« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Sculpture » : différence entre les versions

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Saint-Denis<span id="note45"></span>[[#footnote45|<sup>45</sup>]]
n'a de rapports ni avec ceux de Sainte-Sophie de Constantinople, ni avec
ceux des villes du Haouran, tandis qu'il rappelle certains chapiteaux du
grand portique de l'île de Philæ, qui, comme on sait, n'est pas antérieur
à l'époque des Ptolémées. Les chrétiens d'Occident avaient-ils vu dans
la basse Égypte, ou sur les confins de la Syrie, des chapiteaux analogues?
C'est ce que nous ne pourrions dire. Il faut encore remarquer que les
chapiteaux du grand portique de l'île de Philæ sont tous variés de
formes, usage assez répandu dans quelques édifices de la même époque,
mais contraire aux principes de la bonne antiquité égyptienne. Cette variété
se retrouve plus marquée dans les chapiteaux de nos monuments
datant du milieu du XII<sup>e</sup> siècle que dans ceux d'une époque antérieure.
Les chapiteaux de l'église de Suger diffèrent entre eux non-seulement par
les détails, mais aussi par les formes générales, fait qui ne se retrouve ni
au commencement ni à la fin du XII<sup>e</sup> siècle. Nous ajouterons que tous
les chapiteaux du collatéral de l'abside bâtie par Suger ne rappellent
pas d'une façon aussi nette certains chapiteaux égyptiens des Ptolémées.
La plupart ressemblent plutôt à la sculpture dentelée des
gréco-romains;
un seul est déjà muni de <i>crochets</i> à larges et grasses tiges. Quelques-uns
entremêlent des animaux dans leurs feuillages. Il y a donc alors,
dans les provinces royales, vers le milieu du XII<sup>e</sup> siècle, tâtonnements;
les sculpteurs prennent un peu partout, en Syrie, en Égypte peut-être,
dans les édifices gallo-romains; ils ont aussi recours à leur inspiration et
à l'étude de la flore.
 
[Illustration: Fig. 48.]
 
Il est un autre monument qui, par sa sculpture, mérite toute notre
attention, pour préciser le moment où les artistes abandonnent les
traditions romanes. C'est la cathédrale de Sens. M. Challe, au congrès
scientifique d'Auxerre, en 1859, sur la question posée par M. Parker,
d'Oxford, a revendiqué pour la cathédrale de Sens le titre de
«premier
des monuments gothiques». D'accord avec M. F. de Verneilh, nous ne
saurions partager cette opinion. Par le système d'architecture adopté,
mais plus encore par le style de la sculpture, la cathédrale de Sens doit
être postérieure de quelques années à l'église abbatiale de
Saint-Denis.
 
«Il me paraît très-douteux, dit M. Félix de Verneilh<span id="note46"></span>[[#footnote46|<sup>46</sup>]], que l'édifice (la
cathédrale de Sens) ait été commencé avant le chœur de Saint-Denis,
et, dans tous les cas, il a été bâti beaucoup plus lentement. En 1163,
on en parle comme d'une église «neuve». Elle était même déjà livrée
au culte, car, au lieu de consacrer le chœur entier, comme à
Saint-Germain
des Prés, le pape Alexandre n'est invité, à son passage,
qu'à bénir un autel, celui de Saint-Pierre et de Saint-Paul. On sait,
d'ailleurs, que l'évêque Hugues de Toucy, qui occupait le siége de
Sens
de 1143 à 1168, a «beaucoup travaillé» à la cathédrale et l'a
«presque
achevée»; qu'il y a notamment fait poser les stalles de chêne, après
l'achèvement du chœur de l'église que «le bon Henri avait
commencé.»--Mais
le chroniqueur qui s'exprime ainsi vivait en 1294. À cette distance,
il pouvait ignorer si l'archevêque Henri de France avait commencé la
cathédrale au début ou à la fin de son administration, ou même s'il
restait quelque chose de ses constructions. Pour Henri comme pour
Hugues, on mentionne la part qu'ils ont prise à l'édification de la« cathédrale, immédiatement après leur élection. C'est leur principale
œuvre, celle que l'on cite la première. Un autre chroniqueur, cette
fois à peu près contemporain, car il s'arrête à 1173, se borne à dire:
1122. <i>Obiit Daimbertus, successit Henricus. Hic incipit renovare
ecclesiam
sancti Stephani. Eidem successit Hugo</i> 1143.
 
