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— Andrès, m’avez-vous appris, a blessé d’un coup de couteau le marquis de Hallay ?

— Oui, c’est vrai !

— Je ne comprends pas, Antonia, comment le marquis a pu se laisser blesser par Andrès, puis ensuite comment, ayant été blessé, il n’a pas pris plus tard une éclatante revanche ! Il faut que le motif qui ait déterminé la scène de violence entre M. de Hallay et Andrès ait été une chose tout à fait exceptionnelle. C’est ce motif que je désirerais connaître.

La confusion que la demande de M. d’Ambron causa à Antonia ne saurait se décrire ; elle baissa la tête d’un air accablé, et ne songea même pas à s’excuser de son silence.

Ce fut après avoir attendu en vain pendant assez longtemps que le comte reprit la parole.

— Antonia, dit-il, au lieu de vous adresser une question qui vous embarrasse si fort, j’aurais pu faire parler Andrès ; mais je ne vous dissimulerai pas qu’interroger des subalternes sur la conduite de leurs maîtres (car j’ai le pressentiment, moi aussi, que vous n’avez pas été étrangère à ce sanglant événement) n’a jamais été dans mes habitudes. Cependant l’amitié que je vous porte est si grande, si entière, que, quelque répugnance que j’éprouve à recourir à de pareils moyens, je me résoudrai pour une fois à les employer. Toutefois, je devais auparavant vous prévenir de mon intention ; m’autorisez-vous donc à questionner Andrès ?

Antonia hésitait, lorsque l’illustre Panocha vint annoncer en personne que le déjeuner préparé pour M. d’Ambron l’attendait dans la salle à manger.

Panocha avait remis son costume de Figaro, et il était d’une gravité solennelle.

— J’ai appris, señor Andrès, lui dit le jeune homme, que vous avez eu une querelle avec don Enrique ?

— Une querelle, moi, avec le marquis de Hallay ? Oh ! nullement, señor comte ; je l’ai châtié… voilà tout.

— Châtié ! de quel droit, et à quel propos ?

— Du droit que possède tout honnête hidalgo de défendre une femme qu’un misérable veut outrager… déshonorer !

M. d’Ambron poussa une exclamation de rage qui fit bondir Panocha de peur ; puis, se levant, il prit la main du Mexicain dans la sienne, et, la serrant avec force, il lui dit :

— Don Andrès, si jamais vous avez besoin de moi, n’oubliez pas que mon bras et ma bourse seront toujours à votre disposition.

Le Mexicain, ébahi et ravi, trouva trop tard une réponse ; M. d’Ambron était allé rejoindre Antonia, qui s’était précipitamment éloignée du salon.


III

UN SINGULIER HASARD.


Trois semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée du comte d’Ambron à la Ventana, et le jeune homme n’avait fait encore aucune allusion à l’époque future de son départ. Une joie recueillie et un bien-être intime se lisaient sur son noble et beau visage, et expliquaient la durée de son long séjour au rancho. On eût dit que, sous l’empire d’un rêve délicieux, il s’abandonnait doucement aux enivrements de l’illusion, sans autre préoccupation que celle de la prolonger. Du reste, il faut reconnaître que tout homme doué d’un esprit droit et d’un cœur généreux, n’aurait pu s’empêcher d’envier le bonheur du comte.

L’étude du caractère d’Antonia, avec laquelle il passait ses journées entières, lui offrait une source inépuisable de ravissantes surprises, d’admirations inattendues, d’émotions fraîches et pures. Il avait été comme ébloui en découvrant, les trésors de tendresse dévouée et d’exquise intelligence que cachait l’apparente simplicité de la jeune fille. C’était pour lui toute une révélation.

Quelles étaient les intentions de M. d’Ambron ? il n’aurait su le dire lui-même, car il repoussait toute réflexion, toute pensée qui l’aurait retiré de ce milieu de sensations indéterminées, mais enivrantes, pour le rejeter dans la réalité. Quoique le bonheur d’Antonia fût également immense, elle n’y apportait pas le même abandon que le comte ; à mesure que celui-ci déchirait ou soulevait d’une main délicate et discrète le voile qui lui avait jusqu’alors dérobé les effets des passions humaines, elle se repliait avec une sorte d’effroi sur elle-même, et se demandait si elle ne devait pas renoncer à toutes les riantes espérances qui avaient jusqu’alors égayé son cœur. Tout en regrettant la tranquillité que son ignorance lui avait valu jusqu’alors, elle interrogeait sans cesse M. d’Ambron, et accueillait avec une fiévreuse avidité ses explications vertigineuses. La généreuse indignation avec laquelle il s’élevait contre les bassesses qui sont, hélas ! inhérentes à toute société arrivée à l’apogée de la civilisation ; l’enthousiasme qu’il montrait en revanche pour tout ce qui est beau et grand, ravissaient Antonia et lui faisaient voir dans le comte une glorieuse exception parmi les hommes ; elle l’admirait comme le type parfait de la loyauté et de l’honneur ; et il faut convenir que le caractère de M. d’Ambron justifiait cette appréciation.

Une seule chose troublait la félicité dont jouissait Antonia ; elle avait observé que le comte tombait parfois dans de subits accès de tristesse, et elle craignait que l’existence dénuée de toute distraction qu’il menait à la Ventana ne commençât à lui peser, et qu’il ne songeât à repartir. À la pensée d’une séparation qui pouvait être éternelle, la pauvre enfant se laissait aller au désespoir ; elle envisageait l’avenir avec effroi et se demandait comment elle avait pu vivre jusqu’à ce jour si seule et si heureuse dans son rancho isolé.

Les tristesses de M. d’Ambron ne se prolongeaient guère au delà du temps que met l’esprit à formuler une pensée ; elles apparaissaient subitement ainsi qu’un léger nuage par une belle journée d’été ; elles disparaissaient de même sans laisser de trace.

Toute autre personne qu’Antonia ne les aurait certainement pas remarquées.

Le vingt et unième jour de son arrivée au rancho M. d’Ambron était à la chasse avec Antonia ; il était midi, et une chaleur de près de quarante degrés embrasait l’atmosphère.

— Voulez-vous, Antonia, que nous nous abritions sous