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avec une extrême animation et en parlant fort vite, comme si elle craignait que la réflexion ou la douleur ne l’empêchât de poursuivre.

— Luis, mon enivrement m’a fait oublier que vous êtes un grand seigneur !… Ne m’interrompez pas, je vous en supplie !… Votre naissance, et, par suite, vos habitudes, vos goûts, mettent entre nous deux une barrière infranchissable !… Quelque ignorante que je sois, je ne suis point sans savoir quelle est à peu près l’existence des grands seigneurs en Europe !… Les livres que ma pauvre mère m’a laissés m’ont appris qu’ils mettent tout leur bonheur dans le luxe et la richesse !… que les efforts constants de leur vie entière tendent à acquérir des dignités, des honneurs, à arriver et à se maintenir au pouvoir !… L’ambition étouffe tout autre sentiment dans leur âme !… Le mariage pour eux n’est pas l’échange de deux cœurs, c’est une spéculation, une affaire ; aussi l’appellent-ils une alliance ! Ce mot appliqué à un acte aussi saint, aussi solennel, m’a toujours paru odieux ! La lecture des amours de grands seigneurs avec les pauvres jeunes filles m’a coûté bien des larmes ! Ils se dénouent tous par l’abandon. Les grands seigneurs, quand ils n’aiment plus, et cela leur arrive presque, tout de suite, se vengent par le sarcasme et le mépris de la honte d’avoir placé leur affection sur des femmes d’une condition obscure. Ne prétendez pas le contraire. Luis, je vous montrerai mes livres, ils disent tous la même chose ! Luis, je ne crois pas que vous ressembliez aux grands seigneurs ; vous êtes bon, noble, généreux ! Il n’y a personne qui soit meilleur que vous. Je nierais plutôt la lumière du soleil que je ne suspecterais la loyauté de vos intentions ! Ce que je crains, Luis, ce n’est pas que vous m’abandonniez jamais… au contraire ; ce qui m’épouvante, c’est la pensée que, quand vous ne m’aimerez plus, votre honnêteté vous forcera de rester avec moi.

— Ne plus vous aimer, Antonia !

— Je vous en prie, laissez-moi achever !… Je suis persuadée, Luis, que si notre vie entière devait s’écouler au rancho, votre affection pour moi durerait toujours, mais c’est là un espoir qui ne m’est pas permis ! Votre éducation, vos goûts, vos habitudes de grand seigneur, vous font du luxe et des plaisirs une nécessité, un besoin… Le calme et le silence de nos solitudes, la monotonie de notre existence dénuée d’événements, vous rendraient bientôt le séjour de la Ventana insupportable !… Vous êtes si généreux, Luis, que vous me cacheriez votre ennui, mais moi je vous aimerais trop pour ne pas m’apercevoir bientôt de votre tristesse et en deviner la cause !… Alors, Luis, je vous supplierais avec tant d’instance de me conduire en Europe, que vous ne sauriez résister à mes prières…

— Eh bien ! Antonia, vous trouveriez en Europe des sœurs, les miennes, qui vous chériraient et qui seraient fières de votre amitié.

— En Europe, Luis, je serais ridicule ! Je suis tellement étrangère aux usages des grandes villes, que tout le monde se moquerait de moi. Vos amis et vos égaux les grands seigneurs vous répéteraient sans cesse que vous avez eu tort de m’épouser, qu’il faut me renvoyer dans mon pays de sauvages. Vous ne suivriez pas leurs conseils, je le sais, mais la pitié que l’on vous montrerait, trop justifiée, hélas ! par mon ignorance, irriterait votre fierté, et vous deviendriez bien à plaindre. Luis, mon amour est trop extrême pour que j’hésite un seul instant devant un sacrifice qui doit assurer votre bonheur. Je vous rends votre serment, Luis, et je vous conjure de partir… Ah ! quel malheur que vous soyez un grand seigneur !

Il faudrait non pas une plume, mais un pinceau, pour rendre l’expression d’admiration et d’attendrissement que reflétait le visage de M. d’Ambron, lorsque la jeune fille cessa de parler ! La prescience qui dévoilait à Antonia les mystères d’un monde qu’elle ne connaissait pas lui semblait être, et il ne se trompait pas, un miracle de l’amour.

— Mon Antonia bien-aimée, lui dit-il, vos craintes et vos scrupules me sont chers et précieux, car ils prouvent la préoccupation que vous cause mon bonheur ; mais ils sont, grâce à Dieu, dénués de tout fondement… Les livres que vous avez lus, Antonia, ont été écrits, ou il y a cent ans par des gens qui n’avaient jamais vu de près un grand seigneur, et s’en rapportaient aux propos mensongers de leurs domestiques, ou, tout récemment, par des personnes qui ne peuvent s’habituer à l’idée que leurs aïeux ne comptaient pas parmi la noblesse !.. Ce sont là des livres composés dans un esprit et dans un intérêt de parti, — je vous expliquerai plus tard ce que cela veut dire, — et qui ne peignent plus la société actuelle. Aujourd’hui, ma chère Antonia, il n’existe plus de grands seigneurs en France… Ils ont fait place aux gens d’argent… Ces enrichis marchandent les femmes, mais ils ne les trompent plus ; et puis, les abandonneraient-ils, qu’ils ne seraient pas bien coupables, car les femmes ne les regretteraient pas un seul instant !… Ces millionnaires, Antonia, sont les rois de la foule ; on médit d’eux en arrière, tout bas ; mais dès qu’ils se présentent, chacun courbe le front et tend la main !… L’esprit qui, jadis, se produisait en France sous une si belle forme, est maintenant très-peu estimé, et, partant de là, très-peu cultivé !… On lui préfère un langage baroque, — que pour ma part je n’ai pas encore pu parvenir, à comprendre, — et qui se prête merveilleusement, dit-on, aux exigences des affaires !… L’élégance d’autrefois a été tuée par un luxe si lourd et si inintelligent qu’il en est devenu impertinent !… Cela m’attriste à voir et me donne de véritables, accès de colère ! Tout ce qui m’entoure en France, Antonia, blesse et choque mes souvenirs de famille, mes goûts personnels, mes instincts !… Je me trouve seul et isolé, au milieu de la foule !.. Que j’aie raison d’être ainsi, je ne vous l’affirmerai pas… il est possible que je me trompe et que le dégoût que m’inspire la vie d’Europe vienne tout bonnement de la fausseté de mon jugement… mais cela importe peu… L’important, c’est que ce dégoût.. ? — motivé ou non, — est réel, et, je vous le jure, incurable ! C’est lui qui m’a fait quitter ma patrie !… À présent, ma bien-aimée, que j’ai combattu, et, je l’espère, vaincu vos scrupules, qu’il n’en soit plus jamais question entre nous ! Votre rencontre, Antonia, a rendu à mon cœur une jeunesse et une fraîcheur que je croyais morte et flétrie ! Je bénis Dieu à chaque heure du jour de m’avoir conduit vers vous, et j’entrevois avec une existence nouvelle un avenir resplendissant de bonheur !

La joie ne se décrit pas : lorsque le comte et Antonia, après avoir achevé leur promenade, retournèrent au rancho, ils présentaient l’aspect du couple, le plus charmant qui ait