On est donc libre de croire que, loin d'avoir été commencée vers
1122 ou 1124, la cathédrale de Sens n'a été réellement fondée que
dans les dernières années de Henri de France, ou, ce qui revient au
même, qu'elle n'est sortie de terre qu'à cette époque.»
 
Nous ajouterons que le système de structure, les profils (détail si essentiel
pour constater une date précise), ne sauraient appartenir à 1124, ni
même à 1130, date de la construction du narthex de Vézelay; que la sculpture,
enfin, est plus avancée que celle de l'église de Suger dans la voie
tracée, c'est-à-dire qu'elle tend davantage à imiter les objets
naturels et à
s'affranchir des influences auxquelles les romans s'étaient soumis de 1090
à 1140. On ne saurait douter de la lenteur apportée dans la construction
de la cathédrale de Sens, quand on examine les œuvres hautes. Les
chapiteaux
des arcs-doubleaux des grandes voûtes, ceux du triforium, sont
déjà empreints, en grande partie, de l'imitation de la flore, et rappellent,
par leur composition, les chapiteaux de l'Île-de-France de 1170, tandis
que ceux de l'arcature des collatéraux du chœur ne laissent apparaître
l'imitation des objets naturels, feuilles ou animaux, que par exception.
 
Ainsi, le chapiteau de l'arcature du chœur que nous donnons ici
(fig. 49) s'éloigne plus des formes romanes que ceux de l'église de Suger;
il est plus adroitement évasé, plus délicat; ses feuillages, bien qu'<i>innaturels</i>,
et rappelant encore le faire de la sculpture gréco-romaine, sont
plus libres, plus souples. Puis les oiseaux qui surmontent les feuillages
ne sont plus des volatiles fantastiques, si fréquents dans les sculptures de
1130: ce sont des perdrix copiées avec une attention minutieuse; l'allure,
le port de ces oiseaux, sont observés même avec une extrême délicatesse.
 
[Illustration: Fig. 49.]
 
Sans monter jusqu'au triforium, 1a plupart des chapiteaux portant les
arcs collatéraux du chœur de Saint-Étienne de Sens affectent des formes
de feuillages qui appartiennent presque à l'époque de la basse œuvre du
chœur de Notre-Dame de Paris, c'est-à-dire à 1160. La figure 50 donne
l'un de ces chapiteaux, qui n'a plus rien du roman. Or, aucun des chapiteaux
de l'église de Suger ne se rapproche autant que celui-ci du style
décoratif de la fin du XII<sup>e</sup> siècle. Tous les chapiteaux du sanctuaire de
Saint-Étienne de Sens n'ont pas ce caractère, plusieurs reproduisent encore des détails romans; des animaux fantastiques mêlés à des feuillages
dentelés. Mais, à toutes les époques de transition d'un style à un autre,
il y a des retardataires et des artistes avancés parmi les exécutants; le
même fait peut être constaté à Notre-Dame de Paris. Il faut choisir les
exemples parmi ceux qui appartiennent aux écoles nouvelles, ce sont
ceux qui donnent la note juste. Suger était plus à même que personne
de s'entourer des artistes les plus capables et les plus avancés; il le fit
pour ce qui concerne la structure de son église. Comment alors sa sculpture,
si près de la capitale du domaine royal, serait-elle plus romane
que celle de Saint-Étienne de Sens, si ce dernier monument était
antérieur
au sien? Il nous est donc difficile de placer la sculpture de la cathédrale
de Sens avant 1150. C'est la transition entre celles de l'église de
Saint-Denis et de Notre-Dame de Paris.
 
[Illustration: Fig. 50.]
 
On peut d'ailleurs prendre une idée exacte de la différence entre les
deux époques et du progrès déjà accompli à Sens, en examinant dans
les deux édifices deux ornements composés de même et placés d'une
manière identique. Le portail nord de l'église de Suger est conservé, sauf
quelques mutilations; or les deux pieds-droits de la baie sont décorés
de rinceaux d'un beau style, dont nous donnons (fig. 51) un
fragment<span id="note47"></span>[[#footnote47|<sup>47</sup>]].
 
