« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Sculpture » : différence entre les versions

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qui est la marque d'un goût éclairé et d'un jugement sûr. Ce n'est pas
 
[Illustration: Fig. 56.]
 
seulement le principe de la sculpture décorative qui se modifie au sein
de ces populations de deux ou trois provinces de la France, c'est aussi
le système d'architecture, depuis la structure jusqu'aux proportions et
aux profils. Il y a là un fait si exceptionnel, si anormal dans l'histoire des
arts, qu'il mérite d'être expliqué, d'autant qu'il peut servir d'exemple...
Supposons qu'aujourd'hui, dans le département de la Seine et quelques
départements voisins, des architectes se mettent en tête et aient le
talent de produire un art inusité, soit comme structure, soit comme
système de proportion et de décoration, conçu d'après des méthodes
entièrement
neuves, leurs projets ne sortiraient même pas du bureau d'enregistrement, et s'ils en sortaient, ils seraient accrochés par l'un des
nombreux rouages administratifs à travers lesquels il leur faudrait passer.
 
Les conditions de liberté pour les artistes, en tant qu'artistes, ne sont
point celles du citoyen. Un état social peut être très-oppressif pour le
citoyen, mais très-favorable au développement de la liberté chez
l'artiste.
La réciproque a lieu. Quand les artistes, dans la société, forment
une sorte de caste dont tous les membres sont égaux, ils se trouvent
dans les meilleures conditions du développement libre de l'art. Comme
caste, ils acquièrent au sein de l'ordre civil,--surtout s'il est divisé
comme l'était l'ordre féodal,--une prépondérance marquée. Comme
individu, le principe de toute caste étant l'égalité entre les membres qui
en font partie, le contraire de la hiérarchie, l'artiste conserve une liberté
d'action dont nous sommes aujourd'hui fort éloignés.
 
L'école laïque d'artistes s'était formée dès la seconde moitié du XII<sup>e</sup>
siècle, c'était une conséquence naturelle du développement de l'esprit
municipal, si puissant à cette époque. Les règlements qui furent rédigés
au XIII<sup>e</sup> siècle pour donner une existence légale aux corporations sont
la preuve que ces corporations fonctionnaient, car jamais la loi ne
précède
le fait; elle le reconnaît et le règle lorsqu'il a produit déjà des conséquences
dont l'étendue peut être appréciée. Une fois sorti des monastères,
l'art se fixait dans des ateliers, dans certaines familles, dont les
membres, comme artistes, n'étaient et ne pouvaient être soumis à
aucune
hiérarchie. Ces ateliers, ces familles se réunissaient, discutaient les
intérêts collectifs de la corporation, les établissaient en face de l'ordre
féodal, mais n'avaient et ne pouvaient avoir la prétention d'imposer des
méthodes d'art au milieu d'elles, car ces chefs d'atelier étaient sur le
pied d'égalité parfaite entre eux et n'étaient point pourvus de fonctions
ou de dignités de nature à leur donner une autorité prépondérante dans
la corporation. On comprend comment un pareil état social devait être favorable
au développement et au progrès très-rapide de l'art. L'expérience
ou le génie de chaque membre éclairait la corporation, mais n'imposait
ni des doctrines ni des méthodes. Aussi l'art de cette époque est-il bien
le fidèle miroir de cet état social des artistes. Une expérience réussit-elle,
aussitôt on la voit répandre ses résultats, et être immédiatement suivie
d'un perfectionnement ou d'une tentative nouvelle. Il est bien certain,--et
nous en avons la preuve au XIII<sup>e</sup> siècle,--que l'art était pratiqué
dans certaines familles, le père instruisait son fils ou son neveu. Les
connaissances se transmettaient ainsi dans des corporations composées
d'un nombre de membres ayant tous les caractères de la caste. Ces
connaissances considérées comme le privilége de la caste n'étaient point
divulguées dans le public; et leur transmission non interrompue dans l'atelier
ou la famille, du patron à l'apprenti, du père au fils, explique
comment
nous ne possédons aucun traité écrit sur les matières d'art en France
de la fin du XII<sup>e</sup> siècle au XVI<sup>e</sup>. Des moines pouvaient écrire ces traités, et
nous en possédons un, celui de Théophile, qui date du milieu du XII<sup>e</sup> siècle
très-vraisemblablement, s'occupant de la peinture, des vitraux, de l'orfévrerie,
de la menuiserie, etc.; d'autres avaient dû être écrits dans les
monastères, parce qu'il s'agissait de transmettre des méthodes, soit d'un
couvent à l'autre, soit dans des écoles séparées du monastère. Mais les
membres laïques des corporations d'artistes ou d'artisans,
non-seulement
n'avaient nul besoin de mettre sur le papier le résultat de leur expérience
et de leur savoir, mais devaient éviter même de rien écrire, pour ne
pas donner au vulgaire les recettes, les méthodes admises dans l'atelier.
L'album de Villard de Honnecourt, qui date de 1250 environ, n'est qu'un
cahier de notes prises partout et sur tout, depuis des procédés de tracés
jusqu'à des recettes pour faire des onguents, mais n'a pas le caractère
d'un traité destiné à perpétuer des méthodes ou des moyens pratiques.
Villard discute, il pose des questions; son cahier est un <i>memento</i>, pas
autre chose.
 
