« Histoire de la philosophie moderne/Livre 5/Chapitre 4 » : différence entre les versions

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 509-525).

de bonne heure se développa en lui ce qu’il appelle lui-même « l’esprit romanesque », qui lui permettait de sortir du présent et de trouver les jouissances les plus grandes dans le monde des possibilités. Après une jeunesse errante, qui a ce même caractère romanesque déjà pris par son imagination, mais qui lui attira pendant un certain temps des relations dégradantes et n’exerça pas une influence bienfaisante sur son tour de pensée, il alla à Paris, où il gagna péniblement sa vie comme professeur, secrétaire particulier et plus tard principalement en copiant de la musique.. C’était pour lui ce que la taille des verres était pour Spinoza. Il obtint du succès avec un opéra et eut une querelle en soutenant la musique italienne contre la musique française. Rien ne faisait supposer qu’il dût devenir fameux dans le monde de la pensée et tracer à la vie intellectuelle des voies toutes nouvelles. Il avait eu par avance l’occasion d’acquérir une certaine culture générale ; il avait également fait quelques lectures philosophiques. Sa qualité de collaborateur à la grande Encyclopédie le fit admettre dans le cercle des « philosophes », qui le considérèrent comme un des leurs. La réponse qu’il fit à la question mise au concours lui montra sa voie d’écrivain. Son nom devint célèbre, et continuant la solution du problème qui avait illuminé si soudainement sa pensée, il prit une position de plus en plus hostile contre les deux grands partis adverses de l’époque, contre les ennemis aussi bien que contre les défenseurs du régime actuel. Une nouvelle question mise au concours (De l’origine de l’inégalité parmi les hommes) lui fournit l’occasion de glorifier tout au long l’état de nature aux dépens de la civilisation. Précédemment il avait nié que le progrès des arts et des sciences ait été un bien ; il nia alors que le changement de l’état de nature en une vie sociale et civilisée ait été un bien. Ces deux mémoires marquent le côté négatif de Rousseau. Une nouvelle période de sa vie commença lorsqu’il put se retirer dans la solitude de la campagne. Ses amis de l’Encyclopédie ne le comprenaient pas. Quelque chose bouillonnait en lui qu’ils ne pouvaient concevoir, malgré toute leur critique et tout leur esprit. Son sentiment d’admiration pour la nature, qui le soutint pendant la dernière partie de sa vie au milieu de grandes souffrances physiques et en dépit de persécutions imaginaires et aussi réelles, se rattachait étroitement au penchant qu’il avait à vivre dans le sentiment immédiat. Sa vie intérieure était si débordante qu’il avait de la peine à trouver des mots pour exprimer ses émotions. En tous cas, il pouvait rarement trouver les mots à propos ; aussi se sentait-il mal à l’aise dans les salons. En face de l’esprit raffiné, effilé, articulé, où la civilisation avait abouti, il introduisit la simplicité, l’ampleur, le vague. Il s’intéressait aux débuts chaotiques de la vie, aux éléments qui n’avaient pas encore formé de monde nettement dessiné. Au cours de ses rêves de liberté, dans les forêts de Saint-Germain ou de Montmorency, il croyait vivre la vie de l’homme primitif, alors que la civilisation n’avait pas encore mis fin à la communion immédiate et heureuse avec la nature. Le simple et l’élémentaire, les grands et les menus faits de l’existence étaient vénérables à ses yeux et pleins de sources de joies. Il comprenait ce qui s’agitait dans les âmes de ces traînards de l’armée de la civilisation, de ceux que les encyclopédistes désespéraient d’éclairer et que Voltaire nommait « la canaille ». Dans son sentiment immédiat il trouvait quelque chose qui peut être un principe de communion, si différente que soit d’ailleurs la vie intellectuelle. Ses idées étaient les enfants de ses sentiments. Dans ses Confessions il dit lui-même qu’il a senti avant de penser. Et dans ses moments suprêmes, dans des instants comme il en avait dans ses promenades solitaires, son âme se dilatait à un tel point, de vagues sentiments vibraient en lui en quantité si innombrable, il s’élançait si bien au delà de toutes les barrières, qu’aucune idée, aucune image ne pouvait exprimer ce qu’il éprouvait. L’indépendance du sentiment ne se révélait pas seulement à lui dans des états de ce genre, où celui-ci était presque seul maître, mais encore par son influence sur les idées. Les espérances qu’il concevait de l’avenir étaient sombres, ses souvenirs du passé étaient ensoleillés ; le fond de ses pensées dépendait de la nature de ses dispositions. Il apprit ainsi par sa propre expérience cette vérité psychologique, que le sentiment est un aspect primordial et indépendant de la vie de l’esprit au même titre que la connaissance, et qu’il ne se borne nullement à garder vis-à-vis de cette dernière une attitude passive et réceptive. Les côtés défavorables du caractère de Rousseau apparaissent sous forme de sentimentalité, ou encore de soupçon allant jusqu’à la folie. Un exemple peu édifiant de la façon dont le sentiment peut pousser les idées et peut former un système embrouillé, pour s’exprimer et s’expliquer, nous est fourni par un des derniers écrits de Rousseau : Rousseau juge de Jean-Jacques, où il décrit les persécutions systématiques auxquelles il se croit exposé de la part de ses anciens amis. La construction méthodique qui est ici entreprise sur la base d’un sentiment maladif se retrouve également dans ses ouvrages célèbres : sa philosophie n’est en effet, ainsi qu’il dit lui-même de sa foi religieuse, qu’une « exposition du sentiment ».

