« L’Auberge de l’Ange Gardien » : différence entre les versions

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Tout le monde se met à rire, même les enfants ; le général rit aussi et déclare qu’à l’avenir il appellera Mme Blidot « ma petite femme ». Après avoir causé et ri pendant quelque temps, le général va se coucher parce qu’il est fatigué ; Dérigny, après avoir terminé son service près du général, va avec ses enfants, dans leur chambre, les aider à se déshabiller, à se coucher, après avoir fait avec eux une fervente prière d’actions de grâces. Il ne peut se décider à les quitter ; et quand ils sont endormis, il les regarde avec un bonheur toujours plus vif, effleure légèrement de ses lèvres leurs joues, leur front et leurs mains ; enfin la fatigue et le sommeil l’emportent, et il s’endort sur sa chaise entre les deux lits de ses enfants. Il dort d’un sommeil si paisible et si profond qu’il ne se réveille que lorsque Moutier, inquiet de sa longue absence, va le chercher et l’emmène de force pour le faire coucher dans le lit qui lui avait été préparé. Il était tard pourtant : minuit venait de sonner à l’horloge de la salle ; mais Moutier n’avait pas encore eu le temps de causer avec Elfy et sa sœur ; ils avaient mille choses à se raconter, et les heures s’écoulaient trop vite. Enfin Mme Blidot sentit que le sommeil la gagnait ; l’horloge sonna, Moutier se leva, engagea les sœurs à aller se coucher et alla à la recherche de Dérigny, qu’il ne trouvait pas dans sa chambre près du général. Il réfléchit encore quelque temps avant de s’endormir lui-même ; ses pensées étaient imprégnées de bonheur et ses rêves se ressentirent de cette douce inspiration.
 
{{TextQuality|100%}}==XXI. Torchonnet dévoilé.==
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Le lendemain, quand on se fut retrouvés, embrassés, interrogés, et quand on eut déjeuné, madame Blidot demanda au général s’il avait regardé ses effets et s’il avait tout retrouvé.
 
{{sc|Le général}}. — Je n’a regardé à rien qu’à mon lit, ma petite femme. J’étais fatigué de la route et de la trouvaille de ce diable de Dérigny. Rien ne me fatigue comme de contenir mes sensations ; et je m’étais retenu pour ne pas pleurer comme un nigaud ; et puis, toutes les fois que je regardais cet homme si heureux et ses enfants, je me disais : Et toi, pauvre Dourakine, tu es seul avec ton or, ton argent et tes châteaux ! Personne pour t’aimer, pour hériter de tout cela… (Le général se frappe la tête des deux poings, il se lève, il souffle, il se promène en long et en large ; il se calme, il rit et continue.) Mais j’ai bien dormi cette nuit ; me voici leste et gai. Eh bien ! ma petite femme, vous riez ? Pourquoi ? Elfy rit aussi ? et Moutier ? Dérigny ne rit pas, lui : il regarde toujours ses enfants avec une bouche jusqu’aux oreilles !
 
— Mon général ? dit Dérigny qui entend prononcer son nom, mais qui ne comprend pas le reste.
 
{{sc|Le général}}. — Rien, rien, mon ami. Continuez votre occupation… Tenez, voyez-le ; il recommence. »
 
La porte s’ouvre violemment ; Torchonnet se précipite dans la salle ; il court au général, se jette dans ses bras, lui baise le ventre, ne pouvant atteindre plus haut et s’écrie :
 
« Mon cher général ! mon père ! mon bienfaiteur ! »
 
Le général, fort surpris, cherche à se dégager, le repousse, trébuche ; Torchonnet s’accroche à lui, continue ses embrassements, ses exclamations.
 
{{sc|Le général}}. — Moutier ! Dérigny ! pour l’amour de Dieu, délivrez-moi ! Je tombe ! ce diable de Graillonnet m’entraîne… Laisse-moi, drôlichon ! Va-t’en !
 
{{sc|Torchonnet}}. — Non, mon père, mon bon père ! Je ne vous quitterai que lorsque vous m’aurez reconnu pour votre enfant, l’héritier de votre nom, de votre fortune.
 
{{sc|Le général}}. — Au secours ! chassez ce fou ! Moutier, mon brave ami, prenez-le, arrachez-le de dessus mon pauvre ventre qu’il écrase. »
 
Moutier avait déjà tiré Torchonnet, qui aplatissait d’autant mieux le ventre du général ; enfin, il parvint à lui donner une secousse qui lui fit lâcher prise, mais si brusquement, que le général perdit l’équilibre et tomba sur lui et sur Moutier : tous trois roulèrent par terre, le général jurant et assommant de ses robustes poings Torchonnet, qu’il écrasait de son poids et qui criait de toute la force des ses poumons. Moutier toucha à peine terre et se releva lestement, avant que la lourde chute du général eût été complète. Lui et Dérigny remirent le général sur pied ; il n’avait heureusement d’autre mal que la secousse fort amortie par Torchonnet et par Moutier. Sa colère contre Torchonnet reprit une nouvelle force.
 
« Polisson, animal ! s’écria-t-il, je t’apprendrai à faire le gentil avec moi, à me crier tes sottises aux oreilles, à me faire rouler à terre sous prétexte de m’embrasser ! »
 
Torchonnet, qui s’était mis en tête de se faire adopter et emmener par le général, s’écria :
 
« Pardon, pardon, mon bienfaiteur, mon père ! prenez-moi avec vous, emmenez-moi avec vous.
 
— T’emmener, polisson ! quand je t’emmènerai, ce sera pour te faire knouter, envoyer en Sibérie.
 
