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— Comment cela, Antonia, de la crainte et du respect ?

La jeune fille, en proie à un trouble extrême, sembla hésiter à répondre.

— Luis, ma pauvre mère a été bien malheureuse et a beaucoup souffert… Il y a, dit-on, dans la vie, des heures fatales et terribles, où les plus belles âmes, à bout de force et de résignation, doutent de Dieu !… Ces heures d’égarement, ou plutôt de découragement, des années de repentir les effacent !… Si ma sainte mère, vaincue par la douleur, a manqué un instant de courage, je ne dois pas connaître sa faiblesse… moi qui n’aurai pas assisté à son repentir ! Je veux que ma mère reste et soit toujours, dans ma pensée, l’image de la vertu céleste sur la terre. Mes yeux ont souvent trempé ses lettres de mes larmes, mais ils ne les ont jamais lues !…

Antonia garda un instant le silence, puis, présentant au jeune homme la clef du coffret : — Luis, continua-t-elle, mon devoir est maintenant de vous obéir en tout ! Toutefois, laissez-moi vous conjurer, dans le cas où ces lettres vous apprendraient la moindre des choses qui pût être de nature à être interprétée au desavantage de ma mère, que vous en garderez vis-à-vis de moi un inviolable et éternel secret !

M. d’Ambron était attendri jusqu’aux larmes ; il prit la main que lui tendait la jeune fille et y déposant un long baiser :

— Conservez cette clef, Antonia, dit-il ; ma réserva égalera votre piété filiale. Vous devez bien comprendra qu’entre nous deux un secret ne saurait exister. Et puis, je ne veux pas, quand nous viendrons nous agenouiller ensemble devant ces nobles reliques de sentiment, qu’une arrière-pensée empêche mon cœur d’être à l’unisson du vôtre !… Votre mère doit rester à vos yeux votre bon ange gardien, et aux miens, une sainte !…

— Que je vous aime, Luis !… murmura Antonia avec un élan plein d’une chaste passion et d’une ardente reconnaissance.

Le surlendemain de la visite des deux fiancés au retiro, le prêtre que Panocha avait été chercher à Guaymas arrivait au rancho de la Ventana, et bénissait ce jour même l’union du comte d’Ambron et d’Antonia.


VI

LE VAUTOUR.


Un mois s’était écoulé : le comte et Antonia, absorbés par leur amour, ne vivaient plus, pour ainsi dire, sur la terre ; leur félicité avait dépassé l’apogée des joies humaines ; ils se croyaient au ciel.

Quant à Panocha, quoique l’épisode de la montre à répétition eût un peu calmé son grotesque chagrin, il ne s’était pas senti la force d’assister aux épanouissements de cette lune de miel, et il était parti pour Guaymas, en annonçant l’intention d’y séjourner plusieurs semaines.

Les deux jeunes mariés ne s’étaient pas même aperçus de l’absence de l’hidalgo.

De temps en temps une fugitive et vague expression de tristesse, ou plutôt de mélancolie, apparaissait dans les yeux humides et veloutés d’Antonia. Interrogée avec anxiété par son mari :

— Luis, disait-elle, l’immensité et la vivacité de mon bonheur m’épouvantent en me faisant craindre pour sa durée. Il me semble que l’on ne saurait être impunément ici-bas, aussi heureux que nous le sommes !

Une tendre caresse était la réponse du jeune homme, et cette réponse portait sans doute en elle un don de persuasive éloquence, car le sourire revenait aussitôt aux lèvres d’Antonia.

Le comte et sa femme étaient au trentième jour de leur mariage, à déjeuner dans la salle du rancho, lorsque Antonia, poussant un petit cri d’effroi, se leva vivement de dessus sa chaise et courut vers la porte.

— Luis ! prenez votre carabine et venez vite ! dit-elle.

— Que se passe-t-il donc, ma bien-aimée ? demanda le comte.

— N’avez-vous pas entendu les roucoulements plaintifs poussés par mes chères petites tourterelles ? Regardez comme elles volent d’un air inquiet !… un gabilan, qui vient chaque jour planer au-dessus du rancho, doit leur causer ce grand émoi !… il a déjà fait parmi elles de nombreuses victimes !… Et tenez… le voici… je l’aperçois…

— Où cela, Antonia ?

— Là, perché sur cette branche morte qui sort, à quelques pieds seulement au-dessus du sol, de ce vigoureux tronc d’arbre, dont l’ombre tue mes fleurs, et que je compte faire abattre ! Apercevez-vous le méchant oiseau de proie !… Vengez et délivrez mes pauvres tourterelles !

Antonia n’avait pas achevé sa phrase que le jeune homme faisait feu ; le vautour, atteint en plein corps, tomba comme foudroyé.

— Victoire ! s’écria Antonia, en battant joyeusement des mains. Que vous êtes adroit, Luis !… Allons ramasser votre victime… Son corps, attaché à une haute branche, éloignera les bandits de son espèce, et leur servira d’exemple.

Le comte suivit Antonia, tout en la raillant gaiement de la joie enfantine qu’elle montrait d’une chose si insignifiante.

— Moins insignifiante que vous ne le supposez. Luis, répondit-elle d’un petit air mystérieux et mutin… Ah ! ah ! vous voici maintenant tout intrigué et bien désireux de savoir quel brillant exploit vous avez accompli à votre insu et sans vous en douter.

— Le fait est, Antonia, que je ne devine pas comment la fin tragique de ce coupable, mais infortuné gabilan, me couvre de gloire.

— Luis, je vous apprendrai l’importance extraordinaire que j’attachais à la mort de ce gabilan, et surtout par vos mains !

La jeune fille avait fait cette réponse d’un ton beaucoup plus sérieux que ne le comportait la futilité du sujet.

— Luis, reprit-elle après une légère pause, vous n’ignorez pas que la seule chose qui trouble mon bonheur est la grandeur de ce bonheur lui-même ; je n’ose croire à sa pro-