Rousseau a développé dans trois ouvrages la conception de la vie qu’il oppose au raffinement et à la corruption de la civilisation. Dans La Nouvelle-Héloïse (1761) il peint le fort et profond amour, la beauté et la dignité du mariage et de la vie de famille, la noblesse de la résignation, la ferveur de la foi religieuse, la majesté de la nature : tous objets devenus étrangers au siècle, qui lui arrachèrent des accents nouveaux pour les esprits contemporains, et marquaient un grand revirement dans la littérature poétique. Dans L’Émile (1762) il expose un système d’éducation qui loin d’opprimer la nature, en favorise le développement ; il trouve en même temps l’occasion d’exposer ses vues religieuses. Dans le Contrat social (1762) enfin il établit la théorie du régime qui doit succéder à la tyrannie sous le joug de laquelle soupire l’humanité.

Rousseau regardait son œuvre comme terminée par ces ouvrages. Mais il ne lui fut pas donné de mener la vie paisible de la nature. L’Émile fut brûlé à Paris, et l’on décréta contre Rousseau un mandat d’amener. Alors commencèrent pour lui les années malheureuses. Il s’enfuit en Suisse ; mais il n’y trouva non plus la tranquillité : les gouvernements ne voulaient pas le tolérer à Genève et à Berne, et à Neufchâtel il fut molesté par la population à cause de ses opinions religieuses. Alors il accepta l’offre que lui faisait Hume de lui donner asile en Angleterre ; mais dans l’état de souffrance où il se trouvait, il ne tarda pas à concevoir de la méfiance pour ses amis d’Angleterre, et de nouveau il s’enfuit en France, où il erra de lieu en lieu, jusqu’à ce qu’une maladie soudaine mît fin à sa vie (1778).

Pour découvrir la position réelle de Rousseau vis-à-vis du problème de la civilisation, il ne faut pas s’en tenir aux déclarations paradoxales qu’il fait dans ses deux mémoires de concours ; il faut les comparer avec diverses déclarations qu’il fait dans des lettres et avec le contenu de ses écrits ultérieurs. Alors se dégage, à mon sens, un développement de pensée d’une clarté et d’une valeur étonnantes, qui témoigne d’une profonde intelligence psychologique des conditions de la vie intellectuelle de l’homme.

Il ne dépeint nullement sous des couleurs idéales l’état de nature auquel l’homme a été arraché par la civilisation. Il rejette, il est vrai, l’état de nature décrit par Hobbes comme une guerre de tous contre tous ; il croit que la guerre suppose, soit des besoins que l’homme n’a pas à l’état de nature, soit de plus grandes relations entre les hommes que cet état ne comportait ; en même temps il croit que Hobbes a négligé la pitié, qui est un sentiment humain volontaire et primordial. Mais pour lui l’état de nature est un état purement instinctif. Ses avantages sur l’état civilisé tiennent à ce qu’il y a équilibre entre les besoins et la faculté de les satisfaire. L’homme est guidé par l’amour de soi et trouve facilement le moyen de le contenter. L’émotion, l’imagination, et la réflexion n’ont pas de rôle. C’est la société et la civilisation seules qui éveillent la faculté de comparaison et de réflexion. Alors l’état d’équilibre est rompu. L’instinct de conservation personnelle se satisfait aux dépens d’autrui et devient l’amour-propre88. Des idées de biens se forment qui ne peuvent être atteints, et alors se fait sentir la disproportion entre les besoins et les facultés. On se met alors à réfléchir sur la valeur et la signification de la vie, au lieu de suivre l’instinct. Le dégoût de la vie et le suicide, inconnus à l’état de nature, se font maintenant fréquents. La peur de l’avenir et la crainte de la mort remplacent la sérénité assurée. Le doute, cet état insupportable, prend la place de l’heureuse irréflexion de l’état de nature.