[Illustration: Fig. 51.]
 
Voici, en parallèle, un morceau des rinceaux qui ornent le trumeau de
la porte principale de Saint-Étienne de Sens (fig. 52). Le caractère
de la
 
[Illustration: Fig. 52.]
 
sculpture du premier fragment est encore tout pénétré de la manière
romane; les tiges côtelées, les feuilles retournées, enroulées,
dentelées et modelées comme la sculpture gréco-romaine, par deux plans secs,
le style <i>innaturel</i> de ces feuilles; tout cela rappelle encore la sculpture
des chapiteaux du chœur de Saint-Martin des Champs, dont les piliers
datent de 1130<span id="note48"></span>[[#footnote48|<sup>48</sup>]].
 
Mais si nous portons toute notre attention sur le deuxième fragment
(fig. 52), on y trouve déjà ce style que nous avons vu adopter dans les
reprises de la salle capitulaire de Vézelay en 1160. Même imitation, quoique
plus archaïque, de la feuille d'ancolie, mêmes découpures arrondies, même modelé, tantôt en saillie, pour exprimer les revers, tantôt
en spatule, pour exprimer le dedans des feuilles<span id="note49"></span>[[#footnote49|<sup>49</sup>]]. Les tiges ne sont
plus, comme celles de l'exemple précédent, côtelées régulièrement, mais
sont nervées en longues spirales, ce qui indique une étude attentive de
la nature; car si l'on contourne une tige nervée, ou cette tige se brise, ou
ses nervures décrivent forcément des spirales pour se prêter à la courbe
qu'on impose à leur faisceau. Les attaches des tigettes sont bien
senties,
cherchant le naturel. Ce bel ornement ne saurait être antérieur
à celui de Saint-Denis; il en est le développement, l'observation de la
nature aidant. La date de l'ornement de Saint-Denis n'est pas douteuse,
1137 à 1140. La date de la reprise faite à la salle capitulaire de Vézelay
ne peut varier qu'entre les années 1155 et 1165; puisque cette salle capitulaire
était bâtie après le narthex, qui date de 1130 à 1132, et qu'entre
les années 1135 et 1155 les moines de l'abbaye eurent bien autre chose
à faire qu'à bâtir. D'ailleurs, le caractère de l'architecture de cette salle
capitulaire ne permet pas de placer sa construction, ni avant 1155, ni
après 1165. Donc, admettant même que la reprise dont nous parlons
ait été faite immédiatement après l'achèvement de la salle capitulaire, ce
qui n'est guère vraisemblable, vu la différence marquée du style, elle ne
pourrait dater que de 1160 à 1165 au plus-tôt. Le rinceau de Sens (fig.52),
se rapprochant beaucoup du style des chapiteaux et archivoltes (fig. 46
et 47), quoique d'un caractère un peu plus archaïque, ne pourrait
remonter
plus loin que l'année 1155; mais nous sommes porté à lui donner
une date plus récente (1165 à 1170), si nous le comparons à
l'ornementation
de la Bourgogne, de la basse Champagne et de l'Île-de-France,
dont la date est bien constatée.
 
Il est certain qu'une école n'arrive pas à composer des ornements avec
cette adresse et cette entente de l'effet du premier coup. La beauté, un
peu travaillée, des compositions byzantines, avait été un enseignement
assez puissant pour donner à nos artistes une première impulsion; quand
ils mêlent à cet acquis l'étude de la nature, ils arrivent, par une transition
rapide, mais que l'on peut suivre année par année, à un développement de l'art décoratif qui tient du merveilleux.
 
Dans le rinceau de Sens, à côté de l'observation de la nature, on sent
encore comme un dernier reflet de l'influence orientale. Les détails,
malgré l'entente parfaite de la composition, sont trop multipliés, et cette
ornementation conviendrait plutôt à du métal fondu et ciselé qu'à
de la pierre. Le sentiment de l'échelle, de la grandeur, n'est pas encore
développé; on sent la recherche de l'artiste tout entier à son œuvre, mais
qui ne reçoit pas encore l'impulsion supérieure propre à faire concourir
tous les détails d'un édifice à un effet d'ensemble.
 
