colère du général.
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{{sc|Moutier}}. — Oh ! mon général ! ma reconnaissance…
 
{{sc|Le général}}. — Ta, ta, ta, il n’y a pas de reconnaissance ! Je veux être payé par l’amitié du ménage, et je commence par embrasser ma nouvelle petite amie. »
 
Le général saisit Elfy et lui donna un gros baiser sur chaque joue. Elfy lui serra les mains.
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— Joseph, répondit-il en souriant.
 
— À Joseph alors, continua Elfy en riant ; mais je vous remercie de l’avoir décidé à… Ah ! mon Dieu ! et moi qui n’ai rien dit à ma sœur ! Je m’engage sans seulement la prévenir. »
 
Elfy partit en courant. Le général restait la bouche ouverte, les yeux écarquillés.
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{{sc|Moutier}}, ''vivement''. — J’espère, mon général, que vous n’avez pas d’Elfy l’opinion… ?
 
{{sc|Le général}}, ''riant''. — Non parbleu ! Un ange, mon ami, un ange ! »
 
Moutier ne savait trop s’il devait rire ou se fâcher ; l’air heureux du général et sa face bouffie et marbrée lui ôtèrent toute pensée d’irritation, et il se borna à dire gaiement :
 
« Vous nous reverrez dans dix ans, mon général, et vous nous retrouverez aussi heureux que nous le sommes aujourd’hui. »
 
{{sc|Le général}}, ''avec émotion''. — Que Dieu vous entende, mon brave Moutier ! Le fait est que la petite est vraiment charmante et qu’elle a une physionomie on ne peut plus agréable. Je crois comme vous que vous serez heureux ; quant à elle, je réponds de son bonheur ; oui, j’en réponds ; car, depuis plusieurs mois que nous sommes ensemble… »
 
Le général n’acheva pas et serra fortement la main de Moutier. Mme Blidot entrait à ce moment, suivie d’Elfy et des enfants. Moutier courut à Mme Blidot et l’embrassa affectueusement.
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{{sc|Moutier}}. — Vous assisterez à mon mariage, général.
 
{{sc|Le général}}. — Je le crois bien, parbleu ! C’est moi qui ferai les frais de la noce. Et un fameux repas que je vous donnerai ! Tout de chez Chevet <ref>''Chevet :'' Germain Chevet mourut du choléra en 1832. Il s’agit ici de son dix-septième enfant, Joseph Chevet, qui a infléchi la maison vers sa destination internationale, servant de fâbuleux dîners dans toutes les cours d’Europe, avec vaisselle, couverts, linges chiffrés.</ref>. Vous ne connaissez pas ça ; mais moi, qui suis venu plus d’une fois à Paris, je le connais, et je vous le ferai connaître. »
 
==X. À quand la noce ?==