D’après la conception de Rousseau, ces effets dissolvants et malheureux ne se produisent cependant pas immédiatement. S’agit-il de dire quel stade du développement de l’humanité est le plus heureux, il ne se prononce pas pour l’état le plus primitif, mais pour l’état où la vie sociale et la civilisation commencent, celui qui tient le milieu entre l’insouciance de l’état primitif et l’activité fiévreuse de notre amour-propre. Cette époque a été la véritable jeunesse du monde que l’on n’aurait pas dû quitter. Alors la réflexion et le raffinement n’exerçaient pas encore leur influence dissolvante, et cependant l’instinct commençait à céder aux pensées et aux sentiments89. Le stade le plus dangereux est le troisième ; les forces dissolvantes y gagnent du terrain. C’est le stade de la civilisation corrompue et raffinée.

Quelqu’un ayant demandé à Rousseau s’il pensait qu’on dût revenir à cet état si proche de l’état primitif, il répondit que c’était impossible, tout aussi impossible que de revivre sa propre enfance90. On ne dissipera pas l’erreur en retournant à l’état d’ignorance. L’instinct une fois remplacé par la réflexion, il ne reste plus qu’à mettre une connaissance vraie et naturelle à la place de la fausse. « Quand les hommes sont corrompus, il vaut mieux qu’ils soient savants qu’ignorants, » dit Rousseau dans une lettre (à Scheib, 15 juillet 1756). En réalité, il approuve ainsi la culture de l’esprit, car ces lignes signifient que le développement intellectuel n’augmente pas la corruption, mais qu’il la diminue bien plutôt. Il veut une civilisation qui n’éparpille pas, et n’affaiblisse pas le sentiment et la force, une vie sociale qui ne nous fasse pas absorber dans les choses extérieures et ne nous enlève pas notre autonomie. Ce n’est, dit-il, qu’en lui-même que l’homme trouve la paix. Celui-là seul a beaucoup vécu, qui a senti la vie. Mais la civilisation a apporté le doute, le relâchement, le dehors, l’agitation continue. En même temps elle nous a apporté la servitude grâce à la division du travail ; le malheur social naquit le jour où l’un a vu qu’il pouvait se servir du travail de l’autre, et qu’il utilisa le superflu qu’il pouvait amasser à entretenir l’autre. À tous ces maux il faut remédier par une nouvelle organisation de la vie pour l’individu et pour la société.

Les idées de Rousseau sur « le monde nouveau » s’étendaient à trois domaines : l’éducation, la religion et l’État. Il a exprimé ces idées dans L’Émile et dans le Contrat social. Elles rencontrèrent de l’opposition chez les partisans de l’ancien régime et excitèrent les railleries des partisans du nouveau. Ses œuvres furent brûlées par les autorités, Voltaire le traita d’archifou. Diderot le désignait sous le nom du « grand sophiste ». Naturellement, aucun des partis n’avait poursuivi le problème à une telle profondeur, aucun n’en avait éprouvé comme lui l’aiguillon intérieur. Les conservateurs invoquaient une sanction surnaturelle, et les encyclopédistes croyaient avoir mis au jour la vraie lumière, et l’avoir rendue accessible à ceux qui la méritaient. Pourquoi donc ces paradoxes et ces plans d’avenir ?

Dans son Émile, Rousseau prétend qu’il faut laisser libre jeu à la nature ; l’art de l’éducateur consiste à écarter les obstacles et à créer les meilleures conditions possibles, qui permettent aux facultés et aux instincts de se développer conformément à leur propre nature. On ne doit imposer aucune culture du dehors, ni par le moyen de l’autorité, ni par celui des lumières. L’enfance a sa fin en elle-même, comme toute autre période de la vie, et elle ne doit pas être traitée comme une simple préparation. On ne connaît pas l’enfant, car jusqu’ici on ne le considérait qu’au point de vue des adultes. Il a le droit naturel de se développer librement.