Du moment que la sculpture d'ornement n'était plus un art tout de
convention, reproduisant des types traditionnels ou enfantés par des réminiscences
d'arts antérieurs, qu'elle allait puiser ses inspirations dans
la flore, une harmonie plus parfaite pouvait s'établir entre les détails et
l'ensemble. L'identité de nature des éléments constitutifs donnait
aux
artistes des facilités nouvelles pour obtenir cette harmonie cherchée vainement
par les diverses écoles pendant les deux premiers tiers du XII<sup>e</sup>
siècle. L'esprit contenu et ennemi de toute exagération des artistes de
l'Île-de-France était d'ailleurs propre à profiter des ressources que fournissait
le recours aux productions végétales. C'est bien dans ce centre
futur de la nation française que se développe avec rapidité ce nouvel art
de la sculpture décorative, dont nous avons fait ressortir l'influence à
l'article FLORE, et dont on ne retrouve guère d'exemple aussi complet que
dans l'art de l'antique Égypte.
 
Il semble que l'école laïque française de la fin du XII<sup>e</sup> siècle veuille en
finir avec les traditions accumulées pendant la période romane. En peu
d'années, tout ce qui n'est point inspiré par la flore dans la sculpture
d'ornement disparaît: plus de perles, plus de ces imitations de
passementeries
et d'entrelacs, plus de billettes, plus de rangées de ces <i>feuilles
d'eau</i> imitées des monuments antiques. La flore, et la flore locale, domine
désormais et est le point de départ de l'école. S'il y a des résistances à cet
entraînement, elles sont si rares, si apparentes, qu'elles ne font que confirmer
l'impulsion donnée. Ce sont évidemment des œuvres d'artistes attardés.
Ainsi, bien que le chœur de la cathédrale de Senlis n'ait été construit
que de 1150 à 1165; qu'à cette époque déjà, à Sens, à Noyon, les sculpteurs
cherchassent à s'inspirer de la flore, on peut reconnaître, dans la
sculpture de ce chœur de Senlis, le travail d'artistes ne s'étant pas encore
pénétrés des idées nouvelles alors. La sculpture des chapiteaux des chapelles
et du sanctuaire est presque byzantine (fig. 53)<span id="note50"></span>[[#footnote50|<sup>50</sup>]], sinon par la forme
générale, au moins par les détails. C'est dans le chœur de Notre-Dame
de Paris, commencé en 1163 et achevé avant 1190, que la nouvelle école
semble avoir admis pleinement ce nouveau principe de sculpture
décorative.
La flore des champs est le point de départ, mais elle prend un
aspect monumental, et le sculpteur ne se borne pas à une imitation réelle;
il compose, il recherche de préférence les bourgeons des plus petites
plantes, et, à l'aide de cet élément, fort beau d'ailleurs, il arrive à produire
des œuvres de sculpture d'un aspect à la fois robuste et souple, d'un
galbe large et gracieux, qui les placent au niveau des meilleures
conceptions
antiques, sans toutefois leur ressembler.
 
[Illustration: Fig. 53.]
 
En adoptant un principe nouveau, étranger aux traditions, quant à la
composition des détails de l'ornementation, l'école laïque de
l'Île-de-France
donne à la sculpture sa place. Désormais elle ne se répand plus
au hasard et suivant la fantaisie de l'artiste sur les monuments, ainsi que
cela n'arrivait que trop souvent dans l'architecture romane. Elle remplit
un rôle défini aussi bien pour la statuaire que pour l'ornement. Si riche
que soit un monument, l'artiste a le soin de laisser des repos, des surfaces
tranquilles. La sculpture se combine avec la structure, aide à la
faire comprendre, semble contribuer à la solidité de l'œuvre. Nous
avons dit, dans l'article CHAPITEAU, comment les artistes
de l'école
laïque, à son origine, les composent de façon à leur donner
non-seulement
l'apparence de supports robustes, mais à rendre leur décoration utile,
nécessaire. Pour les bandeaux, pour les corniches, pour les encorbellements,
ce principe est suivi avec rigueur, et ce n'est pas un des moindres
mérites de cette architecture française, logique dans sa structure, mais
logique aussi dans la décoration dont elle est revêtue, sobre toujours,
puisqu'elle ne place jamais un ornement sans qu'il soit, pour ainsi dire,
appelé par une nécessité.
 