Cet état social des artistes laïques à la fin du XII<sup>e</sup> siècle, connu, nous
démontre comment ces corporations devaient nécessairement agir dans
une sphère absolument libre; car, à moins de supprimer la corporation,
comment lui imposer un goût, des méthodes? Force était d'accepter ce
qu'elle voulait faire, de suivre le style, les procédés qu'il lui plaisait
d'adopter, et dont elle discutait la valeur au sein de son organisation toute
républicaine, où les voix n'avaient qu'une autorité purement morale,
due à une longue expérience, au génie ou au simple mérite personnel.
Une organisation pareille pouvait seule changer en quelques années la
face des arts, sans qu'aucun pouvoir, ou civil, ou ecclésiastique (en eût-il
eu la volonté), fût en état d'arrêter le mouvement donné. Mais ce qui
imprime un caractère d'une grande valeur nationale à cet établissement
des écoles laïques du XII<sup>e</sup> siècle, c'est que leur premier soin est de rompre
avec le passé: que ce passé soit le romain, dont les monuments ne
manquaient
pas en France, qu'il soit le roman plus ou moins imprégné des
arts gréco-romains ou syriaques, les écoles laïques le repoussent comme
structure, comme aspect des masses, comme proportions, comme
décoration.
Nous ne croyons pas utile, arrivé au huitième volume de ce
<i>Dictionnaire</i>, de répondre à l'objection faite parfois: que les artistes
gothiques n'ont pas copié l'architecture romaine parce qu'ils étaient hors
d'état de l'imiter, trop ignorants pour en comprendre la valeur. Ce
qu'ils tentaient et ce qu'ils obtinrent, était bien plus savant que ne l'eût
été une imitation des arts romains. D'ailleurs, après l'art roman, il était
plus facile de retourner franchement au romain, qui en diffère si peu,
que de s'en écarter. Si l'école s'en éloignait plus que jamais, si elle
rompait même avec les traditions des arts antiques fusionnés dans le
roman, c'est qu'elle en avait la volonté, et que cette volonté s'appuyait
sur une raison supérieure à toute autre.
 
Voilà ce qu'il faut bien constater, si l'on veut comprendre quelque
chose à ce mouvement d'art de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. C'était une réaction
active, violente, aussi bien contre l'antique domination romaine que
contre le système théocratique et le système féodal. Cette école, une
fois maîtresse dans le domaine de l'art, entendait que rien, dans les
arts, ne devrait rappeler un passé dont on ne voulait plus. Aussi, avec
quel empressement les grandes villes du Nord s'empressent de jeter bas
leurs vieilles cathédrales pour en bâtir de nouvelles! Rien ne leur coûte
pour effacer la dernière trace de cet art roman développé au sein des établissements
monastiques!
 
Qu'alors les évêques, les seigneurs, ne l'aient pas entendu ainsi, que
les populations des villes n'aient pas précisé leur pensée avec cette rigueur,
cela est certain: mais les monuments sont là; leur caractère, les
détails dont ils se couvrent, leur structure, parlent pour ces premières
corporations d'artistes et d'artisans laïques, qui certes n'ont pas, par
l'effet du hasard, et sans une raison bien mûrie, rompu brusquement
avec tout un passé. La franc-maçonnerie, le compagnonnage des
charpentiers,
sont un dernier débris de ces associations laïques, sortes
d'initiations
dont les résultats, longtemps présentés comme l'expression de
la barbarie et de l'ignorance, ne sont, à tout prendre, que le symptôme
manifeste des premiers efforts d'une nation qui se reconnaît après tant
d'asservissements successifs, veut se constituer, et date son affranchissement,
le retour de son esprit national, sur des monuments dus à son
propre génie et n'empruntant plus rien aux siècles antérieurs. Aussi ne
signaient-ils que bien rarement leurs œuvres, ces premiers maîtres de
l'école laïque. À quoi bon? ils laissaient sur ces monuments l'empreinte
du génie national débarrassé de tant de traditions décrépites, et cette
signature a sa valeur.
 