Ne l’enveloppez donc pas dans un maillot, allaitez-le avec le lait de sa mère, ne le dorlottez pas, laissez-le suivre son instinct de conservation et faire lui-même ses expériences, ne l’instruisez pas de ce qu’il peut apprendre lui-même, ne lui faites pas de sermons, n’excitez pas en lui des désirs et des besoins avant qu’ils ne puissent être satisfaits ! — Plus on peut reculer le développement intellectuel, mieux cela vaut. Il importe que l’esprit soit formé, afin que l’usage prématuré de ses facultés ne le fasse pas dépérir. Autant que possible, conduisez l’enfant jusqu’à sa douzième année, sans qu’il puisse distinguer sa main droite de sa main gauche. Ses yeux s’ouvriront d’autant plus vite à la raison, lorsque le temps sera venu ! Laissez-le grandir sans préjugés, sans habitudes et sans connaissances ! Autrement, on n’apprend pas à connaître la nature particulière à l’enfant. L’embryon du caractère demande du temps pour se développer : ce n’est que lorsqu’il s’est développé qu’on peut le traiter convenablement. Les tendances et les instincts demandent également du temps pour se former, et c’est produire la satiété que d’imposer à l’enfant quelque chose qu’il ne peut apprécier. — En d’autres termes : l’éducation doit être négative, et non positive.

« J’appelle éducation positive, dit Rousseau (dans la lettre à M. de Beaumont, la sublime défense de l’Émile), celle qui tend à former l’esprit avant l’âge et à donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme. J’appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare à la raison par l’exercice des sens. L’éducation négative n’est pas oisive, tant s’en faut ; elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices ; elle n’apprend pas la vérité, mais elle préserve de l’erreur ; elle dispose l’enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l’entendre, et au bien quand il est en état de l’aimer. » Cette notion d’éducation négative exprime certes d’une façon frappante l’idée fondamentale proprement dite de Rousseau. La civilisation doit être l’épanouissement de la nature, et non une enveloppe, non une lourde forme imposée du dehors. La civilisation est seule bonne qui est la nature même à un degré de développement supérieur. Aussi recommande-t-il d’être prudent en « introduisant » la civilisation. Rousseau a une vue plus profonde du caractère particulier de la vie de l’esprit que les partisans de l’autorité, et même que les partisans des « lumières ». Est bon pour lui cela seul qui a été développé d’une façon naturelle et produit par l’activité personnelle.

Le développement d’une civilisation naturelle permet seul de quitter la période calme et insouciante de l’instinct et de conserver néanmoins l’harmonie entre le besoin et la faculté, entre la pensée et le sentiment, entre l’extérieur et l’intérieur. Comme tant de mystiques, il a un sens délicat des conditions de la croissance intellectuelle. Le fait même de poser une notion comme celle de l’éducation négative trahit déjà ce sens ; c’est là un caractère socratique. Cependant Rousseau se montre bien l’enfant de son siècle. Il n’a pas véritablement confiance dans l’usage involontaire des facultés, car il a recours à un sage éducateur et à tout un système d’intrigues et de conventions pour empêcher Émile de subir d’autres influences que celles qui sont prétendues convenir à son âge. La construction systématique est caractéristique de Rousseau dans tous les domaines. Son vif sentiment et son enthousiasme lui firent voir ce qu’aucun autre ne put voir : mais il eut cette inspiration grandiose et ce fut tout : quand on veut pousser la pensée dans le détail, on voit combien il est loin du monde réel ; au lieu de prendre pour guide les points de détail des expériences réelles, il laisse libre jeu à sa faculté de construction. « Le gouverneur » assiste même dans la coulisse aux fiançailles et au mariage d’Émile et arrange tout — et il ne le fait pas toujours d’une façon négative et indirecte.