On peut recourir aux articles BANDEAU, CHAPITEAU,
CLEF, CORBEAU,
CORNICHE, CROCHET, CUL-DE-LAMPE,
FLEURON, GALERIE, GRIFFE, TAPISSERIE,
TYMPAN, si l'on veut constater le judicieux emploi de la sculpture dans
les monuments de l'école laïque de 1170 à 1230. Il n'est pas de symptôme
plus évident de la stérilité d'idées de l'architecte que l'abondance irraisonnée
de la sculpture. L'ornementation sculptée n'est, le plus
habituellement,
qu'un moyen de dissimuler des défauts d'harmonie ou de proportions,
qu'un embarras de l'architecte. En occupant ou croyant occuper
ainsi le regard du passant, on dissimule des pauvretés ou des défauts
choquants dans la composition, voire des maladresses et des oublis
dans la structure.
 
Sincères, les maîtres de notre belle époque d'art raisonnaient
l'emploi
de l'ornementation comme de toute autre partie essentielle de la
bâtisse; cette ornementation n'était point pour eux un masque jeté sur
des misères et des vices de la conception. Sachant bien ce qu'ils voulaient
dire, et ayant toujours quelque chose à dire, ils ne cachaient pas le vide
des idées sous des fleurs de rhétorique et des lieux communs. Souvent la
sculpture d'ornement est si bien liée aux formes de l'architecture, qu'on ne
sait où finit le travail du tailleur de pierre, où commence celui du sculpteur.
Le sculpteur, comme le tailleur de pierre, concouraient à l'œuvre
ensemble, sans que l'on puisse établir une ligne de démarcation entre les
deux ouvrages. Ces sculptures d'ornement étaient d'ailleurs toujours
faites sur le chantier <i>avant la pose</i>, et non sur le tas. Il fallait donc que le
maître eût combiné tous ses effets, avant que la bâtisse fût élevée, en
raison de la place, de la hauteur, de l'échelle adoptée. Cette méthode
avait encore l'avantage de donner à la sculpture une variété dans le
faire, attrayante; de permettre de l'achever avec plus de soin, puisque
l'artisan tournait son bloc de pierre à son gré; d'éviter l'aspect monotone
et ennuyeux à l'excès, de ces décorations découpées comme par une
machine,
sur nos façades modernes. Chaque artisan était intéressé ainsi
à ce que son morceau se distinguât entre tous les autres par une exécution
plus parfaite; et, en effet, sur nos monuments du moyen âge de
l'école laïque, on remarque toujours,--comme cela arrive dans les beaux
monuments de l'antiquité,--certains morceaux d'une frise, d'une
corniche,
certains chapiteaux, qui sont, entre tous les autres, d'une exécution supérieure. Soumis à la structure, jamais un joint ou un lit ne vient
couper gauchement un ornement; cela était impossible, puisque le
travail
du sculpteur se faisait <i>avant la pose</i>. Rien n'est plus satisfaisant pour
l'esprit et pour l'œil que cette concordance parfaite, absolue, entre l'appareil
et la sculpture; rien ne donne mieux l'idée d'une œuvre bien
mûrie et raisonnée, d'un art sûr de ses méthodes et de ses moyens
d'exécution. En voyant comme sont composés, par exemple, les angles des
contre-forts de la façade occidentale de Notre-Dame de Paris au niveau de
la grande galerie, comme ces larges crochets, ces animaux, cette corniche
et sa balustrade surmontée de figures, se combinent intimement avec
les lignes de l'architecture, forment une silhouette hardie sur le ciel, on
peut se demander si jamais l'art de la grande décoration monumentale a
été poussé plus loin; si jamais union plus complète exista entre les deux
arts de l'architecture et de la sculpture pour produire un effet voulu, et
bien voulu à l'avance, puisque tous ces énormes blocs de pierre étaient
taillés sur le chantier avant d'être posés à près de 40 mètres de
hauteur.
En présence de pareils résultats, ne paraissons-nous point de
pauvres
apprentis montant nos bâtisses un peu à l'aventure, et cherchant
à les décorer après coup à l'aide d'un essaim de sculpteurs attachés à
leurs parois; défaisant ce que nous avons fait, rajoutant des
contre-forts
par ici, des groupes par là, ou les supprimant pour les remplacer
par des pots ou des ornements qui remplissent tous les livres <i>à gravures</i>
imprimés depuis deux siècles!
 