Si ces artistes, après avoir établi un principe de structure neuf, après
avoir soumis logiquement à ce principe tout un système de proportions,
de profils, de tracés, avaient conservé quelque chose de la décoration romane,
aux yeux de la foule ils étaient liés encore à l'art roman. Aussi ne
font-ils nulle concession: l'ornementation romane n'existe plus, et pour
en constituer une nouvelle, ils étudient curieusement les végétaux qui
croissent dans les champs et dans les bois. La statuaire romane est reléguée
dans le passé; ils observent la nature et la considèrent sous un
aspect
nouveau: ce n'est pas seulement la forme plastique qu'ils cherchent
à reproduire en l'idéalisant, c'est le sentiment moral de l'individu.
 
Une fois sur cette voie, si rigoureuse que fût la constitution de la corporation,
son organisation toute républicaine devait la pousser sans arrêts
vers le progrès. Malheureusement, dans les choses d'art, le progrès,
en nous élevant promptement à l'apogée, nous en fait descendre; la
sculpture, comme chez les Grecs, après avoir idéalisé la nature, veut
sans cesse s'en rapprocher et tombe dans la recherche de la réalité. Cependant
il arrive à cette école ce qui arrive à toutes les constitutions
basées sur la liberté de la pensée, même lorsque celle-ci recherche la
quintessence en toute chose, et abandonne l'idéal, toujours un peu
vague, pour le réel: longtemps l'art se maintient à une grande hauteur,
et jamais l'exécution ne tombe dans la barbarie; car la barbarie dans la
conception ou même dans l'exécution des œuvres d'art, arrivant après
une période de splendeur, est toujours la conséquence de
l'asservissement
de la pensée. Nous en avons la triste preuve dans les monuments
romains. À la fin de l'empire, sans qu'il y ait eu interruption dans les
travaux, sans que l'enseignement d'art fût supprimé, sans qu'on eût
cessé un seul jour de sculpter ou de bâtir, l'exécution est tombée si bas,
qu'elle n'inspire plus que le dégoût, et fait presque désirer l'irruption
de véritables barbares, mais jeunes, vigoureux et ayant l'avenir devant
eux, pour effacer les traces de ces arts séniles qui ne sauraient plus
rien produire.
 
Pendant que l'école de l'Île-de-France opérait cette révolution radicale
dans l'art de la sculpture, celle de la haute Champagne, celle du Poitou,
flottaient entre les traditions romanes et ces innovations, dont elles
ne comprenaient pas l'importance; ces provinces avaient d'ailleurs élevé
l'art roman à un degré de perfection supérieur, soit comme structure,
soit comme décoration, et n'abandonnaient qu'avec peine les méthodes
ou le style d'ornementation qui avaient laissé de nombreux exemples
dans le pays. Ainsi, à Poitiers, les parties de la cathédrale bâties pendant
les dernières années du XII<sup>e</sup> siècle font apercevoir des réminiscences
non douteuses de la sculpture décorative gréco-romaine de Syrie,
à côté d'ornements empruntés à la flore locale. Les chapiteaux des grandes
arcatures des collatéraux de la nef, bâtis de 1190 à 1205, présentent
cette juxtaposition des deux styles.
 
Quant à l'école de la haute Champagne, qui comprenait les
départements
de la Haute-Marne, de la Haute-Saône et d'une partie de la Côte-d'Or, son centre était à Langres. Cette école avait adopté de bonne heure
un style de sculpture qui se rapprochait sensiblement du style
bourguignon,
mais avec une dose de traditions gallo-romaines plus prononcée.
Possédant de beaux matériaux, cette contrée élève des édifices
dont l'exécution est généralement fort bonne. Son architecture suit la
chaîne de plateaux élevés qui s'étend de Langres même jusqu'à Lyon,
en passant par Saulieu, Beaune, Autun, Paray-le-Monial et Charlieu.
Mais, sur cette ligne, on peut distinguer deux écoles de sculpture: celle
de la haute Champagne, dont le foyer est à Langres, qui continue assez
tard les traditions romaines, et celle de la Bourgogne, qui s'en affranchit
promptement. Toutefois, en suivant le style roman, l'école de sculpture
de la haute Champagne est évidemment, à la fin du XII<sup>e</sup> siècle, stimulée
par les progrès des écoles de l'Île-de-France et de Troyes, et cherche une
exécution plus large, un modelé plus savant et plus ferme, sans
recourir
franchement à la flore. Ces ornements (fig. 57 et 58), qui proviennent
de la cathédrale de Langres (fin du XII<sup>e</sup> siècle), indiquent l'indécision de
cette école, balançant entre les traditions romanes et les nouveaux principes
admis par les sculpteurs de l'Île-de-France.
 