D’accord avec la pensée fondamentale de sa pédagogie, la conception religieuse ne doit pas, d’après Rousseau, être donnée à l’enfant du dehors, elle doit être tirée de lui-même sous l’influence des besoins du cœur. Rousseau nous fait connaître sa religion dans le célèbre chapitre la Profession de foi du vicaire savoyard, qui est intercalé dans L’Émile. Ses idées religieuses ne contiennent rien de nouveau. Il trouve l’expression de son sentiment dans les idées de la « religion naturelle » ou du « déisme ». Il ne prétend pas donner de preuve de la légitimité de ces idées, il les pose en dogmes. La matière ne peut tenir son mouvement d’elle-même, la cause première du mouvement doit être une volonté personnelle. Par opposition à la doctrine de Condillac ; il affirme qu’il y a une différence essentielle entre la sensation et la pensée, et par opposition au matérialisme, qu’il y a une différence entre l’esprit et la matière, car ce sont deux substances différentes. Dans le développement que Rousseau consacre à ce sujet se trouvent plusieurs remarques intéressantes, et il est particulièrement intéressant au point de vue historique qu’un compatriote de Rousseau, Charles Bonnet, ait critiqué presqu’en même temps dans ses écrits sur la psychologie (dont le plus important est l’Essai analytique sur les facultés de l’âme ; Copenhague, 1760), la tentative faite par Condillac, de ramener toute la vie psychique à la sensation passive, sans qu’on puisse toutefois démontrer que Rousseau ait eu connaissance de ces écrits. — La nature trahit une poursuite de fins, une unité de plan qui attestent l’activité d’un Dieu personnel. Mais ici Rousseau se sépare de la « philosophie d’horloger » ordinaire à son siècle. Il prétend en effet que cette harmonie et cette finalité ne sont pas la raison pour laquelle il croit en Dieu. C’est tout le contraire. Sa foi provient d’un besoin de sentiment immédiat. Le doute est pour lui un état insupportable ; lorsque sa raison est hésitante, le sentiment prend une décision de sa propre autorité. Et ce n’est qu’après avoir été ainsi amené à croire par son sentiment intime qu’il peut trouver dans la nature des indices qui abondent dans le sens de ses dogmes. Tout en cherchant continuellement à démontrer la part naturelle et raisonnable de ses assertions, le « vicaire savoyard » ne se lasse pas de déclarer qu’il ne prétend pas philosopher ou professer, il veut seulement peindre ce qu’il sent, et il prie son auditeur de trouver dans son propre sentiment la confirmation de ses dires. Le point de vue pratique du sentiment est la raison péremptoire. Il ne veut pas subtiliser sur l’essence de Dieu, « qu’il n’y soit forcé par le sentiment des rapports de Dieu avec lui »91. Mais Rousseau défend surtout d’une façon catégorique l’origine interne, subjective de la foi dans une fameuse lettre adressée à Voltaire (18 août 1756) et inspirée par le Poème sur le désastre de Lisbonne : il ne croit pas en Dieu parce que tout est bien en ce monde ; il trouve à tout quelque chose de bon, parce qu’il croit en Dieu. Il se fonde, pour prendre la défense de l’optimisme critiqué par Voltaire, sur les sources de joie et de satisfaction contenues dans les grands faits élémentaires de la vie, sources ignorées du mondain raffiné ; il souligne en particulier « le doux sentiment de l’existence indépendamment de toute autre sensation ». En même temps il admet que les maux de l’individu peuvent être nécessaires à la grande harmonie universelle, et il trouve la consolation suprême dans la croyance à l’immortalité. Le fondement véritablé de l’optimisme qu’il défend malgré son état maladif et misérable contre Voltaire, qui vit entouré d’honneurs, de richesses et de magnificence, c’est la puissance d’émotion qu’il met dans le sentiment religieux ; elle lui fait crier à Voltaire : « Vous jouissez, mais j’espère ! » Quant au fond, la religion de Rousseau ne différait pas de celle de Voltaire ; la « religion naturelle » leur était également commune. Mais quelle différence de profondeur et de sentiment ! Rousseau transporta d’une façon qui devait faire époque le problème religieux du domaine de l’observation et de l’explication extérieures dans le sentiment intime, personnel, et dans la manière dont celui-ci est influencé par la vie. Le but que Pascal ne put atteindre à cause de son dogmatisme catholique fut approché de bien plus près par Rousseau malgré son dogmatisme déiste. Cependant, c’est un dogmatique par la célérité avec laquelle il jette l’ancre dans le spiritualisme cartésien et dans la théologie déiste. Comme il arrive si souvent en philosophie, la nouveauté et la valeur durable ne sont pas ici le résultat, c’est la nature des motifs. Et les motifs ici invoqués se rattachent étroitement à la relation de dépendance, si décisive pour la personnalité et le tour de pensée de Rousseau, dans laquelle l’idée se trouve avec le sentiment et le besoin. Le dernier conseil du « vicaire savoyard » est ainsi conçu : « Tenez votre âme en état de désirer toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. »