Nous disions tout à l'heure que l'école de sculpture de la fin du
XII<sup>e</sup>
siècle, en cherchant dans la flore les éléments d'une ornementation
nouvelle,
originale, savait donner à ses imitations un aspect monumental
monumental éloigné
encore du réalisme. Ces essais sont déjà systématiquement suivis
dans l'œuvre basse du chœur de la cathédrale de Paris pour tous les chapiteaux
des colonnes isolées monostyles, tandis que ceux des colonnes
engagées du deuxième bas côté sont encore pénétrés du style roman
de 1140.
 
Le chapiteau dont nous donnons ici une moitié (fig. 54), et qui
appartient
à l'une des grosses colonnes du sanctuaire, indique clairement
la méthode admise par ces précurseurs de la grande école laïque du
XIII<sup>e</sup> siècle. La composition générale dérive du chapiteau corinthien romain
et de ses diverses modifications, soit pendant le Bas-Empire, soit
pendant la période romane. Mais les masses des feuilles, au lieu de se
découper suivant un procédé de convention, imitant le faire des sculpteurs
byzantins ou du commencement du XII<sup>e</sup> siècle, se divisent en folioles enroulées
et en larges tiges qui rappellent les premiers développements des
bourgeons d'herbacées.
 
La manière grasse adoptée dans l'exécution, la courbure délicatement
rendue des tiges, l'abondance de séve qui semble engorger cette végétation
de pierre, tout cela est évidemment le résultat d'une observation
passionnée des végétaux. Et c'est bien à Notre-Dame de Paris que s'épanouit
tout d'abord cette plantureuse flore monumentale. Partout ailleurs,
à la même époque, c'est-à-dire de 1163 à 1170, ou nous trouvons des
imitations délicates et recherchées de la flore des champs, comme sur les
ornements de Sens et de la salle capitulaire de Vézelay, ou ce sont des
imitations de ces ornements gréco-romains plus ou moins bien
comprises.
Les sculpteurs de Notre-Dame ont été puiser leurs inspirations
aux champs, et composent ainsi un style qui est généralement adopté
dans tout le nord de la France jusqu'aux premières années du XIII<sup>e</sup> siècle.
 
Bientôt l'école de l'Île-de-France ne se contente plus de ces
ornements
empruntés à la flore printanière, elle développe les bourgeons
de pierre; mais en prenant la feuille, l'allure du végétal ayant atteint son
développement, elle conserve à ses traductions la physionomie
monumentale.
 
[Illustration: Fig. 54.]
 
Ainsi, ce rinceau d'archivolte provenant de la porte de la Vierge, sur
la façade occidentale de Notre-Dame de Paris (fig. 55), rappelle encore la
composition du rinceau de Sens (fig. 52). Mais ici l'exécution est plus
large, la disposition des masses plus claire, les détails moins recherchés;
de plus, la tradition romane est absolument abandonnée, la nature mieux observée et serrée de plus près. Ce n'est pas là une copie
d'une plante. Ces feuilles, ces tiges et leurs attaches n'existent pas dans
la flore, et cependant l'ornement a toute l'allure d'un végétal. Savoir donner
à un objet composé toute l'apparence d'un individu végétal ou animal,
réel, c'est de l'art, dans la véritable acception du mot. On peut faire la
même observation à propos des bestiaires. Quoique les sculpteurs de la
 
[Illustration: Fig. 55.]
 
fin du XII<sup>e</sup> siècle fussent déjà plus avares de représentations d'animaux
dans leur ornementation que leurs devanciers<span id="note51"></span>[[#footnote51|<sup>51</sup>]], quand ils croient
nécessaire
d'en composer, ils savent leur donner une physionomie individuelle,
à ce point qu'on est tout disposé à les croire copiés sur la
nature, bien qu'ils appartiennent, le plus habituellement, au règne fantastique.
 