Le fragment (fig. 57} d'un chapiteau, est encore tout gréco-romain, mais
 
[Illustration: Fig. 57.]
 
avec un modelé plus délicat, plus voisin de la nature; l'ornement (fig. 58)
d'une archivolte, est roman quant à la composition et se rapproche
davantage de la flore quant à l'exécution. Il est vrai que cette archivolte
est un peu postérieure au chapiteau (fig. 57), et date des premières années
du XIII<sup>e</sup> siècle; mais alors la flore, dans la sculpture de
l'Île-de-France,
était demeurée maîtresse et inspirait toutes les compositions.
Ce n'est donc que timidement que l'école de la haute Champagne suit le
mouvement; ce qui pourrait s'expliquer par le voisinage des vastes établissements
monastiques qui, si longtemps, avaient été la lumière de ces
contrées. Car il faut observer que près des grandes abbayes, le style nouveau
dû aux artistes laïques se répand difficilement. L'abbaye de Vézelay
fait exception à cette règle, et semble au contraire rivaliser avec l'abbaye
de Saint-Denis, jusque vers la fin du XII<sup>e</sup> siècle, pour sortir de la tradition
romane. L'ornementation sculptée du chœur de Vézelay, dont la
construction date de 1190 environ, est, relativement à la structure, très-avancée,
et s'inspire de la flore avec une véritable passion. On ne remarque
même pas, dans cette sculpture, le respect constant pour l'art
monumental
si profondément empreint dans celle de Notre-Dame de Paris.
Ces artistes de Vézelay n'ont pas ce choix judicieux des plantes qui leur
 
[Illustration: Fig. 58.]
 
servent d'exemples, et ne tiennent point compte de l'échelle comme le
savent faire les sculpteurs parisiens. Certains ornements sont d'une largeur
et d'une simplicité exagérées, tandis que d'autres reproduisent déjà,
avec une sorte de recherche, la souplesse et les détails de la plante. Mais
la sculpture bourguignonne (et l'abbaye de Vézelay est l'initiatrice des
arts de l'architecture dans cette province) pêche, malgré sa valeur très-considérable,
par incontinence. Ses œuvres ont, jusqu'au XII<sup>e</sup> siècle, quelque chose de spontané qui ressemble à une éclosion au sein d'une terre
vierge; elles poussent avec une vigueur insoumise, qui, bien souvent,
produit des exemples d'une beauté incomparable. Ainsi, à Vézelay, les
chapiteaux des colonnes monolithes du sanctuaire (fig. 59) ont une largeur
de style, une fermeté dans l'exécution, qui leur donnent une valeur
exceptionnelle au milieu des autres sculptures. Ce serait pour le mieux
si toute la décoration était ainsi traitée; mais, à côté de ces masses si
simples, si grassement galbées, se trouvent des chapiteaux dont la sculpture
est traitée à une autre échelle (fig. 60)<span id="note53"></span>[[#footnote53|<sup>53</sup>]].
 
En tant qu'exécution, le caractère monumental est observé dans l'un
et l'autre de ces exemples; comme composition dans un même vaisseau,
 
[Illustration: Fig. 59.]
 
le caractère monumental, qui tient essentiellement à l'observation de
l'échelle, n'est pas respecté. Dans aucun édifice de l'Île-de-France et
de la même époque, à Notre-Dame de Paris, à Laon, à Saint-Quiriace de
Provins; etc., on ne pourrait signaler ce mépris pour l'échelle. Mais si
nous nous en tenons à l'habileté de l'artiste, aucune école ne surpasse
l'école bourguignonne. C'est une grandeur dans le tracé, une ampleur
dans le modelé, une délicatesse dans le coup de ciseau, dont rien n'approche
à cette époque. D'ailleurs, cette école ne taille jamais ses ornements
que dans la pierre dure; elle abandonne les matériaux tendres vers
1180 pour ne les reprendre que vers 1230. La pierre tendre, même fine,
pouvait difficelement se prêter, en effet, à la taille précise de cette
sculpture qui peut être comparée, comme netteté, à la belle
ornementation
grecque sur marbre, et qui a sur celle-ci l'avantage d'être plus large
et mieux entendue comme effet décoratif. Nous ne savons si les Grecs
ont fait de la sculpture d'ornement à une grande échelle, ample, comme
composition, puisque les seuls exemples qui nous restent, provenant de
monuments petits généralement, paraîtraient maigres et plats, appliqués
à nos édifices. Mais quant au <i>faire</i>, le ciseau des praticiens
de nos
meilleures écoles françaises de la fin du XII<sup>e</sup> siècle égale la pureté du
ciseau grec.
 