Si les dogmes de Rousseau prennent la forme déterminée sous laquelle il les exprime, cela ne tient pas seulement à sa façon d’exposer son sentiment. Il soumettait les idées à une critique. Dans une lettre (à M***, 15 janvier 1769) il dit qu’il a approfondi les divers systèmes et qu’il s’est décidé pour celui qui lui semble renfermer le moins de difficultés. Il accorde donc ici à la pensée une influence rétroactive sur les postulats du sentiment. Si par exemple l’expérience des souffrances du monde n’ébranlait point sa croyance en un Dieu de bonté, cela venait de ce qu’il admettait, en vertu de la théorie des deux substances (l’esprit et la matière), que la matière s’opposait à la réalisation des fins divines. Il ne croyait pas à une création, mais seulement à un ordre de la matière déjà existante, peut-être éternelle. Dieu est le bon ordonnateur et le bon guide, mais il n’est pas tout-puissant (voir la lettre précitée et la lettre à M. de Beaumont). Ici encore Rousseau aboutit au même résultat que Voltaire ; bien qu’ils se fassent front et qu’ils représentent des points de vue tout à fait différents relativement au problème du mal. La religion de Rousseau, c’est, à proprement parler, la joie et l’enthousiasme de sentir dans l’univers une puissance qui crée le bien. Il ne croit pas aux effets physiques de la prière. Sa prière est un transport d’enthousiasme : l’admiration de la nature se transforme à son apogée92 en un hymne au « grand Être » qui agit partout, et pour qui la pensée ne peut trouver de concept ; enfin l’enthousiasme devient extase, et alors aucune parole ne saurait exprimer sa profonde et puissante inspiration : l’âme s’élance au delà de toutes les barrières (Troisième lettre à Malesherbes). L’autonomie du sentiment en face de la connaissance, soutenue par Rousseau, se manifeste ici dans ce fait qu’à son faîte le sentiment ne peut trouver de termes satisfaisants pour exprimer ses représentations. De là il n’y avait qu’un pas à faire pour reconnaître que toutes les idées religieuses, tous les dogmes sont des symboles. Rousseau fut empêché de faire ce pas par son dogmatisme déiste.

Il oppose aux religions positives sa religion naturelle qu’il, considère comme indépendante de toute tradition. Il est convaincu que si l’on était resté fidèle à la voix du cœur, on n’aurait pas eu d’autres religions que cette seule religion. Mais il avait la conviction qu’il y avait place dans sa religion pour l’essence véritable du christianisme. Il écrit à l’archevêque de Paris (Lettre à M. de Beaumont) : « Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l’Évangile. Je suis chrétien, non comme un disciple des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. Mon maître a peu subtilisé sur le dogme, et beaucoup insisté sur les devoirs : il prescrivait moins d’articles de foi que de bonnes œuvres : il n’ordonnait de croire que ce qui était nécessaire pour être bon ! » Il passait sur les énigmes du christianisme ; elles ne portent pas sur l’essentiel, c’est-à-dire le fond moral. Si l’on s’attache à ce qui dépasse ce fond et aux formules dogmatiques arrêtées, on aboutit à l’iniquité, à la fausseté, à l’hypocrisie et à la tyrannie. Et Dieu aurait ordonné toute cette érudition dogmatique — et en sus destiné aux peines de l’enfer ceux qui ne pourraient devenir aussi savants ! On ne peut connaître ces dogmes positifs que par des livres écrits par des hommes et attestés par des hommes. L’Évangile est le plus sublime de tous les livres, mais c’est un livre. Dieu n’a pas écrit sa loi sur les feuillets d’un livre, mais dans le cœur des hommes (Lettre à Vernes, 25 mars 1758). — Rousseau dans sa jeunesse avait passé au catholicisme. Plus tard il revint au protestantisme et assista au culte réformé, tout en se réservant le droit qu’a tout fidèle protestant de soumettre les dogmes à un libre examen, selon sa conscience et selon son cœur. Naturellement les deux Églises le traitaient d’hérétique et les encyclopédistes le regardaient comme un hypocrite ou un brouillon qui finirait capucin. Il se disait lui-même le seul homme de son siècle qui crût en Dieu.

