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— N’es-tu pas douée d’une merveilleuse et infaillible prescience ?

Antonia secoua lentement la tête.

— Oh ! plus maintenant, dit-elle.

— Et depuis quand as-tu perdu cette précieuse faculté ?

La jeune femme ferma à moitié ses yeux, comme si elle ne pouvait soutenir le regard de son mari ; puis d’une voix qui ressemblait à un murmure, quoiqu’elle vibrât de tendresse, elle répondit :

— Depuis que la fille de la Vierge est devenue la comtesse d’Ambron !…

Les deux jeunes et heureux époux se dirigèrent alors vers le rancho pour aller achever leur déjeuner, interrompu par l’apparition du vautour, que maintenant don Luis rapportait mort à la maison.

— Qu’as-tu donc à considérer ainsi ce gabilan ? demanda M. d’Ambron. Sois sans inquiétude, chère Antonia, tes jolies tourterelles n’ont plus rien à redouter de son bec tranchant et de ses serres nerveuses… il est mort… bien mort !… Vois : la balle a mis son corps à jour.

— Je ne pense pas, en ce moment, à mes tourterelles, Luis ; je trouve…

— Achève ! tu trouves, dis-tu ?

— Que cet oiseau de proie… ressemble à miss Mary ! reprit la jeune femme. Oh ! je t’en supplie, Luis, ajouta-t-elle avec vivacité, et sans donner le temps au jeune homme de répondre, ne va pas te figurer que je parle ainsi par méchanceté… Je n’ai aucune rancune contre doña Maria… au contraire… je la plains de tout mon cœur… car je sais qu’elle t’aime… à sa façon, mais enfin elle t’aime… Je n’ai pas voulu non plus me moquer d’elle… la rendre ridicule à tes yeux… Je reconnais qu’elle est très-jolie !… une beauté qui ne me plaît pas… c’est vrai… mais enfin une beauté incontestable !… Ferme les yeux de ce gabilan, Luis… ils me font peur…

M. d’Ambron se disposait à rassurer doucement Antonia sur ses craintes chimériques, lorsqu’elle appuya fortement sa jolie petite main sur son bras, et lui faisant signe de garder le silence, elle parut écouter avec une attention extrême un bruit lointain.

— Entends-tu, Luis, dit-elle à demi-voix.

— Je n’entends absolument rien du tout, répondit-il ; mais, ajouta-t-il en souriant, cela ne prouve sans doute qu’une chose, c’est que mon ouïe n’est ni aussi délicate ni aussi sensible que la tienne, chère et séduisante petite sauvage ; car réellement, mon Antonia adorée, ton éducation a mis en toi du Peau-Rouge et du Trappeur. Et quel est ce bruit qui semble t’émouvoir si fort ? La course effrénée d’un ours gris ?

— Le galop d’un cheval, Luis !

— Mais c’est effrayant !

— Ne plaisante pas, Luis ; ce cheval qui dévore l’espace avec une vitesse fabuleuse, c’est Tordo !

— Ah ! c’est Tordo ! Alors, si tu désires que je partage ton effroi, apprends-moi ce que c’est que Tordo ?

— L’ignores-tu ? c’est le cheval favori d’Andrès !

— Eh bien ! après ?

— Eh bien ! il faut, pour qu’Andrès, qui affectionne tellement Tordo, se soit décidé à lui imprimer une telle allure, il faut qu’il coure lui-même un grand danger. Distingue-tu, maintenant ?

— Oui, en effet !… c’est comme un grondement de tonnerre !… Une précieuse bête que ce Tordo, et un excellent cavalier que ce Panocha !… Ah ! je l’aperçois !… Quels bonds !… le voici à présent qui franchit une haie haute de huit pieds au moins… puis le lit du ruisseau… Il va se casser le cou, ton jockey !… Quelle précieuse acquisition ce serait pour ce que l’on appelle en Europe un steeple-chase !…

Le comte parlait encore, lorsque Panocha arriva devant la porte du rancho, et arrêta court son cheval, qui plia sur ses jarrets. Cette manœuvre si condamnable au point de vue de l’équitation, est une habitude essentiellement mexicaine. Nous ajouterons, à regret, car on ne saurait trop s’incliner devant la science, que ce pernicieux usage, n’abîme en réalité ni la bouche ni les jarrets des chevaux.

Andrès sauta plutôt qu’il ne mit pied à terre. Son visage qui n’avait jamais été aussi jaune, exprimait une profonde émotion.

Il s’avança vivement vers les jeunes époux, tira violerai ment une mèche de ses cheveux, se donna deux coups de poing dans le creux de l’estomac, puis se mit à lever alternativement ses deux bras vers le ciel. On eût dit un télégraphe attendri et prêt à pleurer.

— Qu’y a-t-il, Andrès ? lui demanda Antonia.

— Ah ! señora comtesse ! nous sommes tous perdus, moi d’abord, vous ensuite, et le seigneur comte… Non, lui ne court personnellement aucun danger, si ce n’est… enfin n’importe !… Fuyons, ma chère maîtresse…fuyons tous !…

— Mais enfin…

— Ah ! oui, c’est vrai ; j’ai oublié de vous dire… C’est que je suis si troublé. Ah ! s’il n’était que lui seul, je m’en soucierais comme d’une tige de maïs, mais ils sont cent, deux cents, mille, dix mille, toute une armée, et c’est lui qui est leur général, leur chef suprême.

— Au nom du ciel, de qui parles-tu, Andrès ?

— Et de qui donc voulez-vous que je parle, si ce n’est de lui… de lui… de don Enrique… du marquis de Hallay.

— Le marquis de Hallay ! répéta Antonia, dont les traits se couvrirent de pâleur, où est-il ?

— À Guaymas, señora comtesse !… à Guaymas, où il est débarqué hier, dans l’après-midi, à la tête d’une troupe de bandits armés ! La ville, lorsque je l’ai quittée, était dans la consternation !… On fermait les boutiques, on barricadait les maisons ; on se préparait à la défense !… Mais bah ! ce seront peines perdues. L’armée du marquis a des canons… une quantité énorme de canons… On dit cinq ; moi, j’en ai vu deux.

— Et le marquis t’a-t-il aperçu ?

— Non, señora… autrement je ne serais pas ici ; il m’aurait sans doute fait fusiller ! Ah ! quel malheur que vous n’ayez pas laissé jadis achever ma victoire !… c’était si facile… Enfin, ce qui est passé est passé.

— Oui… oui… il n’y a pas une minute à perdre, s’écria Antonia avec un effroi visible, il faut fuir !…

Le comte d’Ambron, qui jusqu’alors était resté silencieux, prit à son tour la parole. Son visage était devenu grave et sévère, ; ce fut à Panocha qu’il s’adressa :

— Señor Andrès, lui dit-il avec un ton de froideur hautaine qu’Antonia ne lui connaissait pas et qui la fit tressaillir,