[Illustration: Fig. 60.]
 
Produire un effet voulu à l'aide des moyens les plus simples et les
moins dispendieux, est certainement le problème qu'ont à résoudre les
architectes de tous les temps. Trouver un système d'ornementation qui
prête son concours à l'architecture, qu'il s'agisse d'un humble édifice,
aussi bien que d'un palais ou d'une cathédrale pour une grande ville,
c'était mettre l'art à la portée de tous et n'en pas faire la jouissance de
quelques privilégiés. Or, si l'on prend la peine de parcourir deux ou trois
de nos provinces, on reconnaîtra bientôt que la plus pauvre église de
village, le moindre hospice appartenant à cette période de rénovation,
possèdent une décoration sculpturale en parfaite harmonie avec la
structure, et que cette ornementation (parfois d'une grande simplicité)
a toujours l'avantage de parler aux yeux un langage connu. Dans cette
sculpture, le paysan et le seigneur retrouvent des formes qui leur sont
familières, des détails inspirés des plantes qui couvrent leurs champs,
composés toujours avec grâce et adresse.
 
Disposés avec sobriété sur les parties de la construction qui se prêtent
seules à les recevoir, les ornements variés, mais soumis à la loi d'unité
par leur origine commune, produisent le plus grand effet possible, ne
serait-ce que par le contraste entre leur richesse et la simplicité vraie
de la structure au milieu de laquelle ils viennent se poser. La place
donnée à un ornement est pour les neuf dixièmes dans l'effet qu'il produit,
et les artistes qui, dans nos églises de la fin du XII<sup>e</sup> siècle, sculptaient
ces larges chapiteaux sur des colonnes monostyles, à une hauteur
très-médiocre, savaient bien ce qu'ils faisaient. Ainsi, cette ceinture
riche qui pourtournait l'édifice, en attirant l'attention,
dispensait-elle de
toute autre décoration? Il suffisait de quelques rappels, de quelques
points dans les parties élevées, tels que les chapiteaux à la naissance des
voûtes, les clefs, pour donner à l'intérieur d'un vaisseau l'aspect de la
richesse.
 
Quand on veut se rendre compte du rôle donné à la sculpture d'ornement
dans les édifices du moyen âge de cette époque, on est fort surpris
de son peu d'importance relativement à l'effet qu'elle produit, surtout
si l'on compare ces édifices à ceux élevés aujourd'hui, sur lesquels la
sculpture est répandue sans qu'il soit possible de donner la raison de
cette profusion, ni de deviner pourquoi tel ornement est placé ici ou là,
au faîte ou à la base, à l'intérieur ou à l'extérieur.
 
D'ailleurs, dans les monuments dus à nos belles écoles du moyen âge,
l'ornementation sculptée n'est pas traitée de la même manière à l'air
libre ou sous les voûtes et planchers d'une salle. Heurtée à l'extérieur,
profitant de la lumière directe du soleil, elle procède par plans nettement
accusés; tandis qu'à l'intérieur, en tenant compte de la lumière
diffuse, elle adopte un modelé plus doux, elle évite les trop fortes,
saillies.
 
Du jour où l'école laïque s'emparait de la flore pour composer ses
ornements sculptés, elle devait peu à peu se rapprocher de la réalité.
Interprétés d'abord, les végétaux sont bientôt imités. À quelques années
de distance, le progrès vers l'imitation réelle est sensible. Cette marche
d'un art qui suit un développement logique est fournie d'enseignements
précieux. L'ornementation primitive de l'école laïque, pendant les
dernières
années du XII<sup>e</sup> siècle, d'une exécution si parfaite, d'un style si
délicat, se maintenant entre les exigences monumentales et l'observation
de la nature, se prête difficilement, à cause de la délicatesse même des
principes admis, à la grande sculpture décorative. Charmante sur des
chapiteaux, sur des jambages ou des tympans de portes, placée près de
 
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<span id="footnote52">[[#note52|52]] : Nous devons les dessins de ces fragments à l'obligeance
de M. Sauvageol.
 
<span id="footnote53">[[#note53|53]] : Chapiteaux du triforium.