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tigue… car vous avez dû partir hier au soir de Guaymas…

— Non, Antonia, ce matin, à huit heures, c’est-à-dire cinq minutes après que j’ai pu parvenir à me procurer un cheval…

— C’est impossible, don Luis, vous vous trompez !…

— Nullement, Antonia.

— Mais il est à peine midi !

— Midi moins un quart, répondit M. d’Ambron, en souriant et après avoir consulté sa montre.

— Il y a seize lieues de Guaymas à la Ventana !

— On le prétend !…

— Et vous avez franchi une pareille distance en moins de quatre heures ?…

La jeune fille allait poursuivre, mais elle s’arrêta ; elle était vivement émue ; elle soupçonnait enfin la cause de l’empressement déployé par le comte pour arriver au rancho.

— Pendant que l’on prépare votre déjeuner, don Luis, dit-elle, venez donc vous reposer.

M. d’Ambron suivait Antonia, lorsqu’il aperçut l’illustre Panocha qui le regardait d’un œil en même temps triste et respectueux.

— Bonjour, don Andrès, dit-il en lui tendant la main.

Cette action troubla profondément le Mexicain ; ce ne fut qu’après s’être livré à une pantomime des plus courtoises qu’il répondit à la politesse du jeune homme.

— Quel malheur que je n’aie pas connu le titre du señor don Luis, lors de son premier séjour à la Ventana ! murmura-t-il ensuite d’un air humilié et chagrin, je n’aurais pas compromis auprès de lui ma qualité d’hidalgo, ainsi que je l’ai fait, en m’occupant des travaux des champs. Lui, comte ! qui s’en serait douté ? ses manières sont si naturelles, sa tenue est si simple ! Il ne sait pas porter son titre, c’est vrai ; mais, en revanche, c’est un excellent cœur ! Et puis, c’est toujours flatteur pour moi d’avoir un comte pour ami. Il faudra que j’aille demain à Guaymas acheter un nouveau costume de cavalier. Pourvu, toutefois, qu’il ne se rappelle plus qu’il m’a jadis donné une gratification de trois onces que j’ai sottement acceptée ! Bah ! il ne doit pas se souvenir de ce détail… Et puis, entre gentilshommes, les questions d’argent n’ont aucune importance. Je m’arrangerai de façon à amener, un de ces jours, la conversation sur ce prêt. La reconnaissance d’une dette n’oblige pas à son payement.

C’était dans un petit salon, meublé avec plus de luxe et de goût qu’on n’eût pu s’attendre à en rencontrer dans une ferme isolée, qu’Antonia avait conduit le comte. Dès que M. d’Ambron se trouva seul avec la jeune fille, son visage prit une expression de gravité presque sévère, et regardant fixement la délicieuse enfant :

— Antonia, lui dit-il, maintenant que personne ne peut nous entendre, je vous répète ma question de tout à l’heure : Quel est donc le danger que vous avez couru et que mon arrivée a éloigné de vous ?…

Cette demande, formulée avec une froideur pleine de tristesse, troubla étrangement la jeune fille et la fit, pour la première fois de sa vie, reculer devant la vérité.

— Ce danger, don Luis, n’a peut-être jamais existé que dans mon imagination, dit-elle avec un embarras plein de charme. Il ne s’est révélé à moi que par un pressentiment, et vous conviendrez que c’est là une preuve bien futile, et bien légère pour motiver une accusation…

Cette explication assez vague parut augmenter la tristesse du comte.

— Antonia, reprit-il après un court silence, permettez-moi de vous avouer que je ne retrouve plus dans cette réponse votre candide simplicité de jadis. Je ne vous cacherai pas que je suis aussi affligé des réticences de votre langage, qu’étonné d’une expression que vous avez employée.

— Quelle est cette expression, don Luis ? demanda Antonia en affectant de sourire, tandis que les larmes lui montaient aux yeux, car le ton de M. d’Ambron lui avait causé une douloureuse stupéfaction.

— Celle de pressentiment ! c’est là un mot, Antonia, que vous ne connaissiez pas, lorsque j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois !

— C’est vrai, don Luis…

— Et qui donc vous l’a appris depuis lors, ce mot ?

— Un étranger qui, blessé par Andrès, est resté près de six semaines malade au rancho.

— Cet étranger se nommait ?

— Don Enrique…

— C’est du marquis de Hallay que vous parlez sans doute en ce moment, n’est-ce pas, Antonia ? reprit le jeune homme avec une froideur qu’un observateur aurait admirée comme l’indice d’une grande force d’âme, car elle servait évidemment à dissimuler une douloureuse anxiété.

— Oui, don Luis, c’est en effet du marquis de Hallay que je parle.

À la pénible hésitation avec laquelle Antonia prononça ce nom, à la subite rougeur qui monta à ses joues dès qu’il fut sorti comme à regret de ses lèvres, M. d’Ambron devint d’une pâleur livide ; toutefois aucun mouvement d’impatience nerveuse, aucun tressaillement des muscles de son visage n’accentua davantage la poignante émotion qu’il éprouvait.

— Des questions oiseuses, et sur lesquelles je vous demanderai cependant la permission de revenir plus tard, ne doivent pas me faire perdre de vue l’intérêt de votre sûreté, Antonia, dit-il. Ce danger qui vous était signalé par un pressentiment, peut être en effet une réalité encore menaçante… Soyez assez bonne, je vous en prie, pour compléter vos explications…

— Je vous assure, don Luis, que je ne vous ai rien caché de la vérité !… J’étais assise hier, un peu avant la tombée de la nuit, dans le jardin du rancho, lorsque j’ai ressenti tout à coup, et sans aucun motif, un effroi terrible… Un froid glacial arrêta les battements de mon cœur… Je crus que j’allais mourir !… Mais non, je me tais, car vous vous moqueriez, don Luis, de ma sotte et puérile pusillanimité…

— De grâce, poursuivez, Antonia…

Tremblante, je tombai à genoux : vous savez, don Luis, que je ne suis pas peureuse, et je me mis à prier… Je voyais un affreux malheur planer, ainsi qu’un sinistre oiseau de proie, au-dessus de ma tête… C’était quelque chose de noir comme un nuage de tempêtes, de menaçant comme l’aigle des montagnes Rocheuses… Ce que je vous dis là ressemble à de la folie, n’est-ce pas ? Que voulez-