« Si tu veux le knout, je te ferai prévenir quand je partirai, sois-en certain.
 
— Je veux tout ce que vous voulez, mon père, s’écria Torchonnet qui ne savait ce qu’était le knout ni la Sibérie.
 
— En vérité ! Eh bien, voici ce que je veux. »
 
Le général saisit Torchonnet par les cheveux, lui donna un soufflet, un coup de poing, force coups de pied ; le traîna à la porte et le jeta dehors malgré ses cris. Il referma la porte, s’éventa avec son mouchoir, se promena sans mot dire et rentra dans sa chambre.
 
{{sc|Paul}}. — Comme il a battu ce pauvre Torchonnet ! c’est méchant, ça ; je ne l’aime plus du tout.
 
{{sc|Jacques}}. — Je ne comprends pas ce qui a pris à Torchonnet. Le général s’est mis en colère, et Torchonnet continuait toujours.
 
{{sc|Moutier}}. — Il a probablement eu connaissance de l’idée qui avait passé par la tête du général, et il a espéré la faire exécuter en feignant une grande tendresse.
 
{{sc|Madame Blidot}}. — Torchonnet est un mauvais garçon, perverti par les Bournier, je le crains bien. Et à propos de Torchonnet, dites-moi, Joseph, le général a-t-il emporté aux eaux une timbale et un couvert en vermeil ?
 
{{sc|Moutier}}. — Pas le moindre vermeil, ni rien.
 
{{sc|Madame Blidot}}. — C’est qu’en rangeant ses affaires éparses au travers de sa chambre, je n’ai jamais pu retrouver une timbale et un couvert dont la place est marquée, mais vide, dans son nécessaire.
 
{{sc|Moutier}}. — Ils manquaient peut-être avant.
 
{{sc|Madame Blidot}}. — Non, Jacques m’a dit que le nécessaire était plein et complet quand le général le leur a fait voir.
 
{{sc|Moutier}}. — Mais pourquoi parlez-vous de ces pièces perdues à propos de Torchonnet ?
 
{{sc|Madame Blidot}}. — Parce qu’il est venu dans la chambre pendant que nous rangions, Jacques et moi, les effets épars du général, et qu’il a été très mauvais.
 
Madame Blidot raconta à Moutier la scène qui s’était passée : elle ajouta que depuis elle avait défendu à Jacques et à Paul de jouer avec Torchonnet et de lui parler.
 
Ils causèrent quelque temps encore ; le général rentra très soucieux et très mécontent.
 
« Madame Blidot, dit-il, vous recevez chez vous beaucoup de monde ; un de ces coquins m’a volé deux pièces de mon nécessaire : une timbale et un couvert.
 
{{sc|Madame Blidot}}. — Mon général, j’en suis désolée, je me suis aperçue de cette perte une heure après votre départ, en rangeant votre chambre avec Jacquot ; elle était un peu en désordre.
 
{{sc|Le général}}. — Comment, un peu ? Elle devait être sens dessus dessous. C’est que je savais qu’avec vous et les vôtres je ne courais aucun danger ; je vous confierais toute ma fortune sans aucune inquiétude, ma petite femme. Voilà pourquoi je dis que les objets ont été volés par un voleur.
 
{{sc|Madame Blidot}}. — Mon général, personne n’est entré dans votre chambre que moi, Jacques et Torchonnet.
 
— Torchonnet ? Ah ! dit le général en s’arrêtant tout court.
 
{{sc|Paul}}. — C’est Torchonnet qui a les belles choses ; je les ai vues quand il m’a demandé de les cacher dans la paillasse de Jacques.
 
{{sc|Le général}}. — Torchonnet t’a demandé… quand ?… où ?… Raconte-moi cela, mon mignon.
 
{{sc|Paul}}. — Je revenais de l’école tout seul, avant Jacques. Torchonnet court à moi : « Mon Paul, veux-tu des pralines ? — Oui, je veux bien, je dis. — Alors prends ces choses d’or ; cours vite les cacher, très-bien cacher, dans la paillasse de Jacques ; puis tu reviendras et je te donnerai plein tes mains de pralines. — Attends une minute, je lui dis, je vais demander à Jacques s’il veut. — Non, non, ne demande pas à Jacques, ne lui dis rien. Si tu ne veux pas, tu n’auras pas de pralines. — Je veux bien, mais je veux avant demander à Jacques. Il me dit : — Imbécile ! » Et il s’en est allé, et il a emporté ses belles choses d’or.
 
— Gredin, scélérat ! s’écria Dérigny. Si je tenais, je lui donnerais une rossée dont il se souviendrait ! Misérable ! Vouloir faire passer pour un voleur et un ingrat mon fils, mon pauvre Jacquot ! mon bon et honnête Jacquot !
 
{{sc|Le général}}. — Et c’est ce misérable qui ose me demander de l’emmener avec moi ! qui a le front de m’appeler son père ! qui a l’audace de vouloir être comte Dourakine et l’héritier de ma fortune ! Moutier, mon ami, allez me chercher cet effronté coquin, ce voleur, ce scélérat.
 
{{sc|Moutier}}. — Mon général, permettez qu’avant de vous l’amener, je raconte à M. le curé ce qui s’est passé, et que je le mette en sa présence.
 
{{sc|Le général}}. — Pourquoi faire ? Le curé est trop bon ! Il ne saura pas le corriger. Donnez-le-moi ; je me charge de l’étriller de façon à lui faire passer l’envie de m’avoir pour père et de m’accompagner en Russie.
 
{{sc|Moutier}}. — Oui, mon général ; je cours le chercher. »
 
==XXII. Colère et repentir du général.==