Pour nous, l'apogée de la sculpture d'ornement comme de la statuaire
du moyen âge, se trouve placé à ce moment où la tradition romane
a disparu, et où la recherche de la réalité n'a pas encore imposé ses
exigences. Cette période brillante de l'école française dure
vingt-cinq
ans environ, de 1190 à 1215. C'est l'époque de la construction de la nef
et de la partie inférieure de la façade de Notre-Dame de Paris, de la cathédrale
de Laon, de l'œuvre basse du chœur de la cathédrale de Rouen,
d'une partie de celle de Lisieux, des chœurs des églises abbatiales de
Saint-Remi de Reims, de Saint-Leu d'Esserent, d'Eu, de Vézelay, etc.
 
Il y eut en effet, à ce moment, un développement d'art merveilleux.
La nouvelle école étendait son influence dans toute la partie de la France
au nord de la Loire, de la Bourgogne et du Nivernais aux confins du
Maine. Mais, cependant, chaque province conservait quelque chose de
son originalité. La sculpture décorative, tout en suivant une impulsion
générale, se développait suivant les aptitudes particulières à chaque
contrée. Large, plantureuse dans l'Île-de-France, énergique et serrée en Bourgogne, la sculpture était délicate et recherchée dans le Maine et
la Normandie. Ces beaux ornements qui proviennent de la cathédrale
de Lisieux (fig. 56) révèlent le goût délicat qui régnait alors au
sein de
ces dernières provinces<span id="note52"></span>[[#footnote52|<sup>52</sup>]]. La sculpture d'ornement inclinait vers l'orfévrerie,
et malgré la beauté de l'exécution, manquait, dans ces contrées,
de la largeur de style et de la belle entente de l'effet que nous trouvons
dans la sculpture de l'Île-de-France. L'inspiration sur la nature est moins,
franche, moins hardie, et surtout beaucoup moins originale. Ces
aptitudes
diverses devaient persister bien plus tard, et jamais la sculpture de
la Normandie, du Maine et de l'Anjou n'atteignit l'ampleur de celle des
cathédrales de Paris, de Laon et d'Amiens; elle conserva une recherche
dans les détails, une maigreur qui, au XIV<sup>e</sup> siècle, dégénèrent en sécheresse.
En Bourgogne, au contraire, la sculpture d'ornement, en avançant
dans l'imitation plus réelle de la flore, arrive jusqu'à l'exagération;
l'ornement semble déborder, ne pouvoir se maintenir dans les limites
posées par l'architecture. Hors d'échelle souvent, son importance
nuit à
l'ensemble. Il faut donc en revenir toujours à ce centre d'écoles qui se
développait dans l'Île-de-France, pour trouver cette juste et sage mesure
qui est la marque d'un goût éclairé et d'un jugement sûr. Ce n'est pas
 
 
 
 
 
Ligne 4 547 ⟶ 4 986 :
 
<span id="footnote45">[[#note45|45]] : Des colonnes monostyles des collatéraux de l'abside.
 
<span id="footnote46">[[#note46|46]] : <i>Annales archéologiques</i>, t. XXIII, p.
128.
 
<span id="footnote47">[[#note47|47]] : Il faut observer ici comment les sculptures étaient faites en chantier dès cette époque,
c'est-à-dire avant la pose. Notre figure donne deux assises de l'ornement montant.
On voit parfaitement que le raccord entre les deux portions d'ornement, au lit de la
pierre, ne se fait pas exactement, ce qui n'est possible qu'à la condition de ravaler et de
sculpter sur le tas.
 
<span id="footnote48">[[#note48|48]] : Voyez figure 44.
 
<span id="footnote49">[[#note49|49]] : Le rinceau qui fait pendant à celui-ci imite les
bourgeons de la fougère au moment
où ils se développent.
 
<span id="footnote50">[[#note50|50]] : L'un des chapiteaux des piles cylindriques du chœur.
 
<span id="footnote51">[[#note51|51]] : Il n'existe pas une seule représentation d'animal dans les chapiteaux de Notre-Dame
de Paris, bien qu'à cette époque (seconde moitié du XII<sup>e</sup> siècle), on en sculptât encore
dans beaucoup d'autres édifices.
 
<span id="footnote52">[[#note52|52]] : Nous devons les dessins de ces fragments à l'obligeance
de M. Sauvageol.