Le troisième domaine, où Rousseau crut voir un nouveau monde, était le monde social et politique. Ici encore on constate qu’il ne désespérait pas de voir succéder à l’étiolement et à l’oppression de la nature un développement qui rendrait justice à la nature. Dans le Contrat social (I. 8), il exprime en termes vigoureux le progrès réalisé par ce fait, que l’homme renonce à l’état de nature pour entrer, aux termes d’un contrat (tacite), dans la vie de la société : « Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »

La philosophie du droit de Rousseau clôt toute une série de tentatives, commencées au cours des luttes de la Réforme, et qui visent à édifier l’État sur la libre délégation individuelle. Rousseau n’a pas inventé l’idée du contrat social, mais il s’en sert pour montrer que la société est née en accord avec la nature : à l’état de nature les hommes ont vécu isolément ; le seul passage à une vie civile, qui puisse rendre l’État naturel, c’est donc une association volontaire, une libre délégation. C’est cette délégation qui fait du peuple un peuple : l’individu reporte le pouvoir absolu qu’il possède sur lui-même au peuple considéré comme collectivité. La souveraineté du peuple est absolue et inaliénable. Rousseau transporte la notion absolutiste de souveraineté de Hobbes au peuple conçu comme collectivité. Il s’accorde à dire avec Hobbes que la souveraineté ne peut résider qu’en un seul point, mais au lieu d’admettre avec Hobbes que le contrat social implique une soumission immédiate à l’autorité gouvernementale, il proclame, comme Althusius, auquel ses expressions font songer93, le principe de la souveraineté du peuple et admet que la « volonté générale » englobe la volonté de tous les individus. Il distingue, ainsi qu’Althusius, entre forme d’État et forme de gouvernement, et il n’établit qu’une seule forme d’État, mais plusieurs formes de gouvernement. La meilleure forme de gouvernement est une aristocratie élective. Il rejette toutefois la séparation des pouvoirs et conteste que la souveraineté puisse être exercée par des représentants. Le pouvoir suprême réside et demeure dans le peuple, qui doit être assemblé de temps en temps pour donner des lois. Dès que le peuple est assemblé, tout pouvoir gouvernemental cesse ; toute autorité est alors suspendue. Le pouvoir législatif — en tant qu’identique au peuple lui-même — est souverain ; le pouvoir exécutif est son auxiliaire. Le pouvoir législatif est le cœur, le pouvoir exécutif est le cerveau : le cerveau peut s’atrophier, et l’homme continuer à vivre, si le cœur est intact.

La condition pour que la souveraineté du peuple s’exerce, c’est d’après Rousseau que le peuple entier puisse être assemblé. Voilà pourquoi l’État ne peut être grand ; l’idéal de Rousseau, c’étaient — sans parler de Genève, sa propre patrie — les petits États de l’antiquité. La seule forme qui permette à la souveraineté du peuple de subsister dans un grand État, c’est la constitution fédérale. Rousseau avait composé un mémoire sur ce genre de constitution ; il remit ce mémoire à un de ses amis, qui le détruisit au commencement de la Révolution, afin qu’il ne fit pas de mal ! C’était, ainsi que Rousseau fait observer, un sujet entièrement nouveau, dont les principes étaient encore à poser. Ce sujet fut traité peu de temps avant la Révolution française par Alexandre Hamilton, l’auteur de la constitution des États-Unis de l’Amérique du Nord, dans « The Federalist ». Les hommes de la Révolution française qui tirèrent tant de devises du Contrat social, ne tinrent compte ni de cette question, mentionnée plus haut, de savoir comment les avantages d’un grand État sont compatibles avec ceux d’un petit État, et les avantages de la centralisation avec ceux de la décentralisation, ni de la tentative pratique qui se faisait à ce point de vue de l’autre côté de l’Océan94. On se contenta de prendre dans la théorie de Rousseau la partie qui réclame que l’individu absorbe complètement sa volonté dans la volonté générale, laquelle se manifeste par les décisions de la majorité et a un pouvoir absolu sur la vie et la propriété, sur l’éducation et les pratiques religieuses de tous les citoyens. Hobbes faisait abdiquer l’individu en faveur du pouvoir souverain du gouvernement, Rousseau fit abdiquer l’individu en faveur de la souveraine démocratie.

