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sence d’esprit qu’il avait déployée la veille dans sa conversation avec Antonia, l’empêcha seul d’accomplir cette honteuse retraite. Ce fut la jeune fille qui prit l’initiative.

— Bonjour, Grandjean, dit-elle en tendant son adorable petite main au Canadien qui se recula vivement, est-ce simplement le hasard ou le désir de me parler qui te conduit de si bonne heure ici ?

— J’aime beaucoup l’air frais du matin, señorita.

— Ainsi, tu n’as rien à me dire, Grandjean ?

— Rien… c’est-à-dire… oui.

— Eh bien, explique-toi ; nous sommes seuls, et je t’écoute.

Le nouveau diplomate fit place un instant à l’ancien trappeur ; le Canadien regarda de tous côtés pour s’assurer qu’en effet le jardin était désert.

— Señorita, reprit-il en baissant la voix, voici le fait en deux mots : Hier, lorsque je suis arrivé au rancho, vous m’avez reçu d’une façon à laquelle vous ne m’avez pas habitué, et qui m’a été assez sensible… Ce n’est pas que je vous aime comme si vous étiez une payse ; mais enfin voici si longtemps que je vous connais, et vous avez toujours été si avenante avec moi, que, sans m’attacher précisément à vous, j’en suis venu à vous porter une certaine affection… Du reste, je dois avouer que c’est d’hier soir seulement que je m’en suis aperçu au malaise que m’a causé la froideur de votre réception.

— Je n’ignore pas que, si la vie nomade et aventureuse que tu mènes a engourdi ta sensibilité, elle n’a pas tué tous les bons sentiments de ton cœur ! Aussi est-ce toujours avec plaisir que je te vois arriver au rancho. Quant à ma réception d’hier soir, je ne devine pas en quoi elle a pu te froisser.

— En quoi, señorita ? En ce que vous ne m’avez pas tutoyé comme d’habitude.

— C’est que hier soir, Grandjean, tes intentions à mon égard étaient peut-être toutes différentes de ce qu’elles sont maintenant.

Les paroles d’Antonia contenaient à la fois un doute et une interrogation ; le Canadien jugea à propos de ne pas relever le doute et de ne pas répondre à l’interrogation.

— Mais, continua la jeune fille après un léger silence, il ne me paraît pas probable que ce soit là l’unique motif qui t’ait poussé à me chercher de si bon matin.

— Ma foi, s’est vrai !…

— Eh bien ?

— C’est que je crains, señorita, que vous ne preniez prétexte de ma curiosité pour m’accabler, à votre tour, de questions qui m’embarrasseraient !… Si vous voulez me promettre de ne plus chercher à connaître le motif qui me fait agir, je m’expliquerai.

Grandjean fit une assez longue pause ; il commençait à s’apercevoir que la diplomatie est une profession hérissée de difficultés.

— Aimez-vous le señor Joaquin Dick ? dit-il.

— Oui.

— Mais là, sincèrement, de tout votre cœur ?…

— Oui, Grandjean, de tout mon cœur.

— Il y a pourtant entre vous deux une grande différence d’âge !

— L’âge n’a rien à voir dans les sympathies et les affections.

— Je m’étais cependant laissé dire le contraire. Mais on m’aura trompé. Ainsi, señorita, vous que j’ai souvent entendue vous récrier, avec tant d’indignation contre les gens qui vivent dans la violence, vous n’êtes pas épouvantée à la pensée des nombreuses victimes tombées sous le couteau ou la carabine du célèbre Batteur d’Estrade ! Comment se fait-il que le sang qui tache ses mains ne vous éloigne pas de lui ?

— Mais tu es fou, Grandjean ! s’écria Antonia avec une émotion qu’elle aurait voulu se dissimuler à elle-même, tes propos sont dénués de toute vérité ! Joaquin n’a jamais fait de mal à personne ; il est doux, bon et humain ! Ce qui t’aura induit en erreur sur son compte, c’est cette bizarre et singulière manie qu’il a de vouloir toujours se faire passer pour un homme insensible et méchant ! Tu auras pris ces déclarations au sérieux. Tu t’es trompé, Grandjean.

La vivacité passionnée que mettait la jeune fille à défendre le Batteur d’Estrade, avait amené sur la bouche du Canadien un sourire en même temps triste et moqueur.

— Señorita, dit-il, vous prêchez un converti. Le señor Joaquin est le seul homme, en Amérique, pour lequel je sacrifierais volontiers ma vie. Il me donnerait demain l’ordre de voler, que je volerais ; d’assassiner, que j’assassinerais ! Je lui suis dévoué corps et âme ! Je ne songe donc pas à l’accuser ; je constate simplement une chose, que personne n’ignore, que le Batteur d’Estrade a joué le premier rôle dans presque toutes les catastrophes qui ont ensanglanté la Prairie et les montagnes Rocheuses ! Vous savez que je ne mens jamais ; eh bien, je vous jure…

Antonia, qui depuis un instant n’écoutait plus le Canadien, l’interrompit au début de son serment :

— As-tu jamais vu, mais vu toi-même, Grandjean, Joaquin tuer un de ses semblables ?…

— Un de ses semblables, non… car nul être humain ne saurait lui être comparé… Mais il a poignardé devant moi un Indien Séris et un aventurier mexicain !… l’Indien j’ignore pour quelle raison ; quant au Mexicain, c’était pour me sauver la vie, dans une querelle que j’avais provoquée, et dans laquelle, je l’avoue, tous les torts étaient, du moins à ce que l’on prétendait, de mon côté.

Antonia était retombée dans le silence.

— Eh bien ! señorita, reprit Grandjean, me croyez-vous maintenant ?

— Oui !…

— Alors votre affection pour Joaquin n’existe plus !

La jeune fille se couvrit les yeux de ses mains, comme si elle avait honte de ce qu’elle allait dire ; puis, d’une voix qu’une force irrésistible semblait arracher de sa poitrine :

— Je ne sais si j’aurai jamais la volonté de le fuir, murmura-t-elle, mais je suis certaine que je ne trouverai jamais la force de le haïr !

— Oh ! les femmes ! grommela le Canadien, elles sont toutes les mêmes ; et penser cependant que, malgré leur ressemblance entre elles, il est impossible d’en bien connaître une seule !… Combien j’étais loin de m’attendre à cette déclaration de la part d’Antonia ! Que je sois scalpé à ma première excursion au désert si jamais je me marie !