Il y a une opposition catégorique entre le Discours sur l’inégalité (1755) et le Contrat social (1762), — opposition, il est vrai, que lui-même sûrement remarquait. À une analyse plus exacte, il apparaît que son deuxième exposé voulait corriger et compléter le premier. Il montre dans le Discours, que l’inégalité économique tient à la division du travail, et qu’ensuite l’État formé par un pacte n’agrée et n’accentue que plus tard la différence du riche au pauvre. « Les lois, dit-il (Discours, Paris 1819, p. 301), donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche ; détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. » Il voit donc ici dans le contrat primitif une sanction de l’inégalité. Il dit au contraire dans le Contrat social (I,9) : au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, de sorte que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. Rousseau ajoute dans une note que ce n’est que sous des mauvais gouvernements que cette égalité est seulement apparente ; il avoue que l’état social n’est effectivement utile aux hommes que si tous possèdent quelque chose et que si personne ne possède trop. Il est hors de doute que par ces mots Rousseau veut montrer que son nouvel exposé peut se concilier avec le premier. Du reste il a raison de dire que la loi et le droit peuvent aussi bien servir à sanctionner la situation d’inégalité actuelle, qu’à la faire disparaître. Dans le Discours il s’en tient à la première face de la question, qui d’ailleurs était la plus évidente dans l’ancienne société ; dans le Contrat social, qui a la prétention de peindre un idéal, et qui, pour cette raison, fait abstraction des faits réels95, il aborde la deuxième face de la question et recommande ce qu’il faut faire : le cours même des choses (et cela déjà dans l’état de nature, comme le montrait le Discours), ayant toujours une tendance à abolir l’égalité, — ainsi qu’on lit dans le Contrat social (II, 11) — le pouvoir législatif doit toujours s’efforcer de maintenir cette égalité, doit veiller à ce que personne ne devienne assez riche pour en acheter un autre, et à ce que personne ne devienne assez pauvre pour se vendre. Les temps suivants ont montré que cette observation n’a rien de fantastique : on reconnaît de plus en plus que la suppression des inégalités sociales est un devoir essentiel du pouvoir civil. Rousseau n’était pas socialiste, mais il voyait clairement l’influence des inégalités sociales et les inconvénients résultant du système de la propriété privée. Il dépasse dans une bien plus grande mesure que les doctrinaires précédents du droit naturel les principes formels de la politique, et sous toutes les questions de constitution il trouva le problème social. Il n’y a qu’une seule chose à laquelle il soit resté fermé, comme tous ses contemporains : l’importance des libres associations. L’État une fois formé, il doit tout régler. Rousseau se combat ici lui-même. Dans L’Émile, il insiste justement sur le développement individuel, sur l’épanouissement du caractère naturel particulier à chaque individu : mais comment ce développement est-il possible sous la tyrannie de la « volonté générale » ?

Nous n’avons pas à nous étonner que Rousseau n’ait pas aperçu le grand problème contenu ici : il vivait au milieu de l’arbitraire de l’ancien régime, où la volonté générale ne pouvait pas plus se faire jour que la volonté individuelle ; il voulait les émanciper toutes les deux, il avait bien le droit de se reposer sur l’avenir du soin de les concilier mutuellement. Il avait donné assez de problèmes à résoudre à son siècle. —

Rousseau occupe dans l’histoire de la philosophie une place qui offre une certaine analogie avec celle de Leibniz. Tous deux mettent en relief le problème de la valeur des choses : ils ne se contentent plus de l’explication mécanique de la nature et de l’organisation mécanique de la société ; ils recherchent la signification de la nature et de la société pour le sentiment humain, source de toute estimation des valeurs. De là vient que tous deux soulignent le droit de l’individualité et la profondeur infinie de l’âme individuelle. Mais ces deux esprits si divergents s’y prennent d’une façon bien différente pour développer ces pensées. Leibniz cherchait à conserver la conception scientifique de la nature en voyant dans les lois trouvées au moyen de cette conception des manifestations de l’harmonie qui existe entre les développements personnels d’une foule immense d’êtres individuels. Le passage graduel des ténèbres à la clarté était la loi fondamentale de tout développement dans ce système harmonieux du monde. Ce n’était pas chose facile au pauvre Jean-Jacques que de trouver l’harmonie, ni dans son moi, ni hors de son moi. Dans ses moments d’extase, il y croyait, il la voyait au regard de sa conscience. Mais sa monade avait une obscure profondeur qui ne pouvait s’éclairer, elle s’assombrissait de plus en plus ; et, dans le monde comme dans la société, il ne put fondre tout en une harmonie intellectuelle. Son sentiment était trop fort pour pouvoir s’expliquer comme pensée confuse. Voilà pourquoi il défendit les droits de l’irrationnel. Par l’expérience personnelle de la vie, il fut conduit finalement aux résultats auxquels Hume avait abouti au moyen de la théorie de la connaissance : on sait que Hume avait montré que toute notre connaissance repose sur des hypothèses qu’on ne peut démontrer. Au point de vue pratique donc comme au point de vue théorique, il y avait assez de problèmes à reprendre pour celui qui parviendrait à faire progresser la philosophie.